Acté - 10

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n'était point encore habituée, quelque chose de triste et de saisissant
qui oppressait le coeur d'Acté comme une douleur. Tout à coup elle
s'arrêta en frissonnant, appuyant une de ses mains sur le bras de Paul,
et lui montrant de l'autre une rangée de cercueils qui garnissaient une
des parois de la muraille; en même temps, et à l'extrémité de ces
sombres avenues, ils virent passer des femmes vêtues de blanc, pareilles
à des fantômes, portant des torches, et qui toutes se dirigeaient vers
un centre commun. Bientôt ils entendirent, en avançant toujours, une
harmonie pure, qui semblait un choeur d'anges, et qui flottait
mélodieusement sous ces arcades sonores. De place en place, des lampes
fixées aux piliers commençaient d'indiquer la route; les cercueils
devenaient plus fréquents, les ombres plus nombreuses, les chants plus
distincts; c'est qu'ils approchaient de la ville souterraine, et ses
alentours commençaient à se peupler de morts et de vivants. De temps à
autre, on trouvait semés sur la terre des bleuets et des roses qui
s'étaient détachés de quelque couronne, et qui se fanaient tristement
loin de l'air et du soleil. Acté ramassait ces pauvres fleurs, filles du
jour et de la lumière comme elle, étonnées de se trouver comme elle
ensevelies vivantes dans un tombeau, et elle les réunissait l'une à
l'autre et en faisait un bouquet pâle et inodore, comme des débris d'un
bonheur passé on se fait une espérance pour l'avenir. Enfin, au détour
d'une des mille routes de ce labyrinthe, ils découvrirent un large
emplacement taillé sur le modèle d'une basilique souterraine, éclairée
par des lampes et des torches, et rempli d'une population tout entière
d'hommes, de femmes et d'enfants. Une troupe de jeunes filles couvertes
de longs voiles blancs faisaient retentir les voûtes de ces cantiques
qu'Acté avait entendus; un prêtre s'avançait à travers la foule
inclinée, et s'apprêtait à célébrer les mystères, lorsqu'en approchant
de l'autel il s'arrêta tout à coup, et, se retournant vers son auditoire
étonné:
--Il y a ici, s'écria-t-il avec une inspiration respectueuse, un plus
digne que moi de vous répéter la parole de Dieu, car il l'a entendue de
la bouche de son fils. Paul, approche-toi et bénis tes frères.
Et tout le peuple à qui l'apôtre était promis depuis longtemps, tomba à
genoux; Acté, toute païenne qu'elle était, fit comme le peuple, et le
futur martyr monta à l'autel. Ils étaient dans les Catacombes!...


Chapitre XIII

C'était une ville tout entière sous une autre ville.
La terre, les peuples et les hommes ont une existence pareille: la terre
a ses cataclysmes, les peuples leurs révolutions, l'homme ses maladies;
tous ont une enfance, une virilité et une vieillesse; leur âge diffère
dans sa durée, et voilà tout; l'une compte par mille ans, les autres par
siècles, les derniers par jours.
Dans cette période qui leur est accordée, il y a pour chacun des époques
de transition pendant lesquelles s'accomplissent des choses inouïes,
qui, tout en se rattachant au passé et en préparant l'avenir, se
révèlent à l'investigation de la science sous le titre d'accidents de la
nature, tandis qu'elles brillent à l'oeil de la foi comme des
préparations de la Providence. Or, Rome était arrivée à une de ces
époques mystérieuses, et elle commençait à éprouver de ces frémissements
étranges qui accompagnent la naissance ou la chute des empires: elle
sentait tressaillir en elle l'enfant inconnu qu'elle devait mettre au
jour, et qui déjà s'agitait sourdement dans ses vastes entrailles; un
malaise mortel la tourmentait, et, comme un fiévreux qui ne peut trouver
ni sommeil ni repos, elle consumait les dernières années de sa vie
païenne, tantôt en accès de délire, tantôt en intervalles d'abattement:
c'est que, comme nous l'avons dit, au dessous de la civilisation
superficielle et extérieure qui s'agitait à la surface de la terre,
s'était glissé un principe nouveau, souterrain et invisible, portant
avec lui la destruction et la reconstruction, la mort et la vie, les
ténèbres et la lumière. Aussi tous les jours s'accomplissaient au dessus
d'elle, au dessous d'elle, autour d'elle, de ces événements
inexplicables à son aveuglement, et que ses poètes racontent comme des
prodiges. C'étaient des bruits souterrains et bizarres que l'on
attribuait aux divinités de l'enfer; c'étaient des disparitions subites
d'hommes, de femmes, de familles tout entières; c'étaient des
apparitions de gens que l'on croyait morts, et qui sortaient tout à coup
du royaume des ombres pour menacer et pour prédire. C'est que le feu
souterrain qui échauffait cet immense creuset y faisait bouillonner,
comme de l'or et du plomb, toutes les passions bonnes et mauvaises;
seulement l'or se précipitait et le plomb restait à la surface. Les
Catacombes étaient le récipient mystérieux où s'amassait goutte à goutte
le trésor de l'avenir.
C'étaient, comme on le sait, de vastes carrières abandonnées: Rome tout
entière, avec ses maisons, ses palais, ses théâtres, ses bains, ses
cirques, ses aqueducs, en était sortie pierre à pierre; c'étaient les
flancs qui avaient enfanté la ville de Romulus et de Scipion; mais, à
compter d'Octave, et du jour où le marbre avait succédé à la pierre, les
échos de ces vastes galeries avaient cessé de retentir des pas des
travailleurs. Le travertin était devenu trop vulgaire, et les empereurs
avaient fait demander à Babylone son porphyre, à Thèbes son granit, et à
Corinthe son airain: les cavernes immenses qui s'étendaient au dessous
de Rome étaient donc restées abandonnées, désertes et oubliées, lorsque,
lentement et avec mystère, le christianisme naissant les repeupla:
d'abord elles furent un temple, puis un asile, puis une cité.
À l'époque où Acté et le vieillard y descendirent, ce n'était encore
qu'un asile: tout ce qui était esclave, tout ce qui était malheureux,
tout ce qui était proscrit, était sûr d'y trouver un refuge, des
consolations et une tombe; aussi des familles tout entières s'y étaient
abritées dans l'ombre, et déjà les adeptes de la foi nouvelle se
comptaient par milliers; mais au milieu de la foule immense qui couvrait
la surface de Rome, nul n'avait pensé à remarquer cette infiltration
souterraine, qui n'était pas assez considérable pour apparaître à la
superficie de la société et faire baisser le niveau de la population.
Qu'on ne croie pas cependant que la vie des premiers chrétiens ne fût
occupée qu'à se soustraire aux persécutions qui commençaient à naître;
elle se rattachait par la sympathie, par la piété, par le courage, à
tous les événements qui menaçaient les frères qu'une nécessité
quelconque avait retenus dans les murailles de la ville païenne.
Souvent, lorsqu'un danger apparaissait, le néophyte de la cité
supérieure sentait monter jusqu'à lui une aide inattendue; une trappe
invisible s'ouvrait sous ses pieds et se refermait sur sa tête; la porte
de son cachot tournait mystérieusement sur ses gonds, et le geôlier
fuyait avec la victime; ou bien lorsque la colère était si prompte que,
semblable à la foudre, elle avait frappé en même temps que l'éclair
avait paru; lorsque le néophyte était devenu martyr, soit qu'il eût été
étranglé dans la prison de Tullus, soit que sa tête fût tombée sur la
place publique, soit qu'il eût été précipité du haut de la roche
Tarpéienne, soit enfin qu'il eût été mis en croix sur le mont Esquilin;
profitant des ténèbres de la nuit, quelques vieillards prudents,
quelques jeunes gens aventureux, et parfois même quelques femmes
timides, gravissant par des sentiers détournés la montagne maudite où
l'on jetait les cadavres des condamnés, afin qu'ils y fussent dévorés
par les bêtes féroces et les oiseaux de proie, allaient enlever les
corps mutilés, et les apportaient religieusement dans les Catacombes, où
d'objets de haine et d'exécration qu'ils avaient été pour leurs
persécuteurs, ils devenaient un objet d'adoration, de respect pour leurs
frères, qui s'exhortaient l'un l'autre à vivre et à mourir, comme l'élu
qui les avait précédés au ciel avait vécu et était mort sur la terre.
Souvent il arrivait aussi que la mort, lasse de frapper au soleil,
venait choisir quelque victime dans les Catacombes; dans ce cas, ce
n'était pas une mère, un fils, une épouse, qui perdait un père ou un
mari: c'était une famille tout entière qui pleurait un enfant; alors on
le couchait dans son linceul; si c'était une jeune fille, on la
couronnait de roses: si c'était un homme ou un vieillard, on lui mettait
une palme à la main, le prêtre disait sur lui les prières des morts;
puis on l'étendait doucement dans la tombe de pierre, creusée d'avance,
et où il allait dormir dans l'attente de la résurrection éternelle:
c'étaient là les cercueils qu'Acté avait vus en entrant pour la première
fois sous ces voûtes inconnues; alors ils lui avaient inspiré une
terreur profonde qui bientôt se changea en mélancolie: la jeune fille,
encore païenne par le coeur, mais déjà chrétienne par l'âme, s'arrêtait
quelquefois des heures entières devant ces tombes, où une mère, une
épouse, ou une fille désolées, avaient gravé, à la pointe du couteau, le
nom de la personne aimée, et quelque symbole religieux, quelque
inscription sainte, qui exprimaient leur douleur ou leur espérance. Sur
presque tous, c'était une croix, emblème de résignation pour les hommes,
auxquels elle racontait les souffrances d'un Dieu; puis encore le
chandelier aux sept branches qui brûlait dans le temple de Jérusalem, ou
bien la colombe de l'arche, douce messagère de miséricorde, qui rapporte
à la terre la branche d'olivier qu'elle a été cueillir dans les jardins
du ciel.
Mais d'autres fois aussi, ses souvenirs de bonheur revenaient plus vifs
et plus puissants dans le coeur d'Acté: alors elle épiait les rayons du
jour et elle écoutait les bruits de la terre; alors elle allait
s'asseoir seule et isolée, adossée à quelque pilier massif, et, les
mains croisées, le front appuyé sur les genoux, couverte d'un long
voile, elle eût semblé, à ceux qui passaient près d'elle, une statue
assise sur un tombeau, si parfois on n'eût pas entendu un soupir sortir
de sa bouche, si l'on n'eût pas vu courir par tout son corps un
frémissement de douleur. Alors, Paul, qui seul savait ce qui se passait
dans cette âme, Paul, qui avait vu le Christ pardonner à la Madeleine,
s'en remettait au temps et à Dieu de fermer cette blessure, et, la
voyant ainsi muette et immobile, disait aux plus pures des jeunes
vierges:
--Priez pour cette femme, afin que le Seigneur lui pardonne et qu'elle
soit un jour une des vôtres, et qu'à son tour elle prie avec vous; les
jeunes filles obéissaient, et, soit que leurs prières montassent au
ciel, soit que les pleurs adoucissent l'amertume de la douleur, on
voyait bientôt la jeune Grecque rejoindre ses jeunes compagnes, le
sourire sur les lèvres et les larmes dans les yeux.
Cependant, tandis que les chrétiens cachés dans les Catacombes vivaient
de cette vie de charité, de prosélytisme et d'attente, les événements se
pressaient au-dessus de leur tête: le monde païen tout entier chancelait
comme un homme ivre, et Néron, prince du festin et roi de l'orgie, se
gorgeait de plaisirs, de vin et de sang. La mort d'Agrippine avait brisé
le dernier frein qui pouvait le retenir encore par cette crainte
d'enfant que le jeune homme garde pour sa mère; mais du moment où la
flamme du bûcher s'était éteinte, toute pudeur, toute conscience, tout
remords avaient paru s'éteindre avec elle. Il avait voulu rester à
Bauli; car, aux sentiments généreux disparus avait succédé la crainte,
et Néron, quelque mépris qu'il eût des hommes, quelque impiété qu'il
professât pour les dieux, ne pouvait penser qu'un pareil crime ne
soulèverait pas contre lui la haine des uns et la colère des autres; il
demeurait donc loin de Naples et de Rome, attendant les nouvelles que
lui rapporteraient ses courriers; mais il avait douté à tort de la
bassesse du sénat, et bientôt une députation des patriciens et des
chevaliers vint le féliciter d'avoir échappé à ce péril nouveau et
imprévu, et lui annoncer que non seulement Rome, mais toutes les villes
de l'empire, encombraient les temples de leurs envoyés et témoignaient
leur joie par des sacrifices. Quant aux dieux, s'il faut en croire
Tacite, qui pourrait bien leur avoir prêté un peu de son rigorisme et de
sa sévérité, ils furent moins faciles: à défaut du remords, ils
envoyèrent l'insomnie au parricide, et pendant cette insomnie il
entendait le retentissement d'une trompette sur le sommet des coteaux
voisins, et des cris lamentables, inconnus et sans cause, arrivaient
jusqu'à lui, venant du côté du tombeau de sa mère. En conséquence, il
était reparti pour Naples.
Là il avait retrouvé Poppée, et avec elle la haine contre Octavie, cette
malheureuse soeur de Britannicus, pauvre enfant qui, arrachée à celui
qu'elle aimait avec une pureté de vierge, avait été poussée par
Agrippine dans les bras de Néron; pauvre épouse dont le deuil avait
commencé le jour des noces, qui n'entra dans la maison conjugale que
pour y voir mourir, empoisonnés, son père et son frère, que pour y
lutter vainement contre une maîtresse plus puissante, et qui, loin de
Rome, restait à vingt ans exilée dans l'île de Pandataire: déjà séparée
de la vie par le pressentiment de la mort, et n'ayant pour toute cour
que des centurions et des soldats, cour terrible, aux regards
incessamment tournés vers Rome, et qui n'attendait qu'un ordre, un
geste, un signe, pour que chaque flatteur devint un bourreau. Hé bien!
c'était cette vie, toute isolée, malheureuse et ignorée qu'elle était,
qui tourmentait encore Poppée au milieu de ses splendeurs adultères et
de son pouvoir sans bornes: car la beauté, la jeunesse et les malheurs
d'Octavie l'avaient faite populaire: les Romains la plaignaient
instinctivement, et par ce sentiment naturel à l'homme qui s'apitoie
devant la faiblesse qui souffre; mais cet intérêt lui-même pouvait
contribuer à la perdre, et jamais à la sauver, car il était plus tendre
que fort, et pareil à celui qu'on éprouve pour une gazelle blessée ou
pour une fleur brisée sur sa tige.
Aussi Néron, malgré son indifférence pour Octavie et les instances de
Poppée, hésitait-il à frapper. Il y a de ces crimes si inutiles, que
l'homme le plus cruel hésite à les commettre, car ce que le coupable
couronné craint, ce n'est pas le remords, mais c'est le manque d'excuse.
La courtisane comprit donc ce qui retenait l'empereur, car, sachant que
ce n'était ni l'amour ni la pitié, elle se mit en quête de la véritable
cause, et ne tarda point à la deviner; aussi un jour une sédition
éclata, le nom d'Octavie fut prononcé avec des cris qui demandaient son
retour; les statues de Poppée furent renversées et traînées dans la
boue; puis vint une troupe d'hommes armés de fouets, qui dispersa les
rebelles et replaça les effigies de Poppée sur leurs piédestaux: ce
soulèvement avait duré une heure, et coûté un million; ce n'était pas
payer trop cher la tête d'une rivale.
Car cette démonstration c'était tout ce qu'il fallait à Poppée. Poppée
était à Rome, elle accourut à Naples: elle fuyait les assassins payés
par Octavie, disait-elle; elle était ravissante de frayeur, elle se jeta
aux genoux de Néron. Néron envoya l'ordre à Octavie de se donner la
mort.
En vain la pauvre exilée offrit-elle de se réduire aux titres de veuve
et de soeur; en vain invoqua-t-elle le nom des Germanicus, leurs aïeux
communs, celui d'Agrippine qui, tant qu'elle avait vécu elle-même, avait
veillé sur ses jours; tout fut inutile, et comme elle hésitait à obéir,
et qu'elle n'osait se frapper elle-même, on lui lia les bras, on lui
ouvrit les quatre veines, puis on lui coupa toutes les autres artères,
car le sang, glacé par la peur, tardait à couler, et, comme il ne venait
pas encore, on l'étouffa à la vapeur d'un bain bouillant. Enfin, pour
qu'elle ne doutât pas du meurtre, de peur qu'elle n'eût l'idée qu'on
avait substitué une victime vulgaire à la victime impériale, on sépara
la tête du corps, et on la porta à Poppée qui la posa sur ses genoux,
lui rouvrit les paupières, et qui croyant peut-être voir une menace dans
ce regard atone et glacé, lui enfonça dans les yeux les épingles d'or
qui retenaient sa chevelure.
Enfin Néron revint à Rome, et sa folie et sa dissolution furent portées
à leur comble: il y eut des jeux où des sénateurs combattirent à la
place des gladiateurs, des combats de chant, où l'on punit de mort ceux
qui n'applaudissaient pas; un incendie qui brûla la moitié de Rome, et
que Néron regarda en battant des mains et en chantant sur une lyre:
enfin, Poppée comprit qu'il était temps de retenir celui qu'elle avait
excité; que des plaisirs si inouïs et si monstrueux nuisaient à son
influence toute basée sur les plaisirs. Sous le prétexte de sa
grossesse, elle refusa d'aller au théâtre un jour que Néron devait y
chanter: ce refus blessa l'artiste, il parla en empereur, Poppée résista
en favorite, et Néron, impatienté, la tua d'un coup de pied.
Alors Néron prononça son éloge à la tribune, et, ne pouvant la louer sur
ses vertus, il la loua sur sa beauté: puis il commanda lui-même les
obsèques, ne voulant pas que le corps fût brûlé, mais embaumé à la
manière des rois d'Orient; et Pline le naturaliste assure que l'Arabie
en un an ne produit pas autant d'encens et de myrrhe qu'en consomma
l'empereur pour les divines funérailles de celle qui ferrait ses mules
avec de l'or, et épuisait tous les jours pour ses bains le lait de 500
ânesses.
Les larmes des mauvais rois retombent sur les peuples en pluie de sang;
Néron accusa les chrétiens de ses propres crimes, et une nouvelle
persécution commença, plus terrible encore que les précédentes.
Alors le zèle des catéchumènes redoubla avec le danger: chaque jour
c'étaient de nouvelles veuves et de nouveaux orphelins à consoler;
chaque nuit c'étaient de nouveaux corps à soustraire aux bêtes féroces
et aux oiseaux de proie. Enfin, Néron s'aperçut qu'on lui volait ses
cadavres: il mit une garde autour du mont Esquilin, et une nuit que
quelques chrétiens, conduits par Paul, venaient, comme d'habitude,
remplir leur mission sainte, une troupe de soldats cachés dans un ravin
de la montagne tomba sur eux à l'improviste et les fit prisonniers, à
l'exception d'un seul: celui-là, c'était Silas.
Il courut aux Catacombes, et arriva comme les fidèles se rassemblaient
pour la prière. Il leur annonça la nouvelle fatale, et tous tombèrent à
genoux pour implorer le Seigneur. Acté seule resta debout, car le Dieu
des chrétiens n'était pas encore son Dieu. Quelques-uns crièrent à
l'impiété et à l'ingratitude; mais Acté étendit le bras sur la foule
pour réclamer le silence, et, lorsqu'elle fut obéie:
--Demain, dit-elle, j'irai à Rome, et je tâcherai de le sauver.
--Et moi, dit Silas, j'y retourne ce soir pour mourir avec lui, si tu ne
réussis pas.


Chapitre XIV

Le lendemain matin, Acté, selon sa promesse, sortit des Catacombes et
prit le chemin de Rome; elle était seule et à pied, vêtue d'une longue
stole qui tombait de son cou à ses pieds, et couverte d'un voile qui lui
cachait le visage; dans sa ceinture, elle avait passé un poignard court
et aigu, car elle craignait d'être insultée par quelque chevalier ivre
ou quelque soldat brutal: puis, si elle ne réussissait pas dans son
entreprise, si elle n'obtenait pas la grâce de Paul, qu'elle venait
solliciter, elle demanderait à le voir et lui donnerait cette arme, afin
qu'il échappât à un supplice terrible et honteux. C'était donc encore,
comme on le voit, la jeune fille de l'Achaïe, née pour être prêtresse de
Diane et de Minerve, nourrie dans les idées et dans les exemples païens,
se rappelant toujours Annibal buvant le poison, Caton s'ouvrant les
entrailles, et Brutus se jetant sur son épée; elle ignorait que la
religion nouvelle défendait le suicide et glorifiait le martyre, et que
ce qui était une honte aux yeux des gentils était une apothéose aux
regards des fidèles.
Arrivée à quelques pas de la porte Métroni, au-delà de laquelle se
poursuivait dans Rome même la vallée d'Égérie, qu'elle avait suivie
depuis les Catacombes, elle sentit ses genoux faiblir et son coeur
battre avec tant de violence, qu'elle fut contrainte, pour ne pas
tomber, de s'appuyer contre un arbre; elle allait revoir celui qu'elle
n'avait pas revu depuis la terrible soirée des fêtes de Minerve.
Retrouverait-elle Lucius ou Néron, le vainqueur des jeux olympiques ou
l'empereur, un amant ou un juge? Quant à elle, elle sentait que cette
espèce d'engourdissement dans lequel était tombé son coeur, pendant ce
long séjour dans les Catacombes, tenait au froid, au silence et aux
ténèbres de cette demeure, et qu'il se reprenait à la vie en retrouvant
le jour et la lumière, et s'épanouissait de nouveau à l'amour comme une
fleur au soleil.
Au reste, comme nous l'avons dit, tout ce qui s'était passé à la surface
de la terre avait eu un écho dans les Catacombes, mais écho fugitif,
éloigné, trompeur; Acté avait donc appris l'assassinat d'Octavie et la
mort de Poppée; mais tous ces détails infâmes que les historiens nous
ont transmis étaient encore enfermés dans un cercle de bourreaux et de
courtisans, au-delà duquel n'avaient transpiré que de sourdes rumeurs et
des récits tronqués: la mort seule des rois arrache le voile qui couvre
leur vie, et ce n'est que lorsque Dieu a fait de leur majesté un cadavre
impuissant, que la vérité, exilée de leur palais, revient s'asseoir sur
leur tombe. Tout ce qu'Acté savait, c'est que l'empereur n'avait plus ni
femme ni maîtresse, et qu'une espérance sourde lui disait qu'il avait
peut-être gardé dans un coin de son coeur le souvenir de cet amour qui,
à elle, était toute son âme.
Elle se remit donc promptement et franchit la porte de la ville: c'était
par une belle et chaude matinée de juillet, le XV des Calendes, jour
désigné parmi les jours heureux. C'était à la deuxième heure du matin,
qui correspond chez nous à la septième heure, désignée parmi les heures
heureuses aussi. Soit que cette coïncidence de dates propices conduisît
chacun à l'accomplissement de ses affaires ou de ses plaisirs, soit
qu'une fête promise attirât la foule, soit qu'un spectacle inattendu fût
venu tirer le peuple de ses occupations journalières et matinales, les
rues étaient encombrées de promeneurs qui presque tous se dirigeaient
vers le Forum.
Acté les suivit. C'était le chemin du Palatin, et c'était au Palatin
qu'elle comptait trouver Néron. Tout entière au sentiment que lui
inspirait cette prochaine entrevue, elle marchait sans voir et sans
entendre, côtoyant la longue rue qui s'étendait entre le Coello et
l'Aventin, et qui était tapissée d'étoffes précieuses et jonchée de
fleurs comme dans les solennités publiques; en arrivant à l'angle du
Palatin, elle vit les dieux de la patrie revêtus de leurs vêtements de
fête, et le front ceint de leurs couronnes de gazon, de chêne et de
laurier; elle prit alors à droite, et bientôt se trouva sur la voie
Sacrée, où elle avait passé en triomphe lors de sa première entrée à
Rome. La foule devenait de plus en plus nombreuse et pressée, elle se
dirigeait vers le Capitole où semblait se préparer quelque splendide
solennité; mais qu'importait à Acté ce qui se passait au Capitole,
c'était Lucius qu'elle cherchait. Lucius habitait la maison dorée;
aussi, arrivée à la hauteur du temple de Rémus et de Romulus, elle prit
à gauche, passa rapidement entre les temples de Phoebé et de Jupiter
Stator, monta l'escalier qui conduisait au Palatin, et se trouva sous le
vestibule de la maison dorée.
Là commença pour elle la première révélation de la scène étrange qui
allait se passer sous ses yeux. Un lit magnifique était dressé en face
de la porte de l'atrium, il était recouvert de pourpre tyrienne brochée
d'or, élevé sur un piédestal d'ivoire incrusté d'écaille, et drapé
d'étoffes attaliques, qui l'abritaient comme une tente. Acté frémit de
tout son corps, une sueur froide s'amassa sur son front, un nuage passa
devant ses yeux; ce lit, exposé aux regards de la multitude, c'était un
lit nuptial; cependant elle voulut douter; elle s'approcha d'un esclave
et lui demanda quel était ce lit, et l'esclave répondit que c'était
celui de Néron qui se mariait à cette heure au temple de Jupiter
Capitolin.
Alors il se fit dans l'âme de la jeune fille un terrible et soudain
retour vers la passion insensée qui l'avait perdue: elle oublia tout,
les Catacombes qui lui avaient donné un asile, les chrétiens qui avaient
mis leur espoir en elle, et le danger de Paul qui l'avait sauvée et
qu'elle était venue pour sauver à son tour: elle porta la main à ce
poignard qu'elle avait pris comme une défense à la pudeur ou une
ressource contre la honte, et, bondissante et le coeur plein de
jalousie, elle descendit l'escalier, et s'élança vers le Capitole pour
voir la nouvelle rivale qui, au moment où elle allait le reprendre
peut-être, lui enlevait le coeur de son amant. La foule était immense,
et cependant avec cette puissance que donne une passion réelle, elle s'y
ouvrit un passage, car il était facile de voir, quoique sa rica lui
cachât entièrement le visage, que cette femme au pas ferme et rapide
marchait vers un but important et ne permettait pas qu'on l'arrêtât dans
sa route. Elle suivit ainsi la voie Sacrée, jusqu'au point où elle
bifurquait sous l'arc de Scipion, et, prenant le chemin le plus court,
c'est-à-dire celui qui passait entre les prisons publiques et le temple
de la Concorde, elle entra d'un pas ferme dans le temple de Jupiter
Capitolin. Alors, au pied de la statue du dieu, entourés des dix témoins
exigés par la loi, et qui étaient choisis parmi les plus nobles
patriciens, assis chacun sur un siège recouvert de la toison d'une
brebis qui avait servi de victime, elle vit les fiancés, la tête voilée,
de sorte que d'abord elle ne put reconnaître quelle était cette femme;
mais au même instant le grand pontife, assisté du flamine de Jupiter,
après avoir fait une libation de lait et de vin miellé, s'avança vers
l'empereur et lui dit:
--Lucius Domitius Claudius Néron, je te donne Sabina; sois son époux,
son ami, son tuteur et son père; je te fais maître de tous ses biens et
je les confie à ta bonne foi.
En même temps il mit la main de la femme dans celle de l'époux, et
releva son voile pour que chacun pût saluer la nouvelle impératrice.
Alors, Acté, qui avait douté tant qu'elle n'avait entendu que le nom,
fut forcé de croire enfin, lorsqu'elle vit le visage. C'était bien la
jeune fille du vaisseau et du bain, c'était bien Sabina, la soeur de
Sporus. À la face des dieux et des hommes, l'empereur épousait une
esclave!...
Alors Acté se rendit compte du sentiment étrange qu'elle avait toujours
ressenti pour cet être mystérieux: c'était une répulsion
pressentimentale, c'était une de ces haines instinctives, comme les
femmes en ont pour les femmes qui doivent être leurs rivales un jour.
Néron épousait cette jeune fille qu'il lui avait donnée, qui l'avait
servie, qui avait été son esclave--qui déjà peut-être alors partageait
avec elle l'amour de son amant--sur laquelle elle avait eu droit de vie
et de mort, et qu'elle n'avait pas étouffée entre ses mains comme un
serpent qui devait un jour lui dévorer le coeur. Oh! cela était
impossible: elle reporta une seconde fois sur elle ses yeux pleins de
doute; mais le prêtre ne s'était pas trompé, c'était bien Sabina, Sabina
en costume de mariée, revêtue de la tunique blanche unie, et ornée de
bandelettes, la taille serrée par la ceinture de laine de brebis dont la
rupture était réservée à son époux, les cheveux traversés par le javelot
d'or qui rappelait l'enlèvement des Sabines, et les épaules couvertes du
voile couleur de flamme, ornement nuptial que la fiancée ne porte qu'un
jour, et qui fut de tous temps choisi comme un heureux présage, parce
qu'il est la parure habituelle de la femme du flamine, à qui les lois
interdisent le divorce.
En ce moment les mariés se relevèrent et sortirent du temple: ils
étaient attendus à la porte par des chevaliers romains portant les
quatre divinités protectrices des mariages: et par quatre femmes de la
première noblesse de Rome portant chacune une torche en bois de pin.
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