Adriani - 02

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immédiatement sous ses pieds n'y contribua pas peu. C'était une de ces
petites constructions indéfinissables que des transformations
successives ont rendues mystérieuses en les rendant contrefaites. Le
vrai nom de cette maison était _le Temple_, dénomination répandue à
foison dans tous les coins et recoins de la France, l'ordre des
templiers ayant possédé partout et bâti partout. J'ignore si cette
propriété avait eu de l'importance et si le petit bâtiment auquel la
tradition avait conservé son nom solennel était le corps principal ou le
dernier vestige de constructions plus étendues. La base massive
annonçait des temps reculés. Le premier étage signalait l'intention de
quelques embellissements au temps de la renaissance; le sommet, couronné
de lourdes mansardes en oeil-de-boeuf à mascarons éraillés du temps de
Louis XIV, formait un contraste absurde; mais ces disparates se
fondaient, autant que possible, dans un ton général de gris-verdâtre et
sous des masses de lierre qui annonçaient l'abandon dans le passé,
l'indifférence dans le présent.
Le jardin qui entourait la maison et ses minces dépendances, à savoir un
pigeonnier sans pigeons, une cour sans chiens et une basse-cour sans
volailles, avec quelques hangars vides et des celliers en ruine, était
assez vaste et bien planté. Des roses et des oeillets y fleurissaient
encore avec beaucoup d'éclat dans des corbeilles de gazon desséché.
Quelque prédécesseur, moins apathique que la _désolée_, avait soigné ces
allées et planté ces bosquets; mais ils étaient à peu près livrés à
eux-mêmes sous la main d'un vieux paysan qui cultivait des légumes dans
les carrés, et qui, n'ayant aucune prétention à l'horticulture, venait
là une ou deux fois par semaine donner un coup de bêche et un regard,
quand il n'avait rien de mieux à faire. L'herbe poussait donc au milieu
du sable des allées, et, le long des murs, les gravats et le ciment
écroulés blanchissaient l'herbe. Les branches, chargées de fruits,
barraient le passage, les fruits jonchaient la terre, l'eau était verte
dans les bassins. La bourrache et le chardon s'en donnaient à coeur joie
d'étouffer les violettes; les fraisiers _traçaient_ autour d'eux d'une
manière véritablement échevelée, étendant, à grande distance de leur
pied touffu, ces longues tiges qui se replantent d'elles-mêmes et
forment d'immenses réseaux improductifs quand on les abandonne à leur
folle santé.
D'Argères vit tout cela en faisant le tour de l'établissement. Il put
même entrer dans le jardin, qui n'avait pas de porte et dont la clôture
avait disparu en beaucoup d'endroits. Le jour se fit tout à fait et le
soleil parut, sans qu'aucun bruit troublât dans la maison ou dans
l'enclos le morne silence de la désolation.
L'espèce de curiosité qui poussait d'Argères à cet examen ne put lutter
contre l'accablement d'une journée de fatigue et d'une nuit sans
sommeil, augmenté du sentiment d'horrible ennui que distillait, pour
ainsi dire, le lieu où il se trouvait. Assis sur les débris informes de
statues antiques que quelque propriétaire, à moitié indifférent, avait
fait poser sur le gazon dans un angle du jardin, il se promit de s'en
aller sans chercher à voir personne. Mais, en se levant, il se trouva en
face d'une vieille femme qu'il n'avait pas entendue venir.
C'était une camériste prétentieuse, communicative, assez dévouée pour
supporter l'ennui de ce séjour, pas assez pour ne pas s'en plaindre au
premier venu. Un étranger, un passant, un être humain, quel qu'il fût,
était une bonne fortune pour elle, et, loin de signaler le délit
d'indiscrétion où d'Argères s'effrayait d'être surpris, elle
l'accueillit avec toutes les grâces dont elle était encore capable.
Elle avait été jolie, elle était mise avec aussi peu de recherche que le
comportaient l'abandon d'une telle retraite et l'heure matinale, et
pourtant son jupon de soie usé n'avait pas une seule tache, et sa
camisole blanche était irréprochable. Ses cheveux blonds, qui tournaient
au gris-jaunâtre, étaient bien lissés sous sa cornette de nuit. Elle
avait de longs doigts blancs et pointus qui sortaient de gants coupés et
qui décelaient, par leur forme particulière, la femme curieuse, vivant
de projets, et portée à l'intrigue par besoin d'imagination. Cette
femme, frottée aux lambris et aux meubles où s'agite le monde, avait une
apparence de distinction qui pouvait abuser pendant quelques instants.
D'Argères y fut pris, et, croyant avoir affaire à une mère, il se leva
et salua très-respectueusement, bien que cette figure flétrie et
problématiquement rosée dès le matin lui parût assez hétéroclite.
Antoinette Muiron (c'était son nom, que sa jeune maîtresse abrégeait en
l'appelant Toinette depuis l'enfance) avait élevé mademoiselle de Larnac
avec une véritable tendresse. Romanesque sans intelligence, remuante,
nerveuse, coquette sans passion, amoureuse sans objet, Toinette était
devenue vieille fille sans trop s'en apercevoir. Elle avait oublié de
vivre pour elle-même, à force de vouloir faire vivre les autres à sa
guise. C'était une bonne et douce créature au fond, car son idée fixe
était d'_arranger_ le bonheur des êtres qu'elle chérissait et soignait
sans relâche. Mais cette prétention la rendait obsédante, et elle
exerçait une sorte de tyrannie secrète et cachée sur quiconque n'était
point en garde contre ses innocentes et dangereuses insinuations.
D'Argères apprit bien vite, et presque malgré lui, tout le roman de la
_désolée_. Mademoiselle Muiron, frappée du bon air et de la belle figure
de cet auditeur inespéré, s'empara de lui comme d'une proie. Elle était
de ces personnes qui, sans avoir beaucoup de jugement, ont une certaine
pénétration superficielle. Dès le premier salut échangé avec lui, elle
comprit fort bien que l'inconnu éprouvait un secret embarras et ne
cherchait qu'une échappatoire pour se dérober bien vite au reproche
qu'il méritait. Ce n'était pas le compte de la bonne Muiron. Elle alla
au-devant de ses scrupules et lui fournit, avec une rare présence
d'esprit, le prétexte qu'il eût en vain cherché pour motiver sa présence
à pareille heure dans le jardin.
--Monsieur était curieux de voir nos antiques? lui dit-elle d'un air
prévenant. Oh! mon Dieu, nous ne les cachons pas, et je voudrais qu'ils
méritassent la peine qu'il a prise d'entrer ici.
D'Argères, frappé de la jolie et facile prononciation de celle qu'il
s'obstinait à prendre pour une mère, crut voir une épigramme bien
décochée dans cette avance naïve, et se confondit en excuses.
--En effet, dit-il en jetant un regard sur les torses brisés qui lui
avaient servi de siége et dont il ne se souciait pas le moins du monde,
je suis amateur passionné... occupé de recherches... et fort distrait de
mon naturel. Je n'aurais pas dû me permettre, chez des femmes... Entrer
ainsi, je suis impardonnable... Je me retire désolé...
--Mais non, mais non! s'écria Toinette en lui barrant le passage de
l'allée étroite dans laquelle il voulait s'élancer; restez et regardez à
votre aise, monsieur! Il paraît que c'est très-beau, quoique bien abîmé.
Moi, je n'y connais rien, je le confesse, mais ce sont des curiosités.
C'est le grand-oncle de madame de Monteluz, un homme instruit, qui
demeurait ici autrefois, et qui avait recueilli cela aux environs. Il
paraît que c'est du temps des Romains.
--Oui, en effet, c'est romain, dit d'Argères d'un air capable dont il
riait en lui-même.
--Il y en a qui prétendent que c'est même du temps des Gaulois.
--Ma foi, oui, reprit d'Argères, ça pourrait bien être gaulois!
--Si monsieur veut les dessiner...
--Oh! je craindrais d'abuser...
--Nullement, monsieur; madame n'est pas levée et vous ne gênerez
personne.
D'Argères, comprenant enfin qu'il n'était pas en présence d'une autorité
supérieure, se sentit tout à coup fort à l'aise.
--Merci, dit-il un peu brusquement, je ne dessine pas.
--Ah! je comprends, monsieur écrit!
--Non plus, je vous jure.
--Sans doute, sans doute! écrire sur des choses si peu certaines...
Monsieur a le goût des collections? monsieur se compose un musée?
--Pas davantage.
--Ah! monsieur a bien raison, c'est ruineux; monsieur se contente d'être
savant et de s'y connaître. C'est le mieux, bien certainement.
--Oui-da, pensa le voyageur, je suis venu ici par curiosité, mais voici
une suivante qui veut m'en punir en exerçant la sienne sur moi avec
usure!
Et, comme il ne répondait pas, Toinette reprit:
--Monsieur est de Paris, cela se voit.
--Vous trouvez?
--Cela se sent tout de suite. L'accent, l'habillement... Oh!
certainement, vous n'êtes pas un provincial. Monsieur est en visite
probablement chez le baron de West? C'est à deux pas d'ici. C'est un
homme fort honorable, d'un âge mûr, et qui serait pour madame un bon
voisin et un véritable ami, j'en suis sûre, si elle ne s'obstinait pas à
ne recevoir personne.
--Après tout, pensa encore d'Argères, puisque je suis venu pour savoir à
quoi m'en tenir sur l'état mental de cette voisine, et qu'il m'est si
facile de me satisfaire, pourquoi ne contenterais-je pas cette
babillarde de soubrette en l'écoutant? Questionner et répondre sont un
seul et même plaisir pour ces sortes de natures.--Comment appelez-vous
votre maîtresse? dit-il d'un ton doucement familier, en se rasseyant sur
les blocs de marbre.
Toinette, charmée du procédé, ne se le fit pas demander deux fois, et,
s'asseyant aussi sur une grosse boule qui avait bien pu représenter la
tête d'un dieu:
--Mais je vous l'ai déjà nommée! s'écria-t-elle: c'est madame de
Monteluz!
--Qui était mademoiselle de?... fit d'Argères de l'air d'un homme qui
connaît toutes les femmes du grand monde et qui cherche à se remémorer.
--C'était mademoiselle Laure de Larnac.
--Une famille languedocienne? Tous les noms en ac...
--Oui, monsieur. Languedocienne d'origine; mais, depuis longtemps, les
Larnac étaient fixés en Provence, du côté de Vaucluse. Un beau pays,
monsieur! les amours de Pétrarque! Et des propriétés! madame a là un
château... Si elle voulait l'habiter, au lieu de cette affreuse masure,
de ce pays sauvage! De tout temps, monsieur, les Larnac ont fait honneur
à leur fortune. Les Monteluz aussi, car ce sont deux familles d'égale
volée. Il y a eu un marquis de Monteluz, grand-père du marquis dont
madame est veuve, qui n'allait jamais à Paris et à la cour, par
conséquent, sans dépenser...
--Quel âge avait le mari de madame? demanda d'Argères, qui craignit une
généalogie.
--Hélas! monsieur, vingt ans! l'âge de madame. Deux beaux, deux bons
enfants qui avaient été élevés ensemble! Ils étaient cousins germains.
Les Larnac et les Monteluz...
--Et madame a maintenant?...
--Vingt-trois ans, monsieur, tout au juste. Monsieur le marquis n'a vécu
que six mois après son mariage. Il s'est tué à la chasse... Un accident
affreux! En sautant un fossé, son fusil...
--Pourquoi diable allait-il à la chasse? dit brusquement d'Argères;
après six mois de mariage, il n'était donc déjà plus amoureux de sa
femme?
--Oh! que si fait, monsieur! Amoureux comme un fou, comme un ange qu'il
était, le pauvre enfant!
--Alors il était bête, dit d'Argères, entraîné fatalement par je ne sais
quel instinct de jalousie à dénigrer le défunt.
--Non, monsieur, reprit Toinette. Il n'était pas bête, il savait se
faire aimer.
Elle fit cette réponse sur un ton moitié sublime, moitié ridicule, qui
était toute l'expression de son âme naïve et rusée, de son caractère
_poseur_ et sincère en même temps; puis elle continua en baissant la
voix d'une manière confidentielle:
--Il n'avait pas reçu une éducation bien savante, il avait fort bon ton:
les gens de naissance sucent le savoir-vivre avec le lait de leur mère;
mais il avait fort peu quitté sa province, et mademoiselle de Larnac eût
pu choisir un mari plus brillant, plus cultivé, plus semblable à elle,
mais non pas un plus galant homme ni un coeur plus généreux. Ils avaient
été élevés ensemble, je vous l'ai dit, sous les yeux de madame de
Monteluz et sous les miens, car mademoiselle fut orpheline dès l'âge de
quatre à cinq ans, et madame sa tante fut sa tutrice avant de devenir sa
belle-mère. Nous vivions dans ce beau château près de Vaucluse, où la
marquise vint se fixer, et les deux enfants étaient inséparables. Octave
était si doux, si complaisant, si grand, si fort, si beau, si bon! Quand
mademoiselle eut douze ans, malgré qu'elle fût l'innocence même, et
qu'elle parlât de son petit mari avec la même idée qu'une soeur peut
avoir pour son frère, madame de Monteluz me dit:
»--Ma chère Muiron, ces enfants s'aiment trop. Voici le moment où cette
amitié peut nuire à leur repos, à leur raison, à leur réputation même.
Laure étant plus riche que mon fils, on ne manquera pas de dire que je
l'élève dans la pensée de faire faire un bon mariage à Octave et que je
l'accapare à notre profit. Il faut qu'elle passe quelques années au
couvent, loin de nous, qu'elle apprenne à se connaître, à s'apprécier
elle-même. Quand elle sera en âge de se marier, elle n'aura pas été
influencée, car elle aura eu le temps d'oublier; elle sera libre, et si,
alors, elle aime encore mon fils, ce sera tant mieux pour mon fils. Je
n'aurai rien à me reprocher.
»Ce plan était bien sage, mais il ne pouvait pas être compris par ces
pauvres enfants, qui se quittèrent avec des larmes déchirantes. Vous
eussiez dit, monsieur, la séparation de Paul et de Virginie. Madame de
Monteluz eut une fermeté dont je ne me serais pas sentie capable pour ma
part. Elle me recommanda même de ne pas parler trop souvent de son
Octave à ma Laure; car je l'accompagnai, monsieur; oh! je ne l'ai jamais
quittée! Sa pauvre mère me l'avait trop bien confiée en mourant! Nous
fûmes envoyées à Paris au couvent du Sacré-Coeur, où mademoiselle eut
une chambre particulière, et où il me fut permis de la servir et de lui
faire compagnie après les classes. Mademoiselle était adorée des
religieuses et de ses compagnes. Elle était des premières dans toutes
les études. Elle réussissait dans les arts mieux que toutes les autres,
et elle avait l'air de ne pas s'en douter, ce dont on lui savait un gré
infini. Mais son plus grand plaisir était de venir causer avec moi. Et
de qui causions-nous, je vous le demande? D'Octave, toujours d'Octave!
Il n'y avait pas moyen de faire autrement, car c'était un grand amour,
une sainte passion que l'absence augmentait au lieu de la diminuer.
Quand mademoiselle chantait ou étudiait son piano:
»--Cela fera plaisir à Octave, disait-elle; il aime la musique.
»Si elle dessinait ou apprenait les langues, la poésie:
»--Il aimera tout cela, disait-elle encore.»
»Enfin, tout était pour lui, et c'est à lui qu'elle pensait sans cesse.
Elle lui écrivait des lettres. Ah! monsieur, quelles jolies lettres! si
enfant, si honnêtes et si tendres! Il n'y a pas de roman où j'en aie
jamais trouvé de pareilles. Madame de Monteluz m'avait bien défendu de
me prêter à cela, mais je ne savais pas résister. Laure me disait comme
ça:
»--Je sais bien, à présent, pourquoi ma bonne tante veut me contrarier.
C'est par fierté, par délicatesse; mais je mourrai si je ne reçois pas
de lettres d'Octave, et je suis bien sûre qu'elle ne veut pas ma mort.
--Et les lettres d'Octave, comment étaient-elles? dit d'Argères, qui ne
pouvait se défendre d'écouter avec attention.
--Ah! dame! les lettres d'Octave étaient bien gentilles, bien honnêtes
et bien aimantes aussi; mais ce n'était pas ce style, cette grâce, cette
force. Il fallait deviner un peu ce qu'il voulait dire. Octave n'aimait
pas l'étude. Il aimait trop le mouvement, la vie de château, la chasse,
le grand air...
--Quand je vous le disais! s'écria d'Argères. Il était bête! Ceux qu'on
adore sont toujours comme cela.
--Eh bien, il était un peu simple, je vous l'accorde, répondit Toinette,
qui prenait plaisir à être écoutée; il avait le tempérament rustique,
et, en fait de talents, il n'avait pas de grandes dispositions.
--Oui, en fait de musique, il aimait la grosse trompe, et, en fait de
langues, il écorchait la sienne. Je parie qu'il avait l'accent
marseillais?
--Pas beaucoup, monsieur; mais qu'est-ce que cela fait quand on aime?
--S'il eût aimé, il se fût instruit pour être digne d'une femme comme
votre Laure.
--S'il eût pensé devoir le faire, il l'eût fait. Mais il n'y songea
point, et, comme ma Laure n'y songea point non plus, il resta comme il
était. Quand le temps d'épreuves parut devoir être fini, mademoiselle
avait dix-huit ans. Les deux amants se revirent sous les yeux de la
mère, à Paris. Octave pleura, Laure s'évanouit. En reconnaissant que
cette passion n'avait fait que grandir, madame de Monteluz fut bien
embarrassée. Son fils était trop jeune pour se marier. Elle voulait
qu'il eût au moins vingt ans. Laure devait-elle attendre jusque-là pour
s'établir? Laure jura qu'elle attendrait, et elle attendit. Madame de
Monteluz fit voyager son fils, et resta à Paris, où elle conduisit
mademoiselle dans le monde, disant et pensant toujours, la noble dame,
qu'elle ne devait pas éviter, mais chercher, au contraire, l'occasion de
faire connaître à sa pupille les avantages de sa fortune, les bons
partis où elle pouvait prétendre et les hommes qui pouvaient lui faire
oublier son ami d'enfance. Tout cela fut inutile. Mademoiselle passa à
travers les bals et les salons comme une étoile. Elle y fut remarquée,
admirée, adorée... C'est là que monsieur a dû la rencontrer.
Cette question fut lancée avec un éclair de pénétration subite qui fit
sourire d'Argères.


III

D'Argères avait oublié de se mettre en garde, et la curiosité de la
Muiron semblait s'être assoupie dans son bavardage; mais elle se
réveillait en sursaut et semblait s'écrier: «Mais à propos, à qui ai-je
le plaisir d'ouvrir mon coeur? Vos papiers, monsieur, s'il vous plaît,
avant que je continue.»
Un sourire moqueur, où la fine Muiron devina une intention taquine,
effleura les lèvres de d'Argères; mais tout à coup, par une illumination
soudaine de la mémoire, il vit passer devant lui une figure dont l'image
l'avait frappé, et dont le nom seul s'était envolé.
--Laure de Larnac? s'écria-t-il. Oui! au Conservatoire de musique, tout
un carême. Elle connaissait le père Habeneck! Il allait lui parler dans
sa loge. La tante, belle encore, digne, un peu roide, et la jeune fille,
un ange! toujours vêtue avec un goût, une simplicité!... des yeux noirs
admirable, des traits, une taille, une grâce!... Quel beau front! quels
cheveux! et l'air intelligent, mélancolique, attentif. Pâle, avec un air
de force et de santé pourtant; de la fermeté dans la douceur. Oui, oui,
je l'ai vue, je la vois encore!
--Alors monsieur est musicien? dit Toinette en le regardant avec
persistance comme pour se rappeler à son tour. Il venait beaucoup
d'artistes chez ces dames, et pourtant.
--Faites-moi le plaisir de continuer, répondit d'Argères d'un ton
d'autorité qui domina Toinette.
--Eh bien, monsieur, j'arrive au dénouement, reprit-elle. Les vingt ans
des amants révolus, il fallut bien les marier, car le jeune homme
devenait fou, et mademoiselle s'obstinait à refuser tous les partis et
ne voulait que lui. On revint faire les noces en Provence, et, six mois
après, une affreuse mort...
--Qui a laissé la veuve inconsolable, à ce qu'on dit? Voyons, est-ce
vrai mademoiselle Muiron? La main sur le coeur, vous qui êtes une
personne d'esprit et de sens, croyez-vous aux éternels regrets?
--Mon Dieu, j'étais comme vous, je n'y croyais pas d'abord; je me
disais: «C'est du vrai désespoir, mais enfin madame est si jeune, si
belle, la vie est si longue! Et puis madame fera encore des passions
malgré elle, et, un beau jour, elle voudra exister: elle aimera de
nouveau, elle qui n'a vécu encore que d'amour, et qui en vit toujours
par le souvenir: elle se remariera!»
--Et à présent?...
--A présent, monsieur, savez-vous qu'il y a tantôt trois ans qu'elle est
veuve, et qu'elle est pire que le premier jour?
--On dit qu'elle est folle; l'est-elle en effet?
D'Argères lança cette question comme Toinette lui avait lancé les
siennes, à l'improviste, résolu à s'emparer de son premier moment de
surprise.
Mais la Muiron ne broncha pas et répondit d'un air triste:
--Oui, je sais bien qu'on le croit, parce que les _âmes vulgaires_ ne
comprennent pas la vraie douleur. Plût au ciel qu'elle le fût un peu,
folle! Ce serait une crise, les médecins y pourraient quelque chose, et
j'espérerais une révolution dans ses idées; mais ma pauvre maîtresse a
autant de force pour regretter qu'elle en a eu pour espérer. Oui,
monsieur, elle regrette comme elle a su attendre. Elle est calme à faire
peur. Elle marche, elle dort, elle vit à peu près comme tout le monde,
sauf qu'elle paraît un peu préoccupée; vous ne diriez jamais, à la voir,
qu'elle a la mort dans l'âme.
--Je voudrais bien la voir, dit naïvement d'Argères. Est-ce que c'est
impossible?
--Impossible, non, si je sais qui vous êtes, dit Toinette triomphant
d'avoir mis enfin l'inconnu au pied du mur.
--Mademoiselle Muiron, répondit d'Argères avec un accent énergique sans
emphase, je suis un honnête homme, voilà ce que je suis.
Le côté sentimental et irréfléchi du caractère de Toinette céda un
instant. Elle regarda la belle et sympathique physionomie de d'Argères
avec un intérêt irrésistible; mais ses instincts cauteleux et ses
niaises habitudes reprirent le dessus.
--Oui, vous êtes un charmant garçon, reprit-elle; mais le sort ne vous a
peut-être pas placé dans une position à pouvoir prétendre...
--Prétendre à quoi? s'écria d'Argères, révolté des idées que semblait
provoquer en lui cette sorte de duègne.
Mais la duègne était perverse avec innocence; encore _perverse_ n'est-il
pas le mot; elle n'était que dangereuse, et d'autant plus dangereuse
qu'au fond elle était de bonne foi.
--Je n'irai pas par quatre chemins, dit-elle: prétendre à la voir, c'est
prétendre à l'aimer; car, si vous avez le coeur libre, je vous défie
bien...
--Vous croyez les coeurs bien inflammables, doña Muiron! dit en riant
d'Argères.
--Monsieur croit plaisanter, répondit-elle en souriant aussi. Ce titre
m'appartient: je sors d'une famille espagnole, mes parents étaient
nobles.
--Soit! mais, en admettant que je n'aie pas le coeur libre,--et,
d'ailleurs, n'ayez pas tant de sollicitude pour moi,--quel danger
supposez-vous donc pour votre maîtresse à ce que je la voie passer ou
s'asseoir dans le jardin, ou regarder par-dessus sa haie, à supposer que
j'aie besoin de votre protection pour satisfaire cette fantaisie?
--Oh! pour elle, il n'y en a aucun, malheureusement peut-être; car, si
elle pouvait remarquer que vous êtes beau et bien fait, que vous avez un
son de voix enchanteur et des manières parfaites, elle serait à moitié
sauvée; mais elle ne vous verrait peut-être seulement pas, tout en ayant
les yeux attachés sur vous.
--Eh bien, alors! A quelle heure se lève-t-elle? quand met-elle la tête
à sa fenêtre?
--Elle n'a pas d'heure. Mais écoutez, monsieur le mystérieux! je sais
tout, car je devine tout.
--Quoi donc? s'écria d'Argères stupéfait.
--Vous êtes amoureux de madame, amoureux depuis longtemps. Vous la
connaissez. Vous n'êtes pas venu ici par hasard. Vous me questionnez,
non pas pour apprendre ce qui la concerne dans le passé, mais pour
entendre parler d'elle, pour savoir si elle revient un peu de son
désespoir. Enfin, depuis une heure, vous vous moquez de moi en faisant
semblant de vous souvenir vaguement de la belle Laure de Larnac. Tenez,
vous êtes un de ceux qui l'ont demandée en mariage, et, repoussé comme
tant d'autres, vous n'avez pu l'oublier. Vous espérez qu'à présent...
--Ta ta ta! quelle imagination vous avez! dit d'Argères. Vous êtes un
bas bleu, doña Antonia Muiron! vous faites des romans. Eh bien, je vais
vous en conter un qui est la vérité.
»J'avais un ami, un pauvre ami sentimental, romanesque comme vous. Il
n'était pas riche, il n'était pas beau. Il avait du talent, il était
dans les seconds violons à l'Opéra; il était de la société des concerts
au Conservatoire. C'est là qu'il vit la belle Laure, et que, sans la
connaître, sans rien espérer, sans oser seulement lui faire pressentir
son amour, il conçut pour elle une de ces belles passions qu'on trouve
dans les livres et quelquefois aussi dans la réalité. Il me la montra,
cette charmante fille; il me la nomma, car il savait son nom par M.
Habeneck, et je crois que c'est tout ce qu'il savait d'elle. Il la
dévorait des yeux; il voyait bien qu'il y avait tout un monde entre elle
et lui. Il n'espérait et n'essayait rien. Il vivait heureux dans sa
muette contemplation. Il était ainsi fait. C'était un esprit nuageux: il
était Allemand.
»Il la perdit de vue; il l'oublia. Il en aima une autre, deux autres,
trois ou quatre, peut-être, de la même façon. Il épousa sa
blanchisseuse. C'était un vrai Pétrarque, moins les sonnets. Il est
parti pour l'Allemagne, où il est maître de chapelle de je ne sais quel
petit souverain.
»Vous voyez bien que ce n'était pas moi, et je vous donne ma parole
d'honneur que je ne connais pas autrement votre maîtresse, et que, sans
le hasard qui m'amène dans ce pays, joint au hasard de votre agréable
conversation, son nom ne serait peut-être jamais rentré dans ma mémoire.
--Pauvre jeune homme! dit Toinette, qui paraissait ne songer qu'au héros
du récit de d'Argères. Il était... Alors, monsieur est musicien?
--Encore? dit d'Argères en riant. Eh bien, oui, je sais la musique; je
l'aime avec passion. J'ai entendu chanter votre maîtresse hier au soir,
en passant derrière cette vigne. Elle chante admirablement. On m'a dit
qu'elle n'avait pas sa raison. Cela m'a fait peur; j'en ai rêvé. Je suis
venu ici sans trop savoir pourquoi. Je suis l'hôte et l'ami du baron de
West. Je suis ce que, dans vos idées, vous appelez bien né. Je m'appelle
d'Argères. Je ne suis ni mauvais sujet ni endetté. Êtes-vous satisfaite?
êtes-vous tranquille? et puis-je prétendre à l'insigne honneur
d'apercevoir le bout du nez de votre maîtresse?
--Tenez, la voilà, monsieur, répondit Toinette en se levant avec
vivacité et en courant au-devant d'une personne que d'Argères ne voyait
pas encore, mais qui avait fait crier faiblement la porte du jardin.

Journal de Comtois.
Je me trouve dans une position bien désespérante, qui est de m'ennuyer à
mourir dans ce pays barbare et de ne pas savoir combien de jours encore
il faudra y rester. Voilà le baron de West qui était parti pour
vingt-quatre heures à Lyon, et qui, sur son retour, s'arrête à Vienne,
retenu, disent ses gens, par des affaires désagréables. Il paraîtrait
qu'il a de grands embarras de fortune. On ne comprend rien à la
fantaisie de mon maître, qui, au lieu de se rendre à Vienne pour causer
avec son ami, comme il paraît s'y être engagé, aime mieux continuer à
l'attendre ici. Après ça, c'est peut-être la peur que j'en ai qui me
fait parler, car il ne me fait pas l'honneur de me dire ses volontés.
Mais il avait tout de même un drôle d'air en me disant, ce soir:
--Comtois, vous me ferez blanchir six cravates.
Monsieur est de plus en plus singulier. Il est dehors toute la journée,
et à peine fait-il jour, qu'il se remet en campagne. Il ne chasse pas,
il ne fait pas d'herbiers, il ne court pas les filles de campagne, car
on le saurait déjà, et on le rencontre toujours seul. Enfin, il m'est
venu une idée qui me tourmente: c'est que monsieur, avec son air
distrait, est peut-être fou. Pour or ni argent, je ne resterais au
service d'un fou, quand même je devrais l'abandonner sur un chemin. Je
ne suis pas égoïste, mais la vue d'un homme sans raison me cause une
peur qui m'a toujours empêché de boire.
Je vas écrire à ma femme de m'envoyer de ses nouvelles ici; ça forcera
bien monsieur de me dire où nous allons, quand il sera question de faire
suivre les lettres.

Fragments d'une lettre de d'Argères.
* * * * *
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