Acté - 04

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d'avance sur les gradins qui leur étaient réservés. Parmi ces femmes, on
voyait Acté qui, n'osant porter les couronnes que lui avait vouées le
vainqueur, s'était coiffée entremêlant à ses cheveux les deux feuilles
d'or apportées par la colombe. Seulement, au lieu d'une cour de jeunes
gens folâtrant auprès d'elle, comme autour de la plupart des femmes
présentes au spectacle, elle avait son père, dont la belle figure grave,
mais en même temps souriante, indiquait l'intérêt qu'il prenait aux
triomphes de son hôte, ainsi que la fierté qu'il en avait ressentie.
C'était lui qui, confiant dans la fortune de Lucius, avait déterminé sa
fille à venir, certain que cette fois encore ils assisteraient à une
victoire.
L'heure annoncée pour le spectacle approchait et chacun était dans
l'attente la plus vive et la plus curieuse, lorsqu'un bruissement pareil
à celui du tonnerre retentit, et qu'une légère pluie tomba sur les
spectateurs et rafraîchit l'atmosphère qu'elle embauma. Tous les
assistants battirent des mains, car ce tonnerre, produit par deux hommes
qui roulaient derrière la scène des cailloux dans un vase d'airain,
étant celui de Claudius Pulcher, annonçait que le spectacle allait
commencer; quant à cette pluie, ce n'était autre chose qu'une rosée de
parfums, composée d'une infusion de safran de Cilicie, qui s'échappait
par jets des statues qui couronnaient le pourtour du théâtre. Un moment
après la toile s'abaissa, et Lucius parut la lyre à la main, ayant à sa
gauche l'histrion Pâris chargé de faire les gestes pendant qu'il
chantait, et derrière lui le choeur, conduit par le chorège, dirigé par
un joueur de flûte et réglé par un mime.
Aux premières notes que laissa tomber le jeune Romain il fut facile de
reconnaître un chanteur habile et exercé; car, au lieu d'entamer à
l'instant même son sujet, il le fit précéder d'une espèce de gamme
contenant deux octaves et une quinte, c'est-à-dire la plus grande
étendue de voix humaine que l'on eût entendue depuis Timothée; puis ce
prélude achevé avec autant de facilité que de justesse, il entra dans
son sujet.
C'était, comme nous l'avons dit, les aventures de Médée, la femme à la
ravissante beauté, la magicienne aux terribles enchantements. En maître
habile dans l'art scénique, l'empereur Claudius César Néron avait pris
la fable au moment où Jason, monté sur son beau navire Argo, aborde aux
rives de la Colchide, et rencontre Médée, la fille du roi Aetès,
cueillant des fleurs sur la rive. À ce premier chant, Acté tressaillit:
c'est ainsi qu'elle avait vu arriver Lucius; elle aussi cueillait des
fleurs lorsque la birème aux flancs d'or toucha la plage de Corinthe, et
elle reconnut dans les demandes de Jason, et dans les réponses de Médée,
les propres paroles échangées entre elle et le jeune Romain.
En ce moment, et comme si pour de si doux sentiments il fallait une
harmonie particulière, Sporus, profitant d'une interruption faite par le
choeur, s'avança, tenant une lyre montée sur le mode ionien,
c'est-à-dire à onze cordes: cet instrument était pareil à celui dont
Thimotée fit retentir les sons aux oreilles des Lacédémoniens, et que
les éphores jugèrent si dangereusement efféminé, qu'ils déclarèrent que
le chanteur avait blessé la majesté de l'ancienne musique, et tenté de
corrompre les jeunes Spartiates. Il est vrai que les Lacédémoniens
avaient rendu ce décret vers le temps de la bataille d'Aegos-Potamos,
qui les rendit maîtres d'Athènes.
Or, quatre siècles s'étaient écoulés depuis cette époque; Sparte était
au niveau de l'herbe, Athènes était l'esclave de Rome, la Grèce était
réduite au rang de province; la prédiction d'Euripide s'était accomplie,
et, au lieu de faire retrancher par l'exécuteur des décrets publics
quatre cordes à la lyre corruptrice, Lucius fut applaudi avec un
enthousiasme qui tenait de la fureur! Quand à Acté, elle écoutait sans
voix et sans haleine; car il lui semblait que c'était sa propre histoire
que son amant avait commencé de raconter.
En effet, comme Jason, Lucius venait enlever un prix merveilleux, et
déjà deux tentatives couronnées de succès avaient annoncé que, comme
Jason, il serait vainqueur; mais, pour célébrer la victoire, il fallait
une autre lyre que celle sur laquelle il avait chanté l'amour. Aussi du
moment où, après avoir rencontré Médée au temple d'Hécate, il a obtenu
de sa belle maîtresse l'aide de son art magique, et les trois talismans
qui doivent l'aider à surmonter les obstacles terribles qui s'opposent à
la conquête de la toison, c'est sur une lyre lydienne, lyre aux tons
tantôt graves et tantôt perçants, qu'il entreprend sa conquête: c'est
alors qu'Acté frémit de tout son corps: car elle ne peut dans son esprit
séparer Jason de Lucius: elle suit le héros, frotté des sucs magiques
qui le rendent invulnérable, dans la première enceinte où se présentent
à lui deux taureaux vulcaniens, à la taille colossale, aux pieds et aux
cornes d'airain, et à la bouche qui vomit le feu; mais à peine Jason les
a-t-il touchés du fouet enchanté, qu'ils se laissent tranquillement
attacher à une charrue de diamant, et que l'héroïque laboureur défriche
les quatre arpents consacrés à Mars. De là, il passe dans la seconde
enceinte, et Acté l'y suit: à peine y est-il, qu'un serpent gigantesque
dresse sa tête au milieu d'un bois d'oliviers et de lauriers-roses qui
lui sert de retraite, et s'avance en sifflant contre le héros. Alors une
lutte terrible commence, mais Jason est invulnérable, le serpent brise
ses dents en vaines morsures, il s'épuise inutilement à le presser dans
ses replis, tandis qu'au contraire chaque coup de l'épée de Jason lui
fait de profondes blessures: bientôt c'est le monstre qui recule, et
Jason qui attaque: c'est le reptile qui fuit, et l'homme qui le presse;
il entre dans une caverne étroite et obscure: Jason, rampant comme lui,
y entre derrière lui, puis ressort bientôt tenant à la main la tête de
son adversaire; alors il revient au champ qu'il a labouré, et, dans les
profondes rides que le soc de sa charrue a tracées au fond de la terre,
il sème les dents du monstre. Aussitôt du sillon magique surgit vivante
et belliqueuse une race d'hommes armés qui se précipitent sur lui. Mais
Jason n'a qu'à jeter au milieu d'eux le caillou que lui a donné Médée,
pour que ces hommes tournent leurs armes les uns contre les autres et,
occupés de s'entretuer le laissent pénétrer jusqu'à la troisième
enceinte, au milieu de laquelle s'élève l'arbre au tronc d'argent, au
feuillage d'émeraude, et aux fruits de rubis, aux branches duquel pend
la toison d'or, dépouille du bélier Phryxus. Mais un dernier ennemi
reste plus terrible et plus difficile à vaincre qu'aucun de ceux qu'a
déjà combattus Jason: c'est un dragon gigantesque, aux ailes démesurées,
couvert d'écailles de diamant, qui le rendent aussi invulnérable que
celui qui l'attaque: aussi avec ce dernier antagoniste les armes
sont-elles différentes; c'est une coupe d'or pleine de lait que Jason
pose à terre, et où le monstre vient boire un breuvage soporifique qui
amène un sommeil profond, pendant lequel l'aventureux fils d'Éson enlève
la toison d'or. Alors Lucius reprend la lyre ionienne, car Médée attend
le vainqueur, et il faut que Jason trouve des paroles d'amour assez
puissantes pour déterminer sa maîtresse à quitter père et patrie, et à
le suivre sur les flots. La lutte est longue et douloureuse, mais enfin
l'amour l'emporte: Médée, tremblante et demi-nue, quitte son vieux père
pendant son sommeil; mais, arrivée aux portes du palais, une dernière
fois elle veut revoir encore celui qui lui a donné le jour: elle
retourne, le pied timide, la respiration suspendue, elle entre dans la
chambre du vieillard, s'approche du lit, se penche sur son front, pose
un baiser d'adieu éternel sur ses cheveux blancs, jette un cri
sanglotant que le vieillard prend pour la voix d'un songe, et revient se
jeter dans les bras de son amant, qui l'attend au port et qui l'emporte
évanouie dans ce vaisseau merveilleux construit par Minerve elle-même
sur les chantiers d'Iolchos, et sous la quille duquel les flots se
courbent obéissants; si bien qu'en revenant à elle, Médée voit les rives
paternelles décroître à l'horizon, et quitte l'Asie pour l'Europe, le
père pour l'époux, le passé pour l'avenir.
Cette seconde partie du poème avait été chantée avec tant de passion et
d'entraînement par Lucius, que toutes les femmes écoutaient avec une
émotion puissante: Acté surtout, comme Médée, prise du frisson ardent de
l'amour, l'oeil fixe, la bouche sans voix, la poitrine sans haleine,
croyait écouter sa propre histoire, assister à sa vie dont un art
magique lui représentait le passé et l'avenir. Aussi au moment où Médée
pose ses lèvres sur les cheveux blancs d'Aetès et laisse échapper de son
coeur brisé le dernier sanglot de l'amour filial à l'agonie, Acté se
serra contre Amyclès, et, pâlissante et éperdue, elle appuya sa tête sur
l'épaule du vieillard. Quand à Lucius, son triomphe était complet: à la
première interruption du poème, il avait été applaudi avec fureur; cette
fois c'étaient des cris et des trépignements, et lui seul put faire
taire, en reprenant la troisième partie de son drame, les clameurs
d'enthousiasme que lui-même avait excitées.
Cette fois encore il changea de lyre, car ce n'était plus l'amour
virginal ou voluptueux qu'il avait à peindre; ce n'était plus le
triomphe de l'amant et du guerrier, c'étaient l'ingratitude de l'homme,
les transports jaloux de la femme: c'était l'amour furieux, délirant,
frénétique; l'amour vengeur et homicide, et alors le mode dorien seul
pouvait exprimer toutes ses souffrances et toutes ses fureurs.
Médée vogue sur le vaisseau magique, elle aborde en Phéacie, touche à
Iolchos pour payer une dette filiale au père de Jason, en le
rajeunissant; puis elle aborde à Corinthe, où son amant l'abandonne pour
épouser Creuse, fille du roi d'Épire. C'est alors que la femme jalouse
remplace la maîtresse dévouée. Elle enduit une robe d'un poison
dévorant, et l'envoie à la fiancée qui s'en enveloppe sans défiance;
puis, pendant qu'elle expire au milieu des tortures et aux yeux de Jason
infidèle, frénétique et désespérée, pour que la mère ne conserve aucun
souvenir de l'amante, elle égorge elle-même ses deux fils et disparaît
sur un char traîné par des dragons volants.
À cet endroit du poème, qui flattait l'orgueil des Corinthiens en
rejetant, comme l'avait déjà fait Euripide, l'assassinat des enfants sur
leur mère, les applaudissements et les bravos firent place à des cris et
à des trépignements, au milieu desquels éclatait la voix bruyante des
castagnettes, instruments destinés à exprimer au théâtre le dernier
degré d'enthousiasme. Alors ce ne fut plus seulement la couronne
d'olivier préparée par le proconsul qui fut décernée au chanteur
merveilleux, ce fut une pluie de fleurs et de guirlandes que les femmes
arrachaient de leur tête, et jetaient frénétiquement sur le théâtre. Un
instant on eût pu craindre que Lucius ne fût étouffé sous les couronnes,
comme l'avait été Tarpeïa sous les boucliers sabins; d'autant plus
qu'immobile et en apparence insensible à ce triomphe inouï, il cherchait
des yeux, au milieu de ces femmes, celle-là surtout aux yeux de laquelle
il était jaloux de triompher. Enfin, il l'aperçut à demi morte aux bras
du vieillard, et, seule au milieu de ces belles Corinthiennes, ayant
encore sur la tête sa parure de fleurs. Alors il la regarda avec des
yeux si tendres, il étendit vers elle des bras si suppliants, qu'Acté
porta sa main à sa couronne, la détacha de son front, mais manquant de
force pour l'envoyer jusqu'à son amant, la laissa tomber au milieu de
l'orchestre, et se jeta en pleurant dans les bras de son père.
Le lendemain, au point du jour, la birème d'or flottait sur les eaux
bleues du golfe de Corinthe, légère et magique comme le navire Argo;
comme lui elle emportait une autre Médée, infidèle à son père et à son
pays: c'était Acté soutenue par Lucius, et qui, pâle et debout sur le
couronnement de la poupe, regardait, à travers un voile, s'abaisser
graduellement les montagnes du Cythéron, à la base desquelles s'appuie
Corinthe. Immobile, l'oeil fixe et la bouche entrouverte, elle resta
ainsi tant qu'elle put voir la ville couronnant la colline, et la
citadelle dominant la ville. Puis, lorsque la ville, la première, eut
disparu derrière les vagues, lorsque la citadelle, point blanc perdu
dans l'espace, balancé quelque temps encore au sommet des flots, se fut
effacé comme un alcyon qui plonge dans la mer, un soupir, où
s'épuisèrent toutes les forces de son âme, s'échappa de sa poitrine, ses
genoux faiblirent, et elle tomba évanouie aux pieds de Lucius.


Chapitre VI

Lorsque la jeune fugitive rouvrit les yeux, elle se trouva dans la
chambre principale du navire; Lucius était assis près de son lit et
soutenait sa tête pâle et échevelée, tandis que, dans un coin,
tranquille et douce comme une gazelle, dormait la tigresse roulée sur un
tapis de pourpre brodé d'or. Il était nuit, et à travers l'ouverture du
plafond on pouvait apercevoir le beau ciel bleu de l'Ionie tout parsemé
d'étoiles. La birème flottait si doucement, qu'on eût dit un immense
berceau que la mer complaisante balançait comme fait une nourrice de la
couche de son enfant; enfin, toute la nature assoupie était si calme et
si pure, qu'Acté fut tentée de croire un instant qu'elle avait fait un
rêve, et qu'elle reposait encore sous le voile virginal de ses jeunes
années; mais Lucius, attentif à son moindre mouvement, s'étant aperçu de
son réveil, fit claquer ses doigts, et aussitôt une jeune et belle
esclave entra, tenant à la main une baguette de cire brûlante, avec
laquelle elle alluma la lampe d'or soutenue par le candélabre de bronze
qui s'élevait au pied du lit. Du moment où la jeune fille était entrée,
l'oeil d'Acté s'était fixé sur elle et l'avait suivie avec une attention
croissante: c'est que cette esclave qu'elle voyait pour la première fois
ne lui était cependant pas inconnue; ses traits éveillaient même dans sa
mémoire des souvenirs récents, et pourtant il lui était impossible
d'appliquer un nom à ce jeune et mélancolique visage; tant de pensées
différentes se heurtaient dans la tête de la pauvre enfant, que, ne
pouvant en porter le poids, elle ferma les yeux et laissa retomber son
front sur le coussin de son lit. Lucius alors, pensant qu'elle voulait
dormir, fit signe à l'esclave de veiller sur son sommeil, et sortit de
la chambre. L'esclave, restée seule avec Acté, la regarda un instant
avec une expression de tristesse indéfinissable, puis enfin, se couchant
sur le tapis de pourpre où était étendue Phoebé, elle se fit un coussin
de l'épaule de la tigresse, qui, dérangée dans son sommeil, ouvrit à
moitié un oeil étincelant et féroce, mais qui, reconnaissant une amie,
au lieu de la punir de tant d'audace, effleura deux ou trois fois sa
main délicate du bout de sa langue sanguinolente, et se recoucha avec
nonchalance, poussant un soupir qui ressemblait à un rugissement.
En ce moment une harmonie délicieuse s'éleva des flancs du navire:
c'était ce même choeur qu'Acté avait déjà entendu lorsque la birème
aborda au port de Corinthe; mais cette fois la solitude et le silence de
la nuit lui donnaient plus de charmes et plus de mystère encore: bientôt
aux voix réunies succéda une seule voix. Lucius chantait une prière à
Neptune, et Acté reconnut ces sons vibrants qui la veille au théâtre
avaient été réveiller les cordes les plus secrètes de son âme: c'étaient
des accents si sonores et si mélodieux, qu'on eût pu croire que les
syrènes du cap Palinure étaient venues au devant du vaisseau du nouvel
Ulysse. Acté, soumise tout entière à la puissance de cette musique
enchantée, rouvrit ses paupières lassées, et l'oeil fixé sur les étoiles
du ciel, elle oublia peu à peu ses remords et ses douceurs pour ne plus
penser qu'à son amour. Depuis longtemps déjà les dernières vibrations de
la lyre et les dernières cadences de la voix s'étaient éteintes
lentement, et comme emportées sur les ailes des génies de l'air,
qu'Acté, tout entière à cette mélodie, écoutait encore; enfin, elle
baissa les yeux, et pour la seconde fois son regard rencontra celui de
la jeune fille. Comme sa maîtresse, l'esclave semblait être sous
l'empire d'un charme; enfin, les regards des deux femmes se croisèrent,
et plus que jamais Acté fut convaincue que ce n'était pas la première
fois que cet oeil triste laissait tomber sur elle son rayon lumineux et
rapide. Acté fit un signe de la main, l'esclave se leva: toutes deux
restèrent un instant sans parler; enfin, Acté rompit la première le
silence.
--Quel est ton nom, jeune fille? lui dit-elle.
--Sabina, répondit l'esclave, et ce seul mot fit tressaillir celle qui
l'interrogeait; car, ainsi que le visage, cette voix ne lui était pas
étrangère; cependant le nom qu'elle avait prononcé n'éveillait en elle
aucun souvenir.
--Quelle est ta patrie? continua Acté.
--Je l'ai quittée si jeune que je n'en ai pas.
--Quel est ton maître?
--Hier j'étais à Lucius, aujourd'hui je suis à Acté.
--Tu lui appartiens depuis longtemps?
--Depuis que je me connais.
--Et sans doute tu lui es dévouée?
--Comme la fille à son père.
--Alors, viens t'asseoir près de moi, et parlons de lui.
Sabina obéit, mais avec une répugnance visible; Acté, attribuant cette
hésitation à la crainte, lui prit la main pour la rassurer: la main de
l'esclave était froide comme le marbre; cependant, cédant au mouvement
d'attraction de sa maîtresse, elle se laissa plutôt tomber qu'elle ne
s'assit dans le fauteuil que celle-ci lui avait désigné.
--Ne t'ai-je point déjà vue? continua Acté.
--Je ne crois pas, balbutia l'esclave.
--Au stade, au cirque, au théâtre?
--Je n'ai point quitté la birème.
--Et tu n'as pas assisté aux triomphes de Lucius. J'y suis habituée.
Un nouveau silence succéda à ces demandes et à ces réponses échangées
d'une part avec une curiosité croissante, de l'autre avec une répugnance
marquée. Ce sentiment était si visible, qu'Acté ne put s'y tromper.
--Écoute Sabina, lui dit-elle, je vois combien il t'en coûte de changer
de maître: je dirai à Lucius que tu ne veux pas le quitter.
--N'en fais rien, s'écria l'esclave tremblante, quand Lucius ordonne, il
faut lui obéir.
--Sa colère est donc bien à craindre? continua Acté en souriant.
--Terrible! répondit l'esclave avec une telle expression de crainte,
qu'Acté frissonna malgré elle.
--Et cependant, reprit-elle, ceux qui l'entourent paraissent l'aimer: ce
jeune Sporus!
--Sporus! murmura l'esclave.
En ce moment Acté s'arrêta; ses souvenirs lui revinrent; c'était à
Sporus que ressemblait Sabina, et cette ressemblance était si parfaite,
qu'étonnée de ne l'avoir pas découverte plus tôt, elle saisit les deux
mains de la jeune fille, et, la regardant en face:
--Connais-tu Sporus? lui dit-elle.
--C'est mon frère, balbutia l'enfant....
--Et où est-il?
--Il est resté à Corinthe.
En ce moment la porte se rouvrit: le jeune Romain parut, et Acté, qui
tenait encore les deux mains de Sabina entre les siennes, sentit un
frisson courir dans les veines de sa nouvelle esclave: Lucius fixa son
oeil bleu et perçant sur le groupe étrange qui s'offrait à sa vue, puis,
après un instant de silence:
--Ma bien-aimée Acté, lui dit-il, ne veux-tu pas profiter de l'aurore
qui se lève pour venir respirer l'air pur du matin?
Il y avait au fond de cette voix, toute calme et douce qu'elle était à
sa surface, quelque chose de vibrant et de métallique, si on peut le
dire, qu'Acté remarqua pour la première fois: aussi un sentiment
instinctif qui ressemblait à la terreur pénétra-t-il si profondément
dans son âme, qu'elle prit cette question pour un commandement, et qu'au
lieu de répondre elle obéit; mais ses forces ne secondèrent pas sa
volonté, et elle serait tombée, si Lucius ne se fût élancé vers elle, et
ne l'eût soutenue. Elle se sentit enlever alors entre les bras de son
amant, avec la même facilité qu'un aigle eût fait d'une colombe, et,
tremblante, sans se rendre compte du motif de son effroi, elle se laissa
emporter, muette et fermant les yeux, comme si cette course eût dû
aboutir à un précipice.
En arrivant sur le pont du bâtiment, elle se sentit renaître, tant la
brise était pure et parfumée: d'ailleurs elle n'était plus dans les bras
de Lucius; aussi prit-elle le courage de rouvrir les yeux; en effet,
elle était couchée sur le couronnement de la poupe, dans un filet à
mailles d'or, arrêté d'un côté au mât et de l'autre à une petite colonne
sculptée qui semblait destinée à servir de support: Lucius, adossé au
mât, était debout à coté d'elle.
Pendant la nuit, le vaisseau, favorisé par le vent, était sorti du golfe
de Corinthe, et, doublant le cap d'Elis avait passé entre Hiacynthe et
Céphalonie: le soleil semblait se lever derrière ces deux îles, et ses
premiers rayons illuminaient la crête des montagnes qui les séparent en
deux parties, si bien que le versant occidental était encore plongé dans
l'ombre. Acté ignorait complètement où elle était de sorte que, se
retournant vers Lucius:
--Est-ce encore la Grèce? dit-elle.
--Oui, dit Lucius, et ce parfum qui vient à nous comme un dernier adieu,
c'est celui des roses de Same et des orangers de Hiacynthe: il n'y a pas
d'hiver pour ces deux soeurs jumelles, qui s'épanouissent au soleil
comme des corbeilles de fleurs. Ma belle Acté veut-elle que je lui fasse
bâtir un palais dans chacune de ces îles?
--Lucius, dit Acté, tu m'effraies parfois en me faisant des promesses
qu'un Dieu seul pourrait tenir: qui es-tu donc, et que me caches-tu!
es-tu Jupiter Tonnant? et crains-tu, en m'apparaissant dans ta
splendeur, que ta foudre ne me dévore comme elle a fait de Sémelé?
--Tu te trompes, répondit Lucius en souriant; je ne suis rien qu'un
pauvre chanteur, à qui un oncle a laissé toute sa fortune, à la
condition que je porterais son nom; ma seule puissance est dans mon
amour, Acté, mais je sens que, soutenu par lui, j'entreprendrais les
douze travaux d'Hercule.
--Tu m'aimes donc? demanda la jeune fille.
--Oui, mon âme! dit Lucius.
Et le Romain prononça ces paroles avec un accent si puissant et si vrai,
que sa maîtresse tendit les deux mains au ciel comme pour le remercier
de son bonheur: car, dans ce moment, elle avait oublié tout: et regrets
et remords s'effaçaient de son âme, comme à ses yeux sa patrie qui
disparaissait à l'horizon.
Ils voguèrent ainsi pendant six jours, sous un ciel bleu, sur une mer
bleue; le septième, ils aperçurent, vers la proue du vaisseau, la ville
de Lecri, bâtie par les soldats d'Ajax. Alors, doublant le promontoire
d'Hercule, ils entrèrent dans le détroit de Sicile, laissant à leur
gauche Messine, l'ancienne Zanclé, au port recourbé comme une faux; à
leur droite Rhégium, à qui Denis le Tyran fit demander une femme, et qui
lui offrit la fille du bourreau; puis, naviguant directement entre la
bouillante Charybde et l'aboyante Scylla, ils saluèrent d'un dernier
adieu les flots d'Ionie, et entrèrent dans la mer Tyrrhénienne, éclairée
par le volcan de Strongyle, phare éternel de la Méditerranée. Cinq jours
encore ils voguèrent, tantôt à la voile, tantôt à la rame, voyant
s'élever successivement devant eux Helea, près de laquelle on
distinguait encore les ruines du tombeau de Palinure; Poestum et ses
trois temples, Caprée et ses douze palais. Puis enfin ils entrèrent dans
le golfe magnifique au fond duquel s'élevait Neapolis, cette belle fille
grecque, esclave affranchie par Rome, nonchalamment couchée au pied de
son Vésuve fumant, ayant à sa droite Herculanum, Pompéi et Stabbia qui,
vingt ans plus tard devaient disparaître dans leur tombe de lave; et à
sa gauche, Putéoli et son pont gigantesque, Baïa tant crainte par
Properce, et Baules, que devait bientôt rendre célèbre le parricide de
Néron.
À peine Lucius fut-il en vue de la ville, qu'il fit changer les voiles
blanches de sa birème contre des voiles de pourpre, et orner son mat
d'une branche de laurier: sans doute, ce signal était convenu et
annonçait la victoire, car, à peine fut-il arboré, qu'un grand mouvement
parut s'effectuer sur le rivage, et que le peuple se précipita au devant
du vaisseau olympique; il entra dans la rade au bruit des instruments,
aux chants des matelots, et aux applaudissements de la multitude. Un
char attelé de quatre chevaux blancs attendait Lucius; il y monta,
revêtu d'une robe de pourpre, drapé d'une chlamyde bleue étoilée d'or,
portant au front la couronne olympique qui était d'olivier, et à la main
la couronne pythique qui était de laurier. Puis on fit une brèche aux
murs de la ville, et le triomphateur y entra comme un conquérant.
Pendant toute la route, ce furent de pareilles fêtes et de semblables
honneurs. À Fondi, un vieillard de soixante-cinq ans, dont la famille
était aussi ancienne que Rome, et qui, après la guerre d'Afrique, avait
obtenu l'ovation et trois sacerdoces, lui avait fait préparer des jeux
splendides et venait lui-même au devant de lui pour les lui offrir.
Cette démarche de la part d'un homme si considérable parut faire grande
sensation parmi la suite de Lucius, qui s'augmentait de moment en
moment: c'est qu'on racontait d'étranges choses sur ce vieillard. Un de
ses aïeux faisait un sacrifice, lorsqu'un aigle s'abattit sur la
victime, lui arracha les entrailles et les emporta sur un chêne. Il lui
fut prédit alors qu'un de ses descendants serait empereur, et ce
descendant, disait-on, c'était Galba; car un jour qu'il était venu, avec
plusieurs jeunes garçons de son âge, saluer Octave, celui-ci, frappé
d'une espèce de double vue momentanée, lui avait passé la main sur la
joue en disant:
--Et toi aussi, mon enfant, tu essaieras de notre puissance.
Livie l'aimait au point qu'elle lui laissa en mourant cinquante millions
de sesterces; mais comme la somme était en chiffres, Tibère la réduisit
à cinq cent mille; et peut-être la haine du vieil empereur, qui savait
la prédiction de l'oracle, ne se serait-elle pas bornée là, si
Thrasylle, son astrologue, ne lui avait dit que c'était dans sa
vieillesse seulement que Galba devait régner.
--Qu'il vive donc! avait-il répondu alors, car cela ne m'importe pas.
En effet, Tibère était mort; Caligula et Claude avaient occupé le trône;
César Néron était empereur; Galba avait soixante-cinq ans, et rien
n'annonçait qu'il touchât à la suprême puissance. Cependant, comme les
successeurs de Tibère, plus rapprochés du moment de la prédiction,
pouvaient ne pas avoir la même insouciance que lui, Galba portait
habituellement, même pendant son sommeil, un poignard suspendu au cou
par une chaîne, et ne sortait jamais sans emporter avec lui un million
de sesterces en or, pour le cas où il lui faudrait fuir des licteurs ou
gagner des assassins.
Le vainqueur passa deux jours chez Galba, au milieu des fêtes et des
triomphes; et là Acté fut témoin d'une précaution qu'elle n'avait jamais
vu prendre à Lucius, et dont elle ne pouvait se rendre compte: des
soldats, qui étaient venus au devant du triomphateur pour lui servir
d'escorte, veillaient la nuit dans les appartements qui entouraient sa
chambre, et, avant de se coucher, son amant prenait le soin étrange de
mettre son épée sous le chevet de son lit. Acté n'osait l'interroger;
mais elle sentait instinctivement que quelque péril le menaçait: aussi
le priait-elle instamment chaque matin de partir; enfin, le troisième
jour, il quitta Fondi, et, continuant sa route triomphale à travers les
villes dont il ébréchait les murailles, il parvint enfin, avec un
cortège qui ressemblait plutôt à l'armée d'un satrape qu'à la suite d'un
simple vainqueur, à la montagne d'Albano. Arrivée au sommet, Acté jeta
un cri de surprise et d'admiration: elle venait, au bout de la voie
Appia, de découvrir Rome dans toute son étendue et toute sa splendeur.
C'est qu'en effet Rome se présentait aux regards de la jeune Grecque
sous son plus magnifique aspect. La voie Appienne était surnommée la
reine des routes, comme étant la plus belle et la plus importante, car,
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