Acté - 08

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esclaves, ses clients et ses amis, s'étaient répandus sur le rivage,
dans l'espoir qu'elle regagnerait le bord vivante, ou que du moins la
mer pousserait son cadavre à la rive: aussi, dès qu'au travers de
l'obscurité une voile blanche fut aperçue, toute la foule se précipita
vers le point où elle allait aborder, et dès qu'on eut reconnu que la
barque portait Agrippine, toutes ces clameurs funèbres se changèrent en
cris de joie: de sorte que la mère de César, condamnée d'un côté du
golfe, mettait pied à terre de l'autre avec toutes les acclamations d'un
retour et tous les honneurs d'un triomphe, et ce fut portée dans les
bras de ses serviteurs et escortée de toute une population émue par cet
événement et réveillée au milieu de son sommeil, qu'elle rentra dans sa
villa impériale, dont les portes se refermèrent à l'instant derrière
elle; mais tous les habitants de la rive, depuis Pouzzoles jusqu'à Baïa,
n'en restèrent pas moins debout, et la curiosité de ceux qui arrivaient,
se mêlant à l'agitation de ceux qui avaient accompagné Agrippine depuis
la mer, de nouveaux cris de joie et d'amour retentirent, demandant à
voir celle à qui le sénat, sur un ordre de l'empereur, avait déféré le
titre d'Auguste.
Cependant Agrippine, retirée au plus profond de ses appartements, loin
de se rendre à ces transports, en éprouvait une terreur plus grande,
toute popularité étant un crime à la cour de Néron; à plus forte raison
quand cette popularité s'attachait à une tête proscrite. À peine rentrée
dans sa chambre, elle avait fait venir son affranchi Agérinus, le seul
homme sur lequel elle crût pouvoir compter; elle l'avait chargé d'aller
porter à Néron le message que nous l'avons vu accomplir: puis, ce
premier soin rempli, elle avait songé à ses blessures, et, après y avoir
fait mettre le premier appareil, éloignant toutes ses femmes, elle
s'était couchée, la tête enveloppée du manteau qui couvrait son lit,
tout entière à des réflexions terribles, écoutant les clameurs du
dehors, qui de moment en moment devenaient plus bruyantes; tout à coup
ces mille voix se turent, les clameurs s'éteignirent comme par
enchantement, les lueurs des torches qui venaient trembler aux fenêtres
comme le reflet d'un incendie s'effacèrent; la nuit reprit son
obscurité, et le silence son mystère. Agrippine sentit un tremblement
mortel courir par tout son corps et une sueur froide lui monter au
front, car elle devinait que ce n'était pas sans cause que cette foule
s'était tue, et que ces lumières s'étaient éteintes. En effet, au bout
d'un instant, le bruit d'une troupe armée qui entrait dans une cour
extérieure se fit entendre, puis des pas de plus en plus distincts
s'approchèrent retentissant de corridor en corridor et de chambre en
chambre. Agrippine écoutait ce bruit menaçant, appuyée sur son coude,
haletante, mais immobile, car, n'ayant pas l'espoir de la fuite, elle
n'en avait pas même l'intention: enfin la porte de sa chambre s'ouvrit.
Alors, rappelant à elle tout son courage, elle se retourna, pâle, mais
résolue, et elle aperçut sur le seuil l'affranchi Anicétus, et derrière
lui le tétrarque Herculeus, et Olaritus, centurion de marine; à l'aspect
d'Anicétus qu'elle savait le confident, et parfois l'exécuteur de Néron,
elle comprit que c'en était fait, et, renonçant à toute plainte comme à
toute supplication:
--Si tu viens en messager, dit-elle, annonce à mon fils mon
rétablissement; si tu viens en bourreau, fais ton office.
Pour toute réponse, Anicétus tira son épée, s'approcha du lit, et, pour
toute prière, Agrippine, levant avec une impudeur sublime le drap qui la
couvrait, ne dit au meurtrier que ces deux mots:
--Feri ventrem!
Le meurtrier obéit, et la mère mourut sans autre paroles que cette
malédiction à ses entrailles pour avoir porté un pareil fils.
Cependant Acté, en quittant Agrippine, avait continué de s'avancer vers
la rive; mais, comme elle en approchait, elle avait vu luire les torches
et avait entendu des cris: ignorant ce que voulaient dire ces clameurs
et ces lumières, et se sentant encore quelque force, elle avait résolu
de ne prendre terre que de l'autre côté de Pouzzoles. En conséquence, et
pour être encore plus cachée aux regards elle avait suivi le pont de
Caligula, nageant dans la ligne sombre qu'il projetait sur la mer, et
s'attachant de temps en temps au pilotis sur lequel il était bâti, afin
de prendre quelque repos; arrivée à trois cents pas de son extrémité à
peu près, elle avait vu luire le casque d'une sentinelle, et avait de
nouveau repris le large, quoique sa poitrine haletante et ses bras
lassés lui indiquassent le besoin instant qu'elle avait d'atteindre
promptement la plage. Elle l'aperçut enfin, et telle qu'elle la
désirait, basse, obscure et solitaire, tandis qu'arrivaient encore
jusqu'à elle la lumière des torches et les cris de joie qui venaient de
Baïa; au reste, cette lumière et ces cris commençaient à cesser d'être
distincts, cette plage elle-même, qu'un instant auparavant elle avait
vue, disparaissait maintenant dans le nuage qui couvrait ses yeux, et au
travers duquel passaient des éclairs sanglants; un bruissement tintait à
ses oreilles, incessamment augmenté, comme si des monstres marins
l'eussent accompagné en battant la mer de leurs nageoires; elle voulut
crier, sa bouche se remplit d'eau, et une vague passa par dessus sa
tête. Acté se sentit perdue si elle ne rappelait toutes ses forces; par
un mouvement convulsif, elle sortit la moitié du corps de l'élément qui
l'oppressait, et dans ce mouvement, tout rapide qu'il fut, elle eut le
temps de remplir sa poitrine d'air; la terre d'ailleurs qu'elle avait
entrevue lui semblait sensiblement rapprochée; elle continua donc de
nager, mais bientôt tous les symptômes de l'engourdissement vinrent de
nouveau s'emparer d'elle, et des pensées confuses et inouïes
commencèrent à se heurter dans son esprit: en quelques minutes, et
confusément, elle revit tout ce qui lui était cher, et sa vie entière
repassa devant ses yeux; elle croyait distinguer un vieillard lui
tendant les bras et l'appelant de la rive, tandis qu'une force inconnue
paralysait ses membres et semblait l'attirer dans les profondeurs du
golfe. Puis c'était l'orgie qui brillait de toutes ses lueurs, et ses
chants qui résonnaient à ses oreilles. Néron, assis, tenait sa lyre; ses
favoris applaudissaient aux chants obscènes, et des courtisanes
entraient, dont les danses lascives effrayaient la pudeur de la jeune
fille. Alors elle voulait fuir comme elle avait fait, mais ses pieds
étaient enchaînés avec des guirlandes de fleurs; pourtant, au fond du
corridor qui conduisait à la salle du festin, elle revoyait ce vieillard
qui l'appelait du geste. Ce vieillard avait autour du front comme un
rayon brillant qui illuminait son visage au milieu de l'ombre. Il lui
faisait signe de venir à lui, et elle comprenait qu'elle était sauvée si
elle y venait. Enfin, toutes ces lumières s'éteignirent, tout ce bruit
se tut, elle sentit qu'elle s'enfonçait de nouveau, et jeta un cri. Un
autre cri parut lui répondre, mais aussitôt l'eau passa par dessus sa
tête, comme un linceul, et tout devint incertain en elle, jusqu'au
sentiment de l'existence; il lui parut qu'on l'emportait pendant son
sommeil, et qu'on la faisait rouler au penchant d'une montagne, jusqu'à
ce qu'arrivée au bas, elle se heurtât à une pierre, ce fut une douleur
sourde comme celle qu'on éprouve pendant un évanouissement, puis elle ne
sentit plus rien qu'une impression glacée, qui monta lentement vers le
coeur, et qui, lorsqu'il l'eut atteint, lui enleva tout, jusqu'à la
conscience de la vie.
Lorsqu'elle revint à elle, le jour n'avait point encore paru; elle était
sur la plage, enveloppée dans un large manteau et un homme à genoux
soutenait sa tête ruisselante et échevelée; elle leva les yeux vers
celui qui lui portait du secours, et, chose étrange, elle crut
reconnaître le vieillard de son agonie. C'était la même figure douce,
vénérable et calme, de sorte qu'il lui semblait qu'elle continuait son
rêve.
--O mon père, murmura-t-elle, tu m'as appelée à toi, et je suis
venue--me voilà--tu m'as sauvé la vie; comment te nommes-tu, que je
bénisse ton nom?
--Je me nomme Paul, dit le vieillard.
--Et qui es-tu? continua la jeune fille.
--Apôtre du Christ, répondit-il.
--Je ne te comprends pas, reprit doucement Acté, mais n'importe, j'ai
confiance en toi comme dans un père: conduis-moi où tu voudras, je suis
prête à te suivre.
Le vieillard se leva et marcha devant elle.


Chapitre XI

Néron passa le reste de la nuit dans l'insomnie et dans la crainte: il
tremblait qu'Anicétus ne put rejoindre sa mère, car il pensait qu'elle
n'avait fait que s'arrêter un instant à sa villa, et que ce qu'elle lui
avait dit de sa souffrance et de sa faiblesse n'était qu'un moyen de
gagner du temps, et de partir librement pour Rome: il la voyait déjà
entrer résolue et hautaine dans sa capitale, invoquant le peuple, armant
les esclaves, soulevant l'armée, et se faisant ouvrir les portes du
sénat, pour demander justice de son naufrage, de ses blessures et de ses
amis assassinés. À chaque bruit, il tremblait comme un enfant; car,
malgré ses mauvais traitements envers elle, il n'avait pas cessé un
instant de craindre sa mère: il savait de quoi elle était capable, et ce
qu'elle pouvait faire contre lui par ce qu'elle avait fait pour lui: ce
ne fut qu'à sept heures du matin qu'un esclave d'Anicétus arriva au
palais de Bauli, et ayant demandé d'être introduit près de l'empereur,
s'agenouilla devant lui, et lui remit son propre anneau qu'il avait
donné à l'assassin en signe de toute-puissance, et qu'il lui renvoyait
selon leur convention sanglante, comme preuve que le meurtre était
accompli: alors Néron se leva plein de joie, s'écriant qu'il ne régnait
que de cette heure et qu'il devait l'empire à Anicétus.
Cependant il jugea qu'il était important de prendre les devants sur la
renommée, et de donner le change à la mort de sa mère. Il fit écrire à
l'instant à Rome qu'on avait surpris dans sa chambre, et armé d'un
poignard pour l'assassiner, Agérinus, l'affranchi et le confident
d'Agrippine, et qu'alors, apprenant que son complot avait échoué, et
craignant la vengeance du sénat, elle s'était punie elle-même du crime
quelle méditait: il ajoutait que depuis longtemps elle avait formé le
dessein de lui enlever l'empire, et qu'elle s'était vantée que,
l'empereur mort, elle ferait jurer au peuple, aux prétoriens et au
sénat, obéissance à une femme; il disait que les exils des personnes les
plus distinguées étaient son ouvrage, et comme preuve il rappelait
Valerius Capito et Licinius Gabolus, anciens préteurs, ainsi que
Calpurnia, femme du premier rang, et Junia Calvina, soeur de Silanus,
l'ancien fiancé d'Octavie. Il parlait aussi de son naufrage comme d'une
vengeance des dieux, calomniant le ciel et mentant à la terre: au reste
ce fut Sénèque qui écrivit cette épître, car, pour Néron, il tremblait
tellement, qu'il ne put que la signer.
Mais, ce premier moment passé, il songea, en comédien habile, à jouer la
douleur comme un rôle: il essuya le rouge dont ses joues étaient encore
couvertes, dénoua ses cheveux qui retombèrent épars sur ses épaules, et,
substituant un habit de couleur sombre à la tunique blanche du festin,
il descendit et se montra aux prétoriens, aux courtisans, et même à ses
esclaves, comme accablé du coup qui venait de le frapper.
Alors il parla d'aller lui-même voir une dernière fois sa mère; il se
fit amener une barque à l'endroit où, la veille, il avait pris congé
d'elle avec de si tendres démonstrations: il traversa le golfe où il
avait essayé de l'engloutir, il aborda au rivage qui l'avait vue
aborder, blessée et mourante; puis il s'avança vers la villa où venait
de s'achever la scène de ce grand drame: quelques courtisans, Burrhus,
Sénèque et Sporus, l'accompagnaient en silence, essayant de lire sur son
visage l'expression qu'ils devaient donner au leur; il avait adopté
celle d'une profonde tristesse, et, tous en entrant à sa suite dans la
cour où les soldats avaient fait leur première halte, semblaient comme
lui avoir perdu une mère.
Néron monta l'escalier d'un pas grave et lent, comme il convient au fils
pieux qui s'approche du cadavre de celle qui lui a donné la vie. Puis,
arrivé au corridor qui conduisait à la chambre, il fit un signe de la
main pour que ceux qui l'accompagnaient s'arrêtassent, ne gardant avec
lui que Sporus, comme s'il eût craint de s'abandonner à la douleur
devant des hommes; arrivé à la porte, il s'arrêta un instant, s'appuya
contre le mur, et se couvrit le visage de son manteau comme pour cacher
ses larmes, mais en effet pour essuyer la sueur qui lui coulait sur le
front; puis, après un moment d'hésitation, il ouvrit la porte d'un
mouvement rapide et résolu, et entra dans la chambre.
Agrippine était toujours sur son lit. Sans doute le meurtrier avait
effacé les traces de l'agonie, car on eût dit qu'elle dormait: le
manteau était rejeté sur elle, et laissait à découvert seulement la
tête, une partie de la poitrine et les bras, auxquels la pâleur de la
mort donnait l'apparence froide et bleuâtre d'un marbre; Néron s'arrêta
au pied du lit, toujours suivi par Sporus, dont les yeux, plus
impassibles encore que ceux de son maître, semblaient regarder avec une
indifférente curiosité une statue renversée de sa base; au bout d'un
instant la figure du parricide s'éclaira; tous ses doutes étaient
évanouis, toutes ses craintes étaient passées: le trône, le monde,
l'avenir lui appartenaient enfin à lui seul; il allait régner libre et
sans entraves, Agrippine était bien morte: puis à ce sentiment succéda
une impression étrange: ses yeux, fixés sur le bras qui l'avait serré
contre son coeur, et sur le sein qui l'avait nourri, s'allumèrent d'un
désir secret; il porta la main au manteau qui couvrait sa mère, et le
leva lentement de manière à découvrir entièrement le cadavre, qui resta
nu. Alors il le parcourut d'un regard cynique, puis avec un regret
infâme et incestueux:
--Sporus, dit-il, je ne savais pas qu'elle fût si belle.
Cependant le jour était venu et avait rendu le golfe à sa vie
accoutumée; chacun avait repris ses travaux habituels. Le bruit de la
mort d'Agrippine s'était répandu, et une inquiétude sourde régnait sur
toute cette plage, qui n'en était pas moins couverte, comme d'habitude,
de marchands, de pêcheurs et de désoeuvrés; on parlait tout haut du
péril auquel avait échappé l'empereur; on rendait grâce aux dieux quand
on croyait pouvoir être entendu, puis on passait sans tourner la tête à
côté d'un bûcher qu'un affranchi nommé Munster, aidé de quelques
esclaves, dressait le long du chemin de Misène, près de la villa du
dictateur Julius César; mais tout ce bruit, cette inquiétude, cette
rumeur, n'arrivaient pas jusqu'à la retraite où Paul avait conduit Acté.
C'était une petite maison isolée qui s'élevait sur la pointe du
promontoire qui regarde Nisida, et qui était habitée par une famille de
pêcheurs. Quoique le vieillard parut étranger dans cette famille, il y
exerçait une autorité visible; cependant l'obéissance qu'on paraissait
avoir pour ses moindres désirs n'était point servile, mais respectueuse:
c'était celle des enfants pour le père, des serviteurs pour le
patriarche, des disciples pour l'apôtre.
Le premier besoin d'Acté était celui du repos; pleine de confiance dans
son protecteur, et sentant qu'à compter de ce jour quelqu'un veillait
sur elle, elle avait cédé aux instances du vieillard et s'était
endormie. Quant à lui, il s'était assis près d'elle, comme un père au
chevet de son enfant, et, le regard fixé au ciel, il s'était peu à peu
absorbé dans une contemplation profonde, de sorte que, lorsque la jeune
fille rouvrit les yeux, elle n'eut pas besoin de chercher son
protecteur; et quoique son coeur fût brisé par les mille souvenirs qui
lui revenaient au réveil, elle lui sourit tristement en lui tendant la
main:
--Tu souffres? dit le vieillard.
--J'aime, répondit la jeune fille.
Il se fit un silence d'un instant, puis Paul reprit:
--Que désires-tu?
--Une retraite où je puisse penser à lui et pleurer.
--Te sens-tu la force de me suivre?
--Partons, dit Acté, en faisant un mouvement pour se lever.
--Impossible en ce moment, ma fille; si tu es fugitive, moi je suis
proscrit; nous ne pouvons voyager que pendant les ténèbres. Es-tu
décidée à partir ce soir?
--Oui, mon père.
--Une marche longue et fatiguante ne t'effraie pas, toi si frêle et si
délicate?
--Les jeunes filles de mon pays sont habituées à suivre les biches à la
course dans les forêts les plus épaisses et sur les montagnes les plus
élevées.
--Timothée, dit le vieillard en se retournant, appelle Silas.
Le pêcheur prit le manteau brun de Paul, le fixa au bout d'un bâton,
sortit à la porte de sa cabane, et enfonça le bâton dans la terre.
Ce signal ne tarda point à être aperçu, car, au bout d'un instant, un
homme descendit de la montagne de Nisida sur la plage, monta dans une
petite barque, et, la détachant du bord, il commença de franchir à force
de rames l'espace qui sépare l'île du promontoire: la traversée ne fut
pas longue; au bout d'un quart-d'heure à peu près, il toucha la rive à
cent pas de la maison où il était attendu, et cinq minutes après il
parut sur le seuil de la porte. Cette apparition fit tressaillir Acté;
elle n'avait rien vu de ce qui s'était passé: elle regardait Bauli.
Le nouvel arrivé, qu'à son teint cuivré, au turban qui ceignait sa tête,
et à la finesse de ses formes, on reconnaissait pour un enfant de
l'Arabie, s'avança respectueusement, et salua Paul dans une langue
inconnue. Paul alors lui dit dans cette même langue quelques paroles où
la bienveillance de l'ami se joignait à l'autorité du maître: Silas,
pour toute réponse, fixa plus solidement ses sandales à ses pieds, serra
ses reins avec une corde, prit un bâton de voyage, s'agenouilla devant
Paul, qui lui donna sa bénédiction, et sortit.
Acté regardait Paul avec étonnement. Quel était ce vieillard au
commandement doux et ferme à la fois, qui était obéi comme un roi et
respecté comme un père? Le peu qu'elle était restée à la cour de Néron
lui avait montré la servilité sous toutes les formes, mais la servilité
basse et craintive, fille de la terreur, et non l'empressement, fils du
respect. Y avait-il deux empereurs dans le monde, et celui qui se
cachait était-il plus puissant sans trésors, sans esclaves et sans
armée, que l'autre avec les richesses de la terre, ses cent vingt
millions de sujets, et deux cent mille soldats. Ces idées s'étaient
succédées dans la tête d'Acté avec une si grande rapidité, et s'y
étaient fixées avec une telle conviction, qu'elle se retourna vers Paul,
et que, joignant les mains avec la même crainte et avec le même respect
qu'elle avait vu manifester à tout ce qui approchait ce saint vieillard:
--O seigneur! lui dit-elle, qui es-tu donc, pour que chacun t'obéisse
sans paraître te craindre?
--Je te l'ai dit, ma fille, je m'appelle Paul, et je suis apôtre.
--Mais qu'est ce qu'un apôtre? répondit Acté: est-ce un orateur comme
Démosthènes? est-ce un philosophe comme Sénèque? Chez nous l'éloquence
est représentée avec des chaînes d'or qui lui sortent de la bouche.
Enchaînes-tu les hommes avec ta parole?
--Je porte la parole qui délie et non celle qui enchaîne, répondit Paul
en souriant; et, loin de dire aux hommes qu'ils sont esclaves, je suis
venu dire aux esclaves qu'ils étaient libres.
--Voilà que je ne te comprends plus, et cependant tu parles ma langue
maternelle comme si tu étais Grec.
--J'ai resté six mois à Athènes et un an et demi Corinthe.
--À Corinthe, murmura la jeune fille en cachant sa tête entre ses mains,
et y a-t-il longtemps de cela?
--Il y a cinq ans.
--Et que faisais-tu à Corinthe?
--Pendant la semaine, je travaillais à faire des tentes pour les
soldats, les matelots et les voyageurs, car je ne voulais pas être à
charge à l'hôte généreux qui m'avait reçu; puis, les jours de sabbat, je
prêchais dans la synagogue, recommandant la modestie aux femmes, la
tolérance aux hommes, et à tous les vertus évangéliques.
--Oui, oui, je me rappelle maintenant avoir entendu parler de toi, dit
Acté; ne logeais-tu pas près de ta synagogue des Juifs, dans la maison
d'un noble vieillard nommé Titus Justus?
--Tu le connaissais? s'écria Paul avec une joie visible.
--C'était l'ami de mon père, répondit Acté; oui, oui, je me rappelle
maintenant: les Juifs te dénoncèrent, ils te menèrent à Gallion, qui
était proconsul d'Achaie et frère de Sénèque; mon père me conduisit à la
porte comme tu passais, et me dit: «Regarde, ma fille, voilà un juste.»
--Et comment s'appelait ton père? comment t'appelles-tu?
--Mon père s'appelait Amyclès, et je m'appelle Acté.
--Oui, oui, je me rappelle à mon tour, ce nom ne m'est pas inconnu. Mais
comment as-tu quitté ton père? Pourquoi as-tu abandonné ta patrie? D'où
vient que je t'ai trouvée seule et mourante sur une plage? Dis-moi tout
cela, mon enfant, ma fille, et, si tu n'as plus de patrie, je t'en
offrirai une; si tu n'as plus de père, je t'en rendrai un.
--Oh! jamais, jamais! je n'oserai te raconter!...
--Cette confession est donc bien terrible?
--Oh! je mourrais de honte à la moitié du récit.
--Eh bien! donc, c'est à moi de m'humilier pour que tu t'élèves, je vais
te dire qui je suis, pour que tu me dises qui tu es; je vais te
confesser mes crimes pour que tu m'avoues tes fautes.
--Vos crimes!...
--Oui, mes crimes; je les ai expiés, grâce au Ciel, et le Seigneur m'a
pardonné, je l'espère!... Écoute-moi, mon enfant, car je vais te dire
des choses dont tu n'as aucune idée, que tu comprendras un jour, et que
tu adoreras, quand tu les auras comprises.
«Je suis né à Tarse en Cilicie; le dévouement de ma ville natale à
Auguste avait valu à ses habitants le titre de citoyens romains, de
sorte que mes parents déjà riches jouissaient, outre leurs richesses,
des avantages attachés au rang que leur avait accordé l'empereur: c'est
là que j'étudiai les lettres grecques, qui florissaient chez nous à
l'égal d'Athènes. Puis mon père, qui était juif et de la secte
pharisienne, m'envoya étudier à Jérusalem, sous Gamaliel, savant et
sévère docteur dans la loi de Moïse. Alors je ne m'appelais pas Paul,
mais Saül.
«Il y avait vers ce temps à Jérusalem un jeune homme plus âgé que moi de
deux ans: on le nommait Jésus, c'est-à-dire sauveur, et l'on racontait
de merveilleuses choses sur sa naissance. Un ange était apparu à sa
mère, l'avait saluée au nom de Dieu, et lui avait annoncé qu'elle était
élue entre toutes les femmes pour enfanter le Messie; quelque temps
après, cette jeune fille avait épousé un vieillard nommé Joseph, qui,
s'étant aperçu qu'elle était enceinte, et ne voulant pas la déshonorer,
avait résolu de la renvoyer secrètement à sa famille. Mais lorsqu'il
était dans cette pensée, le même ange du Seigneur qui avait apparu à
Marie lui apparut à son tour et lui dit: Joseph, fils de David, ne
craignez pas de prendre avec vous Marie, votre femme, car ce qui est né
dans elle a été formé par le Saint-Esprit. Vers ce même temps on publia
un édit de César Auguste pour faire le dénombrement de tous les
habitants de toute la terre: ce fut le premier dénombrement qui se fit
par Cyrénus, gouverneur de Syrie, et comme tous allaient se faire
enregistrer chacun dans sa ville, Joseph partit aussi de la ville de
Nazareth, qui est en Galilée, et vint en Judée, à la ville de David,
appelée Bethléem, pour se faire enregistrer avec Marie, son épouse; mais
pendant qu'ils étaient là, il arriva que le temps auquel elle devait
accoucher s'accomplit: elle enfanta son fils premier-né, et l'ayant
emmailloté, elle le coucha dans une crèche, parce qu'il n'y avait point
de place pour eux dans l'hôtellerie. Or, il y avait dans les environs
des bergers qui passaient la nuit dans les champs veillant tour à tour à
la garde de leur troupeau: tout à coup un ange du Seigneur se présenta à
eux; une lumière divine les environna, ce qui les remplit d'une extrême
crainte: alors l'ange leur dit:
«--Ne craignez rien, car je viens vous apporter une nouvelle qui sera
pour tout le peuple le sujet d'une grande joie: c'est qu'aujourd'hui,
dans la ville de David, il vous est né un sauveur qui est le Christ.
«C'est que Dieu avait regardé la terre, et il avait pensé que les temps
préparés par sa sagesse étaient venus. Le monde entier, ou du moins tout
ce que la science païenne connaissait du monde, obéissait à un seul
pouvoir. Tyr et Sidon s'étaient écroulés à la parole du prophète;
Carthage était rasée au niveau de ses sables, la Grèce conquise, les
Gaules vaincues, Alexandrie brûlée; un seul homme commandait à cent
provinces par la voix de ses proconsuls, et partout on sentait la pointe
du glaive dont la poignée était à Rome. Cependant, malgré sa puissance
apparente, l'édifice païen craquait sur sa base d'argile: un malaise
inconnu et universel annonçait que le vieux monde était malade au coeur,
qu'une crise était imminente, et que des choses nouvelles et inconnues
allaient éclater: c'est qu'il n'y avait plus de justice parce qu'il y
avait trop de pouvoir; c'est qu'il n'y avait plus d'hommes, parce qu'il
y avait trop d'esclaves; c'est qu'il n'y avait plus de religion, parce
qu'il y avait trop de dieux. Or, comme je te l'ai dit, au moment où
j'arrivai à Jérusalem, un homme m'y avait précédé, qui disait aux
puissants: Ne faites que ce qui vous a été ordonné, et rien au-delà. Aux
riches: Que celui qui a deux vêtements en donne un à celui qui n'en a
point. Aux maîtres: Il n'y a ni premier ni dernier, le royaume de la
terre est aux forts, mais le royaume des cieux est aux faibles. Et à
tous: Les dieux que vous adorez sont de faux dieux, il n'y a qu'un Dieu
unique et tout-puissant qui a crée le monde, et ce Dieu est mon père,
car c'est moi qui suis le Messie qui vous a été promis par les
Écritures.
«Aveugle et sourd que j'étais alors, je fermai les yeux et les oreilles,
ou plutôt l'envie m'aveugla; puis vint la haine, qui me perdit. Voici à
quelle occasion je devins le persécuteur ardent de l'homme-Dieu, dont je
suis aujourd'hui l'indigne mais fidèle apôtre.
«Un jour que nous avions pêché, Pierre et moi, toute la journée
inutilement, sur l'ancien lac de Génésareth, aujourd'hui appelé de
Tibériade, Jésus vint au bord du lac, poussé par la foule du peuple qui
voulait entendre sa parole: la barque de Pierre se trouvant la plus
proche du rivage, ou Pierre étant meilleur que moi, Jésus monta sur sa
barque, et s'y étant assis, il continua d'enseigner la foule qui
l'écoutait du rivage; puis, lorsqu'il eut cessé de parler, il dit à
Pierre:
«--Avancez en pleine eau et jetez vos filets pour pêcher.
«Pierre lui répondit:
«--Maître, nous avons travaillé toute la nuit sans rien prendre, comment
donc serions-nous plus heureux maintenant?
«--Faites ce que je vous dis, continua Jésus.
«Et Pierre ayant jeté son filet, il prit une si grande quantité de
poissons, que peu s'en fallut que son filet ne rompît, et alors il en
remplit tellement sa barque, qu'elle faillit en couler à fond. Aussitôt
Pierre, Jacques et Jean, fils de Ébedée, qui étaient dans la barque avec
lui, se jetèrent à ses genoux, reconnaissant qu'il y avait là un
miracle; mais Jésus leur dit:
«--Rassurez-vous, votre tâche est finie comme pêcheurs de poissons;
votre emploi désormais sera de prendre les hommes; et, descendant au
rivage, il les emmena après lui.
«Resté seul je me dis: pourquoi ne prendrais-je pas aussi des poissons
là où les autres en ont pris; j'allai où ils avaient été, je jetai dix
fois mes filets à la même place où ils avaient jeté les leurs, et je
retirai dix fois mes filets vides. Alors au lieu de me dire: Cet homme
est vraiment ce qu'il dit être, c'est-à-dire l'envoyé de Dieu, je me
dis: Cet homme est sans doute un magicien qui connaît des charmes, et je
me sentis prendre le coeur d'une grande envie contre lui.
«Mais comme vers ces temps il quitta Jérusalem pour aller prêcher par
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