Acté - 14

Total number of words is 4792
Total number of unique words is 1551
39.3 of words are in the 2000 most common words
53.2 of words are in the 5000 most common words
58.5 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
triclinium, vêtu de blanc comme eux, et la tête couronnée, et l'on se
coucha sur les lits au son d'une musique délicieuse.
Ce dîner était servi non seulement avec toute la recherche, mais encore
avec tout le luxe des repas romains: chaque convive avait un esclave
couché à ses pieds pour prévenir ses moindres caprices, un parasite
mangeait à une petite table isolée et qui lui était entièrement
abandonnée comme une victime, tandis qu'au fond sur une espèce de
théâtre, des danseuses gaditanes semblaient, par leur grâce et leur
légèreté, ces divinités printanières qui accompagnent au mois de mai
Flore et Éphyre visitant leur royaume.
À mesure que ce dîner s'avança et que les convives s'échauffèrent, le
spectacle changea de caractère, et de voluptueux devint lascif. Enfin,
des funambules succédèrent aux danseuses, et alors commencèrent ces jeux
inouïs que la régence renouvela, dit-on, et qui avait été inventés pour
réveiller les sens alanguis du vieux Tibère. En même temps Néron prit
une cithare, et se mit à réciter des vers où Vindex était comblé de
ridicule; il accompagnait ces chants de gestes bouffons; et gestes et
chants étaient frénétiquement applaudis des convives, lorsqu'un nouveau
messager arriva, porteur de lettres d'Espagne. Ces lettres annonçaient à
la fois et la révolte et la proclamation de Galba.
Néron relut plusieurs fois ces lettres, pâlissant davantage à chaque
fois; alors saisissant deux vases qu'il aimait beaucoup, et qu'il
appelait homériques parce que leurs sujets représentaient des poèmes
tirés de l'Iliade, il les brisa comme s'ils eussent été de quelque
matière commune; puis aussitôt, se laissant tomber, il déchira ses
vêtements, se frappa violemment la tête contre les lits du festin,
disant qu'il souffrait des malheurs inouïs et inconnus puisqu'il perdait
l'empire de son vivant; à ces cris sa nourrice Euglogé entra, le prit
entre ses bras comme un enfant, et tâcha de le consoler; mais, comme un
enfant, sa douleur s'augmenta des consolations qu'on lui donnait;
bientôt la colère lui succéda. Il se fit apporter un roseau et du
papyrus pour écrire au chef des prétoriens; puis, lorsque l'ordre fut
signé, il chercha sa bague pour le cacheter; mais, comme nous l'avons
déjà dit, il l'avait donnée le matin même au cavalier batave; il demanda
alors ce sceau à Sporus qui lui présenta le sien; il l'appuya sur la
cire sans le regarder, mais en le levant il s'aperçut que cet anneau
représentait la descente de Proserpine aux enfers. Ce dernier présage,
et dans un tel moment, lui parut le plus terrible de tous, et soit qu'il
pensât que Sporus lui eût présenté cette bague avec intention, soit que
dans la folie qui le possédait il ne reconnut pas ses amis les plus
chers, lorsque Sporus s'approcha de lui pour s'informer de la cause de
ce nouvel accès, il le frappa du poing au milieu du visage, et le jeune
homme ensanglanté et évanoui alla rouler au milieu des débris du repas.
Aussitôt l'empereur, sans prendre congé de ses convives, remonta dans sa
chambre, et ordonna qu'on lui fît venir Locuste.


Chapitre XVIII

Cette fois c'était pour lui-même que l'empereur en appelait à la science
de sa vieille amie. Ils passèrent ensemble la nuit entière, et devant
lui la magicienne composa un poison subtil, qu'elle avait combiné trois
jours auparavant, et dont elle avait fait l'essai la veille. Néron le
renferma dans une boîte d'or, et le cacha dans un meuble que lui avait
donné Sporus, et dont il n'y avait que lui et l'eunuque qui connussent
le secret.
Cependant le bruit de la révolte de Galba s'était répandu avec une
rapidité effroyable. Cette fois ce n'était plus une menace lointaine,
une entreprise désespérée comme celle de Vindex. C'était l'attaque
puissante et directe d'un patricien dont la race, toujours populaire à
Rome, était à la fois illustre et ancienne, et qui prenait sur ses
statues le titre de petit-fils de Quintus Catulus Capitolinus;
c'est-à-dire du magistrat qui avait passé pour le premier de son temps
par son courage et sa vertu.
À ces bonnes dispositions pour Galba se joignaient de nouveaux griefs
contre Néron; préoccupé de ses jeux et de ses courses et de ses chants,
les ordres ordinaires qu'il devait donner en sa qualité de préfet de
l'annone, avaient été négligés, de sorte que la flotte, qui devait
apporter le blé de Sicile et d'Alexandrie, était partie seulement à
l'époque où elle aurait dû revenir; il en résultait qu'en peu de jours
la cherté du grain était devenue excessive, puisque la famine lui avait
succédé, et que Rome, mourante de faim comme un seul homme, et les yeux
tournés vers le midi, courait tout entière aux bords du Tibre à chaque
vaisseau qui remontait du port d'Ostie; or, le matin du jour où Néron
avait passé la nuit avec Locuste, et le lendemain de celui où les
nouvelles de la révolte de Galba étaient arrivées, le peuple mécontent
et affamé était rassemblé au Forum, lorsque l'on signala un bâtiment.
Tout le monde courut au port Oelius, croyant ce bâtiment l'avant-garde
de la flotte nourricière, et chacun se précipita à bord avec des cris de
joie. Le bâtiment rapportait du sable d'Alexandrie pour les lutteurs de
la cour; les murmures et les imprécations éclatèrent hautement.
Parmi les mécontents, un homme se faisait remarquer: c'était un
affranchi de Galba, nommé Icelus. La veille au soir il avait été arrêté;
mais, pendant la nuit, une centaine d'hommes armés s'étaient portés à la
prison, et l'avaient délivré. Il reparaissait donc au milieu du peuple,
fort de sa persécution momentanée, et, profitant de cet avantage, il
appelait les assistants à une révolte ouverte; mais ceux-ci balançaient
encore, par ce reste d'obéissance à ce qui existe, dont on ne se rend
pas compte, mais que les esprits vulgaires brisent si difficilement;
lorsqu'un jeune homme, le visage caché sous son pallium, passa près de
lui, et lui tendit un feuillet déchiré d'une tablette. Icelus prit la
plaque d'ivoire enduite de cire qu'on lui présentait, et vit avec joie
que le hasard venait à son secours, en lui livrant une preuve contre
Néron: cette tablette contenait le projet qu'avait arrêté l'empereur
pendant la nuit qu'il avait passée avec Sporus, de brûler une seconde
fois cette Rome qui se lassait d'applaudir à ses chants, et de lâcher
les bêtes féroces pendant l'incendie, afin que les Romains ne pussent
pas éteindre le feu. Icelus lut à haute voix les lignes écrites sur la
tablette, et cependant on hésitait à le croire, tant une pareille
vengeance paraissait insensée. Quelques personnes même criaient que sans
doute l'ordre que venait de lire Icelus était un ordre supposé, lorsque
Nymphidius Sabinus prit la tablette des mains de l'affranchi, et déclara
qu'il reconnaissait parfaitement, non seulement l'écriture de
l'empereur, mais encore sa manière de raturer, d'effacer et
d'intercaler. À ceci, il n'y avait rien à répondre, Nymphidius Sabinus,
comme préfet du prétoire, ayant eu souvent l'occasion de recevoir des
lettres autographes de Néron.
En ce moment plusieurs sénateurs passèrent en désordre et sans manteau;
ils se rendaient au Capitole où ils étaient convoqués; le chef du sénat
ayant vu le matin même une tablette pareille à celle que l'inconnu avait
remise à Icelus, et sur laquelle était écrit le projet détaillé
d'inviter tous les sénateurs à un grand repas et de les empoisonner tous
ensemble et d'un seul coup, le peuple se mit à leur suite, et revint
inonder le Forum, nombreux et pressé comme des vagues, et semblable à un
flux qui recouvre le port; puis, en attendant ce que le sénat allait
décider, il s'attaqua aux statues de Néron, n'osant encore s'en prendre
à lui-même. Du haut de la terrasse du Palatin l'empereur vit les
outrages auxquels ses effigies étaient soumises; alors il s'habilla de
noir pour descendre vers le peuple et se présenter à lui en suppliant;
mais au moment où il allait sortir, les cris de la foule avaient pris
une telle expression de menace et de rage, qu'il rentra précipitamment,
se fit ouvrir une porte de derrière, et se sauva dans les jardins de
Servilius. Une fois à l'abri dans cette retraite que personne que ses
confidents les plus intimes ne savait avoir été choisie par lui, il
envoya Phaon au chef des prétoriens.
Mais l'agent de Galba avait précédé au camp l'agent de César. Nymphidius
Sabinus venait de promettre au nom du nouvel empereur sept mille cinq
cents drachmes par tête, et à chaque soldat des armées qui seraient dans
les provinces douze cent cinquante drachmes: le chef des prétoriens
répondit donc à Phaon que tout ce qu'il pouvait faire, c'était de donner
pour la même somme la préférence à Néron. Phaon rapporta cette réponse à
l'empereur; mais la somme demandée s'élevait à deux cent
quatre-vingt-cinq millions cent soixante-deux mille trois cents francs
de notre monnaie, et le trésor était épuisé par des prodigalités
insensées, de sorte que l'empereur ne possédait pas la vingtième partie
de cette somme. Cependant Néron ne désespérait point: la nuit
approchait, et, avec l'aide de ses anciens amis, dont, grâce aux
ténèbres, il pouvait aller implorer l'assistance sans être vu, il
parviendrait peut-être à rassembler cette somme.
La nuit s'abaissa sur la ville pleine de tumulte et de lueurs: partout
où il y avait un forum, une place, un carrefour, il y avait des groupes
éclairés par des torches. Au milieu de toute cette foule animée de tant
de sentiments divers, les nouvelles les plus étranges et les plus
contradictoires circulaient comme si un aigle les secouait de ses ailes,
et toutes obtenaient créance, si insensées et si incohérentes qu'elles
fussent. Alors il s'élevait dans les airs des clartés et des rumeurs
qu'on eût prises de loin pour des éruptions de volcans et des
rugissements de bêtes féroces. Au milieu de tout ce tumulte, les
prétoriens quittèrent leurs casernes et allèrent camper hors de Rome;
partout où ils passèrent le silence se rétablit, car on ne savait encore
pour qui ils étaient; mais à peine la foule les avait elle perdus de vue
qu'elle se remettait à secouer ses torches et à hurler, désordonnée et
menaçante.
Cependant, malgré l'agitation de la ville, Néron se hasarda à descendre,
déguisé sous les habits d'un homme du peuple, des jardins de Servilius,
où, comme nous l'avons dit, il s'était retiré pendant toute la journée.
Cette démarche hasardée lui était inspirée par l'espoir de trouver une
aide, sinon dans les bras, du moins dans la bourse de ses anciens
compagnons de débauche; mais il eut beau se traîner de maison en maison,
s'agenouiller en suppliant à toutes les portes et implorer comme un
mendiant cette aumône qui seule pouvait racheter sa vie; mais il eut
beau appeler et gémir, les coeurs restèrent insensibles et les portes
fermées. Alors, comme cette multitude lassée des délais du sénat
commençait de se faire entendre, Néron comprit qu'il n'y avait pas un
instant à perdre. Au lieu de retourner aux jardins de Servilius, il se
dirigea vers le Palatin pour y prendre de l'or et quelques bijoux
précieux. Arrivé à la fontaine de Jupiter, il se glissa derrière le
temple de Vesta, parvint jusqu'à l'ombre que projetaient les murs du
palais de Tibère et de Caligula; gagna la porte qui s'était ouverte pour
son arrivée de Corinthe, traversa ces jardins magnifiques qu'il allait
être forcé d'abandonner pour les grèves désertes de la proscription,
puis, rentrant dans la maison dorée, il gagna sa chambre par des
corridors secrets et obscurs: en y entrant il jeta un cri de surprise.
Pendant son absence, les gardes du Palatin avaient pris la fuite,
emportant avec eux tout ce qui s'était trouvé à leur portée: couvertures
attaliques, vases d'argent, meubles précieux. Néron courut au petit
coffre où il avait renfermé le poison de Locuste, et ouvrit le tiroir;
mais la boîte d'or avait disparu, et avec elle la dernière ressource
contre la honte d'une mort publique et infâme. Alors se sentant faible
contre le danger, délaissé ou trahi par tout le monde, celui qui la
veille encore était le maître de la terre, se jeta la face contre le
plancher, et se roula, appelant à son aide avec des cris insensés. Trois
personnes accoururent: c'étaient Sporus, Epaphrodite, son secrétaire, et
Phaon, son affranchi.
À leur vue, Néron se releva sur un genou et les regarda avec anxiété;
puis, voyant à leurs visages tristes et abattus qu'il n'y avait plus
d'espoir, il ordonna à Epaphrodite d'aller chercher le gladiateur
Spiculus, ou tout autre qui voulût le tuer. Puis il commanda à Sporus et
à Phaon qui restaient avec lui, d'entonner les lamentations que les
femmes louées pour pleurer chantaient en accompagnant les funérailles;
ils n'avaient pas fini, qu'Epaphrodite rentra. Ni Spiculus, ni personne,
n'avait voulu venir. Alors Néron, qui avait rassemblé toutes ses forces,
voyant que ce dernier moyen de mourir d'une mort prompte lui échappait,
laissa tomber les bras en s'écriant: Hélas! hélas!... je n'ai donc ni
ami ni ennemi; alors il voulut sortir du Palatin, courir vers le Tibre
et s'y précipiter. Mais Phaon l'arrêta en lui offrant sa maison de
campagne, située à quatre milles à peu près de Rome, entre les voies
Salaria et Nomentane. Néron, se rattachant à cette dernière espérance,
accepte. Cinq chevaux sont préparés; Néron monte sur l'un d'eux, se
voile le visage, et, suivi de Sporus, qui ne le quitte pas plus que son
ombre, tandis que Phaon reste au Palatin pour lui faire parvenir des
nouvelles, il traverse la ville tout entière, sort par la porte
Nomentane, et suit la voie sur laquelle nous l'avons retrouvé, au moment
où le salut du soldat qui l'avait reconnu avait mis le comble à sa
terreur.
Cependant la petite troupe était arrivée à la hauteur de la villa de
Phaon, située où est aujourd'hui la Serpentara. Cette campagne, cachée
derrière le mont Sacré, pouvait offrir à Néron une retraite momentanée,
assez isolée pour qu'il eût au moins le temps de se décider à mourir, si
toute chance de salut lui échappait. Epaphrodite, qui connaissait le
chemin, prit alors la tête de la cavalcade, et, se jetant à gauche,
s'engagea dans la traverse; Néron le suivit, puis les deux affranchis et
Sporus formèrent l'arrière-garde. Arrivés à moitié chemin, ils
entendirent quelque bruit sur la route, quoiqu'ils ne pussent voir
quelles étaient les personnes qui le causaient: cette obscurité les
servit eux-mêmes. Néron et Epaphrodite se jetèrent dans la campagne,
tandis que Sporus et les deux affranchis continuèrent de côtoyer le mont
Sacré. Ce bruit était causé par une patrouille de nuit envoyée à la
recherche de l'empereur, et commandée par un centurion. Elle arrêta les
trois voyageurs; mais, ne reconnaissant pas Néron parmi eux, le
centurion les laissa continuer leur route, après avoir échangé quelques
mots avec Sporus.
Cependant l'empereur et Epaphrodite avaient été forcés de mettre pied à
terre, tant la plaine était semée de roches et de terrains éboulés par
la dernière commotion qui s'était fait sentir au moment où la petite
troupe avait quitté Rome. Ils s'avancèrent alors au travers des joncs et
des épines, qui mettaient en sang les pieds nus de Néron, et déchiraient
son manteau. Enfin ils aperçurent une masse noire dans l'ombre. Un chien
de garde aboya, les suivant le long du mur intérieur, tandis qu'eux
côtoyaient la paroi extérieure. Enfin ils arrivèrent à l'entrée d'une
carrière attenante à la villa, et dont Phaon avait fait tirer du sable.
L'ouverture en était basse et étroite. Néron, pressé par la peur, se mit
à plat ventre, et se glissa dans l'intérieur. Alors, de l'entrée,
Epaphrodite lui dit qu'il allait faire le tour des murs, pénétrer dans
la villa, et s'informer si l'empereur pouvait l'y suivre sans danger.
Mais à peine Epaphrodite fut-il éloigné, que Néron, se trouvant seul
dans cette carrière, fut saisi d'une terreur extrême; il lui semblait
être dans un sépulcre dont la porte aurait été fermée sur lui tout
vivant; il se hâta donc d'en sortir afin de revoir le ciel et de
respirer l'air. Arrivé au bord, il aperçut, à quelques pas de lui une
mare. Quoique l'eau en fût stagnante, il avait une soif telle qu'il ne
put résister à l'envie d'en boire. Alors, mettant son manteau sous ses
pieds pour se garantir quelque peu des cailloux et des ronces; il se
traîna jusqu'à cette eau, en puisa quelques gouttes dans le creux de sa
main, puis, regardant le ciel, et d'un ton de reproche:
--Voilà donc, dit-il, le dernier rafraîchissement de Néron.
Il était depuis quelques instants assis morne et pensif au bord de cette
mare, occupé d'arracher les épines et les ronces qui étaient restées
dans son manteau, lorsqu'il s'entendit appeler. Cette voix rompant le
silence de la nuit, bien qu'elle eût une expression bienveillante, le
fit tressaillir: il se retourna et aperçut à l'entrée de la carrière
Epaphrodite, une torche à la main. Son secrétaire lui avait tenu parole,
et, après être entré par la porte principale de la villa, et avoir
indiqué aux affranchis la place où les attendait l'empereur, ils avaient
d'un commun effort percé un vieux mur, et préparé une ouverture qui lui
permettait de passer de la carrière dans la villa. Néron s'empressa de
suivre son guide avec tant de hâte qu'il oublia son manteau au bord de
la mare. Alors il rentra dans la caverne, et de la caverne dans une
petite chambre d'esclave n'ayant pour tous meubles qu'un matelas et une
vieille couverture, et éclairée par une mauvaise lampe de terre, qui
faisait dans ce bouge sépulcral et infect plus de fumée que de lumière.
Néron s'assit sur le matelas, le dos appuyé au mur; il avait faim et
soif. Il demanda à boire et à manger. On lui apporta un peu de pain bis
et un verre d'eau. Mais après avoir goûté le pain, il le jeta loin de
lui: puis il rendit l'eau en demandant qu'on la lui fît tiédir. Resté
seul, il laissa tomber sa tête sur ses genoux, et demeura quelques
instants immobile et muet comme une statue de la Douleur: bientôt la
porte s'ouvrit. Croyant que c'était l'eau qu'on lui rapportait, Néron
releva la tête, et vit devant lui Sporus, tenant une lettre à la main.
Il y avait sur la figure pâle de l'eunuque, habituée à exprimer
l'abattement ou la tristesse, une expression si étrange de joie cruelle,
que Néron le regarda un instant, ne reconnaissant plus l'esclave docile
de tous ses caprices dans le jeune homme qui s'approchait de lui. Arrivé
à deux pas du lit, il tendit les bras et lui présenta le parchemin.
Néron, quoiqu'il ne comprit rien au sourire de Sporus, se douta qu'il
contenait quelque fatale nouvelle.
--De qui est cette lettre? dit-il sans faire aucun mouvement pour la
prendre.
--De Phaon, répondit le jeune homme.
--Et qu'annonce-t-elle? continua Néron en pâlissant.
--Que le sénat t'a déclaré ennemi de l'État, et qu'on te cherche pour te
conduire au supplice.
--Au supplice! s'écria Néron en se soutenant sur un genou, au supplice!
moi! moi, Claudius César!...
--Tu n'es plus Claudius César, répondit froidement l'eunuque; tu es
Domitius Oenobarbus, voilà tout, déclaré traître à la patrie et condamné
à mort!
--Et quel est le supplice des traîtres à la patrie? dit Néron.
--On les dépouille de leurs vêtements, on leur serre le cou entre les
branches d'une fourche, on les promène aux forums, aux marchés et au
Champ-de-Mars, puis on les frappe de verges jusqu'à ce qu'ils meurent.
--Oh! s'écria Néron en se dressant tout debout, je puis fuir encore,
j'ai encore le temps de fuir, de gagner la forêt de Larice et les marais
de Minturnes; quelque vaisseau me recueillera, et je me cacherai en
Sicile ou en Égypte.
--Fuir! dit Sporus, toujours pâle et froid comme un simulacre de marbre,
fuir, et par où?
--Par ici, s'écria Néron ouvrant la porte de la chambre et s'élançant
vers la carrière; puisque je suis entré je puis sortir.
--Oui, mais depuis que tu es entré, dit Sporus, l'ouverture est
rebouchée, et, si bon athlète que tu sois, je doute que tu puisses
repousser seul le rocher qui la ferme.
--Par Jupiter! c'est vrai! s'écria Néron, épuisant vainement ses forces
pour essayer de soulever la pierre. Qui a fermé cette caverne? qui a
fait rouler ce rocher?
--Moi et les affranchis, répondit Sporus.
--Et pourquoi avez-vous fait cela? pourquoi m'avez-vous enfermé comme
Cacus dans son antre?
--Pour que tu y meures comme lui, dit Sporus avec une expression de
haine à laquelle on n'aurait jamais cru sa voix douce capable
d'atteindre.
--Mourir! mourir! dit Néron, se frappant la tête comme une bête fauve
enfermée et qui cherche une issue: mourir! Tout le monde veut donc que
je meure? tout le monde m'abandonne donc?
--Oui, répondit Sporus, tout le monde veut que tu meures, mais tout le
monde ne t'abandonne pas, puisque me voilà, puisque je viens mourir avec
toi.
--Oui, oui, murmura Néron, se laissant de nouveau tomber sur le matelas;
oui, c'est de la fidélité.
--Tu te trompes, César, dit Sporus, croisant les bras et regardant Néron
qui mordait les coussins de son lit, tu te trompes, ce n'est pas de la
fidélité, c'est mieux que cela, c'est de la vengeance.
--De la vengeance! s'écria Néron, se retournant vivement, de la
vengeance! Et que t'ai-je donc fait, Sporus.
--Jupiter! il le demande! dit l'eunuque levant les deux bras au ciel; ce
que tu m'as fait!...
--Oui, oui... murmura Néron effrayé et se reculant contre le mur.
--Ce que tu m'as fait? répondit Sporus avançant d'un pas vers lui et
laissant retomber ses mains comme si les forces lui eussent manqué; d'un
enfant qui était né pour devenir un homme, pour avoir sa part des
sentiments de la terre et des joies du ciel, tu as fait un pauvre être
qui n'appartenait plus à rien, qui n'avait plus de droit à rien, qui
n'avait plus d'espoir en rien. Tous les plaisirs et tous les bonheurs,
je les ai vu passer devant moi, comme Tantale voit les fruits et l'eau
sans pouvoir les atteindre, enchaîné que j'étais à mon impuissance et à
ma nullité; et ce n'est pas tout, car si j'avais pu souffrir et pleurer
sous des habits de deuil, en silence et dans la solitude, je te
pardonnerais peut-être; mais il m'a fallu revêtir la pourpre comme les
puissants, sourire comme les heureux, vivre au milieu du monde comme
ceux qui existent, moi, pauvre fantôme, pauvre spectre, pauvre ombre.
--Mais que voulais-tu de plus, dit Néron tremblant; j'ai partagé avec
toi mon or, mes plaisirs et ma puissance; tu as été de toutes mes fêtes,
tu as eu comme moi des courtisans et des flatteurs, et, quand je n'ai
plus su que te donner, je t'ai donné mon nom.
--Et voilà justement ce qui fait que je te hais, César. Si tu m'avais
fait empoisonner comme Britannicus, si tu m'avais fait assassiner comme
Agrippine, si tu m'avais fait ouvrir les veines comme à Sénèque,
j'aurais pu te pardonner au moment de ma mort. Mais tu ne m'as traité ni
comme un homme, ni comme une femme; tu m'as traité comme un jouet
frivole dont tu pouvais faire tout ce que bon te semblait; comme une
statue de marbre, aveugle, muette et sans coeur. Ces faveurs dont tu
parles, c'étaient des humiliations dorées, et voilà tout; et plus tu me
couvrais de honte, et plus tu m'élevais au-dessus des têtes, chacun
pouvait mesurer mon infamie. Et ce n'est pas tout: avant-hier, quand je
t'ai donné cet anneau, quand tu pouvais me répondre par un coup de
poignard, ce qui aurait fait croire au moins à tous ces hommes et à
toutes ces femmes qui étaient là que je valais la peine d'être tué, tu
m'as frappé du poing, comme un parasite, comme un esclave, comme un
chien!...
--Oui, oui, dit Néron, oui, j'ai eu tort. Pardonne-moi, mon bon Sporus!
--Et cependant, continua Sporus, comme s'il n'avait pas entendu
l'interruption de Néron, cet être sans nom, sans sexe, sans amis et sans
coeur; cet être, quel qu'il fût, s'il ne pouvait faire le bien, pouvait
au moins faire le mal; il pouvait, la nuit, entrer dans ta chambre, te
voler tes tablettes qui condamnaient à mort le sénat et le peuple, et
les éparpiller, comme l'eût fait un vent d'orage, sur le Forum ou au
Capitole, de manière à ce que tu n'eusses plus de grâce à attendre ni du
peuple ni du sénat. Il pouvait t'enlever la boîte où était renfermé le
poison de Locuste, afin de te livrer seul, sans défense et sans armes, à
ceux qui te cherchent pour te faire subir une mort infâme.
--Tu te trompes! s'écria Néron en tirant un poignard de dessous le
coussin de son lit; tu te trompes, il me reste ce fer.
--Oui, dit Sporus, mais tu n'oseras pas t'en servir ni contre les
autres, ni contre toi. Et cet exemple sera donné au monde, grâce à un
eunuque, d'un empereur expirant sous les verges et le fouet, après avoir
été promené nu et la fourche au cou, par le forum et les marchés.
--Mais je suis bien caché ici, ils ne me trouveront pas, dit Néron.
--Oui, oui, il eût été possible que tu leur échappasses encore, si je
n'eusses rencontré un centurion et si je ne lui eusse dit où tu étais. À
cette heure il frappe à la porte de la villa; César, il va venir, il
vient....
--Oh! je ne l'attendrai pas, dit Néron, mettant la pointe du poignard
sur son coeur; je me frapperai... je me tuerai.
--Tu n'oseras pas, dit Sporus.
--Et cependant, murmura en grec Néron, comme cherchant avec la pointe de
la lame une place où se tuer, mais hésitant toujours à enfoncer le fer,
cependant cela ne sied pas à Néron de ne pas savoir mourir.... Oui, oui,
j'ai vécu honteusement et je meurs avec honte. O univers, univers, quel
grand artiste tu vas perdre en me perdant....
Tout à coup il s'arrêta, le coup tendu, les cheveux hérissés, le front
couvert de sueur, écoutant un bruit nouveau qui venait de se faire
entendre, et balbutia ce vers d'Homère:
C'est le bruit des chevaux à la course rapide.
En ce moment, Epaphrodite se précipita dans la chambre. Néron ne s'était
pas trompé, ce bruit était bien celui des cavaliers qui le
poursuivaient, et qui, guidés par les renseignements de Sporus, étaient
venus droit à la villa. Il n'y avait donc pas un instant à perdre si
l'empereur ne voulait pas tomber entre les mains de ses bourreaux. Alors
Néron parut prendre une résolution décisive; il tira Epaphrodite à part,
et lui fit jurer, par le Styx, de ne laisser sa tête au pouvoir de
personne, et de brûler au plus tôt son corps tout entier; puis, tirant
son poignard de sa ceinture où il l'avait remis, il en posa la pointe
contre son cou. En ce moment le bruit se fit entendre plus rapproché,
des voix retentirent avec un accent de menace. Epaphrodite vit que
l'heure suprême était venue; il saisit la main de Néron, et, appuyant le
poignard contre sa gorge, il y enfonça la lame tout entière; puis, suivi
de Sporus, il se précipita dans la carrière, refermant la porte de la
chambre derrière eux.
Néron poussa un cri terrible en arrachant et en jetant loin de lui
l'arme mortelle, chancela un instant les yeux fixes et la poitrine
haletante, tomba sur un genou, puis sur l'autre essaya de se soutenir
encore sur un bras, tandis que le sang jaillissait de sa gorge à travers
les doigts de son autre main, avec laquelle il cherchait à fermer sa
blessure; enfin il regarda une dernière fois autour de lui avec une
expression de désespoir mortel, et, se voyant seul, il se laissa aller
étendu sur la terre en poussant un gémissement. En ce moment la porte
s'ouvrit, et le centurion parut. En voyant l'empereur sans mouvement, il
s'élança vers lui, et voulut étancher le sang avec son manteau; mais
Néron, rappelant un reste de force, le repoussa, puis:
--Est-ce là la foi que vous m'aviez jurée, lui dit-il d'un ton de
reproche; et il rendit le dernier soupir; seulement, chose étrange! ses
yeux restèrent fixes et ouverts.
Alors tout fut dit. Les soldats qui avaient accompagné le centurion
entrèrent pour s'assurer que l'empereur avait cessé de vivre, et n'ayant
plus de doute à cet égard, ils retournèrent à Rome pour y annoncer sa
mort, de sorte que le cadavre de celui qui la veille encore était le
maître du monde demeura seul étendu dans une boue sanglante, sans un
esclave pour lui rendre le dernier devoir.
Un jour entier s'écoula ainsi; le soir une femme entra, pâle, lente et
grave. Elle avait obtenu d'Icelus, cet affranchi de Galba que nous avons
You have read 1 text from French literature.
Next - Acté - 15
  • Parts
  • Acté - 01
    Total number of words is 4690
    Total number of unique words is 1609
    37.3 of words are in the 2000 most common words
    51.0 of words are in the 5000 most common words
    56.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 02
    Total number of words is 4736
    Total number of unique words is 1575
    38.1 of words are in the 2000 most common words
    53.0 of words are in the 5000 most common words
    59.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 03
    Total number of words is 4656
    Total number of unique words is 1556
    36.0 of words are in the 2000 most common words
    48.3 of words are in the 5000 most common words
    55.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 04
    Total number of words is 4648
    Total number of unique words is 1638
    36.2 of words are in the 2000 most common words
    49.2 of words are in the 5000 most common words
    54.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 05
    Total number of words is 4632
    Total number of unique words is 1625
    35.5 of words are in the 2000 most common words
    48.9 of words are in the 5000 most common words
    54.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 06
    Total number of words is 4706
    Total number of unique words is 1594
    39.4 of words are in the 2000 most common words
    52.0 of words are in the 5000 most common words
    57.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 07
    Total number of words is 4690
    Total number of unique words is 1596
    38.0 of words are in the 2000 most common words
    51.4 of words are in the 5000 most common words
    57.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 08
    Total number of words is 4743
    Total number of unique words is 1573
    39.3 of words are in the 2000 most common words
    51.9 of words are in the 5000 most common words
    57.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 09
    Total number of words is 4736
    Total number of unique words is 1550
    40.0 of words are in the 2000 most common words
    53.2 of words are in the 5000 most common words
    58.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 10
    Total number of words is 4720
    Total number of unique words is 1652
    35.7 of words are in the 2000 most common words
    47.9 of words are in the 5000 most common words
    54.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 11
    Total number of words is 4694
    Total number of unique words is 1527
    39.0 of words are in the 2000 most common words
    50.9 of words are in the 5000 most common words
    56.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 12
    Total number of words is 4780
    Total number of unique words is 1497
    37.8 of words are in the 2000 most common words
    50.6 of words are in the 5000 most common words
    56.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 13
    Total number of words is 4715
    Total number of unique words is 1608
    36.6 of words are in the 2000 most common words
    49.4 of words are in the 5000 most common words
    55.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 14
    Total number of words is 4792
    Total number of unique words is 1551
    39.3 of words are in the 2000 most common words
    53.2 of words are in the 5000 most common words
    58.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Acté - 15
    Total number of words is 805
    Total number of unique words is 415
    49.3 of words are in the 2000 most common words
    60.2 of words are in the 5000 most common words
    62.5 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.