Acté - 01

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Alexandre Dumas
ACTÉ
(1839)
Table des matières
Préface.
Chapitre I.
Chapitre II.
Chapitre III.
Chapitre IV.
Chapitre V.
Chapitre VI.
Chapitre VII.
Chapitre VIII.
Chapitre IX.
Chapitre X.
Chapitre XI.
Chapitre XII.
Chapitre XIII.
Chapitre XIV.
Chapitre XV..
Chapitre XVI.
Chapitre XVII.
Chapitre XVIII.
Chapitre XIX.


Préface
_Résumé_

Écrit en 1839, ce roman peu connu est l'une des rares fictions de Dumas
se situant dans l'antiquité (avec, bien entendu, Isaac Laquedem, son
grand roman inachevé). Acté est une jeune Corinthienne qui devient la
maîtresse de l'empereur Néron. Son histoire permet à l'écrivain
d'évoquer le règne du cruel empereur, en une fresque impressionnante....


Chapitre I

Le 7 du mois de mai, que les Grecs appellent thargélion, l'an 57 du
Christ et 810 de la fondation de Rome, une jeune fille de quinze à seize
ans, grande, belle et rapide comme la Diane chasseresse, sortait de
Corinthe par la porte occidentale, et descendait vers la plage: arrivée
à une petite prairie, bordée d'un côté par un bois d'oliviers, et de
l'autre par un ruisseau ombragé d'orangers et de lauriers-roses, elle
s'arrêta et se mit à chercher des fleurs. Un instant elle balança entre
les violettes et les glaïeuls que lui offrait l'ombrage des arbres de
Minerve, et les narcisses et les nymphéas qui s'élevaient sur les bords
du petit fleuve ou flottaient à sa surface; mais bientôt elle se décida
pour ceux-ci, et, bondissant comme un jeune faon, elle courut vers le
ruisseau.
Arrivée sur ses rives, elle s'arrêta; la rapidité de sa course avait
dénoué ses longs cheveux; elle se mit à genoux au bord de l'eau, se
regarda dans le courant, et sourit en se voyant si belle. C'était en
effet une des plus ravissantes vierges de l'Achaïe, aux yeux noirs et
voluptueux, au nez ionien et aux lèvres de corail; son corps, qui avait
à la fois la fermeté du marbre et la souplesse du roseau, semblait une
statue de Phidias animée par Prométhée; ses pieds seuls, visiblement
trop petits pour porter le poids de sa taille, paraissaient
disproportionnés avec elle, et eussent été un défaut, si l'on pouvait
songer à reprocher à une jeune fille une semblable imperfection: si bien
que la nymphe Pyrène, qui lui prêtait le miroir de ses larmes, toute
femme qu'elle était, ne put se refuser à reproduire son image dans toute
sa grâce et dans toute sa pureté. Après un instant de contemplation
muette, la jeune fille sépara ses cheveux en trois parties, fit deux
nattes de ceux qui descendaient le long des tempes, les réunit sur le
sommet de la tête, les fixa par une couronne de laurier-rose et de
fleurs d'oranger qu'elle tressa à l'instant même; et laissant flotter
ceux qui, retombaient par derrière, comme la crinière du casque de
Pallas, elle se pencha sur l'eau pour étancher la soif qui l'avait
attirée vers cette partie de la prairie, mais qui, toute pressante
qu'elle était, avait cependant cédé à un besoin plus pressant encore,
celui de s'assurer qu'elle était toujours la plus belle des filles de
Corinthe. Alors la réalité et l'image se rapprochèrent insensiblement
l'une de l'autre; on eût dit deux soeurs, une nymphe et une naïade,
qu'un doux embrassement allait unir: leurs lèvres se touchèrent dans un
bain humide, l'eau frémit, et une légère brise, passant dans les airs
comme un souffle de volupté, fit pleuvoir sur le fleuve une neige rose
et odorante que le courant emporta vers la mer.
En se relevant, la jeune fille porta les yeux sur le golfe, et resta un
instant immobile de curiosité: une galère à deux rangs de rames, à la
carène dorée et aux voiles de pourpre, s'avançait vers la plage, poussée
par le vent qui venait de Délos; quoiqu'elle fût encore éloignée d'un
quart de mille, on entendait les matelots qui chantaient un choeur à
Neptune: La jeune fille reconnut le mode phrygien, qui était consacré
aux hymnes religieux; seulement, au lieu des voix rudes des mariniers de
Calydon ou de Céphalonie, les notes qui arrivaient jusqu'à elle, quoique
dispersées et affaiblies par la brise, étaient savantes et douces à
l'égal de celles que chantaient les prêtresses d'Apollon. Attirée par
cette mélodie, la jeune Corinthienne se leva, brisa quelques branches
d'oranger et de laurier-rose destinées à faire une seconde couronne
qu'elle comptait déposer à son retour dans le temple de Flore, à
laquelle le mois de mai était consacré; puis d'un pas lent, curieux et
craintif à la fois, elle s'avança vers le bord de la mer, tressant les
branches odorantes qu'elle avait rompues au bord du ruisseau.
Cependant la birème s'était rapprochée, et maintenant la jeune fille
pouvait non seulement entendre les voix, mais encore distinguer la
figure des musiciens: le chant se composait d'une invocation à Neptune,
chantée par un seul coryphée avec une reprise en choeur, d'une mesure si
douce et si balancée, qu'elle imitait le mouvement régulier des matelots
se courbant sur leurs rames et des rames retombant à la mer. Celui qui
chantait seul, et qui paraissait le maître du bâtiment, se tenait debout
à la proue et s'accompagnait d'une cythare à trois cordes, pareille à
celle que les statuaires mettent aux mains d'Euterpe, la muse de
l'harmonie: à ses pieds était couché, couvert d'une longue robe
asiatique, un esclave dont le vêtement appartenait également aux deux
sexes; de sorte que la jeune fille ne put distinguer si c'était un homme
ou une femme, et, à côté de leurs bancs, les rameurs mélodieux étaient
debout et battaient des mains en mesure, remerciant Neptune du vent
favorable qui leur faisait ce repos.
Ce spectacle, qui deux siècles auparavant aurait à peine attiré
l'attention d'un enfant cherchant des coquillages parmi les sables de la
mer, excita au plus haut degré l'étonnement de la jeune fille. Corinthe
n'était plus à cette heure ce qu'elle avait été du temps de Sylla: la
rivale et la soeur d'Athènes. Prise d'assaut l'an de Rome 608 par le
consul Mummius, elle avait vu ses citoyens passés au fil de l'épée, ses
femmes et ses enfants vendus comme esclaves, ses maisons brûlées, ses
murailles détruites, ses statues envoyées à Rome, et ses tableaux, de
l'un desquels Attale avait offert un million de sesterces, servir de
tapis à ces soldats romains que Polybe trouva jouant aux dés sur le
chef-d'oeuvre d'Aristide. Rebâtie quatre-vingts ans après par Jules
César, qui releva ses murailles et y envoya une colonie romaine, elle
s'était reprise à la vie, mais était loin encore d'avoir retrouvé son
ancienne splendeur. Cependant le proconsul romain, pour lui rendre
quelque importance, avait annoncé, pour le 10 du mois de mai et les
jours suivants, des jeux néméens, isthmiques et floraux, où il devait
couronner le plus fort athlète, le plus adroit cocher et le plus habile
chanteur. Il en résultait que depuis quelques jours une foule
d'étrangers de toutes nations se dirigeaient vers la capitale de
l'Achaïe, attirés soit par la curiosité, soit par le désir de remporter
les prix: ce qui rendait momentanément à la ville, faible encore du sang
et des richesses perdus, l'éclat et le bruit de ses anciens jours. Les
uns étaient arrivés sur des chars, les autres sur des chevaux; d'autres,
enfin, sur des bâtiments qu'ils avaient loués ou fait construire; mais
aucun de ces derniers n'était entré dans le port sur un aussi riche
navire que celui qui, en ce moment touchait la plage que se disputèrent
autrefois dans leur amour pour elle Apollon et Neptune.
À peine eut-on tiré la birème sur le sable, que les matelots appuyèrent
à sa proue un escalier en bois de citronnier incrusté d'argent et
d'airain, et que le chanteur, jetant sa cythare sur ses épaules,
descendit, s'appuyant sur l'esclave que nous avons vu couché à ses
pieds. Le premier était un beau jeune homme de vingt-sept à vingt-huit
ans, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, à la barbe dorée: il était vêtu
d'une tunique de pourpre, d'une clamyde bleue étoilée d'or, et portait
autour du cou, nouée par devant, une écharpe dont les bouts flottants
retombaient jusqu'à sa ceinture. Le second paraissait plus jeune de dix
années à peu près. C'était un enfant touchant à peine à l'adolescence, à
la démarche lente, et à l'air triste et souffrant; cependant la
fraîcheur de ses joues eût fait honte au teint d'une femme, la peau
rosée et transparente aurait pu le disputer en finesse avec celle des
plus voluptueuses filles de la molle Athènes, et sa main blanche et
potelée semblait, par sa forme et par sa faiblesse, bien plus destinée à
tourner un fuseau ou à tirer une aiguille, qu'à porter l'épée ou le
javelot, attributs de l'homme et du guerrier. Il était, comme nous
l'avons dit, vêtu d'une robe blanche, brodée de palmes d'or, qui
descendait au-dessous du genou; ses cheveux flottants tombaient sur ses
épaules découvertes, et, soutenu par une chaîne d'or, un petit miroir
entouré de perles pendait à son cou.
Au moment où il allait toucher la terre, son compagnon l'arrêta
vivement; l'adolescent tressaillit.
--Qu'y a-t-il maître? dit-il d'une voix douce et craintive.
--Il y a que tu allais toucher le rivage du pied gauche, et que par
cette imprudence tu nous exposais à perdre tout le fruit de mes calculs,
grâce auxquels nous sommes arrivés le jour des nones, qui est de bon
augure.
--Tu as raison, maître, dit l'adolescent; et il toucha la plage du pied
droit; son compagnon en fit autant.
--Étranger, dit, s'adressant au plus âgé des deux voyageurs, la jeune
fille qui avait entendu ces paroles prononcées dans le dialecte ionien,
la terre de la Grèce, de quelque pied qu'on la touche, est propice à
quiconque l'aborde avec des intentions amies: c'est la terre des amours,
de la poésie et des combats; elle a des couronnes pour les amants, pour
les poètes et pour les guerriers. Qui que tu sois, étranger, accepte
celle-ci en attendant celle que tu viens chercher, sans doute.
Le jeune homme prit vivement et mit sur sa tête la couronne que lui
présentait la Corinthienne.
--Les dieux nous sont propices, s'écria-t-il. Regarde, Sporus,
l'oranger, ce pommier des Hespérides, dont les fruits d'or ont donné la
victoire à Hippomène, en ralentissant la course d'Atalante, et le
laurier-rose, l'arbre cher à Apollon. Comment t'appelles-tu, prophétesse
de bonheur?
--Je me nomme Acté, répondit en rougissant la jeune fille.
--Acté! s'écria le plus âgé des deux voyageurs. Entends-tu, Sporus?
Nouveau présage: Acté, c'est-à-dire la rive. Ainsi la terre de Corinthe
m'attendait pour me couronner.
--Qu'y-a-t-il là d'étonnant? n'es-tu pas prédestiné, Lucius, répondit
l'enfant.
--Si je ne me trompe, demanda timidement la jeune fille, tu viens pour
disputer un des prix offerts aux vainqueurs par le proconsul romain.
--Tu as reçu le talent de la divination en même temps que le don de la
beauté, dit Lucius.
--Et sans doute tu as quelque parent dans la ville?
--Toute ma famille est à Rome.
--Quelque ami, peut-être?
--Mon seul ami est celui que tu vois, et, comme moi, il est étranger à
Corinthe.
--Quelque connaissance, alors?
--Aucune.
--Notre maison est grande, et mon père est hospitalier, continua la
jeune fille; Lucius daignera-t-il nous donner la préférence? nous
prierons Castor et Pollux de lui être favorables.
--Ne serais-tu pas leur soeur Hélène, jeune fille? interrompit Lucius en
souriant. On dit qu'elle aimait à se baigner dans une fontaine qui ne
doit pas être bien loin d'ici. Cette fontaine avait sans doute le don de
prolonger la vie et de conserver la beauté. C'est un secret que Vénus
aura révélé à Pâris, et que Pâris t'aura confié. S'il en est ainsi,
conduis-moi à cette fontaine, belle Acté: car, maintenant que je t'ai
vue, je voudrais vivre éternellement, afin de te voir toujours.
--Hélas! je ne suis point une déesse, répondit Acté, et la source
d'Hélène n'a point ce merveilleux privilège; au reste, tu ne t'es pas
trompé sur sa situation, la voilà à quelques pas de nous, qui se
précipite à la mer du haut d'un rocher.
--Alors, ce temple qui s'élève près d'elle est celui de Neptune?
--Oui, et cette allée bordée de pins mène au stade. Autrefois, dit-on,
en face de chaque arbre s'élevait une statue; mais Mummius les a
enlevées, et elles ont à tout jamais quitté ma patrie pour la tienne.
Veux-tu prendre cette allée, Lucius, continua en souriant la jeune
fille, elle conduit à la maison de mon père.
--Que penses-tu de cette offre, Sporus? dit le jeune homme, changeant de
dialecte et parlant la langue latine.
--Que ta fortune ne t'a pas donné le droit de douter de ta constance.
--Eh bien! fions-nous donc à elle cette fois encore, car jamais elle ne
s'est présentée sous une forme plus entraînante et plus enchanteresse.
Alors, changeant d'idiome et revenant au dialecte ionien, qu'il parlait
avec la plus grande pureté:
«Conduis-nous, jeune fille, dit Lucius, car nous sommes prêts à te
suivre; et toi, Sporus, recommande à Lybicus de veiller sur Phoebé.
Acté marcha la première, tandis que l'enfant, pour obéir à l'ordre de
son maître, remontait sur le navire. Arrivé au stade, elle s'arrêta:
--Vois, dit-elle à Lucius, voici le gymnase. Il est tout prêt et sablé,
car c'est après-demain que les jeux commencent, et ils commencent par la
lutte. À droite, de l'autre côté du ruisseau, à l'extrémité de cette
allée de pins, voici l'hippodrome; le second jour, comme tu le sais,
sera consacré à la course des chars. Puis enfin, à moitié chemin de la
colline dans la direction de la citadelle, voici le théâtre où se
disputera le prix du chant: quelle est celle des trois couronnes que
compte disputer Lucius?
--Toutes trois, Acté.
--Tu es ambitieux, jeune homme.
--Le nombre trois plaît aux dieux, dit Sporus qui venait de rejoindre
son compagnon, et les voyageurs, guidés par leur belle hôtesse,
continuèrent leur chemin.
En arrivant près de la ville, Lucius s'arrêta:
--Qu'est-ce que cette fontaine, dit-il, et quels sont ces bas-reliefs
brisés? Ils me paraissent du plus beau temps de la Grèce.
--Cette fontaine est celle de Pyrène, dit Acté; sa fille fut tuée par
Diane à cet endroit même, et la déesse, voyant la douleur de la mère, la
changea en fontaine sur le corps même de l'enfant qu'elle pleurait.
Quant aux bas reliefs, ils sont de Lysippe, élève de Phidias.
--Regarde donc, Sporus, s'écria avec enthousiasme le jeune homme à la
lyre; regarde, quel modèle! quelle expression! c'est le combat d'Ulysse
contre les amants de Pénélope, n'est-ce pas? Vois donc comme cet homme
blessé meurt bien, comme il se tord, comme il souffre; le trait l'a
atteint au dessous du coeur: quelques lignes plus haut, il n'y avait
point d'agonie. Oh! le sculpteur était un habile homme, et qui savait
son métier. Je ferai transporter ce marbre à Rome ou à Naples, je veux
l'avoir dans mon atrium. Je n'ai jamais vu d'homme vivant mourir avec
plus de douleur.
--C'est un des restes de notre ancienne splendeur, dit Acté. La ville en
est jalouse et fière, et, comme une mère qui a perdu ses plus beaux
enfants, elle tient à ceux qui lui restent. Je doute, Lucius, que tu
sois assez riche pour acheter ce débris.
--Acheter! répondit Lucius avec une expression indéfinissable de dédain;
à quoi bon acheter, lorsque je puis prendre? Si je veux ce marbre, je
l'aurai, quand bien même Corinthe tout entière dirait non.
Sporus serra la main de son maître.
--À moins cependant, continua celui-ci, que la belle Acté ne me dise
qu'elle désire que ce marbre demeure dans sa patrie.
--Je comprends aussi peu ton pouvoir que le mien, Lucius, mais je ne
t'en remercie pas moins. Laisse-nous nos débris, Romain, et n'achève pas
l'ouvrage de tes pères. Ils venaient en vainqueurs, eux: tu viens en
ami, toi; ce qui fut de leur part une barbarie serait de la tienne un
sacrilège.
--Rassure-toi, jeune fille, dit Lucius: car je commence à m'apercevoir
qu'il y a à Corinthe des choses plus précieuses à prendre que le
bas-relief de Lysippe, qui, à tout considérer, n'est que du marbre.
Lorsque Pâris vint à Lacédémone, ce ne fut point la statue de Minerve ou
de Diane qu'il enleva, mais bien Hélène, la plus belle des Spartiates.
Acté baissa les yeux sous le regard ardent de Lucius, et, continuant son
chemin, elle entra dans la ville: les deux Romains la suivirent.
Corinthe avait repris l'activité de ses anciens jours. L'annonce des
jeux qui devaient y être célébrés avait attiré des concurrents, non
seulement de toutes les parties de la Grèce, mais encore de la Sicile,
de l'Égypte et de l'Asie. Chaque maison avait son hôte, et les nouveaux
arrivants auraient eu grande peine à trouver un gîte, si Mercure, le
dieu des voyageurs, n'eût conduit au devant d'eux l'hospitalière jeune
fille. Ils traversèrent, toujours guidés par elle, le marché de la
ville, où étaient étalés pêle-mêle le papyrus et le lin d'Égypte,
l'ivoire de la Libye, les cuirs de Cyrène, l'encens et la myrrhe de la
Syrie, les tapis de Carthage, les dattes de la Phénicie, la pourpre de
Tyr, les esclaves de la Phrygie, les chevaux de Sélinonte, les épées des
Celtibères, et le corail et l'escarboucle des Gaulois. Puis, continuant
leur chemin, ils traversèrent la place où s'élevait autrefois une statue
de Minerve, chef-d'oeuvre de Phidias, et que, par vénération pour
l'ancien maître, on n'avait point remplacée; prirent une des rues qui
venaient y aboutir, et, quelques pas plus loin, s'arrêtèrent devant un
vieillard debout sur le seuil de sa maison.
--Mon père, dit Acté, voici un hôte que Jupiter vous envoie; je l'ai
rencontré au moment où il débarquait, et je lui ai offert l'hospitalité.
--Sois le bienvenu, jeune homme à la barbe d'or, répondit Amyclès: et,
poussant d'une main la porte de sa maison, il tendit l'autre à Lucius.


Chapitre II

Le lendemain du jour où la porte d'Amyclès s'était ouverte pour Lucius,
le jeune Romain, Acté et son père, réunis dans le triclinium, autour
d'une table près d'être servie, se préparaient à tirer aux dés la
royauté du festin. Le vieillard et la jeune fille avaient voulu la
décerner à l'étranger; mais leur hôte, soit superstition, soit respect,
avait refusé la couronne: on apporta en conséquence les tali, et l'on
remit le cornet au vieillard, qui fit le coup d'Hercule. Acté jeta les
dés à son tour, et leur combinaison produisit le coup du char; enfin
elle passa le cornet au jeune Romain, qui le prit avec une inquiétude
visible, le secoua longtemps, le renversa en tremblant sur la table, et
poussa un cri de joie en regardant le résultat produit: il avait amené
le coup de Vénus, qui l'emporte sur tous les autres.
--Vois, Sporus, s'écria-t-il en idiome latin, vois, décidément les dieux
sont pour nous, et Jupiter n'oublie pas qu'il est le chef de ma race: le
coup d'Hercule, le coup du char et le coup de Vénus, y a-t-il plus
heureuse combinaison pour un homme qui vient disputer les prix de la
lutte, de la course et du chant, et à la rigueur le dernier ne me
promet-il pas un double triomphe?
--Tu es né dans un jour heureux, répondit l'enfant, et le soleil t'a
touché avant que tu touchasses la terre: cette fois comme toujours tu
triompheras de tous tes concurrents.
--Hélas! il y eu une époque, répondit en soupirant le vieillard,
adoptant la langue que parlait l'étranger, où la Grèce t'aurait offert
des adversaires dignes de te disputer la victoire: mais nous ne sommes
plus au temps où Milon le Crotoniate fut couronné six fois aux jeux
pythiens, et où l'Athénien Alcibiade envoyait sept chars aux jeux
olympiques, et remportait quatre prix. La Grèce avec sa liberté a perdu
ses arts et sa force, et Rome, à compter de Cicéron, nous a envoyé tous
ses enfants pour nous enlever toutes nos palmes. Que Jupiter, dont tu te
vantes de descendre, te protège donc, jeune homme! car après l'honneur
de voir remporter la victoire par un de mes concitoyens, le plus grand
plaisir que je puisse éprouver est de la voir favoriser mon hôte:
apporte donc les couronnes de fleurs, ma fille, en attendant les
couronnes de laurier.
Acté sortit et rentra presque aussitôt avec une couronne de myrte et de
safran pour Lucius, une couronne d'ache et de lierre pour son père, et
une couronne de lis et de roses pour elle: outre celles-là, un jeune
esclave en apporta d'autres plus grandes, que les convives se passèrent
autour du cou. Alors Acté s'assit sur le lit de droite, Lucius se coucha
à la place consulaire, et le vieillard, debout au milieu de sa fille et
de son hôte, fit une libation de vin et une prière aux dieux, puis il se
coucha à son tour, en disant au jeune Romain:
--Tu le vois, mon fils, nous sommes dans les conditions prescrites,
puisque le nombre des convives, si l'on en croit un de nos poètes, ne
doit pas être au-dessous de celui des Grâces, et ne doit pas dépasser
celui des Muses. Esclaves, servez la première table.
On apporta un plateau tout garni; les serviteurs se tinrent prêts à
obéir au premier geste, Sporus se coucha aux pieds de son maître, lui
offrant ses longs cheveux pour essuyer ses mains, et le scissor commença
ses fonctions.
Au commencement du second service, et lorsque l'appétit des convives
commença de s'apaiser, le vieillard fixa les yeux sur son hôte, et,
après avoir regardé quelque temps, avec l'expression bienveillante de la
vieillesse, la belle figure de Lucius, à qui ses cheveux blonds et sa
barbe dorée donnaient une expression étrange:
--Tu viens de Rome? lui dit-il.
--Oui, mon père, répondit le jeune homme.
--Directement?
--Je me suis embarqué au port d'Ostie.
--Les dieux veillaient toujours sur le divin empereur et sur sa mère?
--Toujours.
--Et César préparait-il quelque expédition guerrière?
--Aucun peuple n'est révolté dans ce moment. César, maître du monde, lui
a donné la paix pendant laquelle fleurissent les arts: il a fermé le
temple de Janus, puis il a pris sa lyre pour rendre grâce aux dieux.
--Et ne craint-il pas que pendant qu'il chante d'autres ne règnent?
--Ah! fit Lucius en fronçant le sourcil, en Grèce aussi l'on dit donc
que César est un enfant?
--Non; mais on craint qu'il ne tarde encore longtemps à devenir un
homme.
--Je croyais qu'il avait pris la robe virile aux funérailles de
Britannicus?
--Britannicus était depuis longtemps condamné par Agrippine.
--Oui, mais c'est César qui l'a tué, je vous en réponds, moi; n'est-ce
pas Sporus?
L'enfant leva la tête et sourit.
--Il a assassiné son frère! s'écria Acté.
--Il a rendu au fils la mort que la mère avait voulu lui donner. Ne
sais-tu donc pas, jeune fille, alors demande-le à ton père qui paraît
savant en ces sortes de choses, que Messaline envoya un soldat pour tuer
Néron dans son berceau, et que le soldat allait frapper, lorsque deux
serpents sont sortis du lit de l'enfant et ont mis en fuite le
centurion?... Non, non, rassure-toi, mon père, Néron n'est point un
imbécile comme Claudius, un fou comme Caligula, un lâche comme Tibère,
ni un histrion comme Auguste.
--Mon fils, dit le vieillard effrayé, fais-tu attention que tu insultes
des dieux?
--Plaisants dieux, par Hercule! s'écria Lucius; plaisant dieu qu'Octave
qui avait peur du chaud, peur du froid, peur du tonnerre; qui vint
d'Apollonie et se présenta aux vieilles légions de César en boitant
comme Vulcain; plaisant dieu dont la main était si faible qu'elle ne
pouvait parfois supporter le poids de sa plume; qui a vécu sans oser
être une fois empereur, et qui est mort en demandant s'il avait bien
joué son rôle! Plaisant dieu que Tibère, avec son Olympe de Caprée, dont
il n'osait pas sortir, et où il se tenait comme un pirate sur un
vaisseau à l'ancre, ayant à sa droite Trasylle qui dirigeait son âme, et
à sa gauche Chariclès qui gouvernait son corps; qui, possédant le monde,
sur lequel il pouvait étendre ses ailes comme un aigle, se retira dans
le creux d'un rocher comme un hibou! Plaisant dieu que Caligula, à qui
un breuvage avait tourné la tête, et qui se crut aussi grand que Xercès
parce qu'il avait jeté un pont de Pouzzoles à Baïa, et aussi puissant
que Jupiter parce qu'il imitait le bruit de la foudre en faisant rouler
un char de bronze sur un pont d'airain; qui se disait le fiancé de la
lune, et que Chérea et Sabinus ont envoyé de vingt coups d'épée
consommer son mariage au ciel! Plaisant dieu que Claude qu'on a trouvé
derrière une tapisserie quand on le cherchait sur un trône; esclave et
jouet de ses quatre épouses, qui signait le contrat de mariage de
Messaline, sa femme, avec Silius son affranchi! Plaisant dieu dont les
genoux ployaient à chaque pas, dont la bouche écumait à chaque parole,
qui bégayait de la langue et qui tremblait de la tête! Plaisant dieu qui
vécut méprisé sans savoir se faire craindre, et qui mourut pour avoir
mangé des champignons cueillis par Halotus, épluchés par Agrippine, et
assaisonnés par Locuste! Ah, les plaisants dieux encore une fois, et
quelle noble figure ils doivent faire dans l'Olympe, près d'Hercule, le
porte-massue, près de Castor, le conducteur de chars, et près d'Apollon,
le maître de la lyre!
Quelques instants de silence succédèrent à cette brusque et sacrilège
sortie. Amyclès et Acté regardaient leur hôte avec étonnement, et la
conversation interrompue n'avait point encore repris son cours,
lorsqu'un esclave entra, annonçant un messager de la part de Cneus
Lentulus, le proconsul: le vieillard demanda si le messager s'adressait
à lui ou à son hôte. L'esclave répondit qu'il l'ignorait; le licteur fut
introduit.
Il venait pour l'étranger: le proconsul avait appris l'arrivée d'un
navire dans le port, il savait que le maître de ce navire avait
intention de disputer les prix, et il lui faisait donner l'ordre de
venir inscrire son nom au palais préfectoral, et déclarer à laquelle des
trois couronnes il aspirait. Le vieillard et Acté se levèrent pour
recevoir les ordres du proconsul; Lucius les écouta couché.
Lorsque le licteur eut fini, Lucius tira de sa poitrine des tablettes
d'ivoire enduites de cire, écrivit sur une des feuilles quelques lignes
avec un stylet, appuya le chaton de sa bague au-dessous, et remit la
réponse au licteur, en lui donnant l'ordre de la porter à Lentulus. Le
licteur étonné hésita; Lucius fit un geste impératif; le soldat
s'inclina et sortit. Alors Lucius fit claquer ses doigts pour appeler
son esclave, tendit sa coupe que l'échanson remplit de vin, en but une
partie à la prospérité de son hôte et de sa fille, et donna le reste à
Sporus.
--Jeune homme, dit le vieillard, en interrompant le silence, tu te dis
Romain, et cependant j'ai peine à le croire: si tu avais vécu dans la
ville impériale, tu aurais appris à mieux obéir aux ordres des
représentants de César: le proconsul est ici maître aussi absolu et
aussi respecté que Claudius Néron l'est à Rome.
--As-tu oublié que les dieux au commencement du repas m'ont fait
momentanément l'égal de l'empereur, en m'élisant roi du festin? Et quand
as-tu vu un roi descendre de son trône pour se rendre aux ordres d'un
proconsul?
--Tu as donc refusé? dit Acté avec effroi.
--Non, mais j'ai écrit à Lentulus que, s'il était curieux de savoir mon
nom, et dans quel but j'étais venu à Corinthe, il n'avait qu'à venir le
demander lui même.
--Et tu crois qu'il viendra? s'écria le vieillard.
--Sans doute, répondit Lucius.
--Ici, dans ma maison?
--Écoute, dit Lucius.
--Qu'y a-t-il?
--Le voilà qui frappe à la porte: je reconnais le bruit des faisceaux.
Fais ouvrir, mon père, et laisse-nous seuls.
Le vieillard et sa fille se levèrent étonnés et allèrent eux-mêmes à la
porte; Lucius resta couché.
Il ne s'était point trompé: c'était Lentulus lui-même; son front humide
de sueur indiquait quelle promptitude il avait mise à se rendre à
l'invitation de l'étranger: il demanda d'une voix rapide et altérée où
était le noble Lucius, et, dès qu'on lui eut indiqué la chambre, il mit
bas sa toge et entra dans le triclinium, qui se referma sur lui et dont
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