Acté - 02

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les licteurs gardèrent aussitôt la porte.
Nul ne sut ce qui se passa dans cette entrevue. Au bout d'un
quart-d'heure seulement le consul sortit, et Lucius vint rejoindre
Amyclès et Acté sous le péristyle où ils se promenaient; sa figure était
calme et souriante.
--Mon père, lui dit-il, la soirée est belle, ne voudrais-tu pas
accompagner ton hôte jusqu'à la citadelle, d'où l'on dit qu'on embrasse
une vue magnifique? puis je suis curieux de savoir si l'on a exécuté les
ordres de César, qui, lorsqu'il a su que des jeux devaient être célébrés
à Corinthe, a renvoyé l'ancienne statue de Vénus, afin qu'elle fût
propice aux Romains qui viendraient vous disputer les couronnes.
--Hélas! mon fils, répondit Amyclès, je suis maintenant trop vieux pour
servir de guide dans la montagne; mais voici Acté, qui est légère comme
une nymphe, et qui t'accompagnera.
--Merci, mon père, je n'avais point demandé cette faveur de peur que
Vénus ne fût jalouse, et ne se vengeât sur moi de la beauté de ta fille:
mais tu me l'offres, j'aurai le courage de l'accepter.
Acté sourit en rougissant, et, sur un signe de son père, elle courut
chercher un voile et revint aussi chastement drapée qu'une matrone
romaine.
--Ma soeur a-t-elle fait quelque voeu, dit Lucius, ou bien, sans que je
le sache, serait-elle prêtresse de Minerve, de Diane ou de Vesta?
--Non, mon fils, dit le vieillard en prenant le Romain par le bras et en
le tirant à l'écart; mais Corinthe est la ville des courtisanes, tu le
sais: en mémoire de ce que leur intercession a sauvé la ville de
l'invasion de Xercès, nous les avons fait peindre dans un tableau, comme
les Athéniens les portraits de leurs capitaines après la bataille de
Marathon; depuis lors, nous craignons tellement d'en manquer, que nous
en faisons acheter à Byzance, dans les îles de l'Archipel et jusqu'en
Sicile. On les reconnaît à leur visage et à leur sein découvert.
Rassure-toi, Acté n'est point une prêtresse de Minerve, de Diane ni de
Vesta; mais elle craint d'être prise pour une adoratrice de Vénus. Puis,
haussant la voix: Allez, mes enfants, va ma fille, continua le
vieillard, et, du haut de la colline, rappelle à notre hôte, en lui
montrant les lieux qui les gardent, tous les vieux souvenirs de la
Grèce: le seul bien qui reste à l'esclave et que ne peuvent lui arracher
ses maîtres, c'est la mémoire du temps où il était libre.
Lucius et Acté se mirent en route, et en peu d'instants le Romain et la
jeune fille eurent atteint la porte du nord, et s'engagèrent dans le
chemin qui conduit à la citadelle. Quoiqu'à vol d'oiseau elle parût à
cinq cents pas à peine de la ville, il se repliait en tant de manières,
qu'ils furent près d'une heure à le parcourir. Deux fois sur la route
Acté s'arrêta: la première, pour montrer à Lucius le tombeau des enfants
de Médée; la seconde, pour lui faire remarquer la place où Bellérophon
reçut des mains de Minerve le cheval Pégase; enfin ils arrivèrent à la
citadelle, et, à l'entrée d'un temple qui y attenait, Lucius reconnut la
statue de Vénus couverte d'armes brillantes, ayant à sa droite celle de
l'Amour, et à sa gauche celle du Soleil, le premier dieu qu'on ait adoré
à Corinthe: Lucius se prosterna et fit sa prière.
Cet acte de religion accompli, les deux jeunes gens prirent un sentier
qui traversait le bois sacré et conduisait au sommet de la colline. La
soirée était superbe, le ciel pur et la mer tranquille. La Corinthienne
marchait devant, pareille à Vénus conduisant Énée sur la route de
Carthage; et Lucius, qui venait derrière elle, s'avançait au travers
d'un air embaumé des parfums de sa chevelure; de temps en temps elle se
retournait, et comme, en sortant de la ville, elle avait rabattu son
voile sur ses épaules, le Romain dévorait de ses yeux ardents cette tête
charmante à laquelle la marche donnait une animation nouvelle, et ce
sein qu'il voyait haleter à travers la légère tunique qui le recouvrait.
À mesure qu'ils montaient, le panorama prenait de l'étendue. Enfin à
l'endroit le plus élevé de la colline, Acté s'arrêta sous un mûrier, et,
s'appuyant contre lui pour reprendre haleine:
--Nous sommes arrivés, dit-elle à Lucius; que dites-vous de cette vue?
ne vaut-elle pas celle de Naples?
Le Romain s'approcha d'elle sans lui répondre, passa, pour s'appuyer,
son bras dans une des branches de l'arbre, et au lieu de regarder le
paysage, fixa sur Acté des yeux si brillants d'amour, que la jeune
fille, se sentant rougir, se hâta de parler pour cacher son trouble.
--Voyez du côté de l'orient, dit-elle; malgré le crépuscule qui commence
à s'étendre, voici la citadelle d'Athènes, pareille à un point blanc, et
le promontoire de Sunium, qui se découpe sur l'azur des flots comme le
fer d'une lance; plus près de nous, au milieu de la mer Saronique, cette
île que vous voyez, et qui a la forme d'un fer de cheval, c'est
Salamine, où combattit Eschyle et où fut battu Xercès; au-dessous, vers
le midi, dans la direction de Corinthe, et à deux cents stades d'ici à
peu près, vous pouvez apercevoir Némée et la forêt dans laquelle Hercule
tua le lion dont il porta toujours la dépouille comme un trophée de sa
victoire; plus loin, au pied de cette chaîne de montagnes qui borne
l'horizon, est Épidaure, chère à Esculape; et, derrière elle, Argos, la
patrie du roi des rois; à l'occident, noyées dans les flots d'or du
soleil couchant, au bout des riches plaines de Sycione, au-delà de cette
ligne bleue que forme la mer, comme des vapeurs flottantes sur le ciel,
apercevez-vous Samos et Ithaque? Et maintenant tournez le dos à Corinthe
et regardez vers le nord: voici, à notre droite, le Cythéron où fut
exposé Oedipe; à notre gauche Leuctres où Épaminondas battit les
Lacédémoniens; et, en face de nous, Platée où Aristide et Pausanias,
vainquirent les Perses; puis, au milieu, et à l'extrémité de cette
chaîne de montagnes qui court de Attique en Étolie, l'Hélicon, couvert
de pins, de myrtes et de lauriers, et le Parnasse avec ses deux sommets
tout blancs de neige, entre lesquels coule la fontaine Castalie, qui a
reçu des Muses le don de donner l'esprit portique à ceux qui boivent de
ses eaux.
--Oui, dit Lucius, ton pays est la terre des grands souvenirs: il est
malheureux que tous ses enfants ne les conservent pas avec une religion
pareille à la tienne, jeune fille; mais console-toi, si la Grèce n'est
plus reine par la force, elle l'est toujours par la beauté, et cette
royauté-là est la plus douce et la plus puissante.
Acté porta la main à son voile; mais Lucius arrêta sa main. La
Corinthienne tressaillit, et cependant n'eut point le courage de la
retirer: quelque chose comme un nuage passa devant ses yeux, et, sentant
ses genoux faiblir, elle s'appuya contre le tronc du mûrier.
On en était à cette heure charmante qui n'est déjà plus le jour et point
encore la nuit: le crépuscule, étendu sur toute la partie orientale de
l'horizon, couvrait l'Archipel et l'Attique; tandis que du côté opposé,
la mer Ionienne, roulant des vagues de feu, et le ciel des nuages d'or,
semblaient n'être séparés l'un de l'autre que par le soleil qui,
semblable à un grand bouclier rougi à la forge, commençait d'éteindre
dans l'eau son extrémité inférieure. On entendait encore bourdonner la
ville comme une ruche: mais tous les bruits de la plaine et de la
montagne mouraient les uns après les autres; de temps en temps seulement
le chant aigu d'un pâtre retentissait du côté de Cythéron, ou le cri
d'un matelot tirant sa barque sur la plage montait de la mer Saronique
ou du golfe de Crissa. Les insectes de la nuit commençaient à chanter
sous l'herbe, et les lucioles, répandues par milliers dans l'air tiède
du soir, brillaient comme les étincelles d'un foyer invisible. On
sentait que la nature, fatiguée de ses travaux du jour, se laissait
aller peu à peu au sommeil, et que dans quelques instants tout se
tairait pour ne pas troubler son voluptueux repos.
Les jeunes gens eux-mêmes, cédant à cette impression religieuse,
gardaient le silence, lorsqu'on entendit du côté du port de Léchée un
cri si étrange, qu'Acté frissonna. Le Romain, de son côté, tourna
vivement la tête, et ses yeux se portèrent directement sur sa birème
qu'on apercevait sur la plage, pareille à un coquillage d'or. Par un
sentiment de crainte instinctif, la jeune fille se releva et fil un
mouvement pour reprendre le chemin de la ville; mais Lucius l'arrêta:
elle céda sans rien dire, et, comme vaincue par une puissance
supérieure, s'appuya de nouveau contre l'arbre ou plutôt contre le bras
que Lucius avait passé, sans qu'elle s'en aperçût, autour de sa taille,
et, laissant tomber sa tête en arrière, elle regarda le ciel les yeux à
demi fermés et la bouche à demi close. Lucius la contemplait
amoureusement dans cette pose charmante, et, quoiqu'elle sentît les yeux
du Romain l'envelopper de leurs rayons ardents, elle n'avait pas la
force de s'y soustraire, lorsqu'un second cri, plus rapproché et plus
terrible, traversa cet air doux et calme, et vint réveiller Acté de son
extase.
--Fuyons, Lucius, s'écria-t-elle avec effroi, fuyons! il y a quelque
bête féroce qui erre dans la montagne; fuyons. Nous n'avons que le bois
sacré à traverser, et nous sommes au temple de Vénus ou à la citadelle.
Viens, Lucius, viens.
Lucius sourit.
--Acté craint-elle quelque chose, dit-il, lorsqu'elle est près de moi?
Quant à moi, je sens que pour Acté je braverais tous les monstres qu'ont
vaincus Thésée, Hercule et Cadmus.
--Mais sais-tu quel est ce bruit? dit la jeune fille tremblante.
--Oui; répondit en souriant Lucius, oui, c'est le rauquement du tigre.
--Jupiter! s'écria Acté en se jetant dans les bras du Romain; Jupiter,
protège-nous!
En effet, un troisième cri, plus rapproché et plus menaçant que les deux
premiers, venait de traverser l'espace; Lucius y répondit par un cri à
peu près pareil. Presqu'au même moment une tigresse bondissante sortit
du bois sacré, s'arrêta, se dressant sur ses pattes de derrière comme
indécise du chemin; Lucius fit entendre un sifflement particulier, la
tigresse s'élança, franchissant myrtes, chênes-verts et lauriers-roses,
comme un chien fait de la bruyère, et se dirigea vers lui, rugissante de
joie. Tout à coup le Romain sentit peser à son bras la jeune
Corinthienne: elle était renversée, évanouie et mourante de terreur.
Lorsqu'Acté revint à elle, elle était dans les bras de Lucius, et la
tigresse, couchée à leurs pieds, étendait câlinement sur les genoux de
son maître sa tête terrible dont les yeux brillaient comme des
escarboucles. À cette vue, la jeune fille se rejeta dans les bras de son
amant, moitié par terreur, moitié par honte, tout en étendant la main
vers sa ceinture dénouée, jetée à quelques pieds d'elle. Lucius vit
cette dernière tentative de la pudeur, et, détachant le collier d'or
massif qui entourait le cou de la tigresse, et auquel pendait encore un
anneau de la chaîne qu'elle avait brisée, il l'agrafa autour de la
taille mince et flexible de sa jeune amie; puis, ramassant la ceinture
qu'il avait furtivement dénouée, il attacha un bout du ruban au cou de
la tigresse, et remit l'autre entre les doigts tremblants d'Acté; alors,
se levant tous deux, ils redescendirent silencieusement vers la ville,
Acté s'appuyant d'une main sur l'épaule de Lucius, et de l'autre
conduisant, enchaînée et docile, la tigresse qui lui avait fait si
grande peur.
À l'entrée de la ville, ils rencontrèrent l'esclave nubien chargé de
veiller sur Phoebé; il l'avait suivie dans la campagne, et l'avait
perdue de vue au moment où l'animal, ayant retrouvé la trace de son
maître, s'était élancé du côté de la citadelle. En apercevant Lucius, il
se mit à genoux, baissant la tête et attendant le châtiment qu'il
croyait avoir mérité; mais Lucius était trop heureux en ce moment pour
être cruel: d'ailleurs Acté le regardait en joignant les mains.
--Relève-toi, Lybicus, dit le Romain: pour cette fois je te pardonne;
mais désormais veille mieux sur Phoebé: tu es cause que cette belle
nymphe a eu si grande peur qu'elle a pensé en mourir. Allons, mon
Ariane, remettez votre tigresse à son gardien; je vous en attellerai une
couple à un char d'or et d'ivoire, et je vous ferai passer au milieu
d'un peuple qui vous adorera comme une déesse.... C'est bien, Phoebé,
c'est bien. Adieu....
Mais la tigresse ne voulut point s'en aller ainsi: elle s'arrêta devant
Lucius, se dressa contre lui, et, posant ses deux pattes de devant sur
ses épaules, elle le caressa de sa langue en poussant de petits
rugissements d'amour.
--Oui, oui, dit Lucius à demi-voix; oui, vous êtes une noble bête; et
quand nous serons de retour à Rome, je vous donnerai à dévorer une belle
esclave chrétienne avec ses deux enfants. Allez, Phoebé, allez.
La tigresse obéit comme si elle comprenait cette sanglante promesse, et
elle suivit Lybicus, mais non sans se retourner vingt fois encore du
côté de son maître; et ce ne fut que lorsqu'il eut disparu avec Acté,
pâle et tremblante, derrière la porte de la ville, qu'elle se décida à
regagner sans opposition la cage dorée qu'elle habitait à bord du
navire.
Sous le vestibule de son hôte, Lucius trouva l'esclave cubiculaire: il
l'attendait pour le conduire à sa chambre. Le jeune Romain serra la main
d'Acté, et suivit l'esclave qui le précédait avec une lampe. Quant à la
belle Corinthienne, elle alla, selon son habitude, baiser le front du
vieillard qui, la voyant si pâle et si agitée, lui demanda quelle
crainte la tourmentait.
Alors elle lui raconta la terreur que lui avait faite Phoebé, et comment
ce terrible animal obéissait au moindre signe de Lucius.
Le vieillard resta un instant pensif; puis avec inquiétude:
--Quel est donc cet l'homme, dit-il, qui joue avec les tigres, qui
commande aux proconsuls, et qui blasphème les dieux!
Acté approcha ses lèvres froides et pâles du front de son père; mais à
peine osa-t-elle les poser sur les cheveux blancs du vieillard: elle se
retira dans sa chambre, et, tout éperdue, ne sachant si ce qui s'était
passé était un songe ou une réalité, elle porta les mains sur elle-même
pour s'assurer qu'elle était bien éveillée. Alors elle sentit sous ses
doigts le cercle d'or qui avait remplacé sa ceinture virginale, et,
s'approchant de la lampe, elle lut sur le collier ces mots qui
répondaient si directement à sa pensée: J'appartiens à Lucius.


Chapitre III

La nuit se passa en sacrifices: les temples furent ornés de festons
comme pour les grandes fêtes de la patrie; et aussitôt les cérémonies
sacrées achevées, quoiqu'il fût à peine une heure du matin, la foule se
précipita vers le gymnase, tant était grand l'empressement de revoir les
jeux qui rappelaient les vieux et beaux jours de la Grèce.
Amyclès était l'un des huit juges élus: en cette qualité, il avait sa
place réservée en face de celle du proconsul romain: il n'arriva donc
qu'au moment où les jeux allaient commencer. Il trouva à la porte Sporus
qui venait y rejoindre son maître, et à qui les gardes refusaient
l'entrée, parce qu'à son teint blanc, à ses mains délicates, à sa
démarche indolente, ils le prenaient pour une femme. Or, une ancienne
loi remise en vigueur condamnait à être précipitée d'un rocher toute
femme qui assisterait aux exercices de la course et de la lutte, où les
athlètes combattaient nus. Le vieillard répondit de Sporus, et l'enfant,
arrêté un instant, put rejoindre son maître.
Le gymnase était pareil à une ruche: outre les premiers arrivés, assis
sur les gradins et pressés les uns contre les autres, tout espace était
rempli. Les vomitoires semblaient fermés d'une muraille de têtes; le
couronnement de l'édifice était surmonté de tout un rang de spectateurs
debout, se soutenant les uns aux autres, et dont le seul point d'appui
était, de dix pieds en dix pieds, les poutres dorées auxquelles se
tendait le velarium: et cependant beaucoup bourdonnaient encore comme
des abeilles aux portes de cet immense vaisseau, dans lequel venait non
seulement de disparaître la population de Corinthe, mais encore les
députés du monde entier qui accouraient à ces fêtes. Quant aux femmes,
on les voyait de loin aux portes et sur les murailles de la ville, où
elles attendaient que fût proclamé le nom du vainqueur.
À peine Amyclès fut-il assis, que, le nombre des juges se trouvant
complet, le proconsul se leva et annonça, au nom de César Néron,
empereur de Rome et maître du monde, que les jeux étaient ouverts. De
grands cris et de grands applaudissements accueillirent ses paroles, et
tous les yeux se tournèrent vers le portique où attendaient les
lutteurs. Sept jeunes gens en sortirent et s'avancèrent vers la tribune
du proconsul. Deux des lutteurs seulement étaient de Corinthe; et parmi
les cinq autres il y avait un Thébain, un Syracusain, un Sybarite et
deux Romains.
Les deux Corinthiens étaient deux frères jumeaux; ils s'avancèrent les
bras entrelacés, vêtus d'une tunique pareille, et si semblables l'un à
l'autre de taille, de tournure et de visage, que tout le cirque battit
des mains à l'aspect de ces deux Ménechmes. Le Thébain était un jeune
berger qui, gardant ses troupeaux près du mont Cythéron, en avait vu
descendre un ours, s'était jeté au-devant de lui, et, sans armes contre
ce terrible antagoniste, s'était pris corps à corps avec lui et l'avait
étouffé dans la lutte. En souvenir de cette victoire, il s'était couvert
les épaules de la peau de l'animal vaincu, dont la tête, lui servant de
casque, encadrait de ses dents blanches son visage bruni par le soleil.
Le Syracusain avait donné de sa force une preuve non moins
extraordinaire. Un jour que ses compatriotes faisaient un sacrifice à
Jupiter, le taureau, mal frappé par le sacrificateur, s'élança au milieu
de la foule, tout couronné de fleurs, tout paré de ses bandelettes, et
il avait déjà écrasé sous ses pieds plusieurs personnes, lorsque le
Syracusain le saisit par les cornes, et, levant l'une et baissant
l'autre, le fit tomber sur le flanc et le maintint sous lui, comme un
athlète vaincu, jusqu'au moment où un soldat lui enfonça son épée dans
la gorge. Enfin, le jeune Sybarite, qui avait lui-même ignoré longtemps
sa force, en avait reçu la révélation d'une manière non moins fortuite.
Couché avec ses amis sur des lits de pourpre, autour d'une table
somptueuse, il avait tout à coup entendu des cris: un char, emporté par
deux chevaux fougueux, allait se briser au premier angle de la rue; dans
ce char était sa maîtresse: il s'élança par la fenêtre, saisit le char
par derrière; les chevaux arrêtés tout à coup se cabrèrent, l'un des
deux tomba renversé, et le jeune homme reçut dans ses bras sa maîtresse
évanouie, mais sans blessure. Quant aux deux Romains, l'un était un
athlète de profession, connu par de grands triomphes; l'autre était
Lucius.
Les juges mirent sept bulletins dans une urne. Deux de ces bulletins
étaient marqués d'un A, deux d'un B, deux d'un C, enfin le dernier d'un
D. Le sort devait donc former trois couples, et laisser un septième
athlète pour combattre avec les vainqueurs. Le proconsul mêla lui-même
les bulletins, puis les sept combattants s'avancèrent, en prirent chacun
un, le déposèrent entre les mains du président des jeux; celui-ci les
ouvrit les uns après les autres et les appareilla. Le hasard voulut que
les deux Corinthiens eussent chacun un A, le Thébain et le Syracusain
chacun un B, le Sybarite et l'athlète les deux C, et Lucius le D.
Les athlètes, ignorant encore dans quel ordre le sort les avait désignés
pour combattre, se déshabillèrent, à l'exception de Lucius qui, devant
entrer en lice le dernier, resta enveloppé de son manteau. Le proconsul
appela les deux A; aussitôt les deux frères s'élancèrent du portique et
se trouvèrent en face l'un de l'autre, la surprise leur arracha un cri
auquel l'assemblée répondit par un murmure d'étonnement; puis ils
restèrent un instant immobiles et hésitants. Mais ce moment n'eut que la
durée d'un éclair, car ils se jetèrent aussitôt dans les bras l'un de
l'autre; l'amphithéâtre éclata tout entier dans un unanime
applaudissement, et, au bruit de cet hommage rendu à l'amour fraternel,
les deux beaux jeunes gens se reculèrent en souriant pour laisser le
champ libre à leurs rivaux, et, pareils à Castor et Pollux, appuyés au
bras l'un de l'autre, d'acteurs qu'ils croyaient être, ils devinrent
spectateurs.
Ceux qui devaient figurer les seconds se trouvèrent alors être les
premiers; le Thébain et le Syracusain s'avancèrent donc à leur tour; le
vainqueur d'ours et le dompteur de taureaux se mesurèrent des yeux, puis
s'élancèrent l'un sur l'autre. Un instant, leurs deux corps réunis et
emboîtés eurent l'aspect d'un tronc noueux et informe, capricieusement
modelé par la nature, qui tout à coup roula déraciné comme par un coup
de foudre. Pendant quelques secondes on ne put, au milieu de la
poussière, rien distinguer, tant les chances paraissaient égales pour
tous deux, et si rapidement chacun des athlètes se retrouvait tantôt
dessus, tantôt dessous; enfin le Thébain finit par maintenir son genou
sur la poitrine du Syracusain, et lui entourant la gorge de ses deux
mains comme d'un anneau de fer, il le serra avec une telle violence que
celui-ci fut obligé de lever la main, en signe qu'il s'avouait vaincu.
Des applaudissements unanimes, qui prouvaient avec quel enthousiasme les
Grecs assistaient à ce spectacle, saluèrent le dénouement de ce premier
combat: et ce fut à leur bruit trois fois renaissant que le vainqueur
vint se placer sous la loge du proconsul, et que son antagoniste,
humilié, rentra sous le portique, d'où sortit aussitôt la dernière
couple de combattants, qui se composait du Sybarite et de l'athlète.
Ce fut une chose curieuse à voir, lorsqu'ils eurent dépouillé leurs
vêtements, et tandis que les esclaves les frottaient d'huile, que ces
deux hommes d'une nature opposée et offrant les deux plus beaux types de
l'antiquité, celui de l'Hercule et celui de l'Antinoüs: l'athlète avec
ses cheveux courts et ses membres bruns et musculeux, le Sybarite avec
ses longs anneaux ondoyants et son corps blanc et arrondi. Les Grecs,
ces grands adorateurs de la beauté physique, ces religieux sectateurs de
la forme, ces maîtres en toute perfection, laissèrent échapper un
murmure d'admiration qui fit en même temps relever la tête aux deux
adversaires. Leurs regards pleins d'orgueil se croisèrent comme deux
éclairs, et, sans attendre ni l'un ni l'autre que cette opération
préparatoire fût complètement achevée, ils s'arrachèrent aux mains de
leurs esclaves et s'avancèrent au devant l'un de l'autre.
Arrivés à la distance de trois ou quatre pas, ils se regardèrent avec
une nouvelle attention, et chacun sans doute reconnut dans son
adversaire un rival digne de lui, car les yeux de l'un prirent
l'expression de la défiance, et les yeux de l'autre celle de la ruse.
Enfin, d'un mouvement spontané et pareil, ils se saisirent chacun par
les bras, appuyèrent leurs fronts l'un contre l'autre, et, pareils à
deux taureaux qui luttent, tentèrent le premier essai de leur force en
essayant de se faire reculer. Mais tous deux restèrent debout et
immobiles à leur place, pareils à des statues dont la vie ne serait
indiquée que par le gonflement progressif des muscles qui semblaient
prêts de se briser. Après une minute d'immobilité, tous deux se
rejetèrent en arrière, secouant leurs têtes inondées de sueur, et
respirant avec bruit, comme des plongeurs qui reviennent à la surface de
l'eau.
Ce moment d'intervalle fut court; les deux ennemis en vinrent de nouveau
aux mains, et cette fois ils se saisirent à bras le corps; mais, soit
ignorance de ce genre de combat, soit conviction de sa force, le
Sybarite donna l'avantage à son adversaire en se laissant saisir sous
les bras; l'athlète l'enleva aussitôt, et lui fit perdre terre.
Cependant, ployant sous le poids, il fit en chancelant trois pas en
arrière, et, dans ce mouvement, le Sybarite étant parvenu à toucher le
sol du pied, il reprit toutes ses forces, et l'athlète, déjà ébranlé,
tomba dessous; mais à peine eut-on le temps de lui voir toucher le sol,
qu'avec une force et une agilité surnaturelles il se retrouva debout, de
sorte que le Sybarite ne se releva que le second.
Il n'y avait ni vainqueur ni vaincu; aussi les deux adversaires
recommencèrent-ils la lutte avec un nouvel acharnement et au milieu d'un
silence profond. On eût dit que les trente mille spectateurs étaient de
pierre comme les degrés sur lesquels ils étaient assis. De temps en
temps seulement, lorsque la fortune favorisait l'un des lutteurs, on
entendait un murmure sourd et rapide s'échapper des poitrines, et un
léger mouvement faisait onduler toute cette foule, comme des épis sur
lesquels glisse un souffle d'air. Enfin, une seconde fois les lutteurs
perdirent pied et roulèrent dans l'arène; mais cette fois ce fut
l'athlète qui se trouva dessus: et cependant ce n'eût été qu'un faible
avantage, s'il n'eût joint à sa force tous les principes d'adresse de
son art. Grâce à eux, il maintint le Sybarite dans la position dont
lui-même s'était si promptement tiré. Comme un serpent qui étouffe et
broie sa proie avant de la dévorer, il entrelaça ses jambes et ses bras
aux jambes et aux bras de son adversaire avec une telle habileté, qu'il
parvint à suspendre tous ses mouvements; et alors, lui appuyant le front
contre le front, il le contraignit de toucher la terre du derrière de la
tête: ce qui équivalait pour les juges à l'aveu de la défaite. De grands
cris retentirent, de grands applaudissements se firent entendre; mais,
quoique vaincu, certes, le Sybarite put en prendre sa part. Sa défaite
avait touché de si près à la victoire, que nul n'eut l'idée de lui en
faire une honte; aussi se retira-t-il lentement sous le portique, sans
rougeur et sans embarras, ayant perdu la couronne, et voilà tout.
Restaient donc deux vainqueurs, et Lucius qui n'avait pas lutté et
devait lutter contre tous deux. Les yeux se tournèrent vers le Romain
qui, calme et impassible pendant les combats précédents, les avait
suivis du regard, appuyé contre une colonne et enveloppé de son manteau.
C'est alors seulement qu'on remarqua sa figure douce et efféminée, ses
longs cheveux blonds, et la légère barbe dorée qui lui couvrait à peine
le bas du visage. Chacun sourit en voyant ce faible adversaire qui
venait avec tant d'imprudence disputer la palme au vigoureux Thébain et
à l'habile athlète. Lucius s'aperçut de ce sentiment général au murmure
qui courait par toute l'assemblée; et, sans s'en inquiéter ni daigner y
répondre, il fit quelques pas en avant et laissa tomber son manteau.
Alors on vit, supportant cette tête apollonienne, un cou vigoureux et
des épaules puissantes; et, chose plus bizarre encore, tout ce corps
blanc, dont la peau eût fait honte à une jeune fille de Circassie,
moucheté de taches brunes pareilles à celles qui couvrent la fourrure
fauve de la panthère. Le Thébain regarda insoucieusement ce nouvel
ennemi; mais l'athlète, visiblement étonné, recula de quelques pas. En
ce moment Sporus parut et versa sur les épaules de son maître un flacon
d'huile parfumée qu'il lui étendit par tout le corps à l'aide d'un
morceau de pourpre.
C'était au Thébain à lutter le premier; il fit donc un pas vers Lucius,
exprimant son impatience de ce que ses préparatifs duraient si
longtemps; mais Lucius étendit la main, de l'air du commandement pour
indiquer qu'il n'était pas prêt, et la voix du proconsul fit entendre
aussitôt ce mot: Attends. Cependant le jeune Romain était couvert
d'huile, et il ne lui restait plus qu'à se rouler dans la poussière du
cirque, ainsi que c'était l'habitude de le faire; mais, au lieu de cela,
il mit un genou en terre, et Sporus lui vida sur les épaules un sac
rempli de sable recueilli sur les rives du Chrysorrhoas et qui était
mêlé de paillettes d'or. Cette dernière préparation achevée, Lucius se
releva et ouvrit les deux bras, en signe qu'il était prêt à lutter.
Le Thébain s'avança plein de confiance, et Lucius l'attendit avec
tranquillité; mais à peine les mains rudes de son adversaire
eurent-elles effleuré son épaule, qu'un éclair terrible passa dans ses
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