Acté - 11

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Tigellin les attendait sur le seuil avec la dot de la nouvelle épouse.
Néron la reçut, mit sur la tête de Sabina la couronne, et sur ses
épaules le manteau des impératrices, puis il monta avec elle dans une
litière splendide et découverte, l'embrassant aux yeux de tous et aux
applaudissements du peuple, parmi lesquels on distinguait les voix
courtisanesques des Grecs qui, dans leur langage fait pour la flatterie,
osaient émettre des voeux pour la fécondité de cette étrange union.
Acté les suivit, croyant qu'ils allaient rentrer à la maison dorée;
mais, en arrivant au bas du Capitole, ils tournèrent par le Vicus
Tuscus, traversèrent le Vélabre, gagnèrent le quartier d'Argilète, et
entrèrent dans le Champ-de-Mars par la porte triomphale. C'est ainsi
qu'aux fêtes sigillaires de Rome, Néron voulait montrer au peuple sa
nouvelle impératrice. Aussi la conduisit-il au forum Olitorium, au
théâtre de Pompée, aux portiques d'Octavie. Acté les suivit partout,
sans les perdre un instant des yeux, aux marchés, aux temples, aux
promenades. Un dîner magnifique était offert à la colline des Jardins.
Elle se tint debout contre un arbre pendant tout le temps que dura le
dîner. Ils revinrent par le forum de César, où le sénat les attendait
pour les complimenter. Elle écouta la harangue, appuyée à la statue du
dictateur; tout le jour se passa ainsi, car ce ne fut que vers le soir
qu'ils reprirent le chemin du palais; et tout le jour Acté demeura
debout, sans prendre de nourriture, sans penser ni à la fatigue ni à la
faim, soutenue par le feu de la jalousie qui brûlait son coeur, et qui
courait par toutes ses veines. Ils rentrèrent enfin à la maison dorée,
Acté y entra avec eux: c'était chose facile, toutes les portes en
étaient ouvertes, car Néron, au contraire de Tibère, ne craignait pas le
peuple. Il y a plus, ses prodigalités, ses jeux, ses spectacles, sa
cruauté même, qui ne frappait que des têtes élevées ou des ennemis des
croyances païennes, l'avaient fait aimer de la foule, et aujourd'hui
encore c'est peut-être, à Rome, l'empereur dont le nom est resté le plus
populaire.
Acté connaissait l'intérieur du palais pour l'avoir parcouru avec
Lucius; son vêtement et son voile blanc lui donnaient l'apparence d'une
des jeunes compagnes de Sabina; nul ne fit donc attention à elle, et
tandis que l'empereur et l'impératrice passaient dans le triclinium pour
y faire la coena, elle se glissa dans la chambre nuptiale, où le lit
avait été reporté, et se cacha derrière un de ses rideaux.
Elle resta là deux heures, immobile, muette, sans que son souffle fit
vaciller l'étoffe flottante qui pendait devant elle; pourquoi était-elle
venue, elle n'en savait rien; mais pendant ces deux heures, sa main ne
quitta pas le manche de son poignard. Enfin, elle entendit un léger
bruit, des pas de femmes s'approchaient dans le corridor, la porte
s'ouvrit, et Sabina, conduite par une matrone romaine, d'une des
premières et des plus anciennes familles, nommée Calvia Crispinella, et
qui lui servait de mère, comme Tigellin lui avait servi de père, entra
dans la chambre, avec son vêtement de noces, excepté la ceinture de
laine, que Néron avait rompue pendant le repas pour que Calvia pût ôter
la toilette de la mariée; elle commença par dénouer les fausses nattes
tressées sur le haut de sa tête en forme de tour, et ses cheveux
retombèrent sur ses épaules; puis elle lui ôta le flammeum; enfin, elle
détacha la robe, de sorte que la jeune fille resta avec une simple
tunique, et, chose étrange, à mesure que ces différents ornements
étaient enlevés, une métamorphose inouïe semblait s'opérer aux regards
d'Acté: Sabina disparaissait pour faire place à Sporus, tel qu'Acté
l'avait vu descendre du navire et marcher auprès de Lucius, avec sa
tunique flottante, ses bras nus, ses longs cheveux. Était-ce un rêve,
une réalité? Le frère et la soeur ne faisaient-ils qu'un? Acté
devenait-elle insensée? Les fonctions de Calvia étaient achevées, elle
s'inclina devant son étrange impératrice. L'être androgyne, quel qu'il
fût, la remercia, et la jeune Grecque reconnut la voix de Sporus aussi
bien que celle de Sabina; enfin Calvia sortit. La nouvelle mariée resta
seule, regarda de tous les côtés, et croyant n'être vue ni entendue de
personne, elle laissa tomber ses mains avec abattement et poussa un
soupir, tandis que deux larmes coulaient de ses yeux; puis, avec un
sentiment de dégoût profond, elle s'approcha du lit; mais au moment où
elle mettait le pied sur la première marche, elle recula épouvantée en
jetant un grand cri: elle avait aperçu, encadrée dans les rideaux de
pourpre, la figure pâle de la jeune Corinthienne, qui, se voyant
découverte, et sentant que sa rivale allait lui échapper, bondit jusqu'à
elle comme une tigresse; mais l'être qu'elle poursuivait était trop
faible pour fuir ou pour se défendre; il tomba à genoux, étendant les
bras vers elle, et tremblant sous la lame du poignard qui brillait dans
sa main; puis un rayon d'espoir passa tout à coup dans ses yeux:
--Est-ce toi Acté? est-ce toi? lui dit-il.
--Oui, oui, c'est moi, répondit la jeune fille.... C'est moi, c'est Acté.
Mais toi, qui es-tu? Es-tu Sabina? es-tu Sporus? es-tu un homme? es-tu
une femme?.. Réponds, parle mais parle donc!
--Hélas! hélas! s'écria l'eunuque en tombant évanoui aux pieds d'Acté,
hélas! je ne suis ni l'un ni l'autre.
Acté, stupéfaite, laissa échapper son poignard.
En ce moment la porte s'ouvrit, et plusieurs hommes entrèrent
précipitamment. C'étaient des esclaves qui venaient apporter autour du
lit les statues des dieux protecteurs du mariage. Ils virent Sporus
évanoui, une femme échevelée, pâle et les yeux hagards, penchée sur lui,
et un poignard à terre: ils devinèrent tout, s'emparèrent d'Acté, et la
conduisirent dans les prisons du palais, près desquelles elle était
passée pendant cette douce nuit où Lucius l'avait fait demander, et d'où
elle avait entendu sortir de si plaintifs gémissements.
Elle y retrouva Paul et Silas.
--Je t'attendais, dit Paul à Acté.
--O mon père! s'écria la jeune Corinthienne, j'étais venue à Rome pour
te sauver.
--Et, ne pouvant me sauver, tu veux mourir avec moi.
--Oh! non, non, dit la jeune fille avec honte, non, je t'ai oublié; non,
je suis indigne que tu m'appelles ta fille. Je suis une malheureuse
insensée qui ne mérite ni pitié ni pardon.
--Tu l'aimes donc toujours?
--Non, je ne l'aime plus, mon père, car il est impossible que je l'aime
encore: seulement, comme je te l'ai dit, je suis folle; oh! qui me
tirera de ma folie! Il n'y a pas d'homme sur la terre, il n'y a pas de
Dieu au ciel assez puissant pour cela.
--Rappelle-toi l'enfant de l'esclave: celui qui guérit le corps peut
guérir l'âme.
--Oui, mais l'enfant de l'esclave avait l'innocence à défaut de la foi;
moi, je n'ai pas encore la foi, et je n'ai plus l'innocence.
--Et pourtant, répondit l'apôtre, tout n'est pas perdu, s'il te reste le
repentir?
--Hélas! hélas! murmura Acté avec l'accent du doute.
--Eh bien! approche ici, dit Paul en s'asseyant dans un angle du cachot;
viens, je veux te parler de ton père.
Acté tomba à genoux, la tête sur l'épaule du vieillard, et toute la nuit
l'apôtre l'exhorta. Acté ne lui répondit que par des sanglots; mais le
matin elle était prête à recevoir le baptême.
Presque tous les captifs enfermés avec Paul et Silas étaient des
chrétiens des Catacombes; depuis deux ans qu'Acté habitait parmi eux,
ils avaient eu le temps d'apprécier les vertus de celle dont ils
ignoraient les fautes; or, des prières avaient été adressées toute la
nuit à Dieu pour qu'il laissât tomber un rayon de foi sur la pauvre
païenne: ce fut donc une déclaration solennelle que celle de l'apôtre,
lorsqu'il annonça à haute voix que le Seigneur allait compter une
servante de plus.
Paul n'avait point laissé ignorer à Acté l'étendue des sacrifices
qu'allait lui imposer son nouveau titre: le premier était celui de son
amour, et le second peut-être celui de sa vie; tous les jours on venait
chercher au hasard dans cette prison quelque victime pour les expiations
ou les fêtes; beaucoup alors se présentaient ayant hâte du martyre, et
l'on prenait aveuglément et sans choix: tout corps qui pouvait souffrir
et assurer de sa souffrance étant bon à mettre en croix ou à jeter à
l'amphithéâtre; une abjuration en pareille circonstance n'était donc pas
seulement une cérémonie religieuse: c'était un dévouement mortel.
Acté pensait donc que le danger lui-même rachèterait son peu de science
dans la foi nouvelle: elle avait vu assez des deux religions pour
maudire l'une et bénir l'autre; tous les exemples criminels lui étaient
venus des gentils, tous les spectacles de vertu lui avaient été donnés
par des chrétiens; puis, encore plus que tout cela, la certitude qu'elle
ne pouvait vivre avec Néron lui faisait-elle désirer de mourir avec
Paul.
Ce fut donc avec une ardeur qui, aux yeux du Seigneur lui tint sans
doute lieu de foi, qu'au milieu du cercle des prisonniers à genoux elle
s'agenouilla elle-même sous le rayon de jour qui descendait par un
soupirail, à travers les barreaux duquel elle entrevoyait le ciel. Paul
était debout derrière elle, les mains élevées et priant, et Silas,
incliné, tenait l'eau sainte dans laquelle trempait le buis béni. En ce
moment, et comme Acté achevait l'acte des apôtres, ce credo antique qui,
de nos jours encore et sans altération, est resté le symbole de la foi,
la porte s'ouvrit avec un grand fracas: des soldats parurent, conduits
par Anicétus, qui, frappé par le spectacle étrange qui s'offrait à sa
vue, car tous étaient demeurés à genoux et priant, s'arrêta immobile et
silencieux sur le seuil:
--Que veux-tu? lui dit Paul interrogeant le premier celui qui venait
tantôt comme juge, tantôt comme bourreau.
--Je veux cette jeune fille, répondit Anicétus en montrant Acté.
--Elle ne te suivra pas, reprit Paul, car tu n'as aucun droit sur elle.
--Cette jeune fille appartient à César! s'écria Anicétus.
--Tu te trompes, répondit Paul en prononçant les paroles consacrées et
en versant l'eau sainte sur la tête de la néophyte, cette jeune fille
appartient à Dieu!...
Acté jeta un cri et s'évanouit, car elle sentit que Paul avait dit vrai,
et que ces paroles qu'il avait prononcées venaient à tout jamais la
séparer de Néron.
--Alors c'est donc toi que je conduirai à l'empereur à sa place, dit
Anicétus en faisant signe aux soldats de s'emparer de Paul.
--Fais comme tu voudras, dit l'apôtre, je suis prêt à te suivre; je sais
que le temps est venu d'aller rendre compte au ciel de ma mission sur la
terre.
Paul, conduit devant César, fut condamné à être mis en croix; mais il
appela de ce jugement comme citoyen romain, et ses droits ayant été
reconnus comme habitant de Tarse en Cilicie, il eut le jour même la tête
tranchée sur le Forum.
César assista à cette exécution, et comme le peuple, qui avait compté
sur un supplice plus long, faisait entendre quelques murmures,
l'empereur lui promit pour les prochaines ides de mars un présent de
gladiateurs.
C'était pour célébrer le troisième anniversaire de la mort du dictateur
Julius César.


Chapitre XV

Néron avait touché juste: cette promesse calma à l'instant les murmures;
parmi tous les spectacles dont ses édiles, ses préteurs et ses Césars le
gorgeaient, ceux dont le peuple était plus avide étaient les chasses
d'animaux et les présents de gladiateurs. Autrefois ces deux spectacles
étaient distincts; mais Pompée avait eu l'idée de les réunir en faisant
combattre pour la première fois, pendant son second consulat, à
l'occasion de la dédicace du temple de Vénus victorieuse, vingt
éléphants sauvages contre des Gétules armés de javelots: il est vrai que
longtemps auparavant, si l'on en croit Tite-Live, on avait tué pour un
seul jour cent quarante-deux éléphants dans le cirque; mais ces
éléphants, pris dans une bataille contre les Carthaginois, et que Rome
pauvre et prudente alors ne voulait ni nourrir ni donner aux alliés,
avaient été égorgés à coups de javelots et de flèches par les
spectateurs des gradins: quatre-vingts ans plus tard, l'an 523 de Rome,
Scipion Nasica et P. Lentulus avaient fait descendre dans le cirque
soixante-trois panthères d'Afrique, et l'on croyait les Romains blasés
sur ce genre de fête, lorsque Segurus, transportant le spectacle sur un
autre élément, avait rempli d'eau l'amphithéâtre, et dans cette mer
factice, lâcha quinze hippopotames et vingt-trois crocodiles; Sylla,
préteur, avait donné une chasse de cent lions à crinière: le grand
Pompée une de trois cent quinze; et Julius César une de quatre cents;
enfin Auguste, qui avait gardé d'Octave un arrière-goût de sang, avait
fait tuer dans les fêtes qu'il avait données tant en son nom qu'en celui
de son petit-fils, environ trois mille cinq cents lions, tigres et
panthères; et il n'y eut pas jusqu'à un certain P. Servilius, de la vie
duquel on n'a retenu que ce souvenir, qui donna une fête où l'on tua
trois cents ours et autant de panthères et de lions amenés des déserts
de l'Afrique: plus tard ce luxe n'eut plus de frein, et Titus fit dans
une seule chasse égorger jusqu'à cinq mille bêtes féroces de toute
espèce.
Mais de tous, celui qui jusqu'alors avait donné les fêtes les plus
riches et les plus variées était Néron: outre les impôts d'argent
imposés aux provinces conquises, il avait taxé le Nil et le désert, et
l'eau et le sable lui fournissaient leur dîme de lions, de tigres, de
panthères et de crocodiles: quant aux gladiateurs, les prisonniers de
guerre et les chrétiens les avaient avantageusement et économiquement
remplacés: ils manquaient bien de l'adresse que donnait aux premiers
l'étude de leur art, mais ils avaient pour eux le courage et
l'exaltation, qui ajoutaient une poésie et une forme nouvelle à leur
agonie: c'était tout ce qu'il fallait pour réchauffer la curiosité.
Rome tout entière se précipita donc dans le cirque: cette fois on avait
puisé à pleines mains dans le désert et dans les prisons: il y avait
assez de bêtes féroces et de victimes pour que la fête durât tout le
jour et toute la nuit: d'ailleurs l'empereur avait promis d'éclairer le
cirque d'une manière nouvelle: aussi fut-il reçu par d'unanimes
acclamations: cette fois il était vêtu en Apollon, et portait, comme le
dieu pythien, un arc et des flèches: car dans les intervalles des
combats il devait donner des preuves de son adresse; quelques arbres
avaient été déracinés de la forêt d'Albano, transportés à Rome et
replantés dans le cirque, avec leurs branches et leurs feuilles, et sur
ces arbres des paons et des faisans apprivoisés, étalant leur plumage
d'azur et d'or, offraient un but aux flèches de l'empereur: il arrivait
aussi que parfois César prenait en pitié quelque bestiaire blessé, ou en
haine quelque animal qui faisait mal son métier de bourreau: alors il
prenait ou son arc ou ses javelots, et de sa place, de son trône, il
donnait la mort à l'autre bout du cirque, pareil à Jupiter Foudroyant.
À peine l'empereur fut-il placé que les gladiateurs arrivèrent sur des
chars: ceux qui devaient commencer les combats étaient comme d'habitude
achetés à des maîtres; mais comme la solennité était grande, quelques
jeunes patriciens s'étaient mêlés aux gladiateurs de profession pour
faire leur cour à l'empereur; on disait même que parmi ceux-ci deux
nobles, que l'on savait ruinés par leurs débauches, s'étaient loués,
l'un pour la somme de deux cent cinquante, l'autre pour celle de trois
cent mille sesterces.
Au moment où Néron entra, les gladiateurs étaient dans l'arène,
attendant le signal et s'exerçant entre eux, comme si les combats qu'ils
allaient se livrer étaient un simple jeu d'escrime. Mais à peine le mot
l'empereur! l'empereur! eut-il retenti dans le cirque, et eut-on vu
César-Apollon s'asseoir sur son trône, en face des vestales, que les
maîtres des jeux entrèrent dans le cirque, tenant en main des armes
émoulues qu'ils présentèrent aux combattants, et que ceux-ci échangèrent
contre les armes émoussées avec lesquelles ils s'exerçaient: puis ils
défilèrent devant Néron, élevant leurs épées vers lui, afin qu'il
s'assurât qu'elles étaient acérées et tranchantes, ce qu'il pouvait
faire en se baissant: sa loge n'était élevée que de neuf à dix pieds
au-dessus de l'arène.
On présenta la liste des combattants à César afin qu'il désignât
lui-même l'ordre dans lequel ils devaient combattre: il décida que le
rétiaire et le mirmillon commenceraient; après eux devaient venir deux
dimachères, puis deux andabates: alors pour clore cette première séance
qui devait finir à midi, deux chrétiens, un homme et une femme, seraient
donnés à dévorer aux bêtes féroces. Le peuple parut assez satisfait de
ce premier programme, et au milieu des cris de vive Néron! gloire à
César! fortune à l'empereur! les deux premiers gladiateurs entrèrent
dans le cirque, chacun par une porte située en face l'une de l'autre.
C'étaient, comme l'avait décidé César, un mirmillon et un rétiaire. Le
premier qu'on appelait aussi sécutor, parce qu'il lui arrivait plus
souvent de poursuivre l'autre que d'en être poursuivi, était vêtu d'une
tunique vert-clair à bandes transversales d'argent, serrée autour du
corps par une ceinture de cuivre ciselée, dans laquelle brillaient des
incrustations de corail: sa jambe droite était défendue par une bottine
de bronze, un casque à visière pareil à celui des chevaliers du XIVe
siècle, surmonté d'un cimier représentant une tête d'urus aux longues
cornes, lui cachait tout le visage; il portait au bras gauche un grand
bouclier rond, et à la main droite un javelot et une massue plombée:
c'était l'armure et le costume des Gaulois.
Le rétiaire tenait de la main droite le filet auquel il devait son nom,
et qui était à peu près pareil à celui que, de nos jours, les pêcheurs
désignent sous celui d'épervier, et de la gauche, défendue par un petit
bouclier nommé parme, un long trident au manche d'érable et à la triple
pointe d'acier: sa tunique était de drap bleu, ses cothurnes de cuir
bleu, sa bottine de bronze doré; son visage, au contraire de celui de
son ennemi, était découvert, et sa tête n'avait d'autre protection qu'un
long bonnet de laine bleue, auquel pendait un réseau d'or.
Les deux adversaires s'approchèrent l'un de l'autre, non pas en ligne
droite, mais circulairement: le rétiaire tenant son filet préparé, le
mirmillon balançant son javelot. Lorsque le rétiaire se crut à portée,
il fit un bond rapide en avant, en même temps qu'il lança son filet en
le développant; mais aucun de ses mouvements n'avait échappé au
mirmillon, qui fit un bond pareil en arrière; le filet tomba à ses
pieds. Au même moment, et avant que le rétiaire eût eu le temps de se
couvrir de son bouclier, le javelot partit de la main du mirmillon; mais
son ennemi vit venir l'arme, et se baissa, pas si rapidement cependant
que le trait qui devait l'atteindre à la poitrine n'emportât son
élégante coiffure.
Alors le rétiaire, quoique armé de son trident, se mit à fuir, traînant
après lui son filet, car il ne pouvait se servir de son arme que pour
tuer son ennemi prisonnier dans les mailles: le mirmillon s'élança
aussitôt à sa poursuite, mais sa course, retardée par sa lourde massue
et par la difficulté de voir à travers les petits trous qui formaient la
visière de son casque, donna le temps au rétiaire de préparer de nouveau
son filet et de se retrouver en garde: aussitôt la chose faite, il se
remit en position, et le mirmillon en défense.
Pendant sa course, le sécutor avait ramassé son javelot, et pendu comme
un trophée à sa ceinture le bonnet de son adversaire: chaque combattant
se retrouva donc avec ses armes; cette fois ce fut le mirmillon qui
commença: son javelot, lancé une seconde fois de toute la force de son
bras, alla frapper en plein dans le bouclier du rétiaire, traversa la
plaque de bronze qui le recouvrait, puis les sept lanières de cuir
repliées les unes sur les autres, et alla effleurer sa poitrine: le
peuple le crut blessé à mort, et de tous côtés s'élança le cri: «Il en
tient! il en tient!»
Mais aussitôt, le rétiaire écartant de sa poitrine son bouclier, où
était resté pendu le javelot, montra qu'il était à peine blessé; alors
l'air retentit de cris de joie, car ce que craignaient avant tout les
spectateurs, c'étaient les combats trop courts; aussi regardait-on avec
mépris, quoique la chose ne fût pas défendue, les gladiateurs qui
frappaient à la tête.
Le mirmillon se mit à fuir, car sa massue, arme terrible lorsqu'il
poursuivait le rétiaire désarmé de son filet, lui devenait à peu près
inutile du moment où celui-ci le portait sur son épaule; car, en
s'approchant assez près de son adversaire pour le frapper, il lui
donnait toute facilité de l'envelopper de ses mailles mortelles. Alors
commença le spectacle d'une fuite dans toutes les règles, car la fuite
était aussi un art; mais, dans l'une comme dans l'autre course, le
mirmillon se trouvait empêché par son casque; bientôt le rétiaire se
trouva si près de lui, que des cris partirent pour avertir le Gaulois;
celui-ci vit qu'il était perdu s'il ne se débarrassait promptement de
son casque qui lui était devenu inutile; il ouvrit, en courant toujours,
l'agrafe de fer qui le maintenait fermé, et l'arrachant de sa tête, il
le jeta loin de lui. Alors on reconnut avec étonnement dans le mirmillon
un jeune homme d'une des plus nobles familles de Rome, nommé Festus, qui
avait pris ce casque à visière bien plus pour se déguiser que pour se
défendre; cette découverte redoubla l'intérêt que les spectateurs
prenaient au combat.
Dès lors ce fut le jeune patricien qui gagna du terrain sur l'autre,
qui, à son tour, se trouvait embarrassé de son bouclier percé du
javelot, qu'il n'avait pas voulu arracher de peur de rendre une arme à
son ennemi; excité par les cris des spectateurs et par la fuite continue
de son adversaire, il jeta loin de lui le bouclier et le trait, et se
retrouva libre de ses mouvements; mais alors, soit que le mirmillon vit
dans cette action une imprudence qui égalisait de nouveau le combat,
soit qu'il fût las de fuir, il s'arrêta tout à coup, faisant tourner sa
massue autour de sa tête; le rétiaire, de son côté, prépara son arme;
mais, avant qu'il fût à portée de son ennemi, la massue, lancée en
sifflant comme la poutre d'une catapulte, alla frapper le rétiaire au
milieu de la poitrine; celui-ci chancela un instant, puis tomba, abattu
et couvert lui-même des mailles de son propre filet. Festus alors
s'élança sur le bouclier, en arracha le javelot, et d'un seul bond se
retrouvant près de son ennemi, lui posa le fer de son arme sur la gorge,
et interrogea le peuple pour savoir s'il devait le tuer ou lui faire
grâce. Toutes les mains alors s'élevèrent, les unes rapprochées, les
autres isolées, en renversant le pouce; mais comme il était impossible
au milieu de cette foule de distinguer la majorité, le cri: Aux
vestales! aux vestales! se fit entendre: c'était l'appel en cas de
doute. Festus se retourna donc vers le podium; les douze vestales se
levèrent: huit avaient le pouce renversé: la majorité était pour la
mort; en conséquence, le rétiaire prit lui-même la pointe du fer,
l'appuya sur sa gorge, cria une dernière fois: César est Dieu! et
sentit, sans pousser une plainte, le javelot de Festus lui ouvrir
l'artère du cou et pénétrer jusqu'à sa poitrine.
Le peuple alors battit des mains au vainqueur et au vaincu, car l'un
avait tué avec adresse et l'autre était mort avec grâce. Festus fit le
tour de l'amphithéâtre pour recevoir les applaudissements, et sortit par
une porte tandis que l'on emportait par l'autre le corps de son ennemi.
Aussitôt un esclave entra avec un râteau, retourna le sable pour effacer
la trace du sang, et deux nouveaux combattants parurent dans la lice:
c'étaient deux dimachères.
Les dimachères étaient les raffinés du siècle de Néron sans casque, sans
cuirasse, sans bouclier, sans ocréa, ils combattaient, une épée de
chaque main, comme faisaient nos cavaliers de la Fronde dans leurs duels
à la dague et au poignard; aussi ces combats étaient-ils regardés comme
le triomphe de l'art, et quelquefois les champions n'étaient autres que
les maîtres d'escrime eux-mêmes. Cette fois, c'était un professeur et
son élève; l'écolier avait si bien profité des leçons, qu'il venait
attaquer le maître avec ses propres feintes; quelques mauvais
traitements qu'il en avait reçus avaient depuis longtemps fait germer
une haine vivace au plus profond de son coeur; mais il l'avait
dissimulée à tous les yeux; et dans l'intention de se venger un jour, il
avait continué ses exercices journaliers, et fini par surprendre tous
les secrets de la profession. Ce fut donc pour des spectateurs aussi
artistes une chose curieuse à voir que ces deux hommes qui, pour la
première fois, allaient substituer à leurs jeux fictifs un combat réel,
et changer leurs armes émoussées contre des lames acérées et
tranchantes. Aussi leur apparition fut-elle saluée par une triple salve
d'applaudissements, qui cessèrent, aussitôt que le maître des jeux eut
donné le signal sur un geste de l'empereur, pour faire place au plus
profond silence.
Les adversaires s'avancèrent l'un contre l'autre, animés de cette haine
profonde qu'inspire toute rivalité; mais cependant cette haine, qui
jaillissait en éclairs de leurs yeux, donnait une nouvelle
circonspection à l'attaque et à la défense, car c'était non seulement
leurs vies qu'ils jouaient, mais encore la réputation que l'un possédait
depuis longtemps, et que l'autre venait d'acquérir.
Enfin leurs épées se touchèrent; deux serpents qui jouent, deux éclairs
qui se croisent, sont plus faciles à suivre dans leur flamboyante
rapidité que ne l'était le mouvement de l'épée qu'ils tenaient de la
main droite et avec laquelle ils s'attaquaient, tandis que de la gauche
ils paraient comme avec un bouclier. Passant successivement de l'attaque
à la défense, et avec une régularité merveilleuse, l'élève fit d'abord
reculer le maître jusqu'au pied du trône où était l'empereur, et le
maître à son tour fit reculer l'élève jusqu'au podium, où siégeaient les
vestales; puis ils revinrent au milieu du cirque, sains et saufs tous
deux, quoique vingt fois la pointe de chaque épée se fût approchée assez
près de la poitrine pour déchirer la tunique sous laquelle elle
cherchait le coeur; enfin le plus jeune des deux fit un bond en arrière;
les spectateurs crièrent: il en tient! Mais aussitôt, quoique le sang
coulât par le bas de sa tunique, le long d'une de ses cuisses, il revint
au combat, plus acharné qu'auparavant, et au bout de deux passes, ce fut
le maître à son tour qui indiqua, par un mouvement imperceptible à des
yeux moins exercés que ceux qui le regardaient, que la froide sensation
du fer venait de passer dans ses veines; mais cette fois aucun cri ne se
fit entendre: l'extrême curiosité est muette; on n'entendait, à quelques
coups habilement portés ou parés, que ce frémissement sourd qui indique
à l'acteur que si le public ne l'applaudit pas, ce n'est pas faute de
l'apprécier, mais au contraire pour ne pas l'interrompre dans son jeu.
Aussi chacun des combattants redoublait-il d'ardeur, et les épées
continuèrent-elles de voltiger avec la même vélocité, si bien que cette
singulière lutte menaçait de n'avoir pas d'autre fin que l'épuisement
des forces, lorsque le maître, en reculant devant l'élève, glissa et
tomba tout à coup: son pied avait porté sur la terre fraîche de sang;
l'élève, profitant de cet avantage que lui donnait le hasard, se
précipita sur lui; mais au grand étonnement des spectateurs, on ne les
vit se relever ni l'un ni l'autre; le peuple tout entier se leva en
joignant les deux mains et en criant: Grâce! liberté! mais aucun des
deux combattants ne répondit. Le maître des jeux entra alors dans le
cirque, apportant de la part de l'empereur les palmes de victoire et les
baguettes de liberté; mais il était trop tard, les champions étaient
déjà, sinon victorieux, du moins libres: ils s'étaient enferrés l'un
l'autre, et tués tous deux.
Aux dimachères devaient succéder, comme nous l'avons dit, les andabates;
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