Acté - 03

Total number of words is 4656
Total number of unique words is 1556
36.0 of words are in the 2000 most common words
48.3 of words are in the 5000 most common words
55.3 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
yeux, et qu'il jeta un cri pareil à un rugissement. En même temps, il se
laissa tomber sur un genou, et enveloppa de ses bras robustes les flancs
du berger, au-dessous des côtes et au-dessus des hanches; puis, nouant
en quelque sorte ses mains derrière le dos de son adversaire, il lui
pressa le ventre contre sa poitrine, et tout à coup il se releva tenant
le colosse entre ses bras. Cette action fut si rapide et si adroitement
exécutée, que le Thébain n'eut ni le temps ni la force de s'y opposer,
et se trouva enlevé du sol, dépassant de la tête la tête de son
adversaire, et battant l'air de ses bras qui ne trouvaient rien à
saisir. Alors les Grecs virent se renouveler la lutte d'Hercule et
d'Antée: le Thébain appuya ses mains aux épaules de Lucius, et, se
raidissant de toute la force de ses bras, il essaya de rompre la chaîne
terrible qui l'étouffait, mais tous ses efforts furent inutiles; en vain
enveloppa-t-il à son tour les reins de son adversaire de ses deux jambes
comme d'un double serpent, cette fois ce fut Laocoon qui maîtrisa le
reptile: plus les efforts du Thébain redoublaient, plus Lucius semblait
serrer le lien dont il l'avait garrotté; et, immobile à la même place,
sans un seul mouvement apparent, la tête entre les pectoraux de son
ennemi, comme pour écouter sa respiration étouffée, pressant toujours
davantage, comme si sa force croissante devait atteindre à un degré
surhumain, il resta ainsi plusieurs minutes, pendant lesquelles on vit
le Thébain donner les signes visibles et successifs de l'agonie. D'abord
une sueur mortelle coula de son front sur son corps, lavant la poussière
qui le couvrait; puis son visage devint pourpre, sa poitrine râla, ses
jambes se détachèrent du corps de son adversaire, ses bras et sa tête se
renversèrent en arrière, enfin un flot de sang jaillit impétueusement de
son nez et de sa bouche. Alors Lucius ouvrit les bras, et le Thébain
évanoui tomba comme une masse à ses pieds.
Aucun cri de joie, aucun applaudissement n'accueillit cette victoire; la
foule, oppressée, resta muette et silencieuse. Cependant il n'y avait
rien à dire: tout s'était passé dans les règles de la lutte, aucun coup
n'avait été porté, et Lucius avait franchement et loyalement vaincu son
adversaire. Mais, pour ne point se manifester par des acclamations,
l'intérêt que les assistants prenaient à ce spectacle n'en était pas
moins grand. Aussi, lorsque les esclaves eurent enlevé le vaincu
toujours évanoui, les regards qui l'avaient suivi se reportèrent
aussitôt sur l'athlète qui, par la force et l'habileté qu'il avait
montrées dans le combat précédent, promettait à Lucius un adversaire
redoutable. Mais l'attente générale fut étrangement trompée, car au
moment où Lucius se préparait pour une seconde lutte, l'athlète s'avança
vers lui d'un air respectueux, et, mettant un genou en terre, il leva la
main en signe qu'il s'avouait vaincu. Lucius parut regarder cette action
et voir cet hommage sans aucun étonnement; car, sans tendre la main à
l'athlète, sans le relever, il jeta circulairement les yeux autour de
lui, comme pour demander à cette foule étonnée s'il était dans ses rangs
un homme qui osât lui contester sa victoire. Mais nul ne fit un geste,
nul ne prononça une parole, et ce fut au milieu du plus profond silence
que Lucius s'avança vers l'estrade du proconsul, qui lui tendit la
couronne. En ce moment seulement, quelques applaudissements éclatèrent;
mais il fut facile de reconnaître, dans ceux qui donnaient cette marque
d'approbation, les matelots du bâtiment qui avait transporté Lucius.
Et cependant le sentiment qui dominait cette foule n'était point
défavorable au jeune Romain: c'était comme une terreur superstitieuse
qui s'était répandue sur cette assemblée. Cette force surnaturelle,
réunie à tant de jeunesse, rappelait les prodiges des âges héroïques;
les noms de Thésée, de Pirithoüs, se trouvaient sur toutes les lèvres;
et, sans que nul eût communiqué sa pensée, chacun était prêt à croire à
la présence d'un demi-dieu. Enfin, cet hommage public, cet aveu anticipé
de sa défaite, cet abaissement de l'esclave devant le maître, achevaient
de donner quelque consistance à cette pensée. Aussi, lorsque le
vainqueur sortit du cirque, s'appuyant d'un côté sur le bras d'Amyclès,
et de l'autre laissant tomber sa main sur l'épaule de Sporus, toute
cette foule le suivit jusqu'à la porte de son hôte, curieuse, pressée,
mais en même temps si muette et si craintive, qu'on eût, certes dit,
bien plutôt un convoi funéraire qu'une pompe triomphale.
Arrivé aux portes de la ville les jeunes filles et les femmes qui
n'avaient pu assister au combat attendaient le vainqueur, des branches
de laurier à la main. Lucius chercha des yeux Acté au milieu de ses
compagnes; mais, soit honte, soit crainte, Acté était absente, et il la
chercha vainement. Alors il doubla le pas, espérant que la jeune
Corinthienne l'attendait au seuil de la porte qu'elle lui avait ouverte
la veille; il traversa cette place qu'il avait traversée avec elle, prit
la rue par laquelle elle l'avait guidé; mais aucune couronne, aucun
feston n'ornaient la porte hospitalière. Lucius en franchit rapidement
le seuil, et s'élança dans le vestibule, laissant bien loin derrière lui
le vieillard; le vestibule était vide, mais par la porte qui donnait sur
le parterre, il aperçut la jeune fille à genoux devant une statue de
Diane, blanche et immobile comme le marbre qu'elle tenait embrassé;
alors il s'avança doucement derrière elle, et lui posa sur la tête la
couronne qu'il venait de remporter. Acté jeta un cri, se retourna
vivement vers Lucius, et les yeux ardents et fiers du jeune Romain lui
annoncèrent, mieux encore que la couronne qui roula à ses pieds, que son
hôte avait remporté la première des trois palmes qu'il venait disputer à
la Grèce.


Chapitre IV

Le lendemain, dès le matin, Corinthe tout entière sembla revêtir ses
habits de fête. Les courses de chars, sans être les jeux les plus
antiques, étaient les plus solennels; ils se célébraient en présence des
images des dieux; et, réunies pendant la nuit dans le temple de Jupiter
qui s'élevait près de la porte de Léchée, c'est-à-dire vers la partie
orientale de la ville, les statues sacrées devaient traverser la cité
dans toute sa longueur, pour aller gagner le cirque qui s'élevait sur le
versant opposé, et en vue du port de Crissa. À dix heures du matin,
c'est-à-dire vers la quatrième heure du jour, selon la division romaine,
le cortège se mit en route. Le proconsul Lentulus marchait le premier,
monté sur un char et portant le costume de triomphateur; puis, derrière
lui, venait une troupe de jeunes gens de quatorze ou quinze ans, tous
fils de chevaliers, montés sur de magnifiques chevaux ornés de housses
d'écarlate et d'or; puis, derrière les jeunes gens, les concurrents au
prix de la journée; et en tête, comme vainqueur de la veille, vêtu d'une
tunique verte, Lucius, sur un char d'or et d'ivoire, menant avec des
rênes de pourpre un magnifique quadrige blanc. Sur sa tête, où l'on
cherchait en vain la couronne de la lutte, brillait un cercle radiant
pareil à celui dont les peintres ceignent le front du soleil; et, pour
ajouter encore à sa ressemblance avec ce dieu, sa barbe était semée de
poudre d'or. Derrière lui marchait un jeune Grec de la Thessalie, fier
et beau comme Achille, vêtu d'une tunique jaune, et conduisant un char
de bronze attelé de quatre chevaux noirs. Les deux derniers étaient,
l'un un Athénien qui prétendait descendre d'Alcibiade, et l'autre un
Syrien, au teint brûlé par le soleil. Le premier s'avançait couvert
d'une tunique bleue, et laissant flotter au vent ses longs cheveux noirs
et parfumés; le second était vêtu d'une espèce de robe blanche nouée à
la taille par une ceinture perse, et, comme les fils d'lsmaël, il avait
la tête ceinte d'un turban blanc, aussi éclatant que la neige qui brille
au sommet du Sinaï.
Puis venaient, précédant les statues des dieux, une troupe de harpistes
et de joueurs de flûte, déguisés en satyres et en silènes, auxquels
étaient mêlés les ministres subalternes du culte des douze grands dieux,
portant des coffres et des vases remplis de parfums, et des cassolettes
d'or et d'argent où fumaient les aromates les plus précieux; enfin, dans
des litières fermées et terminant la marche, étaient placées, couchées
ou debout, les images divines, traînées par de magnifiques chevaux, et
escortées par des chevaliers et des patriciens. Ce cortège, qui avait à
traverser la ville dans presque toute sa largeur, défilait entre un
double rang, de maisons couvertes de tableaux, décorées de statues, ou
tendues de tapisseries. Arrivé devant la porte d'Amyclès, Lucius se
retourna pour chercher Acté; et, sous un des pans du voile de pourpre
étendu devant la façade de la maison, il aperçut, rougissante et
craintive, la tête de la jeune fille ornée de la couronne que la veille
il avait laissé rouler à ses pieds. Acté, surprise, laissa retomber la
tapisserie; mais, à travers le voile qui la cachait, elle entendit la
voix du jeune Romain qui disait:
--Viens au-devant de mon retour, ô ma belle hôtesse! et je changerai ta
couronne d'olivier en une couronne d'or.
Vers le milieu du jour, le cortège atteignit l'entrée du cirque. C'était
un immense bâtiment de deux mille pieds de long sur huit cents de large.
Divisée par une muraille haute de six pieds, qui s'étendait dans toute
sa longueur, moins, à chaque extrémité, le passage pour quatre chars,
cette spina était couronnée, dans toute son étendue, d'autels, de
temples, de piédestaux vides qui, pour cette solennité seulement,
attendaient les statues des dieux. L'un des bouts du cirque était occupé
par les carceres ou écuries, l'autre par les gradins; à chaque extrémité
de la muraille se trouvaient trois bornes placées en triangle, qu'il
fallait doubler sept fois pour accomplir la course voulue.
Les cochers, comme ou l'a vu, avaient pris les livrées des différentes
factions qui, à cette heure, divisaient Rome, et, comme de grands paris
avait été établis d'avance, les parieurs avaient adopté les couleurs de
ceux des agitatores qui, par leur bonne mine, la race de leurs chevaux,
ou leurs triomphes passés, leur avaient inspiré le plus de confiance.
Presque tous les gradins du cirque étaient donc couverts de spectateurs
qui, à l'enthousiasme qu'inspiraient habituellement ces sortes de jeux,
joignaient encore l'intérêt personnel qu'ils prenaient à leurs clients.
Les femmes elles-mêmes avaient adopté les divers partis, et on les
reconnaissait à leurs ceintures et à leurs voiles assortis aux couleurs
que portaient les quatre coureurs. Aussi, lorsqu'on entendit s'approcher
le cortège, un mouvement étrange, et qui sembla agiter d'un frisson
électrique la multitude, fit-elle bouillonner toute cette mer humaine,
dont les têtes semblaient des vagues animées et bruyantes; et dès que
les portes furent ouvertes, le peu d'intervalle qui restait libre fut-il
comblé par les flots de nouveaux spectateurs qui vinrent comme un flux
battre les murs du colosse de pierre. Aussi à peine le quart des curieux
qui accompagnaient le cortège put-il entrer, et l'on vit toute cette
foule, repoussée par la garde du proconsul, cherchant tous les points
élevés qui lui permettaient de dominer le cirque, s'attacher aux
branches des arbres, se suspendre aux créneaux des remparts, et
couronner de ses fleurons vivants les terrasses des maisons les plus
rapprochées.
À peine chacun avait-il pris sa place, que la porte principale s'ouvrit,
et que Lentulus, apparaissant à l'entrée du cirque, fit tout à coup
succéder le silence profond de la curiosité à l'agitation bruyante de
l'attente. Soit confiance dans Lucius, déjà vainqueur la veille, soit
flatterie pour le divin empereur Claudius Néron, qui protégeait à Rome
la faction verte à laquelle il se faisait honneur d'appartenir, le
proconsul, au lieu de la robe de pourpre, portait une tunique de cette
couleur. Il fit lentement le tour du cirque, conduisant après lui les
images des dieux, toujours précédées des musiciens qui ne cessèrent de
jouer que lorsqu'elles furent couchées sur leurs pulcinaria ou dressées
sur leurs piédestaux. Alors Lentulus donna le signal en jetant au milieu
du cirque une pièce de laine blanche. Aussitôt un héraut, monté à nu sur
un cheval sans frein, et vêtu en Mercure, s'élança dans l'arène, et,
sans descendre de cheval, enlevant la nappe avec une des ailes de son
caducée, il fit au galop le tour de la grille intérieure, en l'agitant
comme un étendard; puis, arrivé aux carcères, il lança caducée et nappe
par-dessus les murs derrière lesquels, attendaient les équipages. À ce
signal, les portes des carcères s'ouvrirent, et les quatre concurrents
parurent.
Au même instant leurs noms furent jetés dans une corbeille, car le sort
devait désigner les rangs, afin que les plus éloignés de la spina
n'eussent à se plaindre que du hasard qui leur assignait un plus grand
cercle à parcourir. L'ordre dans lequel les noms seraient tirés devait
assigner à chacun le rang qu'il occuperait.
Le proconsul mêla les noms écrits sur un papier roulé, les tira et les
ouvrit les uns après les autres: le premier qu'il proclama fut celui du
Syrien au turban blanc; il quitta aussitôt sa place et alla se ranger
près de la muraille, de manière à ce que l'essieu de son char se trouvât
parallèle à une ligne tirée à la craie sur le sable. Le second fut celui
de l'Athénien à la tunique bleue; il alla se ranger près de son
concurrent. Le troisième fut celui du Thessalien au vêtement jaune.
Enfin, le dernier fut celui de Lucius, à qui la fortune avait désigné la
place la plus désavantageuse, comme si elle eût été jalouse déjà de sa
victoire de la veille. Les deux derniers nommés allèrent se placer
aussitôt près de leurs adversaires. Alors de jeunes esclaves passèrent
entre les chars, tressant les crins des chevaux avec des rubans de la
couleur de la livrée de leur maître, et faisaient, pour affermir leur
courage, flotter de petits étendards devant les yeux de ces nobles
animaux, tandis que des aligneurs, tendant une chaîne attachée à deux
anneaux, amenaient les quatre quadriges sur une ligne exactement
parallèle.
Il y eut alors un instant d'attente tumultueuse; les paris redoublèrent,
des enjeux nouveaux furent proposés et acceptés, de confuses paroles se
croisèrent; puis tout à coup on entendit la trompette, et, au même
instant, tout se tut; les spectateurs debout s'assirent, et cette mer,
tout à l'heure si tumultueuse et si agitée, aplanit sa surface, et prit
l'aspect d'une prairie en pente émaillée de mille couleurs. Au dernier
son de l'instrument, la chaîne tomba, et les quatre chars partirent,
emportés de toute la vitesse des chevaux.
Deux tours s'accomplirent pendant lesquels les adversaires gardèrent, à
peu de chose près, leurs rangs respectifs; cependant, les qualités des
chevaux commencèrent à se faire jour aux yeux des spectateurs exercés.
Le Syrien retenait avec peine ses coursiers à la tête forte et aux
membres grêles, habitués aux courses vagabondes du désert, et que, de
sauvages qu'ils étaient, il avait, à force de patience et d'art,
assouplis et façonnés au joug; et l'on sentait que, lorsqu'il leur
donnerait toute liberté, ils l'emporteraient aussi rapides que le
simoun, qu'ils avaient souvent devancé dans ces vastes plaines de sables
qui s'étendent du pied des monts de Juda aux rives du lac Asphalle.
L'Athénien avait fait venir les siens de Thrace; mais, voluptueux et
fier comme le héros dont il se vantait de descendre, il avait laissé à
ses esclaves le soin de leur éducation, et l'on sentait que son
attelage, guidé par une main et excité par une voix qui leur étaient
inconnues, le seconderait mal dans un moment dangereux. Le Thessalien,
au contraire, semblait être l'âme de ses coursiers d'Élide, qu'il avait
nourris de sa main et exercés cent fois aux lieux même où Achille
dressait les siens, entre le Pénéus et l'Énipée. Quant à Lucius, certes,
il avait retrouvé la race de ces chevaux de la Mysie dont parle Virgile,
et dont les mères étaient fécondées par le vent; car, quoiqu'il eût le
plus grand espace à parcourir, sans aucun effort, sans les retenir ni
les presser, en les abandonnant à un galop qui semblait être leur allure
ordinaire, il maintenait son rang, et avait même plutôt gagné que perdu.
Au troisième tour, les avantages réels où fictifs étaient plus
clairement dessinés: l'Athénien avait gagné sur le Thessalien, le plus
avancé de ses concurrents, la longueur de deux lances; le Syrien,
retenant de toutes ses forces ses chevaux arabes, s'était laissé
dépasser, sûr de reprendre ses avantages; enfin, Lucius, tranquille et
calme comme le dieu dont il semblait être la statue, paraissait assister
à une lutte étrangère, et dans laquelle il n'aurait eu aucun intérêt
particulier, tant sa figure était souriante et son geste dessiné selon
les règles les plus exactes de l'élégance mimique.
Au quatrième tour, un incident détourna l'attention des trois
concurrents pour la fixer plus spécialement sur Lucius: son fouet, qui
était fait d'une lanière de peau de rhinocéros, incrustée d'or,
s'échappa de sa main et tomba; aussitôt Lucius arrêta tranquillement son
quadrige, s'élança dans l'arène, ramassa le fouet qu'on aurait pu croire
jusqu'alors un instrument inutile, et, remontant sur son char, se trouva
dépassé de trente pas à peu près par ses adversaires. Si court qu'eût
été cet instant, il avait porté un coup terrible aux intérêts et aux
espérances de la faction verte; mais leur crainte disparut aussi
rapidement que la lueur d'un éclair: Lucius se pencha vers ses chevaux,
et, sans se servir du fouet, sans les animer du geste, il se contenta de
faire entendre un sifflement particulier; aussitôt ils partirent comme
s'ils avaient les ailes de Pégase, et, avant que le quatrième tour fût
achevé, Lucius avait, au milieu des cris et des applaudissements, repris
sa place accoutumée.
Au cinquième tour, l'Athénien n'était plus maître de ses chevaux
emportés de toute la vitesse de leur course; il avait laissé loin
derrière lui ses rivaux: mais cet avantage factice ne trompait personne,
et ne pouvait le tromper lui-même: aussi le voyait-on, à chaque instant,
se retourner avec inquiétude, et, prenant toutes les ressources de sa
position même, au lieu d'essayer de retenir ses chevaux déjà fatigués,
il les excitait encore de son fouet à triple lanière, les appelant par
leurs noms, et espérant que, avant qu'ils ne fussent fatigués, il aurait
gagné assez de terrain pour ne pouvoir être rejoint par les
retardataires; il sentait si bien, au reste, le peu de puissance qu'il
efforçait sur son attelage, que, quoiqu'il pût se rapprocher de la
spina, et par conséquent diminuer l'espace à parcourir, il ne l'essaya
point, de peur de se briser à la borne, et se maintint à la même
distance que le sort lui avait assignée au moment du départ.
Deux tours seulement restaient à faire, et, à l'agitation des
spectateurs et des combattants, on sentait que l'on approchait du
dénouement. Les parieurs bleus, que représentait l'Athénien,
paraissaient visiblement inquiets de leur victoire momentanée, et lui
criaient de modérer ses chevaux, mais ces animaux, prenant ces cris pour
des signes d'excitation, redoublaient de vitesse, et, ruisselant de
sueur, ils indiquaient qu'ils ne tarderaient pas à épuiser le reste de
leurs forces.
Ce fut dans ce moment que le Syrien lâcha les rênes de ses coursiers, et
que les fils du désert abandonnés à eux-mêmes commencèrent à s'emparer
de l'espace. Le Thessalien resta un instant étonné de la rapidité qui
les entraînait, mais aussitôt, faisant entendre sa voix à ses fidèles
compagnons, il s'élança à son tour comme emporté par un tourbillon.
Quant à Lucius, il se contenta de faire entendre le sifflement avec
lequel il avait déjà excité les siens, et, sans qu'ils parussent
déployer encore toute leur force, il se maintint à son rang.
Cependant l'Athénien avait vu, comme une tempête fondre sur lui les deux
rivaux que le sort avait placés à sa droite et à sa gauche; il comprit
qu'il était perdu s'il laissait, entre la spina et lui, l'espace d'un
char: il se rapprocha en conséquence de la muraille assez à temps pour
empêcher le Syrien de la côtoyer; celui-ci, alors appuya ses chevaux à
droite, essayant de passer entre l'Athénien et le Thessalien; mais
l'espace était trop étroit. D'un coup d'oeil rapide il vit que le char
du Thessalien était plus léger et moins solide que le sien, et, prenant
à l'instant son parti, il se dirigea obliquement sur lui, et, poussant
roue contre roue, il brisa l'essieu et renversa char et cocher sur
l'arène.
Si habilement exécutée qu'eût été cette manoeuvre, si rapide qu'eût été
le choc, et la chute qu'il avait occasionnée, le Syrien n'en avait pas
moins été momentanément retardé; mais il reprit aussitôt son avantage,
et l'Athénien vit arriver presqu'en même temps que lui, au sixième tour,
les deux rivaux qu'il avait si longtemps laissés en arrière. Avant
d'avoir accompli la sixième partie de cette dernière révolution, il
était rejoint et presque aussitôt dépassé. La question se trouva donc
dès-lors pendante entre le cocher blanc et le cocher vert, entre l'Arabe
et le Romain.
Alors on vit un spectacle magnifique: la course de ces huit chevaux
était si rapide et si égale, qu'on eût pu croire qu'ils étaient attelés
de front; un nuage les enveloppait comme un orage, et comme on entend le
bruissement du tonnerre, comme on voit l'éclair sillonner la nue, de
même on entendait le bruissement des roues, de même il semblait, au
milieu du tourbillon, distinguer la flamme que soufflaient les chevaux
Le cirque tout entier était debout, les parieurs agitaient les voiles et
les manteaux verts et blancs, et ceux mêmes qui avaient perdu ayant
adopté les couleurs bleue et jaune du Thessalien et du fils d'Athènes,
oubliant leur défaite récente, excitaient les deux adversaires par leurs
cris et leurs applaudissements. Enfin, il parut que le Syrien allait
l'emporter, car ses chevaux dépassèrent d'une tête ceux de son
adversaire, mais au même moment, et comme s'il n'eût attendu que ce
signal, Lucius, d'un seul coup de fouet, traça une ligne sanglante sur
les croupes de son quadrige; les nobles animaux hennirent d'étonnement
et de douleur; puis, d'un même élan, s'élançant comme l'aigle, comme la
flèche, comme la foudre, ils dépassèrent le Syrien vaincu, accomplirent
la carrière, exigée, et, le laissant plus de cinquante pas en arrière,
vinrent s'arrêter au but, ayant fourni la course voulue, c'est-à-dire
sept fois le tour de l'arène.
Aussitôt de grands cris retentirent avec une admiration qui allait
jusqu'à la frénésie. Ce jeune Romain inconnu, vainqueur à la lutte de la
veille, vainqueur à la course d'aujourd'hui, c'était Thésée, c'était
Castor, c'était Apollon peut-être qui une fois encore redescendait sur
la terre; mais à coup sûr c'était un favori des dieux; et lui, pendant
ce temps, comme accoutumé à de pareils triomphes, s'élança légèrement de
son char sur la spina, monta quelques degrés qui le conduisirent à un
piédestal, où il s'exposa aux regards des spectateurs, tandis qu'un
héraut proclamait son nom et sa victoire, et que le proconsul Lentulus,
descendant de son siège, venait lui mettre dans la main une palme
d'Idurnée, et lui ceignait la tête d'une couronne à feuilles d'or et
d'argent, entrelacées de bandelettes de pourpre. Quant au prix monnayé
qu'on lui apportait en espèces d'or dans un vase d'airain, Lucius le
remit au proconsul pour qu'il fût distribué de sa part aux vieillards
pauvres et aux orphelins.
Puis aussitôt il fit un signe à Sporus, qui accourut rapidement à lui,
tenant en ses mains une colombe qu'il avait prise le matin dans la
volière d'Acté. Lucius passa autour du cou de l'oiseau de Vénus une
bandelette de pourpre à laquelle étaient liées deux feuilles de la
couronne d'or et lâcha le messager de victoire qui prit rapidement son
vol vers la partie de la ville où s'élevait la maison d'Amyclès.


Chapitre V

Les deux victoires successives de Lucius, et les circonstances bizarres
qui les avaient accompagnées, avaient produit, comme nous l'avons dit,
une impression profonde sur l'esprit des spectateurs: la Grèce avait été
autrefois la terre aimée des dieux; Apollon, exilé du ciel, s'était fait
berger et avait gardé les troupeaux d'Admète, roi de Thessalie; Vénus,
née au sein des flots, et poussée par les Tritons vers la plage la plus
voisine, avait abordé près de Hélos, et, libre de se choisir les lieux
de son culte, avait préféré Gnide, Paphos, Idalie et Cythère, à tous les
autres pays du monde. Enfin, les Arcadiens, disputant aux Crétois
l'honneur d'être les compatriotes du roi des dieux, faisaient naître
Jupiter sur le mont Lycée, et cette prétention, fût-elle fausse, il
était certain du moins que, lorsqu'il lui fallut choisir un empire,
enfant au souvenir pieux, il posa son trône au sommet de l'Olympe. Hé
bien, tous ces souvenirs des âges fabuleux s'étaient représentés, grâce
à Lucius, à l'imagination poétique de ce peuple que les Romains avaient
déshérité de son avenir, mais n'avaient pu dépouiller de son passé:
aussi les concurrents qui s'étaient présentés pour lui disputer le prix
du chant se retirèrent-ils en voyant le mauvais destin de ceux qui lui
avaient disputé la palme de la lutte et de la course. On se rappelait le
sort de Marsyas luttant avec Apollon, et des Piérides défiant les Muses.
Lucius resta donc seul des cinq concurrents qui s'étaient fait inscrire:
mais il n'en fut pas moins décidé par le proconsul que la fête aurait
lieu au jour et à l'heure dits.
Le sujet choisi par Lucius intéressait vivement les Corinthiens: c'était
un poème sur Médée, que l'on attribuait à l'empereur César Néron
lui-même; on sait que cette magicienne, conduite à Corinthe par Jason
qui l'avait enlevée, et abandonnée par lui dans cette ville, avait
déposé au pied des autels ses deux fils, les mettant sous la garde des
dieux, tandis qu'elle empoisonnait sa rivale avec une tunique semblable
à celle de Nessus. Mais les Corinthiens, épouvantés du crime de la mère,
avaient arraché les enfants du temple, et les avaient écrasés à coups de
pierres. Ce sacrilège ne resta point impuni; les dieux vengèrent leur
majesté outragée, et une maladie épidémique vint frapper alors tous les
enfants des Corinthiens. Cependant, comme plus de quinze siècles
s'étaient écoulés depuis cette époque, les descendants des meurtriers
niaient le crime de leurs pères. Mais une fête instituée tous les ans le
jour du massacre des deux victimes, l'habitude de faire porter aux
enfants une robe noire, et de leur raser la tête jusqu'à l'âge de cinq
ans, en signe d'expiation, était une preuve évidente que la terrible
vérité l'avait emporté sur toutes les dénégations; il est donc facile de
comprendre combien cette circonstance ajoutait à la curiosité des
assistants.
Aussi comme la multitude qui avait afflué à Corinthe ne pouvait se
placer tout entière dans ce théâtre qui, beaucoup plus petit que le
stade et l'hippodrome, ne contenait que vingt mille spectateurs, on
avait distribué aux plus nobles des Corinthiens et aux plus
considérables des étrangers, de petites tablettes d'ivoire sur
lesquelles étaient gravés des numéros qui correspondaient à d'autres
chiffres creusés sur les gradins. Des désignateurs, placés de
précinctions en précinctions, étaient chargés de faire asseoir tout le
monde, et de veiller à ce que nul n'usurpât les places désignées; aussi,
malgré la foule qui se pressait au dehors, tout se passa-t-il avec la
plus grande régularité.
Pour amortir le soleil du mois de mai, le théâtre était couvert d'un
immense velarium: c'était un voile azuré, composé d'un tissu de soie
parsemé d'étoiles d'or, et au centre duquel, dans un cercle radieux, on
voyait Néron en costume de triomphateur et monté sur un char traîné par
quatre chevaux. Malgré l'ombre dont cette espèce de tente couvrait le
théâtre, la chaleur était si grande que beaucoup de jeunes gens tenaient
à la main de grands éventails de plume de paon, avec lesquels ils
rafraîchissaient les femmes plutôt couchées qu'assises sur des coussins
de pourpre, ou des tapis de Perse, que des esclaves avaient placés
You have read 1 text from French literature.
Next - Acté - 04
  • Parts
  • Acté - 01
    Total number of words is 4690
    Total number of unique words is 1609
    37.3 of words are in the 2000 most common words
    51.0 of words are in the 5000 most common words
    56.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 02
    Total number of words is 4736
    Total number of unique words is 1575
    38.1 of words are in the 2000 most common words
    53.0 of words are in the 5000 most common words
    59.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 03
    Total number of words is 4656
    Total number of unique words is 1556
    36.0 of words are in the 2000 most common words
    48.3 of words are in the 5000 most common words
    55.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 04
    Total number of words is 4648
    Total number of unique words is 1638
    36.2 of words are in the 2000 most common words
    49.2 of words are in the 5000 most common words
    54.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 05
    Total number of words is 4632
    Total number of unique words is 1625
    35.5 of words are in the 2000 most common words
    48.9 of words are in the 5000 most common words
    54.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 06
    Total number of words is 4706
    Total number of unique words is 1594
    39.4 of words are in the 2000 most common words
    52.0 of words are in the 5000 most common words
    57.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 07
    Total number of words is 4690
    Total number of unique words is 1596
    38.0 of words are in the 2000 most common words
    51.4 of words are in the 5000 most common words
    57.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 08
    Total number of words is 4743
    Total number of unique words is 1573
    39.3 of words are in the 2000 most common words
    51.9 of words are in the 5000 most common words
    57.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 09
    Total number of words is 4736
    Total number of unique words is 1550
    40.0 of words are in the 2000 most common words
    53.2 of words are in the 5000 most common words
    58.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 10
    Total number of words is 4720
    Total number of unique words is 1652
    35.7 of words are in the 2000 most common words
    47.9 of words are in the 5000 most common words
    54.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 11
    Total number of words is 4694
    Total number of unique words is 1527
    39.0 of words are in the 2000 most common words
    50.9 of words are in the 5000 most common words
    56.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 12
    Total number of words is 4780
    Total number of unique words is 1497
    37.8 of words are in the 2000 most common words
    50.6 of words are in the 5000 most common words
    56.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 13
    Total number of words is 4715
    Total number of unique words is 1608
    36.6 of words are in the 2000 most common words
    49.4 of words are in the 5000 most common words
    55.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 14
    Total number of words is 4792
    Total number of unique words is 1551
    39.3 of words are in the 2000 most common words
    53.2 of words are in the 5000 most common words
    58.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 15
    Total number of words is 805
    Total number of unique words is 415
    49.3 of words are in the 2000 most common words
    60.2 of words are in the 5000 most common words
    62.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.