Acté - 05

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partant de la mer Tyrrhénienne, elle franchissait les Apennins,
traversait la Calabre, et allait aboutir à la mer Adriatique. Depuis
Albano jusqu'à Rome, elle servait de promenade publique, et, selon
l'habitude des anciens qui ne voyaient dans la mort qu'un repos, et qui
cherchaient pour leurs cendres les endroits les plus pittoresques et les
plus fréquentés, elle était bordée de chaque côté de magnifiques
tombeaux, parmi lesquels, pour son antiquité, on réputait celui
d'Ascagne; pour son souvenir héroïque, on honorait celui des Horaces, et
pour sa magnificence impériale, on citait celui de Cécilia Métella.
Or, ce jour-là, toute cette magnifique route était couverte de curieux
venant au devant de Lucius: les uns montant de brillants équipages
attelés de mules d'Espagne, aux harnais de pourpre; les autres couchés
dans des litières que portaient huit esclaves vêtus de magnifiques
penulae et qu'accompagnaient des coureurs aux robes retroussées: ceux-ci
précédés de cavaliers numides qui soulevaient la poussière et écartaient
la foule sur leur passage: ceux-là lançaient devant eux une troupe de
chiens molosses aux colliers à clous d'argent. À peine les premiers
eurent-ils aperçu le vainqueur, que leurs cris, répétés de bouche en
bouche, volèrent vers les murs de la ville. Au même instant, et sur
l'ordre d'un cavalier qui partit au galop, les promeneurs se rangèrent
aux deux côtés de la voie qui, large de trente-six pieds, offrit un
passage facile au quadrige triomphant qui continua de s'avancer vers la
ville. Un mille à peu près avant la porte, un escadron de cavaliers,
composé de cinq cents hommes, attendait le cortège et se mit à sa tête.
Ils n'avaient pas fait cinquante pas, qu'Acté s'aperçut que les chevaux
étaient ferrés en argent, et que les fers, mal assurés, se détachaient
et roulaient sur le pavé, de sorte que le peuple, pour les ramasser, se
précipitait avidement sous les pieds de ces animaux, au risque d'être
écrasé par eux. Arrivé aux portes de la ville, le char victorieux y
entra au milieu des acclamations frénétiques de la multitude. Acté ne
comprenait rien à cette ivresse, et cependant se laissait entraîner par
elle. Elle entendait mêler le nom de César à celui de Lucius. Elle
passait sous des arcs de triomphe, au milieu de rues jonchées de fleurs
et embaumées d'encens. À chaque carrefour, des sacrificateurs immolaient
des victimes aux autels des Lares de la patrie. Elle traversait les plus
magnifiques quartiers de la ville; le grand cirque dont on avait abattu
trois arcades, le Velabre et le Forum; enfin, joignant la voie Sacrée,
le cortège commença de gravir le Capitole et ne s'arrêta qu'en face du
temple de Jupiter.
Alors Lucius descendit de son char et monta les escaliers qui
conduisaient au temple. Les Flamines l'attendaient aux portes, et
l'accompagnèrent jusqu'au pied de la statue. Arrivé là, il déposa les
trophées de sa victoire sur les genoux du dieu, et, prenant un stylet,
il écrivit, sur une plaque d'or massif que lui présenta le grand-prêtre,
l'inscription suivante:
Lucius-Domitius-Claudius Néron, vainqueur à la lutte, à la course et au
chant, a consacré ces trois couronnes à Jupiter, très bon et très grand.
Au milieu des acclamations qui s'élevèrent aussitôt de tous côtés, un
cri de terreur se fit entendre: Acté venait de reconnaître que le pauvre
chanteur qu'elle avait suivi comme amant n'était autre que César
lui-même.


Chapitre VII

Cependant, au milieu de l'ivresse de son triomphe, l'empereur n'avait
point oublié Acté. La jeune Grecque n'était point encore revenue de la
surprise mêlée d'épouvante que lui avaient causée le nom et le titre de
son amant, lorsqu'elle vit s'approcher d'elle deux esclaves liburniens
qui, de la part de Néron, l'invitèrent respectueusement à les suivre.
Acté obéit machinalement, ignorant où on la conduisait, ne pensant pas
même à le demander, tant elle était abîmée dans cette idée terrible
qu'elle était la maîtresse de cet homme dont elle n'avait jamais entendu
prononcer le nom qu'avec terreur. Au bas du Capitole, entre le
Tabularium et le temple de la Concorde, elle trouva une litière
magnifique portée par six esclaves égyptiens la poitrine ornée de
plaques d'argent poli en forme de croissant, les bras et les jambes
entourés d'anneaux du même métal, et, assise près de la litière, Sabina,
qu'elle avait perdue un instant de vue au milieu du triomphe, et qu'elle
retrouvait là justement comme pour compléter tous ses souvenirs. Acté
monta dans la litière, s'y coucha sur des coussins de soie et s'avança
vers le Palatin, accompagnée par Sabina qui, la suivant à pied, marchait
à côté d'elle et dirigeait sur sa maîtresse l'ombre d'un grand éventail
en plumes de paon, fixé au bout d'un roseau des Indes. Pendant trois
cents pas à peu près, la litière suivit sur la voie Sacrée le même
chemin qu'Acté avait parcouru à la suite de César; puis bientôt, prenant
à droite, elle passa entre le temple de Phoebé et celui de
Jupiter-Stator, monta quelques degrés qui conduisaient au Palatin, puis,
arrivée sur le magnifique plateau qui couronne la montagne, elle la
côtoya un instant du côté qui dominait la rue Suburanne et la Via-Nova;
enfin, arrivée en face de la fontaine Juturne, elle s'arrêta sur le
seuil d'une petite maison isolée, et aussitôt les deux Liburniens
apportèrent à chaque côté de la litière un marche-pied couvert d'un
tapis de pourpre; afin que celle que l'empereur venait de leur donner
pour maîtresse ne prît pas même la peine d'indiquer d'un signe le côté
par lequel elle désirait de descendre.
Acté était attendue, car la porte s'ouvrit à son approche, et,
lorsqu'elle l'eut franchie, se referma derrière elle sans qu'elle vît la
personne chargée des fonctions de ianitor. Sabina l'accompagnait seule,
et, sans doute pensant qu'après une route longue et fatigante le premier
désir de sa maîtresse devait être celui de se mettre au bain, elle la
conduisit à l'apodyterium, chambre que l'on appelait ainsi d'un verbe
grec qui signifie dépouiller; mais, arrivée là, Acté, tout émue et toute
préoccupée encore de cette fatalité étrange qui l'avait entraînée à la
suite du maître du monde, s'assit sur le banc qui régnait à l'entour de
la salle, en faisant à Sabina signe d'attendre un instant. À peine
était-elle plongée dans ses rêveries, que, comme si le maître invisible
et puissant qu'elle s'était choisi avait craint qu'elle ne s'y
abandonnât, une musique douce et sonore se fit entendre, sans qu'on pût
préciser l'endroit d'où elle partait: en effet, les musiciens étaient
disposés de manière que toute la chambre fût ceinte d'harmonie. Sans
doute Néron, qui avait remarqué l'influence que prenaient sur la jeune
Grecque ces sons mystérieux, dont plusieurs fois dans la traversée il
avait été à même de suivre les effets, avait ordonné d'avance cette
distraction à des souvenirs dont il désirait de combattre la puissance.
Si telle avait été sa pensée, il ne fut point trompé dans son attente;
car à peine la jeune fille eut-elle entendu ces accords, qu'elle releva
doucement la tête, que les pleurs qui coulaient sur ses joues
s'arrêtèrent, et qu'une dernière larme, s'échappant de ses yeux, trembla
un instant au bout de ses longs cils comme une goutte de rosée aux
pistils d'une fleur, et, comme la rosée aux rayons du soleil, sembla
bientôt se sécher au feu du regard qu'elle avait obscurci; en même
temps, une vive teinte de pourpre reparut sur ses lèvres pâlies et
entrouvertes comme pour un sourire ou pour un baiser.
Alors Sabina s'approcha de sa maîtresse, qui, au lieu de se défendre
davantage, l'aida elle-même à détacher ses vêtements qui, les uns après
les autres, tombèrent à ses pieds, la laissant nue et rougissante, comme
la Vénus pudique: c'était une beauté si parfaite et si virginale qui
venait de se dévoiler, que l'esclave elle-même sembla rester en extase
devant elle, et que, lorsqu'Acté, pour s'avancer vers la seconde
chambre, posa la main sur son épaule nue, elle la sentit frémir par tout
le corps et vit les joues pâles de Sabina se couvrir à l'instant de
rougeur, comme si une flamme l'eût touchée. À cette vue, Acté s'arrêta,
craignant d'avoir fait mal à sa jeune suivante; mais celle-ci, devinant
le motif de son hésitation, lui saisit aussitôt la main qu'elle avait
soulevée, et, l'appuyant de nouveau sur son épaule, elle entra avec elle
dans le tepidarium.
C'était une vaste chambre carrée, au milieu de laquelle s'étendait un
bassin d'eau tiède pareil à un lac; de jeunes esclaves, la tête
couronnée du roseaux, de narcisses et de nymphéas, se jouaient à sa
surface comme une troupe de naïades, et à peine eurent-elles aperçu
Acté, qu'elles poussèrent vers le bord le plus proche d'elle une conque
d'ivoire incrustée de corail et de nacre. C'était une suite
d'enchantements si rapides, qu'Acté s'y laissait aller comme à un songe.
Elle s'assit donc sur cette barque fragile, et, en un instant, comme
Vénus entourée de sa cour marine, elle se trouva au milieu de l'eau.
Alors cette délicieuse musique qui l'avait déjà charmée se fit entendre
de nouveau; bientôt les voix des naïadesse mêlèrent à ces accents: elles
disaient la fable d'Hylas allant puiser de l'eau sur les rivages de la
Troade, et, comme les nymphes du fleuve Ascanius appelaient le favori
d'Hercule du geste et de la voix, elles tendaient les bras à Acté, et
l'invitaient, en chantant, à descendre au milieu d'elles. Les jeux de
l'onde étaient familiers à la jeune Grecque; mille fois avec ses
compagnes elle avait traversé à la nage le golfe de Corinthe; aussi
s'élança-t-elle sans hésitation au milieu de cette mer tiède et
parfumée, où ses esclaves la reçurent comme leur reine.
C'étaient toutes des jeunes filles choisies parmi les plus belles; les
unes avaient été enlevées au Caucase, les autres à la Gaule; celles-ci
venaient de l'Inde, celles-là d'Espagne; et cependant, au milieu de
cette troupe d'élite choisie par l'amour pour la volupté, Acté semblait
une déesse. Au bout d'un instant, lorsqu'elle eut glissé sur la surface
de l'eau comme une syrène, lorsqu'elle eut plongé comme une naïade,
lorsqu'elle se fut roulée dans ce lac factice, avec la souplesse et la
grâce d'un serpent, elle s'aperçut que Sabina manquait à sa cour marine,
et, la cherchant des yeux, elle l'aperçut assise et se cachant la tête
dans sa rica. Familière et rieuse comme un enfant, elle l'appela: Sabina
tressaillit et souleva le manteau qui lui voilait le visage; alors, avec
des rires d'une expression étrange et qu'Acté ne put comprendre, d'une
voix folle et railleuse, ces femmes appelèrent toutes ensembles Sabina,
sortant à moitié de l'eau pour l'inviter du geste à venir les joindre.
Un instant la jeune esclave parut prête à obéir à cet appel; quelque
chose de bizarre se passait dans son âme: ses yeux étaient ardents, sa
figure brûlante; et cependant des larmes coulaient de ses paupières et
se séchaient sur ses joues; mais, au lieu de céder à ce qui était
visiblement son désir, Sabina s'élança vers la porte, comme pour se
soustraire à cette voluptueuse magie; ce mouvement ne fut pas si rapide,
cependant, qu'Acté n'eût le temps de sortir de l'eau et de lui barrer le
passage au milieu des rires de toutes les esclaves; alors Sabina parut
près de s'évanouir; ses genoux tremblèrent, une sueur froide coula de
son front, enfin, elle pâlit si visiblement, qu'Acté, craignant qu'elle
ne tombât, étendit les bras vers elle et la reçut sur sa poitrine nue;
mais aussitôt elle la repoussa en jetant un léger cri de douleur. Dans
le paroxysme étrange dont l'esclave était agitée, sa bouche avait touché
l'épaule de sa maîtresse et y avait imprimé une ardente morsure; puis
aussitôt, épouvantée de ce qu'elle avait fait, elle s'était élancée hors
de la chambre.
Au cri poussé par Acté, les esclaves étaient accourues et s'étaient
groupées autour de leur maîtresse; mais celle-ci, tremblant que Sabina
ne fût punie, avait été la première à renfermer sa douleur, et essuyait,
en s'efforçant de sourire, une ou deux gouttes de sang qui roulaient sur
sa poitrine, pareilles à du corail liquide: l'accident était du reste
trop léger pour causer à Acté une autre impression que celle de
l'étonnement; aussi s'avança-t-elle vers la chambre voisine où devait se
compléter le bain, et qu'on appelait le caldarium.
C'était une petite salle circulaire, entourée de gradins et garnie tout
à l'entour de niches étroites contenant chacune un siège; un réservoir
d'eau bouillante occupait le milieu de la chambre et formait une vapeur
aussi épaisse que celle qui, le matin, court à la surface d'un lac;
seulement, ce brouillard enflammé était échauffé encore par un fourneau
extérieur, dont les flammes circulaient dans des tuyaux qui
enveloppaient le caldarium de leurs bras rougis, et couraient le long
des parois extérieures, comme le lierre contre une muraille.
Lorsqu'Acté, qui n'avait point encore l'habitude de ces bains connus et
pratiqués à Rome seulement, entra dans cette chambre, elle fut tellement
saisie par les flots de la vapeur qui roulaient comme des nuages,
qu'haletante et sans voix, elle étendit les bras et voulut appeler au
secours; mais elle ne put que jeter des cris inarticulés et éclater en
sanglots; elle tenta alors de s'élancer vers la porte; mais retenue dans
les bras de ses esclaves, elle se renversa en arrière en faisant signe
qu'elle étouffait. Aussitôt une de ses femmes tira une chaîne, et un
bouclier d'or qui fermait le plafond s'ouvrit comme une soupape et
laissa pénétrer un courant d'air extérieur au milieu de cette atmosphère
qui allait cesser d'être respirable: ce fut la vie; Acté sentit sa
poitrine se dilater, une faiblesse douce et pleine de langueur s'empara
d'elle; elle se laissa conduire vers un des sièges et s'assit,
commençant déjà à supporter avec plus de force cette température
incandescente, qui semblait, au lieu du sang, faire courir dans les
veines une flamme liquide; enfin, la vapeur devint de nouveau si épaisse
et si brûlante, que l'on fut obligé d'avoir recours une seconde fois au
bouclier d'or, et avec l'air extérieur descendit sur les baigneuses un
tel sentiment de bien-être, que la jeune Grecque commença à comprendre
le fanatisme des dames romaines pour ce genre de bain qui, jusqu'alors,
lui avait été inconnu, et qu'elle avait commencé par regarder comme un
supplice. Au bout d'un instant la vapeur avait repris de nouveau son
intensité; mais cette fois, au lieu de lui ouvrir un passage, on la
laissa se condenser au point qu'Acté se sentit de nouveau près de
défaillir; alors deux de ses femmes s'approchèrent avec un manteau de
laine écarlate dont elles lui enveloppèrent entièrement le corps, et, la
soulevant dans leurs bras à moitié évanouie, elles la transportèrent sur
un lit de repos placé dans une chambre chauffée à une température
ordinaire.
Là commença pour Acté une nouvelle opération aussi étrange, mais déjà
moins imprévue et moins douloureuse que celle du caldarium! Ce fut le
massage, cette voluptueuse habitude que les Orientaux ont empruntée aux
Romains et conservée jusqu'à nos jours. Deux nouvelles esclaves, habiles
à cet exercice, commencèrent à la presser et à la pétrir jusqu'à ce que
ses membres fussent devenus souples et flexibles; alors elles lui firent
craquer les unes après les autres toutes les articulations, sans douleur
et sans effort; après quoi, prenant dans de petites ampoules de corne de
rhinocéros de l'huile et des essences parfumées, elles lui en frottèrent
tout le corps, puis elles l'essuyèrent d'abord avec une laine fine,
ensuite avec la mousseline la plus douce d'Égypte, et enfin avec des
peaux de cygnes dont on avait arraché les plumes, et auxquelles on
n'avait laissé que le duvet.
Pendant tout le temps qu'avait duré ce complément de sa toilette, Acté
était restée les yeux à demi-fermés, plongée dans une extase
langoureuse, sans voix et sans pensées, en proie à une somnolence douce
et bizarre, qui lui laissait seulement la force de sentir une plénitude
d'existence inconnue jusqu'alors. Non seulement sa poitrine s'était
dilatée, mais encore à chaque aspiration il lui semblait que la vie
affluait en elle par tous les pores. C'était une impression physique si,
puissante et si absolue, que non seulement elle put effacer les
souvenirs passés, mais encore combattre les douleurs présentes: dans une
pareille situation, il était impossible de croire au malheur, et la vie
se présentait à l'esprit de la jeune fille comme une suite d'émotions
douces et charmantes, échelonnées sans formes palpables dans un horizon
vague et merveilleux!
Au milieu de ce demi-sommeil magnétique, de cette rêverie sans pensées,
Acté entendit s'ouvrir une porte de la chambre au fond de laquelle elle
était couchée; mais comme, dans l'état bizarre où elle se trouvait, tout
mouvement lui semblait une fatigue, elle ne se retourna même point,
pensant que c'était quelqu'une de ses esclaves qui entrait; elle demeura
donc les yeux à demi-ouverts, écoutant venir vers son lit des pas lents
et mesurés, dont chacun, chose étrange, paraissait, à mesure qu'ils
s'approchaient, retentir en elle-même; alors elle fit avec effort un
mouvement de tête, et dirigeant son regard du côté du bruit, elle vit
s'avancer, majestueuse et lente, une femme entièrement revêtue du
costume des matrones romaines, et couverte d'une longue stole qui
descendait de sa tête jusqu'à ses talons: arrivée près du lit, cette
espèce d'apparition s'arrêta, et la jeune fille sentit se fixer sur elle
un regard profond et investigateur, auquel, comme à celui d'une
devineresse, il lui eût semblé impossible de rien cacher. La femme
inconnue la regarda ainsi un instant en silence, puis d'une voix basse,
mais sonore cependant, et dont chaque parole pénétrait, comme la lame
glacée d'un poignard, jusqu'au coeur de celle à qui elle s'adressait:
--Tu es, lui dit-elle, la jeune Corinthienne qui as quitté ta patrie et
ton père pour suivre l'empereur, n'est-ce pas?
Toute la vie d'Acté, bonheur et désespoir, passé et avenir, était
renfermée dans ces quelques paroles, de sorte qu'elle se sentit inonder
tout à coup comme d'un flux de souvenirs; son existence de jeune fille
cueillant des fleurs sur les rives de la fontaine Pyrène; le désespoir
de son vieux père lorsque le lendemain des jeux il l'avait appelée en
vain; son arrivée à Rome où s'était révélé à elle le terrible secret que
lui avait caché jusque-là son impérial amant; tout cela reparut vivant
derrière le voile enchanté que soulevait le bras glacé de cette femme.
Acté jeta un cri, et couvrant sa figure avec ses deux mains:
--Oh! oui, oui, s'écria-t-elle avec des sanglots, oui, je suis cette
malheureuse!...
Un moment de silence succéda à cette demande et à cette réponse, moment
pendant lequel Acté n'osa point rouvrir les yeux, car elle devinait que
le regard dominateur de cette femme continuait de peser sur elle: enfin,
elle sentit que l'inconnue lui prenait la main dont elle s'était voilé
le visage, et croyant deviner dans son étreinte, toute froide et
indécise qu'elle était, plus de pitié que de menace, elle se hasarda à
soulever sa paupière mouillée de larmes. La femme inconnue la regardait
toujours.
--Écoute, continua-t-elle avec ce même accent sonore, mais cependant
plus doux, le destin a d'étranges mystères; il remet parfois aux mains
d'un enfant le bonheur ou l'adversité d'un empire: au lieu d'être
envoyée par la colère des dieux, peut-être es-tu choisie par leur
clémence.
--Oh! s'écria Acté, je suis coupable, mais coupable d'amour et voilà
tout; je n'ai pas dans le coeur un sentiment mauvais! et ne pouvant plus
être heureuse, je voudrais du moins voir tout le monde heureux!... Mais
je suis bien isolée, bien faible et bien impuissante. Indique-moi ce que
je puis faire et je le ferai!...
--D'abord, connais-tu celui auquel tu as confié ta destinée?
--Depuis ce matin seulement je sais que Lucius et Néron ne sont qu'un
même homme, et que mon amant est l'empereur. Fille de la Grèce antique,
j'ai été séduite par la beauté, par l'adresse, par la mélodie. J'ai
suivi le vainqueur des jeux; j'ignorais que ce fût le maître du
monde!...
--Et maintenant, reprit l'étrangère avec un regard plus fixe et une voix
plus vibrante encore, tu sais que c'est Néron; mais sais-tu ce que c'est
que Néron?
--J'ai été habituée à le regarder comme un dieu, répondit Acté.
--Eh bien, continua l'inconnue en s'asseyant, je vais te dire ce qu'il
est, car c'est bien le moins que la maîtresse connaisse l'amant, et
l'esclave le maître.
--Que vais-je entendre? murmura la jeune fille.
--Lucius était né loin du trône: il s'en rapprocha par une alliance, il
y monta par un crime.
--Ce ne fut pas lui qui le commit, s'écria Acté.
--Ce fut lui qui en profita, répondit froidement l'inconnue. D'ailleurs,
la tempête qui avait abattu l'arbre avait respecté le rejeton. Mais le
fils alla bientôt rejoindre le père: Britannicus se coucha près de
Claude, et cette fois-ci, ce fut bien Néron qui fut le meurtrier.
--Oh! qui peut dire cela? s'écria Acté; qui peut porter cette terrible
accusation?
--Tu doutes, jeune fille? continua la femme inconnue, sans que son
accent changeât d'expression, veux-tu savoir comment la chose se fit? Je
vais te le dire. Un jour que, dans une chambre voisine de celle où se
tenait la cour d'Agrippine, Néron jouait avec de jeunes enfants, et que
parmi ceux-ci jouait aussi Britannicus, il lui ordonna d'entrer dans la
chambre du repas et de chanter des vers aux convives, croyant intimider
l'enfant et lui attirer les rires et les huées de ses courtisans.
Britannicus reçut l'ordre et y obéit: il entra vêtu de blanc dans la
salle du triclinium, et, s'avançant pâle et triste au milieu de l'orgie,
d'uns voix émue et les larmes dans les yeux, il chanta ces vers
qu'Ennius, notre vieux poète, met dans la bouche d'Astyanax:
--«O mon père! ô ma patrie! ô maison de Priam! palais superbe! temple
aux gonds retentissants! aux lambris resplendissants d'or et
d'ivoire!... je vous ai vus tomber sous une main barbare, je vous ai vus
devenir la proie des flammes!» et soudain le rire s'arrêta pour faire
place aux larmes, et, si effrontée que fût l'orgie, elle se tut devant
l'innocence et la douleur. Alors tout fut dit pour Britannicus. Il y
avait dans les prisons de Rome une empoisonneuse célèbre et renommée
pour ses crimes; Néron fit venir le tribun Pollio Julius qui était
chargé de la garder, car il hésitait encore, lui empereur, à parler à
cette femme. Le lendemain Pollio Julius lui apporta le poison, qui fut
versé dans la coupe de Britannicus par ses instituteurs eux-mêmes; mais,
soit crainte, soit pitié, les meurtriers avaient reculé devant le crime:
le breuvage ne fut pas mortel: alors Néron l'empereur, entends-tu bien!
Néron le dieu, comme tu l'appelais tout à l'heure, fit venir les
empoisonneurs dans son palais, dans sa chambre, devant l'autel des dieux
protecteurs du foyer, et là, là, il fit composer le poison. On l'essaya
sur un bouc qui vécut encore cinq heures, pendant lesquelles on fit
cuire et réduire la potion, puis on la fit avaler à un sanglier qui
expira à l'instant même!... Alors Néron passa dans le bain, se parfuma,
et mit une robe blanche; puis il vint s'asseoir, le sourire sur les
lèvres, à la table voisine de celle où dînait Britannicus.
--Mais, interrompit Acté d'une voix tremblante, mais si Britannicus fut
réellement empoisonné, comment se fait-il que l'esclave dégustateur
n'éprouva point les effets du poison? Britannicus, dit-on, était atteint
d'épilepsie depuis son enfance, et peut-être qu'un de ces accès....
--Oui, oui, voilà ce que dit Néron!... et c'est en ceci qu'éclata son
infernale prudence.
--Oui, toutes les boissons, tous les mets que touchait Britannicus
étaient dégustés auparavant; mais on lui présenta un breuvage si chaud
que l'esclave put bien le goûter, mais que l'enfant ne put le boire;
alors on versa de l'eau froide dans le verre, et c'est dans cette eau
froide qu'était le poison. Oh! poison rapide et habilement préparé, car
Britannicus, sans jeter un cri, sans pousser une plainte, ferma les yeux
et se renversa en arrière. Quelques imprudents s'enfuirent!... mais les
plus adroits demeurèrent, tremblants et pâles, et devinant tout. Quant à
Néron, qui chantait à ce moment, il se pencha sur son lit, et, regardant
Britannicus:
--Ce n'est rien, dit-il, dans un instant la vue et le sentiment lui
reviendront. Et il continua de chanter. Et cependant, il avait pourvu
d'avance aux apprêts funéraires, un bûcher était dressé dans le
Champ-de-Mars; et, la même nuit, le cadavre, tout marbré de taches
violettes, y fut porté. Mais, comme si les dieux refusaient d'être
complices du fratricide, trois fois la pluie qui tombait par torrents
éteignit le bûcher! Alors Néron fit couvrir le corps de poix et de
résine; une quatrième tentative fut faite, et cette fois le feu, en
consumant le cadavre, sembla porter au ciel, sur une colonne ardente,
l'esprit irrité de Britannicus!
--Mais Burrhus! mais Sénèque!... s'écria Acté.
--Burrhus! Sénèque! reprit avec amertume la femme inconnue; on leur mit
de l'argent plein les mains, de l'or plein la bouche, et ils se
turent!...
--Hélas! hélas! murmura Acté.
--De ce jour, continua celle à qui tous ces secrets terribles semblaient
être familiers, de ce jour Néron fut le noble fils des Aenobarbus, le
digne descendant de cette race à la barbe de cuivre, au visage de fer et
au coeur de plomb: de ce jour, il répudia Octavie, à qui il devait
l'empire, l'exila dans la Campanie, où il la fit garder à vue, et, livré
entièrement aux cochers, aux histrions et aux courtisanes, il commença
cette vie de débauches et d'orgies qui depuis deux ans épouvante Rome.
Car celui que tu aimes, jeune fille, ton beau vainqueur olympique, celui
que tout le monde appelle son empereur, celui que les courtisans adorent
comme un dieu, lorsque la nuit est venue, sort de son palais déguisé en
esclave, et, la tête coiffée d'un bonnet d'affranchi, court, soit au
pont Milvius, soit dans quelque taverne de la Suburrane, et là, au
milieu des libertins et des prostituées, des portefaix, des bateleurs,
au son des cymbales d'un prêtre de Cybèle ou de la flûte d'une
courtisane, le divin César chante ses exploits guerriers et amoureux;
puis, à la tête de cette troupe chaude de vin et de luxure, parcourt les
rues de la ville, insultant les femmes, frappant les passants, pillant
les maisons, jusqu'à ce qu'il rentre enfin au palais d'or, rapportant
parfois sur son visage les traces honteuses qu'y a laissées le bâton
infâme de quelque vengeur inconnu.
--Impossible! impossible! s'écria Acté, tu le calomnies!
--Tu te trompes, jeune fille, je dis à peine la vérité.
--Mais comment ne te punit-il pas de révéler de pareils secrets?
--Cela pourra bien m'arriver un jour, et je m'y attends.
--Pourquoi alors t'exposes-tu ainsi à sa vengeance?...
--Parce que je suis peut-être la seule qui ne puisse pas la fuir.
--Mais qui donc es-tu?
--Sa mère!
--Agrippine! s'écria Acté, s'élançant hors du lit et tombant à genoux,
Agrippine! la fille de Germanicus!... soeur, veuve et mère
d'empereurs!... Agrippine debout devant moi, pauvre fille de la
Grèce!... Oh! que me veux-tu?... Parle, commande, et je t'obéirai... À
moins cependant que tu ne m'ordonnes de cesser de l'aimer! car, malgré
tout ce que tu m'as dit, je l'aime toujours.... Mais alors je puis,
sinon t'obéir encore, du moins mourir.
--Au contraire, enfant, reprit Agrippine, continue d'aimer César de cet
amour immense et dévoué que tu avais pour Lucius, car c'est dans cet
amour qu'est tout mon espoir, car il ne faut rien moins que la pureté de
l'une pour combattre la corruption de l'autre.
--De l'autre! s'écria la jeune fille avec terreur. César en aime-t-il
donc une autre?
--Tu ignores cela, enfant?
--Eh! savais-je quelque chose!... Quand j'ai suivi Lucius, me suis-je
informée de César? Que me faisait l'empereur, à moi? C'était un simple
artiste que j'aimais, à qui j'offrais ma vie, croyant qu'il pouvait me
donner la sienne! Mais quelle est donc cette femme?...
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