Acté - 09

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toute la Judée, ce sentiment s'effaça peu à peu, et j'avais oublié celui
qui me l'avait inspiré, lorsqu'un jour que nous vendions comme
d'habitude dans le temple, nous entendîmes dire que Jésus revenait, plus
glorifié qu'il n'avait jamais été: il avait guéri un paralytique dans le
désert, il avait rendu la vue à un aveugle à Jéricho, et il avait
ressuscité un jeune homme à Naïm. Aussi, partout où il passait les
peuples étendaient leurs manteaux sur son chemin, et ses disciples
l'accompagnaient, transportés de joie, portant des palmes et louant le
Seigneur à haute voix pour toutes les merveilles qu'ils avaient vues.
«Ce fut au milieu de ce cortège qu'il s'avança vers le temple; mais
voyant qu'il était encombré de vendeurs et d'acheteurs, il commença à
nous chasser tous en disant:
«--Il est écrit que ma maison est une maison de prières, et vous en avez
fait une caverne de voleurs.
«Nous voulûmes résister d'abord, mais nous vîmes bientôt que ce serait
inutile, et qu'il n'y avait aucun moyen de rien faire contre cet homme,
parce que tout le peuple était comme suspendu à ses lèvres en admiration
de ce qu'il disait. Alors mon ancienne inimitié contre Jésus se
réveilla, augmentée de ma colère nouvelle; mon envie devint de la haine.
«Quelques temps après j'appris que, le soir même de la Pâques qu'il
avait faite avec ses disciples, Jésus avait été arrêté, selon l'ordre du
grand-prêtre, par une troupe de gens armés que guidait Judas, son
disciple; puis, qu'il avait été conduit à Pilate, qui, ayant connu qu'il
était de Nazareth, l'avait renvoyé à Hérode, dans la juridiction duquel
était la Galilée. Mais Hérode, n'ayant rien trouvé contre lui, si ce
n'est qu'il se disait roi des Juifs, le renvoya à Pilate, qui, ayant
fait venir les princes des prêtres, les sénateurs et le peuple, leur
dit:
«--Vous m'avez présenté cet homme comme portant le peuple à la révolte,
mais ni Hérode ni moi de l'avons trouvé coupable des crimes dont vous
l'accusez: donc, comme il n'a rien fait qui mérite la peine de mort, je
vais le faire châtier et le renvoyer.
«Mais tout le peuple se mit à crier:
«--C'est aujourd'hui la fête de Pâques, et vous devez nous délivrer un
criminel: faites mourir celui-ci, et nous donnez Barrabas.
«--Et moi, interrompit le vieillard d'une voix étouffée, moi j'étais
parmi le peuple, et je criais avec lui de toute la force de ma haine:
«--Faites mourir celui-ci et nous donnez Barrabas.
«Pilate parla de nouveau à la foule demandant la vie de Jésus; mais la
foule répondit:
«--Crucifiez-le, crucifiez-le.
«--Et moi, continua le vieillard en se frappant la poitrine, j'étais une
des voix de cette foule, et je criais de toute la force de ma voix:
«--Crucifiez-le, crucifiez-le.
«Si bien que Pilate ordonna que Barrabas serait mis en liberté, et
abandonna Jésus à la volonté de ses bourreaux!...
«Hélas! hélas! dit le vieillard en se prosternant la face contre terre,
hélas! Seigneur, pardonnez-moi; Seigneur, je vous suivis au Calvaire;
Seigneur, je vous vis clouer les pieds et les mains; Seigneur, je vous
vis percer le côté; Seigneur, je vous vis boire le fiel; Seigneur, je
vis le ciel se couvrir de ténèbres, je vis le soleil s'obscurcir, je vis
le voile du temple se déchirer par le milieu; Seigneur, je vous entendis
jeter un grand cri en disant: Mon père, je remets mon âme entre vos
mains; Seigneur, à votre voix je sentis trembler la terre jusqu'en ses
fondements!... Ou plutôt je ne vis rien, je n'entendis rien, car, je
vous l'ai dit, Seigneur, j'étais aveugle, j'étais sourd.... Seigneur,
Seigneur, pardonnez-moi; c'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma très
grande faute.
Et le vieillard demeura quelque temps le front dans la poudre, priant et
gémissant tout bas, tandis qu'Acté le regardait, muette et les mains
jointes, surprise de ce remords et de cette humilité chez un homme
qu'elle croyait si puissant!...
Enfin il se releva et dit:
--Ce n'est pas tout encore, ô ma fille. Ma haine pour les disciples
succéda à ma haine pour le prophète. Les apôtres, occupés du ministère
de la parole, avaient choisi sept diacres pour la distribution des
aumônes: le peuple se souleva contre un de ses diacres, nommé Etienne,
et le força de comparaître au conseil, où de faux témoins l'accusèrent
d'avoir proféré des blasphèmes contre Dieu, Moïse et sa loi. Etienne fut
condamné; aussitôt ses ennemis se jetèrent sur lui, le traînèrent hors
de Jérusalem, pour le lapider selon la loi contre les blasphémateurs.
J'étais parmi ceux qui avaient demandé la mort du premier martyr: je ne
jetai point de pierres contre lui, mais je gardai les manteaux de ceux
qui lui en jetaient. Sans doute j'eus part aux prières du saint
condamné, lorsqu'il s'écria, dans cette imprécation sublime, inconnue
jusqu'à Jésus-Christ: Seigneur, Seigneur ne leur imputez pas ce péché,
car ils ne savent ce qu'ils font!
«Cependant si le moment de la grâce n'était point arrivé il approchait
du moins à grands pas. Les chefs de la synagogue, voyant mon ardeur à
poursuivre la jeune Église, m'envoyèrent en Syrie pour rechercher les
nouveaux chrétiens et les ramener à Jérusalem. Je suivis les bords du
Jourdain depuis la rivière Jaher jusqu'à Capharnaüm. Je revis les rives
du lac de Génésareth, où avait eu lieu la pêche miraculeuse; enfin
j'atteignis à la chaîne d'Hermon, toujours persévérant dans ma
vengeance, lorsqu'en arrivant au haut d'une montagne de laquelle on
découvre la plaine de Damas et les vingt-sept rivières qui l'arrosent,
tout à coup je fus environné et frappé d'une lumière du ciel: alors je
tombai comme tombe un homme mort, et j'entendis une voix qui me disait:
Saül! Saül! pourquoi me persécutez vous?
«--Seigneur, dis-je en tremblant, qui êtes-vous, et que me voulez-vous?
«--Je suis, répondit la voix, Jésus, que vous persécutez, et je veux
vous employer à propager ma parole, vous qui jusqu'ici avez essayé de
l'étouffer.
«--Seigneur, continuai-je plus tremblant et plus effrayé encore
qu'auparavant, Seigneur, que faut-il que je fasse?
«--Levez-vous et entrez dans la ville, et l'on vous dira là ce que vous
avez à faire.
«Et les gens qui m'accompagnaient étaient presque aussi épouvantés que
moi, car une voix puissante frappait leurs oreilles, et ils ne voyaient
personne; enfin, n'entendant plus rien, je me levai et j'ouvris les
yeux: mais il me sembla qu'à cette lumière éclatante avait succédé la
nuit la plus obscure. J'étais aveugle: j'étendis donc les bras et je
dis:
«--Conduisez-moi, car je n'y vois plus.
«Alors un de mes serviteurs me prit par la main et me conduisit à Damas,
où je restai trois jours sans voir, sans boire et sans manger.
«Puis, le troisième jour, il me sembla qu'un homme s'avançait vers moi,
que je ne connaissais pas, et que cependant je savais s'appeler Ananie;
au même instant je sentis qu'on m'imposait les mains, et une voix me
dit:
«--Saül, mon frère, le Seigneur Jésus, qui vous est apparu dans le
chemin par où vous veniez, m'a envoyé afin que vous recouvriez la vue,
et que vous soyez rempli du Saint-Esprit. Aussitôt il me tomba des yeux
comme des écailles, et je vis. Alors, tombant à genoux, je demandai le
baptême.
«Depuis lors, aussi ardent dans ma foi que j'avais été acharné dans ma
haine, j'ai traversé la Judée depuis Sidon jusqu'à Arad, et du mont Seir
au torrent de Besor; j'ai parcouru l'Asie, la Bithynie, la Macédoine;
j'ai vu Athènes et Corinthe, j'ai touché à Malte, j'ai abordé à
Syracuse, et de là, côtoyant la Sicile, j'entrai dans le port de
Pouzzoles, où je suis depuis quinze jours, attendant des lettres de
Rome, qui me sont arrivées hier; ces lettres sont écrites par mes frères
qui m'appellent près d'eux. Le jour du triomphe est arrivé, et Dieu nous
prépare la route; car, tandis qu'il envoie l'espérance au peuple, il
envoie la folie aux empereurs, afin de saper le vieux monde par sa base
et par son sommet. Ce n'est pas le hasard, mais la Providence qui a
distribué la terreur à Tibère, l'imbécillité à Claude, et la folie à
Néron. De pareils empereurs font douter des dieux qu'ils adorent: aussi,
dieux et empereurs tomberont-ils ensemble, les uns méprisés et les
autres maudits.
--O mon père! s'écria Acté... arrêtez... ayez pitié de moi!...
--Eh! qu'as-tu affaire à ces hommes de sang? répondit Paul étonné.
--Mon père, continua la jeune fille en se cachant la tête dans ses
mains, tu m'as raconté ton histoire et tu me demandes la mienne; la
mienne est courte, terrible et criminelle: je suis la maîtresse de
César!
--Je ne vois là qu'une faute, mon enfant, répondit Paul en s'approchant
d'elle avec intérêt et curiosité.
--Mais je l'aime, s'écria Acté; je l'aime plus que jamais je n'aimerai
ni homme sur la terre ni dieux dans le ciel.
--Hélas! hélas! murmura le vieillard, voilà où est le crime
Et, s'agenouillant dans un coin de la cabane, il se mit à prier.


Chapitre XII

Lorsque la nuit fut venue, Paul ceignit à son tour ses reins, assura ses
sandales, prit son bâton, et se retourna vers Acté: elle était prête, et
résolue à fuir. Où allait-elle? peu lui importait! elle s'éloignait de
Néron; et, dans ce moment, l'horreur et la crainte qu'elle avait
éprouvées la veille, la poussaient encore à accomplir ce projet; mais
elle sentait elle-même que si elle tardait d'un jour, que si elle
revoyait cet homme qui avait pris sur son coeur une si puissante
influence, tout était fini; qu'elle n'aurait plus de courage et de
forces que pour l'aimer, malgré tout et contre tout, et que sa vie
inconnue irait encore se perdre dans cette vie puissante et agitée,
comme un ruisseau dans l'Océan; car, pour elle, chose étrange, son amant
était toujours Lucius, et jamais Néron: le vainqueur des jeux olympiques
était un autre homme que l'empereur, et son existence se partageait en
deux phases bien distinctes: l'une qui était son amour pour Lucius, et
dont elle sentait toute la réalité; l'autre, qui était l'amour de Néron
pour elle, et qui lui semblait un rêve.
En sortant de la cabane, ses yeux se portèrent sur le golfe, témoin la
veille de la terrible catastrophe que nous avons racontée: l'eau était
calme, l'air était pur, la lune éclairait le ciel, et le phare de Misène
la terre; de sorte qu'on voyait l'autre côté du golfe aussi bien que
dans un jour d'occident. Acté aperçut la masse sombre des arbres qui
environnaient Bauli, et, pensant que c'était là qu'était Lucius, elle
s'arrêta en soupirant. Paul attendit un instant; puis, faisant quelques
pas vers elle, il lui dit d'une voix compatissante:
--Ne viens-tu pas, ma fille?
--O mon père! dit Acté, n'osant avouer au vieillard les sentiments qui
la retenaient, hier, j'ai quitté Néron avec Agrippine sa mère; le
bâtiment que nous montions a fait naufrage, nous nous sommes sauvées en
nageant toutes deux, et je l'ai perdue au moment qu'une barque la
recueillait. Je voudrais bien ne pas abandonner cette plage sans savoir
ce qu'elle est devenue.
Paul étendit la main dans la direction de la villa de Julius César, et
montrant à Acté une grande lueur qui s'élevait entre ce bâtiment et le
chemin de Misène:
--Vois-tu cette flamme? lui dit-il.
--Je la vois, répondit Acté.
--Eh bien! continua le vieillard, cette flamme est celle de son bûcher.
Et, comme s'il eût compris que ce peu de mots répondaient à toutes les
pensées de la jeune femme, il se remit en route. En effet, Acté le
suivit aussitôt sans prononcer une parole, sans pousser un soupir.
Ils côtoyèrent la mer pendant quelque temps, traversèrent Pouzzoles;
puis ils prirent le chemin de Naples. Arrivés à une demi-lieue de la
ville, ils la laissèrent à droite, et allèrent par un sentier rejoindre
la route de Capoue. Vers une heure du matin, ils aperçurent Atella, et
bientôt, sur la route, un homme debout qui semblait les attendre:
c'était Silas, l'envoyé de Paul. Le vieillard échangea avec lui quelques
mots; Silas prit à travers champs, Paul et Acté le suivirent, et ils
arrivèrent à une petite maison isolée, où ils étaient attendus, car au
premier coup que frappa Silas la porte s'ouvrit.
Toute la famille, y compris les serviteurs, était rassemblée dans un
atrium élégant, et paraissait attendre. Aussi, à peine le vieillard
eut-il paru sur le seuil, que chacun s'agenouilla. Paul étendit les
mains sur eux et les bénit; puis, la maîtresse de la maison le conduisit
au triclinium, et avant le souper, qui était servi et qui attendait,
elle voulut elle-même laver les pieds du voyageur. Quant à Acté,
étrangère à cette religion nouvelle, tout entière aux mille pensées qui
lui brisaient le coeur, elle demanda à se retirer. Aussitôt, une belle
jeune fille de quinze ou seize ans, voilée comme une vestale, marcha
devant elle et la conduisit à sa propre chambre, où, un instant après,
elle revint lui apportant sa part du repas de la famille.
Tout était un sujet d'étonnement pour Acté; elle n'avait jamais entendu
parler des chrétiens chez son père que comme d'une secte d'idéologues
insensés qui venait augmenter le nombre de toutes ces petites écoles
systématiques où se discutaient le dogme de Pythagore, la morale de
Socrate, la philosophie d'Épicure ou les théories de Platon; et, à la
cour de César, que comme d'une race impie livrée aux plus affreuses
superstitions et aux plus infâmes débauches, bonne à jeter au peuple,
lorsque le peuple demandait une expiation; bonne à jeter aux lions,
lorsque les grands demandaient une fête. Il n'y avait qu'un jour qu'elle
avait été secourue par Paul; il n'y avait qu'un jour qu'elle voyait des
chrétiens, et cependant ce peu d'heures avait suffi pour détruire toute
cette fausse opinion que la philosophie grecque et la haine impériale
avaient pu lui donner. Ce qu'elle avait surtout compris dans la secte
nouvelle, c'était le dévouement, car le dévouement est presque toujours,
quelles que soient sa croyance et sa foi, la vertu dominante de la femme
qui aime; de sorte qu'elle s'était laissé prendre d'une sympathie
instinctive à cette religion qui commandait aux puissants la protection
envers les faibles, aux riches la charité envers les pauvres, et aux
martyrs la prière pour leurs bourreaux.
Le soir, à la même heure qu'elle était partie la veille, elle se remit
en chemin. Cette fois, la route fut plus longue les voyageurs laissèrent
à leur droite Capoue, qu'une faute d'Annibal a illustrée à l'égal d'une
victoire; puis ils s'arrêtèrent sur les rives du Volturne. À peine y
étaient-ils, qu'une barque sortit d'une petite anse, conduite par un
batelier, et s'approcha d'eux. Arrivés sur le bord, Paul et l'inconnu
échangèrent un signe de reconnaissance: le vieillard et Acté
descendirent dans la barque.
Déposé sur l'autre rive, Paul tendit une pièce de monnaie au batelier;
mais celui-ci, tombant à genoux, baisa en silence le bas du manteau de
l'apôtre, et resta humilié et priant dans cette posture encore longtemps
après que celui auquel il venait de donner cette marque de respect se
fut éloigné de lui. Vers les trois heures, un homme, assis sur une de
ces pierres que les Romains plaçaient aux revers des routes pour aider
les voyageurs à remonter sur leurs chevaux, se leva à leur approche:
c'était leur silencieux et vigilant courrier, qui les attendait comme la
veille pour les guider vers leur asile du soir. Cette fois, ce n'était
plus une maison élégante, comme celle de la veille, qui les attendait:
c'était une pauvre chaumière; ce n'était pas un souper splendide, servi
dans un triclinium de marbre, c'était la moitié d'un pain trempé de
larmes, c'était le nécessaire du pauvre, offert avec le même respect que
le superflu du riche.
Un homme les reçut: il avait au front le stigmate des esclaves, un
collier de fer au cou, deux cercles de fer aux jambes; c'était le berger
d'une riche villa; il menait paître des milliers des brebis appartenant
à un maître dur et avare, et il n'avait pas une peau de mouton à jeter
sur ses épaules; il avait placé sur une table un pain, près de ce pain
un de ces vases de grès, à la matière commune, mais à la forme
charmante; puis il avait étendu dans un coin de la chambre un lit de
fougères et de roseaux; et en faisant cela sans doute cet homme avait
fait plus aux yeux du Seigneur que n'aurait pu faire le riche avec la
plus splendide hospitalité.
Paul s'assit à table, et Acté près de lui; puis leur hôte, ayant fait ce
qu'il avait pu pour eux, entra dans une chambre à côté, et bientôt ils
entendirent à travers la porte mal fermée des plaintes et des sanglots.
Acté posa sa main sur le bras de Paul:
--N'entendez-vous pas, mon père? lui dit-elle.
--Oui, ma fille, répondit le vieillard, on pleure ici des larmes amères,
mais celui qui afflige peut consoler.
Un instant après leur hôte rentra, et alla s'asseoir, sans dire un mot,
dans un coin de la chambre; puis, appuyant ses coudes sur ses genoux, il
laissa tomber sa tête entre ses mains.
Acté, le voyant si triste et si accablé, alla s'agenouiller près de lui:
--Esclave, lui dit-elle tout bas, pourquoi ne t'adresses-tu pas à cet
homme? peut-être aurait-il quelque remède à ton affliction, quelque
consolation à ta douleur.
--Merci, lui répondit l'esclave, mais notre affliction et notre douleur
ne sont pas de celles qu'on guérit avec des paroles.
--Homme de peu de foi, dit Paul en se levant, pourquoi doutes-tu? ne
sais tu pas les miracles du Christ?
--Oui, mais le Christ est mort, s'écria l'esclave en secouant la tête;
les Juifs lui ont mis les bras en croix, et il est maintenant au ciel, à
la droite de son père. Béni soit son nom!
--Ne sais-tu pas, reprit Paul, qu'il a légué son pouvoir à ses apôtres?
--Mon enfant, mon pauvre enfant! dit le père, éclatant en sanglots, et
sans répondre au vieillard.
Un gémissement sourd, qui se fit entendre dans la chambre à côté,
s'éveilla comme un écho à cette explosion de douleur.
--O mon père! dit Acté en revenant vers Paul, si vous pouvez quelque
chose pour ces malheureux, faites ce que vous pouvez, je vous en
supplie; car quoique j'ignore la cause de leur désespoir, il me déchire
l'âme; demandez-lui donc ce qu'il a, peut-être vous répondra-t-il, à
vous.
--Ce qu'il a, je le sais, dit le vieillard: il manque de foi.
--Et comment voulez-vous que je croie, dit l'affligé? Comment
voulez-vous que j'espère? Toute ma vie jusqu'aujourd'hui n'a été qu'une
douleur: esclave et fils d'esclave, je n'ai jamais eu une heure de joie;
enfant, je n'étais pas même libre au sein de ma mère; jeune homme, il
m'a fallu travailler incessamment sous la verge et sous le fouet; père
et époux, on me retient chaque jour la moitié du pain qui serait
nécessaire à ma femme et à mon enfant! à mon enfant qui, atteint jusque
dans le ventre de sa mère par les coups dont ils l'ont accablée pendant
sa grossesse, est venu au monde maudit, estropié, muet! mon enfant, que
nous aimions, tout frappé de la colère céleste qu'il était, et que nous
espérions voir échapper à son sort par son malheur même! Eh bien! non,
c'était trop de bonheur! son maître l'a vendu hier à un de ces hommes
qui font trafic de chair; qui estiment ce que peut rapporter chaque
infirmité; qui s'enrichissent à faire mendier pour eux sur la place de
Rome des malheureux dont chaque soir ils rouvrent les plaies ou brisent
les membres; et demain, demain! on nous l'arrache pour le livrer à cette
torture; lui, pauvre innocent, qui n'aura pas même une voix pour se
plaindre, pour nous appeler à son secours et pour maudire ses
bourreaux!...
--Et si Dieu guérissait ton enfant? dit le vieillard.
--Oh! alors, on nous le laisserait, s'écria le père, car ce qu'ils
vendent et achètent, ces misérables, c'est sa misère et son infortune,
ses jambes brisées, sa langue muette; s'il marchait et s'il parlait, ce
serait un enfant comme tous les enfants, et il n'aurait de valeur que
lorsqu'il deviendrait un homme.
--Ouvre cette porte, dit Paul.
L'esclave se leva, l'oeil fixe et le visage étonné, plein de doute et
d'espoir à la fois, et s'approchant de la porte, il obéit à l'ordre que
venait de lui donner le vieillard. Le regard d'Acté, tout voilé de
larmes qu'il était, put alors pénétrer dans la seconde chambre; il y
avait, comme dans la première, un lit de paille; sur cette paille, un
enfant de quatre ou cinq ans était assis, souriant avec insouciance, et
jouant avec quelques fleurs, tandis que, près de lui, la face contre
terre, raidie et immobile, une femme était couchée, les mains enfoncées
dans ses cheveux, et pareille à une statue du Désespoir.
La figure de l'apôtre prit à ce spectacle une expression sublime de
confiance et de foi: ses yeux se levèrent vers le ciel, fixes et
ardents, comme s'ils pénétraient jusqu'au trône du Saint des saints; un
rayon de lumière se joua autour de ses cheveux blancs comme une auréole,
et, sans quitter sa place, sans faire un pas, il étendit lentement et
gravement la main vers l'enfant, et dit ces seules paroles:
--Au nom du Dieu vivant qui a créé le ciel et la terre, lève-toi et
parle!
Et l'enfant se leva et dit:
--Seigneur! Seigneur! que votre saint nom soit béni!
La mère bondit en jetant un cri, le père tomba à genoux: l'enfant était
sauvé.
Et Paul ferma la porte sur eux en disant:
--Voilà une famille d'esclaves dont le bonheur ferait envie à une
famille d'empereur.
La nuit suivante, ils continuèrent leur route, et ils arrivèrent à
Fondi; ainsi, pendant tout ce voyage nocturne et mystérieux, Acté
revoyait, les uns après les autres, les lieux qu'elle avait parcourus
avec Néron lors de son triomphe; c'était à Fondi qu'ils avaient été si
splendidement reçus par Galba, ce vieillard à qui les oracles
promettaient la couronne; sa vue avait rappelé cette prédiction à
l'empereur, qui l'avait oubliée, grâce à l'obscurité dans laquelle le
futur César affectait de vivre, de sorte qu'à peine arrivé à Rome, son
premier soin avait été de l'éloigner de l'Italie; en conséquence, Galba
avait reçu le commandement de l'Espagne, et il était parti aussitôt,
plus empressé peut-être encore de s'éloigner de l'empereur, que
l'empereur n'était empressé lui-même à l'éloigner de l'empire.
Avant de partir, il avait affranchi ses esclaves les plus fidèles, et ce
fut chez l'un de ces affranchis, converti à la foi chrétienne, que Silas
prépara le gîte du vieillard et de la jeune fille. Cet esclave avait été
jardinier du verger de Galba, et il avait reçu en don, le jour de son
affranchissement, la petite maison qu'il habitait dans les jardins de
son maître: des fenêtres de cette humble cabane, Acté voyait, à la
clarté de la lune, la magnifique villa où elle avait logé avec Lucius.
L'un de ces deux voyages était pour elle un rêve; que de choses étranges
elle avait apprises! que d'illusions elle avait touchées du doigt, et
qui s'étaient envolées! que de douleurs, qu'elle croyait alors ne
pouvoir pas même exister, et qui s'étaient réalisées depuis cette
époque! Comme tout avait changé pour elle; comme ces jardins fleuris où
elle croyait marcher encore s'étaient séchés et flétris; comme dans sa
vie aride et solitaire son amour seul était resté vivant, toujours
nouveau, toujours le même, toujours debout et inébranlable comme une
pyramide au milieu du désert!
Trois jours, ou plutôt trois nuits encore, ils continuèrent leur route;
se cachant lorsque la lumière paraissait, et reprenant leur voyage dès
que l'ombre descendait du ciel, toujours précédés par Silas, et
s'arrêtant toujours chez de nouveaux adeptes, car déjà la foi commençait
à compter, surtout parmi les esclaves et le peuple, un grand nombre de
néophytes: enfin le troisième soir ils partirent de Velletri, cette
ancienne capitale des Volsques qui avait donné la mort à Coriolan et le
jour à Auguste; et, comme la lune s'élevait sur l'horizon, ils
arrivèrent au sommet de la montagne d'Albano. Cette fois Silas ne les
avait pas quittés; seulement il marchait devant eux à la distance de
trois à quatre cents pas. Mais, parvenu au tombeau d'Ascagne, il
s'arrêta, attendant qu'ils le rejoignissent, et, étendant la main vers
l'horizon, où brillaient une multitude de lumières, et d'où venait un
grand murmure, il ne dit que ce mot qui annonçait au vieillard et à la
jeune fille qu'ils touchaient au terme de leur voyage:
--Rome!...
Paul se jeta à genoux, remerciant le Seigneur de l'avoir conduit, après
tant de dangers, au terme de son voyage et au but qui lui était promis.
Quant à Acté, elle s'appuya contre le sépulcre pour ne pas tomber, tant
il y avait de souvenirs doux et cruels dans le nom de cette ville, à
cette place d'où elle l'avait aperçue pour la première fois.
--O mon père! dit la jeune fille, je t'ai suivi sans te demander où nous
allions; mais si j'avais su que ce fût à Rome... oh! je crois que je
n'en aurais pas eu le courage.
--Ce n'est point à Rome que nous allons, répondit le vieillard en se
relevant: puis aussitôt, comme un groupe de cavaliers s'approchait,
suivant la voie Appienne, Silas quitta la route et prit à droite au
travers de la plaine: Paul et Acté le suivirent.
Ils commencèrent alors à s'avancer entre la voie Latine et la voie
Appienne, évitant même de suivre aucune des routes qui partaient de la
première, et conduisaient l'une à Marina près du lac d'Albano, et
l'autre au temple de Neptune, près d'Antium. Au bout de deux heures de
chemin, et après avoir laissé à droite le temple de la Fortune féminine,
et à gauche celui de Mercure, ils entrèrent dans la vallée d'Égérie,
suivirent quelque temps les bords du petit fleuve Almon, puis, prenant à
droite, et s'avançant au milieu de quartiers de rochers qui semblaient
avoir été détachés de la montagne par quelque tremblement de terre, ils
se trouvèrent tout à coup à l'entrée d'une caverne.
Silas y entra aussitôt, en invitant d'une voix basse les voyageurs à le
suivre; mais Acté tressaillit malgré elle à l'aspect inattendu de cette
ouverture sombre qui semblait la gueule d'un monstre prêt à la dévorer.
Paul sentit son bras se poser sur le sien comme pour l'arrêter; il
comprit sa terreur.
--Ne crains rien, ma fille, lui dit-il, le Seigneur est avec nous.
Acté poussa un soupir, jeta un dernier regard sur ce ciel tout parsemé
d'étoiles qu'elle allait perdre de vue, puis s'enfonça avec le vieillard
sous la voûte qui s'offrait à elle.
Au bout de quelques pas hasardés dans une obscurité si complète que la
voix seule de Silas servait de guide à ceux qui le suivaient, il
s'arrêta au pied d'un des piliers massifs qui soutenaient la voûte, et,
frappant deux cailloux l'un contre l'autre, il en fit jaillir quelques
étincelles qui enflammèrent un linge souffré puis, tirant une torche
cachée dans l'excavation d'un rocher:
--Il n'y a plus de danger à cette heure, dit-il, et tous les soldats de
Néron seraient à notre poursuite qu'ils ne nous rejoindraient pas
maintenant.
Acté jeta les yeux autour d'elle, et d'abord ses regards ne
distinguèrent rien: la torche, encore vacillante à cause de l'air
extérieur dont les courants se croisaient sous ces voûtes, ne jetait que
des lueurs rapides et mourantes comme de pâles éclairs, de sorte que les
objets frappés momentanément de lumière rentraient dans l'obscurité,
sans qu'on eût le temps de distinguer leur forme et leur couleur; peu à
peu cependant les yeux s'habituèrent à cette réverbération, la flamme de
la torche devint moins mouvante, un plus grand cercle s'éclaira, et les
voyageurs purent distinguer jusqu'au plafond sombre de ces immenses
voûtes: enfin, aucun air ne pénétrant plus jusqu'à eux, la clarté devint
plus fixe et plus étendue; tantôt ils marchaient resserrés comme entre
deux murailles, tantôt ils entraient dans un immense carrefour de
pierres, aux cavités profondes, dans lesquelles allait mourir la clarté
de la torche qui illuminait d'un reflet décroissant les angles des
piliers blancs et immobiles comme des spectres. Il y avait dans cette
marche nocturne; dans le bruit des pas qui, si léger qu'il fût, était
répété par un écho funèbre, dans ce manque d'air, auquel la poitrine
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