Adriani - 06

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l'amour. Il se manifeste dans la terreur même qu'il vous cause, dans
votre refus de l'essayer encore. Eh bien, j'attendrai. J'attendrai dix
ans, s'il le faut; mais, certain de ne retrouver nulle part un trésor
comme votre âme, je ne renoncerai jamais à le conquérir; mon espérance
ne s'éteindra qu'avec ma vie.
»Avant de vous revoir, Laure, et comme je ne veux, auprès de vous,
m'occuper que de vous, je viens vous parler de moi, de mon passé, de ma
vie extérieure. Malgré votre sublime confiance, je me dois à moi-même de
vous faire connaître, non pas l'homme qui vous aime, il est tout entier
dans l'amour qu'il a mis à vos pieds, mais l'homme que les autres
connaissent, l'artiste que vous croiriez peut-être appartenir au monde
et qui n'appartiendra plus jamais qu'à vous.
»Vous m'avez dit, la première soirée que j'ai passée auprès de vous, que
vous aviez entendu parler d'Adriani, un chanteur de quelque mérite, qui
disait sa propre musique, et dont les compositions vous avaient paru
belles. C'était un souvenir, qui, chez vous, datait d'avant vos
chagrins. Je vous ai questionnée sur son compte, feignant de ne pas le
connaître, afin de savoir ce que vous pensiez de lui. Vous ne l'aviez
jamais vu, disiez-vous, parce que, à l'époque où il commença à faire un
peu de bruit, vous veniez de quitter Paris pour vivre en Provence. Vous
aviez su qu'il était parti peu de temps après pour la Russie; et puis,
le malheur vous ayant frappée, vous aviez perdu la trace de ses pas et
le souvenir de son existence; mais vous disiez que vous aviez
quelquefois chanté ou lu ses compositions dans ces derniers temps, et
que vous trouviez, dans ce que je vous avais chanté, le même jour, des
formes qui vous rappelaient sa manière.
»Vous m'avez dit encore:
»--Je n'ai guère l'espérance de jamais l'entendre. S'il revient en
France (il y est peut-être maintenant), ce n'est pas un homme à courir
la province, et on ne le verra jamais sur aucun théâtre. On m'a dit
qu'il avait de quoi vivre chétivement sans se vendre au public et qu'il
ne chantait que pour des salons amis, pour un auditoire d'élite, sans
accepter aucune rétribution. On n'osait même pas lui en proposer une, à
moins que ce ne fût pour les pauvres. Il a conservé l'indépendance d'un
homme du monde, bien qu'il soit pauvre lui-même. Cela est à sa louange.
»Et vous avez ajouté:
»--J'ai regretté autrefois de ne pas l'avoir connu; mais, aujourd'hui,
j'en suis toute consolée. Malgré tout ce que l'on m'a dit de son
originalité, il ne me semble pas qu'il puisse vous être supérieur.
»Eh bien, Laure, cet Adriani, c'est moi. Je m'appelle effectivement
d'Argères, et je suis d'une famille noble; mais mon nom de baptême est
Adrien. Né en Italie, j'ai pu, sans déguisement puéril, italianiser ce
prénom. Mon père occupait d'assez hauts emplois dans la diplomatie.
J'avais été élevé avec soin, j'étais né musicien. Je me suis développé,
comme voix et comme instinct, sous un soleil plus musical que le nôtre.
J'ai beaucoup vécu, dans mon adolescence, avec le peuple inspiré du midi
de l'Europe et des côtes de la Méditerranée. Tout mon génie consiste à
n'avoir pas perdu, dans l'étude technique et dans le commerce d'un monde
blasé, le goût du simple et du vrai qui avait charmé mes premières
impressions, formé mes premières pensées.
»Orphelin de bonne heure, je me suis trouvé sans direction et sans frein
à l'âge des passions. J'avais quelque fortune et beaucoup d'amis, les
artistes en ont toujours, car déjà on m'écoutait avec plaisir. Italien
autant que Français, jusqu'à l'âge de ma majorité, je ne connus la
France que dans le monde des grandes villes d'Italie. Je dissipai mes
ressources dans une vie facile, enthousiaste, folle même, au dire de mon
conseil de famille, et dans laquelle je ne trouve pourtant rien qui me
fasse rougir. Ruiné, je ne voulus pas vivre de hasards et d'industrie
comme tant d'autres; je ne voulus point m'endetter; je résolus de tirer
parti de mon talent. Mes grands-parents jetèrent les hauts cris et
m'offrirent de se cotiser pour me faire une pension. Je refusai: cela me
parut un outrage; mais, pour ne pas blesser en face leurs préjugés, je
vins en France; je me mis en relation avec des artistes; je chantai dans
plusieurs réunions; j'y fus goûté, encouragé, et je cherchai à me
procurer des élèves; mais cette ressource arrivait lentement, et le
métier de professeur m'était antipathique. Démontrer le beau, expliquer
le vrai dans les arts, c'est possible dans un cours, à force de talent
et d'éloquence; mais dépenser toute ma puissance pour des élèves, la
plupart inintelligents ou frivoles, je ne pus m'y résigner. Mon temps se
laissait absorber, d'ailleurs, par des leçons à quelques jeunes gens
bien doués et pauvres, qui me dédommageaient intellectuellement de mes
fatigues, mais qui ne pouvaient conjurer ma misère.
»La misère, je ne la crains pas extraordinairement; je ne la sens même
pas beaucoup quand elle ne se convertit pas en solitude. La solitude me
menaçait. Je mis l'amour dans mon grenier. Il me trompa. L'idéal pour
moi, c'est de vivre à deux. Il ne se réalisa pas. Je respecte mes
souvenirs; mais le milieu où je pouvais mériter et savourer le bonheur
vrai ne se fit pas autour de moi; et j'avais, d'ailleurs, une soif trop
ardente des joies parfaites, qui ne sont pas semées en ce monde et qu'on
n'y rencontre probablement qu'une fois.
»Je ne brisai rien, j'échappai à tout. Je ressentis et je causai des
chagrins dont il ne m'appartenait pas de trouver le remède. La fuite
seule pouvait en faire cesser le renouvellement. Je partis. Je voyageai.
Le produit fort modeste de quelques publications musicales, qui eurent
du succès, me permit de ne rien devoir à la libéralité de mes
enthousiastes. Pour un homme qui a quelque talent spécial et point
d'ambition, le monde est accessible, et partout je me vis comblé
d'égards, ce que je préférai à être comblé d'argent. Je pus consentir à
être associé aux plaisirs des riches et des grands de la terre, et je
peux dire que je n'y fus pas recherché seulement comme chanteur. On
voulut bien me traiter comme un homme, quand on me vit me conduire en
homme. Je ne sache pas avoir eu à payer d'autre écot, que celui d'être
et de demeurer moi-même. Et, en vérité, je ne comprends guère qu'un
artiste qui se respecte ait besoin d'autre chose que d'un habit noir et
d'une complète absence de vices et de prétentions, pour se trouver à la
hauteur de toutes les convenances sociales. Je ne me fais, au reste,
qu'un très-léger mérite d'avoir su renoncer aux vanités et aux
emportements de la jeunesse, dès le jour où la satisfaction de ces
appétits violents me fut refusée par la fortune. Je ne devins point un
sage: les plaisirs courent assez d'eux-mêmes après celui qui sait en
procurer aux autres et qui ne s'en montre pas trop affamé. Mais je
corrigeai en moi le travers du désordre, qui est une paresse de
l'esprit, et je reconnus que j'avais conquis la liberté du lendemain
avec un peu de prévoyance dans le jour présent.
»Enfin je ne souffris pas de jouir du luxe des autres, et de me dire que
je n'aurais en ma possession que le nécessaire. Ces besoins qu'éprouvent
les artistes de devenir ou de paraître grands seigneurs m'ont toujours
semblé des faiblesses de parvenus. L'homme qui a possédé par lui-même
n'a plus cette fièvre d'éblouir qui dévore les pauvres enrichis. Élevé
dans le bien-être, je ne méprisais ni n'enviais des biens dont ma
prodigalité avait su faire gaiement le sacrifice à mes plaisirs, mais
que je n'aurais pu reconquérir sans faire le sacrifice de ma fierté et
de mon indépendance.
»La fortune est quelquefois comme le monde: elle sourit à ceux qui ne
courent pas sur ses pas. Un petit héritage très-inattendu me permit de
revenir à Paris. Je me fis encore entendre, j'eus de grands succès. Le
public grossissait dans les réunions d'abord choisies, puis nombreuses
et ardentes où je me laissais entraîner. Le public voulut m'avoir à lui.
L'Opéra m'offrit et m'offre encore un engagement considérable. Les
élèves assiégeaient ma porte. Les concerts me promettaient une riche
moisson. J'ai tout refusé, tout quitté pour aller revoir la Suisse, le
mois dernier. J'avais placé, de confiance, ma petite fortune chez un ami
qui, sans me rien dire, l'avait risquée dans une opération commerciale
que je ne connais ni ne comprends, mais qu'il regardait comme certaine.
S'il l'eût perdue, je ne l'aurais jamais su; il me l'eût restituée; il
l'a décuplée. Pendant que je gravissais les glaciers et que mon âme
chantait au bruit des cataractes, je devenais riche à mon insu: je le
suis! J'ai cinq cent mille francs. Je n'ai pas connu mon bonheur tout de
suite. J'ai si peu de désirs dans l'ordre des choses matérielles
maintenant, que j'aurais perdu sans effroi cette richesse relative, le
lendemain du jour où elle me fut annoncée; mais, aujourd'hui,
aujourd'hui, Laure, elle me rend heureux, puisqu'elle me permet de me
donner à vous. Je m'appartiens! Où vous voudrez vivre, je peux vivre et
vivre à l'abri des privations. Votre Toinette m'a dit que vous êtes
riche; je ne sais ce qu'elle entend par là; j'ignore si vous l'êtes plus
ou moins que moi. Je vous avoue que je ne m'en occupe pas et que cela
m'est indifférent. Il est des sentiments qui n'admettent pas ce genre de
réflexions. Je vous connais assez pour savoir que, si vous m'aimiez
assez pour être à moi, vous m'eussiez accepté pauvre comme je vous
accepterais riche, sans me préoccuper des soupçons d'un monde auquel ni
ma vie ni ma conscience n'appartiennent.
»Si vous chérissez la solitude, nous chercherons la solitude; nous la
trouverons aisément à nous deux; car, pour une femme, elle n'existe
nulle part sans une protection. Vous n'aurez pas à craindre de
m'arracher à une vie agitée et brillante. Je suis repu de mouvement, et
mon soleil à moi est dans mon âme: c'est mon amour, c'est vous!
D'ailleurs, je n'ai jamais compris cet autre besoin factice que la
plupart des artistes éprouvent de se trouver en contact avec la foule.
Je ne suis pas de ceux-là. Je ne hais ni ne méprise ce qu'on appelle le
public. Le public, c'est une petite députation de l'humanité, en somme,
et j'aime, je respecte mes semblables. Mais c'est par mon âme, ce n'est
point par mes yeux ni par mes oreilles que je suis en rapport avec eux.
Si une bonne et belle pensée se produit en moi, je sais qu'elle leur
profitera, et je ressens leur sympathie en dehors du temps et de
l'espace. La répulsion ou l'engouement du public immédiat peut errer,
mais la réflexion des masses redresse l'erreur. Il faut donc contempler
le vrai dans l'homme face à face, être pour ainsi dire en tête-à-tête
avec l'âme de l'humanité dans les conceptions de l'intelligence et dans
les inspirations du coeur. Voilà le respect, voilà l'affection qu'on
doit aux hommes, et, dans cette notion de leur confraternité avec
nous-mêmes, ceux de l'avenir autant que ceux d'aujourd'hui comparaissent
pour nous servir de juges, de conseils ou d'amis.
»Mais, dans le besoin de les voir sourire, de respirer leur encens,
comme dans la crainte poignante de ne pas être compris d'emblée, il y a
quelque chose de maladif qui ne tiendrait pas contre une pensée
sérieuse, si le talent qui se produit était sérieux et prenait son siége
dans la conscience.
»Laure, tu pourras m'aimer, je le sens, je le veux! Jamais, quand je me
suis prosterné en esprit devant Dieu, source du vrai et du bon, pour lui
demander de me garder dans ses voies, il ne m'a laissé impuissant à
produire des accents vrais, des idées élevées. En ce moment, je lui
demande ses dons les plus sublimes, l'amour vrai partagé; et je
l'implore avec tant de feu et de naïveté, qu'il m'exaucera.
»Nous irons où tu voudras; nous resterons ici, nous parcourrons des pays
nouveaux, nous nous cacherons sous terre, nous dépenserons ma petite
fortune en un jour, ou nous assurerons par elle l'équilibre à notre
avenir. Tu n'as pas de volontés, je le sais. Je veux, j'attends que tu
en aies. Je serai bien heureux le jour où je verrai poindre seulement
une fantaisie, et je sens que, pour la satisfaire, je transporterai,
s'il le faut, des montagnes...
»Laisse-moi t'aimer, ne me plains pas d'aimer seul. Ne sais-tu pas que
c'est déjà du bonheur que tu me donnes en m'élevant à la plénitude de
mes propres facultés, en me plaçant au faîte de ma propre énergie!
»Laisse-toi aimer, ange blessé! Un jour, je te le jure, tu remercieras
Dieu de me l'avoir permis.
»A toi, malgré toi, et pour toujours.
»ADRIANI.»

Journal de Comtois.
Monsieur est un homme de rien. C'est un artiste! Je m'en étais toujours
douté. J'ai lu, par hasard, ce soir, un vieux morceau de journal dont je
me sers pour me mettre des papillotes. Il y avait dessus, à la date de
janvier dernier:
«Le célèbre chanteur et compositeur Adriani, dont le nom véritable est
d'Argères, est enfin revenu des neiges de la... et s'est fait entendre
dans les salons de..., où il a ravi une foule de... méthode... les
femmes... sa beauté idéale... un engagement... l'Opéra...»
Le reste des lignes manque; mais c'est assez clair comme ça; et me voilà
dans une jolie position! Valet de chambre d'un chanteur, d'un histrion,
sans doute! Je vas écrire à ma femme de me chercher une place. En
attendant, j'espère bien qu'il ne me fera pas banqueroute de mon voyage.
D'ailleurs, l'intrigant va faire fortune. Il épouse sa folle, puisqu'il
en est revenu ce soir passé minuit. Elle le battra, c'est tout ce que je
lui souhaite pour m'avoir si bien attrapé.

Narration.
D'Argères, ou plutôt Adriani, car c'est sous ce nom que son existence
avait pris de l'éclat, dormit mieux qu'il n'avait fait depuis huit
jours. Il ferma sa lettre, qu'il voulait envoyer à Laure avant de la
revoir, et goûta un repos délicieux, bercé par les riantes fictions de
l'espérance. En s'éveillant, il sonna Comtois pour le charger de sa
missive. Mais Comtois avait une figure et une attitude si
extraordinaires, qu'il hésita à mettre son secret dans les mains d'un
être bavard, sot et curieux.
--Voilà monsieur réveillé! fit Comtois d'un air qu'il croyait être
goguenard et qui n'était que stupide. Sans doute monsieur a bien dormi?
Il ne souffre pas du mal de dents, lui! Ce n'est pas comme moi, qui n'ai
pas pu fermer l'oeil: ce qui m'a conduit à lire de vieux journaux où
j'ai trouvé des choses bien drôles!
--Si vous êtes malade, Comtois, allez vous recoucher. Je me passerai de
vous.
--J'aimerais mieux que monsieur me donnât une petite consultation.
--Pour les dents? Je ne saurais. Je n'y ai eu mal de ma vie.
--Ah! c'est que je croyais monsieur médecin?
Ici, Comtois, voulant se livrer à un rire sardonique, fit une grimace si
laide, qu'Adriani le crut en proie à de violentes souffrances. Il
insista pour le renvoyer; mais Comtois n'en voulut pas démordre, et
s'acharna à raser son maître.
--Que monsieur ne craigne rien, lui dit-il en se livrant à cette
opération quotidienne où il excellait et dont il tirait une
incommensurable vanité, je raserais, comme on dit, les pieds dans le
feu. J'ai la main si légère, que, eussé-je des convulsions, par suite de
mes dents, vous ne me sentiriez point. Je sais ce qu'on doit de
précautions, surtout quand on approche le rasoir d'un gosier comme celui
de monsieur. Quant à moi, on pourrait bien me couper le sifflet, l'Opéra
n'y perdrait rien; mais peut-être qu'il y a des mille et des cents dans
le gosier de monsieur.
--Le drôle sait qui je suis, pensa Adriani: j'ai bien fait d'écrire. Il
faut que je me hâte de courir là-bas, avant qu'il ait eu le temps de
bavarder avec Toinette.
Comme il sortait, Adriani vit arriver la chaise de poste du baron de
West, qui revenait de Vienne, et qui, de loin, lui faisait de grands
bras. Désolé de ce contretemps, il feignit de ne pas le reconnaître et
se jeta dans les vignes. A travers les pampres, il vit la voiture qui
s'arrêtait, ce qui lui fit craindre que le baron ne courût après lui. Il
se glissa le long d'une haie, et se trouva en face de la vachère du
Temple, qui prenait le plus court à travers les vignes pour gagner la
route.
--Où allez-vous? lui dit-il.
--Je vas porter une lettre à M. d'Argères, répondit-elle. C'est-il vous
qui s'appelle comme ça?
Adriani ouvrit le billet. Il était de la main de Toinette.
«Madame n'a pas bien dormi cette nuit. Elle gardera la chambre ce matin.
Elle prie bien monsieur de ne venir qu'après midi.»
--Retournez vite au Temple, dit Adriani, et remettez ceci à madame
elle-même, aussitôt que vous pourrez entrer chez elle.
Il ajouta un louis à son message, pour que Mariotte comprît qu'il y
avait profit pour elle à s'en bien acquitter.
Puis il revint sur ses pas, en feignant d'apercevoir le baron, qui
arrivait à lui.


VIII

Le baron l'embrassa cordialement; mais il avait vu l'échange des
lettres, il connaissait la figure de la messagère, et, remarquant une
certaine agitation chez son hôte, il l'en plaisanta.
--Ah! tête d'artiste! lui dit-il en rentrant avec lui au château, vous
voilà déjà lancée dans un roman. Laissez donc les enfants seuls! vous
n'aurez pas plus tôt tourné les talons, qu'ils s'envoleront pour le pays
de la fantaisie. Moi qui revenais transporté de reconnaissance pour le
courage que vous aviez eu de m'attendre dans mon désert!... Ah! vous
avez su déjà peupler la solitude, mon bel ermite! Eh bien, c'est beau,
cela. Il n'y a qu'une belle femme dans le voisinage, vous la découvrez;
c'est une veuve inconsolable, vous la consolez. Ma foi, vous avez été
plus habile ou plus hardi que moi. Je me suis cassé le nez à sa porte.
Comment diable vous y êtes-vous pris? On n'a jamais vu de nonne mieux
claquemurée, de princesse ou de fée mieux défendue par les esprits
invisibles. Ah! je le devine, votre voix est le cor enchanté qui a
terrassé les monstres du désespoir et fait tomber les barrières du
souvenir. C'est affaire à vous, mon jeune maître. Je vous en fais
d'autant plus mon compliment que c'est un joli parti: vingt et quelques
années, pas d'enfants et une fortune de quinze ou vingt mille francs de
rente en fonds de terre, ce qui suppose un capital de...
--Elle n'a que cela? s'écria naïvement Adriani, qui, malgré lui,
craignait d'aspirer à une femme assez riche pour s'entendre dire qu'il
la recherchait par ambition.
Le baron se méprit sur cette exclamation et répondit en riant:
--Dame! ce n'est pas le Potose, et je vois que vous avez donné dans les
gasconnades de sa vieille suivante, une grande bavarde qui vient souvent
ici faire la dame, et qui, humiliée de résider dans le taudis du Temple,
vante à tout venant les merveilles du château de Larnac, situé,
dit-elle, dans le canton de Vaucluse. Le pays est célèbre, j'en
conviens; mais, nous autres habitants du Midi, nous savons bien qu'on y
donne le nom de château à de maigres pigeonniers. Sachez cela aussi, mon
cher enfant, et ne vous laissez pas éblouir par de beaux yeux baignés de
larmes; d'autant plus que, je ne sais pas si c'est vrai et si vous avez
été à même de vous en apercevoir, la châtelaine du Temple passe pour
être un peu folle.
--Fort bien, reprit Adriani; vous croyez que je songe à m'établir selon
les habitudes et les calculs de la vie bourgeoise!
--Mon Dieu, cher ami, pardonnez-moi, dit le baron. Je sais que vous êtes
un grand artiste, des plus fiers, incorruptible quand il s'agit de la
Muse; mais je suis un peu sceptique, vous savez! J'ai cinquante ans, et
je sais que, le lendemain du jour où l'artiste est riche, il est déjà
ambitieux. Pourquoi ne le seriez-vous pas? La fortune n'est qu'un but
pour celui qui, comme vous et moi, aspire à de poétiques loisirs... Vous
avez dit tout à l'heure un mot qui m'a frappé, étonné, je l'avoue; un
mot qui jurait dans votre bouche inspirée...
--Oui, j'ai dit: _Elle n'a que cela?_ et c'était un cri de joie.
Écoutez-moi, cher baron: j'aime cette femme. Je la vois tous les jours,
et, comme, en gardant le silence, je pourrais la compromettre auprès de
vous, puisque vous riez déjà d'une aventure que vous jugez accomplie ou
inévitable, je veux tout vous dire, et je jure que ce sera la vérité.
Adriani raconta avec détail et fidélité, au baron, tout ce qui s'était
passé entre madame de Monteluz et lui.
Le baron l'écouta avec intérêt, s'émerveilla de la rapide invasion d'un
amour si entier chez un homme qu'il croyait connaître, et que jusque-là
il n'avait pas connu jusqu'au fond, et finit par conseiller la prudence
à son jeune ami. Le baron était un digne homme et un excellent esprit à
beaucoup d'égards; mais la poésie de son âme s'était réfugiée dans ses
vers, et la vie de province avait grossi à ses yeux l'importance des
choses positives. Délicat dans le domaine des arts, mais en proie à des
soucis matériels qu'il cachait de son mieux, il avait, malgré son
lyrisme et ses enthousiasmes littéraires et musicaux, contracté quelque
chose de la sécheresse des vieux garçons.
Adriani souffrait de lui avoir fait sa confidence, mais il ne se le
reprocha point. Il s'y était vu forcé pour conserver intacte l'auréole
de pureté autour de son idole.
Selon le baron, il n'y avait pas de grande douleur sans un peu
d'affectation à la longue. S'il n'osait pas tout à fait dire et penser
que madame de Monteluz posait les regrets, il n'en admettait pas moins
la probabilité d'un instinct de coquetterie sévèrement drapée dans son
deuil. Au fond, il était peut-être un peu piqué de n'avoir pas été reçu
et de voir son jeune hôte admis d'emblée; et puis il était contrarié de
trouver ce dernier préoccupé et absorbé par l'amour, lorsqu'il arrivait
chargé d'hémistiches qu'il brûlait naïvement de faire ronfler dans un
salon sonore, longtemps veuf d'auditeurs intelligents.
Le baron avait fait des poëmes épiques qui ne l'eussent jamais tiré de
l'obscurité s'il ne se fût heureusement avisé de traduire en vers
quelques chefs-d'oeuvre grecs. Grand helléniste, doué du vers facile et
harmonieux, il avait un talent réel pour habiller noblement la pensée
d'autrui. Pour son propre compte, il avait peu d'idées, et la forme ne
peut couvrir le vide sans cesser d'être forme elle-même. Elle est alors
comme un vêtement splendide, flasque et pendant sur un échalas.
Le succès de ses traductions avait presque affligé le baron. Il souriait
aux éloges, mais il était humilié intérieurement. Il aspirait toujours à
briller par lui-même, et, après trente ans de travail assidu et
minutieux, il rêvait la gloire et parlait de son avenir littéraire comme
un poëte de vingt ans. Après de nombreuses tentatives plus estimables
qu'amusantes dans des genres différents, il s'était mis en tête de
publier un petit recueil de vers choisis intitulé _la Lyre d'Adriani_.
Voici quel était son but:
Adriani faisait souvent lui-même ses paroles sur sa musique. Il était
grand poëte sans prétendre à l'être. Une idée simple mais nette, une
déduction logique, un langage harmonieux, qui était lui-même un rhythme
tout fait pour le chant, c'en était assez, selon lui, pour motiver et
porter ses idées musicales. Il avait raison. La musique peut exprimer
des idées aussi bien que des sentiments, quoi qu'on en ait dit; d'autant
plus que, pas plus qu'Adriani, nous ne voyons bien la limite où le
sentiment devient une idée et où l'idée cesse absolument d'être un
sentiment. La rage des distinctions et des classifications a mordu la
critique de ce siècle-ci, et nous sommes devenus si savants, que nous en
sommes bêtes. Mais, quand, par le sens éminemment contemplatif qui est
en elle, la musique s'élève à des aspirations qui sont véritablement des
idées, il faut que l'expression littéraire soit d'autant plus simple, et
procède, pour ainsi dire, par la lettre naïve des paraboles. Autrement,
les mots écrasent l'esprit de la mélodie, et la forme emporte le fond.
En entendant Adriani raisonner sur ce sujet et s'excuser modestement de
faire des vers à son propre usage, le baron, qui les trouva trop
simples, rêva de lui créer un petit fonds de poésies où il pût puiser
ses inspirations musicales. Ayant vu à Paris le succès d'enthousiasme du
jeune artiste, il se dit, avec raison, que sa bouche serait pour lui
celle de la Renommée, et il revint chez lui se mettre à l'oeuvre.
Il fallait donc qu'Adriani subît cette lecture ou plutôt cette
déclamation, et, quand il vit que son hôte souffrait réellement de sa
préoccupation, il s'exécuta et lui demanda communication du manuscrit,
en attendant l'heure où il lui serait permis d'aller au Temple.
C'était une grande erreur de la part du baron, que de vouloir infuser
son souffle au génie le plus individuel et le plus indépendant qu'il fût
possible de rencontrer. Dès les premiers mots, Adriani sentit que son
âme serait emprisonnée dans cet étui ciselé et diamanté par les mains du
baron. Sincère et loyal, il essaya de le lui faire comprendre, tout en
lui donnant la part d'éloges qui lui était justement due. L'éternel
combat entre le maëstro et le poëte de livret s'ensuivit. Le baron
n'admettait pas que la description dût être légèrement esquissée et que
la musique dût remplir de sa propre poésie le sujet ainsi indiqué.
--Quand vous me peignez en quatre vers l'alouette s'élevant vers le
soleil, à travers les brises embaumées du matin, disait Adriani, vous
faites une peinture qui ne laisse rien à l'imagination. Or, la musique,
c'est l'imagination même; c'est elle qui est chargée de transporter le
rêve de l'auditeur dans la poésie du matin. Si vous me dites tout
bonnement _l'alouette monte_, ou _l'alouette vole_, c'est bien assez
pour moi. J'ai bien plus d'images que vous à mon service, puisque, dans
une courte phrase, je peux résumer le sentiment infini de ma
contemplation.
--A votre dire, s'écria le baron, les sons prouvent plus que les mots?
--En politique, en rhétorique, en métaphysique, en tout ce qui n'est pas
de son domaine, non certes; mais en musique, oui.
--C'est qu'on n'a pas encore fait de poésie vraiment lyrique dans notre
langue, mon cher. Est-ce que les anciens ne chantaient pas des poëmes
épiques? Est-ce que les gondoliers de Venise ne chantent pas l'Arioste
et le Tasse?
--Non pas! Ils les psalmodient sur un rhythme à la manière des anciens,
et c'est un peu comme cela que les faiseurs de romances et de ballades
ont rhythmé les vers romantiques de nos jours. Tout le monde peut faire
de cette musique-là, tout le monde en fait; mais ce n'est pas de la
musique, je vous le déclare. Paix à la cendre d'Hippolyte Monpou et
consorts! Pierre Dupont fait les choses plus ouvertement; il arrange son
chant pour ses paroles, auxquelles il donne, avec raison, la préférence.
Je donnerai de tout mon coeur le pas, dans mon estime, à vos vers sur ma
musique; mais je ne peux pas faire ma musique pour vos vers. Ils sont
beaux, si vous voulez, ils sont trop faits. Ils existent trop pour être
chantés.
La discussion dura jusqu'au déjeuner et reprit au dessert. Pour en
finir, Adriani promit d'essayer; mais la grande difficulté, c'est que le
volume devait porter le titre de _Lyre d'Adriani_, et que le baron eût
voulu un engagement sérieux de la part de son hôte.
--Vous avez de la gloire, lui disait-il, et je suis votre ancien et
fidèle ami. J'ai travaillé longtemps pour obtenir le succès que vous
avez conquis en deux matins. Vous reconnaissez que je possède le
vocabulaire limpide et harmonieux qui ne s'attache pas au gosier du
chanteur comme des arêtes de poisson. Vous m'avez dit cent fois que,
sous ce rapport-là, j'étais le plus musical des poëtes. Aidez-moi donc à
enfourcher mon Pégase et soyez le soleil qui dégourdira ses ailes.
--Oui, pensait Adriani, c'est-à-dire que tu voudrais que nous fussions,
moi le cheval, et toi le cavalier.
Le baron avait oublié le rendez-vous que son hôte attendait avec une si
vive impatience. Adriani fut forcé de le lui rappeler.
--Ah! folle jeunesse! dit le baron. Allez donc, courez à votre perte, et
oubliez la Muse pour la femme; c'est dans l'ordre!
Adriani arriva au Temple deux minutes après midi. Il était tourmenté par
le billet de Toinette. Il fallait que madame de Monteluz fût bien
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