Adriani - 08

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tout prêt, parce qu'on le ferait réclamer bientôt. Il paraît que madame
y tient beaucoup, car elle m'a recommandé cela elle-même.
Adriani prit une prompte résolution.
--Où elle va, je le saurai, se dit-il; où elle sera, je la rejoindrai.
Il savait l'heure et le lieu du premier départ en poste. C'en était
assez. Il retourna à Mauzères, embrassa le baron, lui emprunta un
cabriolet et partit avec Comtois.
Au relais, il apprit que les deux voyageuses avaient pris, en effet, la
route de Tournon. Il commanda des chevaux de poste et arriva au bord du
Rhône avant la nuit. Là, il eut une inspiration. Toinette devait lui
avoir écrit; elle devait avoir prévu son anxiété et ses poursuites. Ou
elle les seconderait, ou elle s'efforcerait de l'en décourager; mais
elle n'était pas femme à rester oisive au milieu d'une telle aventure.
Il courut au bureau de la poste, exhiba son passe-port, et retira une
lettre à son adresse:
«Monsieur, disait Toinette, madame l'a voulu. C'est bien malgré moi!
Mais aussi pourquoi n'avez-vous pas daigné me dire si votre fortune
répond à vos manières et si le nom que vous portez est le votre? J'ai eu
peur d'avoir été trop loin, et je me suis trouvée sans défense, quand
madame m'a dit:
--Partons, je le veux!
--Quelle est son idée? Croiriez-vous que je n'en sais rien? Jamais je ne
l'ai vue comme elle est. C'est une volonté, une activité qui sentent la
fièvre. Je ne la reconnais plus. Je vous écris du bateau à vapeur où
nous sommes déjà embarquées, attendant la cloche du départ. Tout ce que
je sais, c'est que nous descendons jusqu'à Avignon. Il me paraît bien
impossible que nous n'allions pas au moins saluer madame la marquise au
château de Larnac. Vous trouverez une autre lettre de moi, bureau
restant, comme celle-ci, à Avignon.
»Tournon, sept heures du matin.»
Adriani descendit le Rhône et trouva un autre bulletin de Toinette qui
lui annonçait qu'on se rendait effectivement au château de Larnac, où,
depuis le mariage de son fils, la marquise de Monteluz avait, à la
prière de Laure, établi sa résidence.
«Je ne pense pas que nous y fassions un long séjour disait Toinette. Ne
venez donc pas nous y rejoindre, monsieur. Je vous en ai assez dit sur
le caractère et les idées de madame la marquise pour que vous compreniez
qu'une imprudence pourrait nous amener des peines. Si vous voulez
écrire, envoyez-moi vos lettres.»
Suivait l'adresse détaillée.
Adriani ne tint pas compte des terreurs de Toinette. Il continua sa
route et alla s'installer au village de Vaucluse, à une lieue de Larnac,
fort décidé à affronter la belle-mère et toute la famille plutôt que de
renoncer à ses espérances. Il avait le meilleur prétexte du monde pour
se trouver dans un lieu qui attire tous les voyageurs par la beauté des
sites environnants, le voisinage de la célèbre fontaine et les souvenirs
du grand poëte.
Il apprit bientôt que la jeune marquise de Monteluz était de retour dans
son château. Mieux connue dans ce pays que dans le Vivarais, elle n'y
passait pas pour folle le moins du monde. Tout le monde respectait son
deuil et plaignait son infortune. Adriani fut condamné à entendre, de la
bouche de son hôte qu'il avait questionné avec précaution, le récit
épique de la mort du jeune marquis, et à feindre de l'écouter comme une
chose nouvelle. Il en fut dédommagé par les grands éloges qu'on donnait
à la beauté de celle qu'on appelait la _nouvelle Laure de Vaucluse_. On
parlait aussi de sa bonté, de sa grâce et de ses talents.
Après avoir entendu ainsi, en déjeunant, la causerie de son hôte,
Adriani, arrivé depuis une heure et incapable de goûter un moment de
repos avant d'avoir atteint le but de sa course, se disposa à sortir, en
disant à Comtois de ne pas l'attendre et de ne pas s'inquiéter de lui.
--Eh quoi! monsieur, s'écria Comtois effaré, vous ne dormirez pas un
instant?
--Libre à vous de dormir toute la journée, mon cher Comtois.
--Mais c'est que monsieur me laisse là dans un pays affreux, où je ne
connais pas une âme... Et si monsieur ne revenait pas?
--Je compte revenir, Comtois, et je n'entreprends rien de tragique.
Est-ce que j'ai l'air d'un homme qui va se noyer?
--Non, monsieur... Mais enfin... si monsieur prenait fantaisie d'aller
plus loin sans moi...
--Vous m'êtes donc bien attaché, monsieur Comtois? dit Adriani d'un air
moqueur.
--Ce n'est pas pour ça, répondit Comtois piqué; mais on est toujours
inquiet quand on ne voit pas devant soi. Avec monsieur, on marche
toujours _dans les ténèbres_.
--Ténèbres? dit Adriani en partant d'un éclat de rire qui acheva de
mortifier Comtois. Il fait le plus beau soleil du monde, mon cher!
--N'importe, reprit Comtois irrité. Je ne connaissais pas monsieur pour
un artiste; je suis entré à son service, de confiance, et je voudrais
que monsieur prît la peine de me rassurer ou de me congédier.
--Fort bien! vous dédaignez les arts! dit Adriani, que les angoisses de
son valet de chambre commençaient à divertir, et qui, en achevant de
s'habiller, n'était pas fâché de lui rendre ses mépris en taquineries
inquiétantes; c'est mal à vous, monsieur Comtois. Entre gens de rien,
comme vous et moi, on devrait se soutenir, au lieu de se soupçonner.
--Aurait-il vu mon journal? pensa Comtois.
Il sentit l'ironie et baissa le ton.
--Mon Dieu, monsieur, je ne prétends pas que monsieur...
--Si fait, vous pensez que je vous ai amené au bout de la France et que
je vais vous y oublier. Les artistes sont tous fous, égoïstes,
indélicats. Dame! vous les connaissez bien, je le vois, et il n'y a pas
moyen de vous en faire accroire!
--Monsieur plaisante! dit Comtois épouvanté.
Et, se croyant aux prises avec un aventurier qui levait le masque, il
supputait des frais de séjour illimité à Vaucluse, dans une vaine
attente de son retour, et des frais de route pour retourner seul à
Paris.
Adriani prit son chapeau et se dirigea vers la porte, sans autre
explication. Comtois pâlit. Son maître avait laissé presque tous ses
effets à Mauzères. Pressé de partir, il n'avait emporté qu'une légère
valise et un nécessaire de voyage fort simple. Il n'y avait pas là de
quoi indemniser Comtois.
Adriani attendait qu'il lui adressât quelque impertinence, afin de
savoir à quoi s'en tenir sur son caractère; mais Comtois n'avait pas
d'autre vice que la sottise. Esclave du devoir, il se sentait condamné à
la confiance par celle que son maître lui avait témoignée en mille
occasions. Adriani sourit en voyant cette anxiété refoulée par le
respect humain.
--A propos, dit-il en revenant sur ses pas, comme frappé d'un souvenir:
j'ai mis mon portefeuille dans ce tiroir. Prenez-le sur vous. Comtois;
bien que les gens de cette auberge aient l'air honnête, ce sera encore
plus sûr.
Il lui donna la clef du tiroir et sortit.
Comtois ouvrit précipitamment le portefeuille et vit qu'il contenait une
dizaine de mille francs en billets de banque. Le calme se fit dans son
âme, l'appétit lui revint. Il acheva tranquillement le déjeuner de son
maître, et savoura les excellentes truites de la Sorgue accommodées avec
une véritable _maestria_ par l'hôte de l'hôtel de _Pétrarque_. Il rangea
tout, ensuite, avec les plus grands égards pour la chambre de son
maître, nettoya son encrier de voyage et s'en servit pour consigner dans
son journal les réflexions suivantes:
«Bourgade de Vaucluse, 1er septembre 18...
«Monsieur n'est qu'un artiste, c'est la vérité; mais, malgré ça, c'est
un très-galant homme, qui montre aux gens, dans l'occasion, le cas
qu'il fait de leur probité. Monsieur est aussi un homme fort aimable.
Il a causé avec moi, ce matin, pour la première fois, et m'a mis à
même de voir qu'il n'est pas sans esprit et sans éducation.»
Après quoi, Comtois alla voir la grotte et le lac souterrain de
Vaucluse; ce qui lui fournit matière à une lettre descriptive adressée à
son _épouse_, et qui commençait ainsi:
«Rien de plus étonné que moi à la vue de cette eau chantée par M.
Pétrarque! etc.»
Constatons un fait, avant de laisser M. Comtois à ses élucubrations:
c'est qu'il avait pour sa femme une affection protectrice. Il avouait
volontiers à ses amis qu'il avait fait un _mariage de garnison_, car
elle était simple cuisinière et ne mettait pas un mot d'orthographe;
mais elle avait de l'esprit naturel, disait-il, et devinait des choses
au-dessus de sa portée. Voilà pourquoi il n'était pas fâché de
l'éblouir, dans l'occasion, par une supériorité qu'il jugeait
incontestable.
Adriani avait pourtant passé devant la source sans lui accorder un
regard. Il avait traversé les montagnes environnantes, se dirigeant à
vol d'oiseau vers le village de Gordès, qu'on lui avait indiqué comme
voisin de Larnac. Il arrivait au milieu du jour, insensible à la fatigue
et à une chaleur accablante, au terme de sa course.
Là seulement, il put songer à admirer le pays, qui était superbe, et des
vallées fertiles, protégées de montagnes d'un assez beau caractère.
Larnac était un vieux manoir d'un aspect imposant par sa situation,
d'une importance médiocre cependant, mais rendu confortable par la
longue résidence d'une famille aisée et les soins que la belle-mère de
Laure y avait donnés durant la tutelle de cette dernière. Dans les
premiers jours de son mariage, Laure elle-même avait rempli sa demeure
d'une certaine élégance, sans luxe déplacé. Elle eût voulu faire aimer
cet intérieur à son jeune mari. Depuis la mort d'Octave, Laure ne
s'était plus souciée ni occupée de rien; mais la marquise avait
entretenu toutes choses avec ponctualité.
Le mot de ponctualité est celui qui convient le mieux pour résumer le
caractère et l'existence entière de cette femme que son entourage
distinguait de Laure en l'appelant _la marquise_, tandis que Laure,
marquise aussi, mais tenue dans une sorte d'infériorité de convenance,
était désignée sous le nom de _madame Octave_. Nous suivrons cette
donnée quant à la belle-mère, pour éviter toute confusion.
Son _nom de fille_, comme on dit encore dans les anciennes familles,
était Andrée d'Oppédète. Elle avait été fort belle, mais froide, sans
charme et sans grâce. Élevée dans un couvent d'Avignon, produite ensuite
dans le monde d'Avignon, de Marseille, de Nîmes et d'Uzès, mariée à un
gentilhomme sans avoir, mais dont les ancêtres avaient fourni des
viguiers à toutes les vigueries de la Provence: épouse sans amour, mère
sans faiblesse, femme sans reproche, elle avait mené, sous le plus beau
soleil du monde, une vie glacée par les préjugés aristocratiques et
religieux, si obstinés dans le midi de la France. Ces préjugés n'étaient
pas chez elle à l'état violent. Toute violence lui était inconnue. Ils
étaient à l'état de foi inébranlable, béate, indestructible. Vue d'un
seul côté, c'était une très-respectable nature, rigide sur tous les
points d'honneur, désintéressée, libérale autant que lui permettaient
ses idées d'ordre et la médiocrité de sa fortune; indulgente autant que
peut l'être une orthodoxie à seize quartiers: chaste autant que peut
l'être une femme qui, par ordre du confesseur, subit sans amour la loi
du mariage.
Longtemps la belle Andrée brilla dans le monde provençal comme un meuble
d'apparat qui ornait les fêtes sans les égayer. Sans sortir de sa
famille, qui se ramifiait par ses alliances à une population entière de
cousins, d'oncles, de germains et issus de germains, elle se trouvait
très-répandue. Les devoirs de famille lui créèrent donc des habitudes de
représentation et d'hospitalité, et, quand elle avait dit _le monde_,
objet de son respect ou de ses égards, elle croyait parler de l'univers,
et ne se doutait pas que l'opinion pût dicter ses arrêts ailleurs que
dans le petit groupe que formaient, en somme, ses grandes relations au
sein d'une petite caste.
Le récit de Toinette, relativement à la longue opposition de la marquise
au mariage d'Octave et de sa pupille, était parfaitement véridique.
Cette mère rigide, cette fière patricienne pauvre, eût laissé mourir
d'amour et de douleur son fils et sa nièce plutôt que de se laisser
soupçonner de calcul et de captation. Elle ne céda qu'en voyant Laure
toucher à sa majorité sans varier sa préférence; mais, en cédant, elle
se garda bien de témoigner aucune joie d'un mariage qui redorait un peu
le blason de sa famille. Elle ne ressentit même aucune admiration pour
la constance et la générosité de sa pupille. Elle les regarda comme des
choses toutes simples, à la hauteur desquelles sa fierté, à défaut de sa
sensibilité, l'eût placée, et elle se contenta de dire:
--C'est bien, je me rends!
La mort tragique de son fils n'entama point ce mâle courage. Elle avait
sans doute des entrailles maternelles, et elle en ressentit le
déchirement; mais, la première consternation passée, on ne s'aperçut de
sa douleur qu'à la disparition complète du rare et pâle sourire qui
effleurait parfois jadis ses traits austères. Quelques fils argentés se
mêlèrent à ses cheveux, jusque-là noirs comme l'ébène. On jugea qu'elle
avait mortellement souffert sous son air résigné. C'est possible, c'est
probable; mais ce ne fut pas seulement la piété qui triompha de ses
regrets, ce fut l'orgueil et même la vanité. Il n'est point de femme
belle sans complaisance secrète pour elle-même. Faute de charmes, la
belle Andrée n'avait jamais plu à personne. Elle le savait, elle l'avait
senti. Elle savait aussi qu'elle ne pouvait briller ni par l'esprit, ni
par l'instruction. Elle s'enveloppa dans sa fermeté de caractère, qu'en
plus d'une occasion on avait remarquée, et que son mari vantait pour
avoir quelque chose à vanter dans son intérieur. Elle s'y enferma si
bien, que nulle matrone romaine n'y eût mis plus de pompe et de
solennité.
Au moment où Adriani approchait du château, Laure et sa belle-mère,
assises dans un assez beau salon, qui passait pour somptueux dans un
pays où le luxe a fort peu pénétré, causaient ensemble pour la première
fois depuis bien longtemps. Laure, involontairement, mais profondément
froissée par le stoïcisme intolérant de la marquise, s'était presque
toujours renfermée dans un silence respectueux, se disant, avec raison,
qu'une personne dont toute l'action morale se bornait à la _science des
égards_ n'avait pas droit à autre chose que des égards. Arrivée la
veille et très-fatiguée, Laure s'était levée tard et commençait avec la
marquise un entretien qui ne pouvait être un épanchement et qui prenait
le caractère d'une explication.
--Eh bien, ma fille, dit la marquise, dont la voix inflexible ne savait
mettre aucune douceur dans ce parler maternel, vous êtes reposée, vous
pouvez me parler de vous-même. Mademoiselle Muiron, que j'ai interrogée
ce matin sur votre santé, m'a répondu que vous étiez à la fois mieux et
plus mal; mais cette bonne personne a si peu de jugement, que j'aime
mieux ne m'en rapporter qu'à vous. Je ne saurais la suivre dans son
langage affecté et dans ses réponses embrouillées. Voyons, comment vous
trouvez-vous au physique et au moral, après l'étrange voyage que vous
venez de faire?
Laure se sentit peu disposée à répondre à des marques d'intérêt qui
ressemblaient à une critique. Elle se contenta de sourire avec
mélancolie et de demander pourquoi la marquise qualifiait son voyage
d'étrange.
--Je ne prétends pas ridiculiser vos démarches, ma très-chère, répondit
la marquise, encore moins les blâmer. Je me suis permis seulement de
penser que vous étiez bien jeune pour quitter ainsi l'aile maternelle,
et bien faible de santé pour vous jeter dans la solitude.
Laure garda le silence, décidée à n'entamer jamais aucune lutte avec sa
belle-mère. Celle-ci reprit:
--Vous êtes maîtresse de vos actions, je le sais, et je reconnais vos
droits à l'indépendance. Ce n'est donc pas de moi que vous relèverez
jamais, mais des convenances d'un monde qui n'aura pas pour vous
l'indulgence à laquelle vous prétendez.
--Je ne prétends à rien, répondit Laure; mais puis-je savoir de quoi ce
monde souverain m'accuse?
--De rien que je sache; mais il s'étonne un peu, et peut-être
trouverez-vous avec moi qu'il ne faudrait même pas inquiéter les
jugements humains.
--Je pense que vous avez toujours raison, chère maman, dit la jeune
femme avec une douceur sans abandon. Vous ne pouvez pas vous tromper, et
vos pensées sont un code, comme vos actions sont un modèle infaillible
vis-à-vis du monde: mais je ne suis plus du monde, moi, vous le savez.
--Je regrette, reprit la marquise, sans montrer son mécontentement par
la moindre émotion, que vous persistiez dans cette bizarrerie de vous
croire affranchie de tous les liens que subissent sans effort les âmes
bien nées. J'aurais cru que le temps et le recueillement de la solitude,
que les fruits de la prière et la gravité de votre rôle de veuve, vous
procureraient enfin le courage de donner le bon exemple. Je suis
persuadée que vous ne sentez pas le danger où vous mettez les âmes, en
vous montrant si consternée, si indifférente aux témoignages d'estime
qui vous entourent. Permettez à mon affection de vous dire qu'on se doit
aux autres, et que les regrets les mieux fondés, le chagrin le plus
légitime, peuvent revêtir une apparence de romanesque et de passionné
qui ne sied point à une jeune femme...
La marquise en était là de son sermon, quand Toinette entra, la figure
bouleversée, en disant à Laure:
--Madame, vous plaît-il de venir un instant?
--Qu'est-ce donc? dit la marquise en se levant. Est-il arrivé un
accident à quelqu'un de la maison?
--Non, madame, répondit Toinette embarrassée. C'est quelqu'un qui
demande à voir madame Octave.
--Un homme de la campagne? reprit la marquise. Qu'il vienne; nous
écoutons tout le monde.
--Non, dit Laure, qui avait compris, du premier regard, le trouble de
Toinette, et dont le coeur s'ouvrait inopinément à une profonde
satisfaction: c'est une visite, n'est-ce pas, Toinette?
--Eh bien, quelle est donc cette manière d'annoncer? dit la marquise à
Toinette. Vous vous levez, ma fille? Vous allez au-devant de la
personne?... Sachez d'abord qui c'est.
--C'est une personne que je connais, répondit Laure en allant jusqu'à la
porte du salon, et en tendant la main à Adriani.
Adriani entra en baisant cette main avec transport. La marquise resta
stupéfaite.
Adriani était si ému, si enivré d'être reçu ainsi, qu'il ne voyait pas
seulement la marquise.
--Maman, dit Laure à sa belle-mère avec l'aisance la moins équivoque, je
vous présente M. d'Argères, dont je n'ai pas encore eu le temps de vous
parler, mais qui mérite de vous un bon accueil.
--Je n'ai pas à en douter, ma fille, répondit la marquise en saluant
Adriani, d'après celui que vous lui faites. Vous avez connu monsieur
dans votre voyage, et il faut que ce soit un homme d'un grand mérite
pour qu'une si nouvelle connaissance ait déjà pris place dans votre
intimité.
Adriani, qui tenait toujours la main de Laure dans les siennes, se
réveilla comme en sursaut, non pas tant aux paroles de la marquise,
qu'il entendit confusément, qu'au regard terrible qu'elle attacha sur
lui. Il n'y avait pourtant aucune colère dans ce regard; mais il s'en
échappait un froid de glace qui passait dans tous les membres.
Adriani quitta la main de Laure après l'avoir baisée une seconde fois;
il salua profondément la marquise, et, surmontant l'espèce de paralysie
que lui causait l'aspect de cette femme, il la regarda fixement aussi,
attendant qu'elle passât de l'épigramme au reproche.
La marquise restait debout, et cette attitude était fort significative.
Laure ne pouvait ni s'asseoir ni faire asseoir son hôte, avant que la
vieille dame, habituée d'ailleurs au rôle de première maîtresse de la
maison, leur en eût donné l'exemple.
Cette situation bizarre dura presque une minute, c'est-à-dire un siècle,
si l'on se représente l'embarras intérieur d'Adriani.
Mais il avait trop d'usage pour ne pas paraître aussi à l'aise que si la
marquise l'eût reçu à bras ouverts, et cette aisance la frappa vivement.
Elle sentit quelque chose de supérieur dans cet inconnu, et, comme, à
ses yeux, la supériorité, c'était un grand nom ou une grande position
dans le monde, elle craignit d'avoir été trop loin et se rassit en
invitant, d'un geste royal, sa belle-fille et son hôte à en faire
autant. Puis elle se renferma dans un silence majestueux, mais droite
sur son fauteuil et attendant une explication.
Il n'appartenait pas à Laure de la donner. Elle ne pouvait disposer de
la révélation, qu'Adriani ne voulait sans doute pas faire à un tiers, de
ses sentiments secrets. Elle eût été bien embarrassée de donner le
moindre éclaircissement sur la position qu'il occupait dans la société,
puisqu'elle n'avait pas seulement songé à s'en enquérir.
Toinette, qui, par privilége d'ancienneté, avait place au salon, s'était
réfugiée dans un coin où, feignant de ranger une corbeille à ouvrage,
épouvantée de l'attitude que prenaient les choses, mais curieuse d'en
voir l'issue, elle offrait la vivante image de la perplexité.


XI

La personne la plus calme, en apparence, dans ce groupe pétrifié,
c'était Adriani. Laure, tranquille pour elle-même, qui ne sentait rien à
se reprocher, n'était pas sans inquiétude pour celui qui, en lui
marquant un attachement si tranché, s'exposait pour elle à d'injustes
affronts.
Adriani était homme de résolution, et, voyant bien clairement que la
marquise ne quitterait pas la place sans savoir à quoi s'en tenir, il
parla ainsi en s'adressant à la vieille dame avec une assurance
respectueuse:
--Il est tout simple que madame la marquise de Monteluz, car c'est à
elle que j'ai l'honneur de parler... (la marquise fit une légère
inclination de tête), veuille savoir quelle est la personne assez
audacieuse pour se présenter ainsi devant elle. Cette personne est
audacieuse, en effet, très-audacieuse; elle ne se le dissimule pas; mais
madame la marquise n'a pas sujet de s'en alarmer, puisque ce n'est pas
devant elle que l'audacieux s'attendait à être admis. Il se serait fait
présenter à elle selon toutes les formalités requises et avec tout le
respect qu'il sait lui devoir, si l'honneur de lui faire sa cour eût été
le but de sa visite.
La personne, la prononciation, les manières d'Adriani avaient tant de
distinction naturelle et acquise, et, en ce moment, sa volonté donnait
quelque chose de si décidé à sa physionomie, que la marquise, se
demandant vainement où elle avait entendu prononcer avec éclat le nom de
d'Argères, se figura qu'elle voyait devant elle quelque prince étranger.
Elle accepta donc paisiblement l'espèce de leçon que lui donnait
l'inconnu, certaine qu'il allait y joindre quelque chose d'assez
flatteur pour la dédommager.
Adriani poursuivit:
--Cependant, puisque l'occasion me sert si bien, et que me voilà
favorisé au point de me trouver en présence des deux châtelaines de
Larnac, je ne suis pas assez écolier pour ne pas en profiter avec
empressement. J'aurais cru d'abord qu'il me suffisait d'être présenté
par la fille à la mère pour être accepté de confiance; mais madame la
marquise daignant m'interroger...
La marquise ne broncha pas. Elle mettait la convenance fort au-dessus de
la courtoisie, et la fausse convenance au-dessus de la vraie, qui eût
exigé qu'elle acceptât, les yeux fermés, la caution de sa belle-fille.
Elle attendit la suite, en femme qui ne transige pas.
Adriani, qui l'observait attentivement sans pouvoir surprendre l'ombre
d'une incertitude ou d'un accommodement dans ses yeux clairs, poursuivit
sans se troubler:
--Je me vois donc forcé de faire ma propre apologie, en dépit de toutes
les règles de la modestie. Je la ferai très-courte. Je suis un homme
irréprochable. J'ai quelque talent, quelque fortune. J'appartiens à une
famille honorable. Je suis passionnément épris de madame Laure de
Monteluz. J'ai osé le lui dire et mettre mon existence à ses pieds. Loin
de m'encourager, elle m'a fui; je l'ai suivie, parce que je persiste, et
que je suis décidé à ne renoncer à mes espérances que chassé d'ici par
elle-même.
Laure resta immobile et comme recueillie dans une méditation calme. Un
pâle sourire éclairait sa figure.
La marquise était plus pétrifiée que jamais. Toinette retenait son
souffle.
Pourtant la marquise n'était pas ennemie de cette sorte de solennité
brusque, qu'elle attribuait à l'aplomb d'un grand personnage. Elle
aimait la lutte et l'obstination de la controverse.
--Monsieur, répondit-elle, dans les usages de la noblesse méridionale,
une demande en mariage exige la réunion des principaux membres d'une
famille; mais je crois deviner que vous êtes étranger, du moins à cette
partie de la France dont nous sommes, ma fille et moi.
--Oui, madame, répondit l'artiste avec vivacité et en regardant Laure,
qu'il lui tardait d'instruire mieux et plus vite que sa belle-mère. Je
suis à moitié étranger, puisque ma mère était Italienne, que je suis né
à Naples, et que je porte volontiers le nom d'Adriani.
Laure tressaillit, rougit faiblement, comme à la joie d'une agréable
découverte, et tendit de nouveau la main à l'artiste, sans faire la
moindre attention à l'étonnement de sa belle-mère et à la consternation
de Toinette.
Ce fut une ivresse de bonheur pour Adriani que ce mouvement spontané.
Laure le savait artiste, et c'était un titre à ses yeux.
Quant à la marquise, qui, sans être musicienne, avait toujours montré
beaucoup d'encouragement et de condescendance pour la passion de Laure à
l'endroit de la musique, ou elle ne se rappela pas avoir ouï parler d'un
chanteur du nom d'Adriani, ou, si elle se souvint d'avoir lu ce nom
gravé sur les cahiers de sa belle-fille, elle ne voulut pas supposer que
ce fût celui qui se donnait pour riche et bien né. Elle se confirma dans
la supposition d'une destinée des plus brillantes, et reprit son résumé.
--Je crois, monsieur, d'après votre personne et votre langage, que vos
poursuites peuvent être très-flatteuses pour ma fille; mais, avec la
vivacité italienne qui vous caractérise, vous voulez marcher trop vite.
La chose est délicate au possible dans l'esprit de deux femmes appelées
par vous à se prononcer sans prendre conseil que d'elles-mêmes. Vous
nous permettrez donc de nous consulter d'abord, ma fille et moi, et
ensuite de réunir notre famille avant de prendre une résolution aussi
grave. C'est l'avis de ma fille et le mien.
Adriani interrogea les regards de Laure, qui restaient doux, mais
vagues.
--A quoi songez-vous, ma fille? dit la marquise étonnée de sa
préoccupation.
Laure se réveilla et dit avec calme:
--Je pensais à lui, maman, à ce qu'il nous dit. A quoi voulez-vous que
je songe quand il est là? Je l'aime autant qu'il m'est possible d'aimer,
et pourtant je ne peux pas encore lui répondre. Je ne peux pas, il le
sait bien.
--Ainsi, Laure, rien n'est changé entre nous? s'écria Adriani. Eh bien,
merci pour la part de confiance que vous me conservez. Je craignais
d'avoir à la reconquérir. Je ne m'en effrayais pourtant pas: j'y étais
si bien résolu! Soyez bénie, si cette fuite ne cache pas le désir de
m'échapper pour toujours.
--Ma fuite ne cache rien, répondit Laure. N'avez-vous pas reçu ma
lettre? Je n'ai jamais fait un pas ni dit un mot qui cachât quelque
chose; ne le savez-vous pas?
--Oui, je le sais. J'ai tort de parler comme je le fais. Je vous
comprends, je vous connais, et c'est pour cela que je vous adore. Vous
avez cru devoir me détacher de vous et m'y aider. Vous savez, Laure, que
je n'accepte pas votre opinion sur vous-même. Déterminé plus que jamais
à la combattre, me voilà à vos pieds. Il faut bien que vous m'y laissiez
jusqu'à ce que votre amitié pour moi devienne de l'amour ou de
l'aversion. Quant à moi, je n'accepterai qu'un seul arrêt de vous: celui
de la haine ou du mépris.
--Celui-là n'arrivera jamais, Adriani. Il m'est aussi impossible de
croire que vous me deviendrez odieux, qu'il m'est impossible de savoir
si je partagerai votre passion. Dans cette incertitude, mon rôle
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