Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 04

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ressentis lorsque j'eus assez de force pour manger un morceau
d'agneau. Le lendemain du jour où s'était fait ce premier pas vers la
santé, Zéla m'apporta un gigot; j'accueillis ce repas avec un bonheur
indicible, il réalisait en partie mes rêves de la matinée; mais quand
j'eus dévoré ce rôti, je m'écriai d'un ton chagrin:
--Est-ce tout, chère? Ah! combien je sens aujourd'hui la perte du
pauvre munitionnaire! il ne m'aurait pas abandonné la cuisse d'un
petit cabri, mais bien la mère entière, et le fils eût servi
d'ornement.
Avec l'appétit revint la force, et je repris, appuyé sur deux
béquilles, mes devoirs sur le pont. Un de nos blessés mourut; mais je
ne crois pas que sa mort fut la suite de la blessure qui l'avait
alité, ce fut la puissance narcotique de la drogue que les natifs
avaient mise dans le café. Pendant quelques jours, les matelots se
plaignirent du mal que leur faisait éprouver l'absorption du poison
javanais. Je leur laissais accuser les natifs, et je savais fort bien
que mon remède était la seule cause de leurs souffrances; pour guérir
les malades, j'avais, faute de mieux, ordonné du vin.
Une brise de mer constante, une température modérée et du repos
détruisirent la fièvre, et mes hommes reprirent gaieté, force et
courage.
Quelques mots expliqueront à mes lecteurs comment il se fit qu'un
secours si prompt et si efficace nous arriva au milieu de nos dangers
à Java.
Zéla et sa plus jeune servante s'étaient embarquées dans un petit
canot que, par fantaisie, ma femme appelait sa barge. Elles avaient
dirigé leur frêle esquif le long du rivage, vers une petite place
ombragée où, loin de tout regard, il leur était possible de se livrer
à leur plaisir favori, celui de nager. J'avais si bien fait prendre
l'habitude et le goût des bains à Zéla, qu'elle était presque
amphibie. Pendant notre séjour à l'île de France, de Ruyter me compara
à un requin, et ma belle Arabe, qui me précédait toujours dans l'eau,
vêtue d'un caleçon bleu et blanc, au poisson pilote. En nageant avec
sa compagne, Zéla entendit le bruit des mousquets apporté par le vent
de terre sur la surface ombragée et calme de la mer. Le son était si
bas, si sourd, si indistinct, que, pendant les premières minutes, la
jeune femme crut qu'il était le bruit naturel à notre chasse.
Cependant un indéfinissable sentiment de tristesse glissa dans
l'esprit de Zéla; elle remit donc ses vêtements et voulut débarquer,
mais une réflexion l'empêcha de suivre cette première idée. La
décharge des fusils devint plus distincte, et la finesse exquise de
l'oreille de Zéla la rendit capable de distinguer le bruit de ma
carabine, qui avait le son aigre et retentissant.
Bientôt après, la jeune femme entendit, quoique faiblement, les cris
des natifs, et ces cris lui parurent les clameurs de la guerre et non
celles d'une joyeuse chasse. Zéla regagna donc en toute hâte le
schooner et communiqua ses craintes au contre-maître. Inquiet et
obéissant, le brave homme grimpa sur le mât, et de là il vit la
cavalerie javanaise sortir en toute hâte du village. Fort
heureusement, les bateaux étaient côte à côte du schooner, ainsi que
la chaloupe; ils furent donc vivement équipés et armés.
Zéla conduisit les hommes. Son instinct merveilleux les guida si bien,
qu'ils arrivèrent à temps pour m'arracher à une mort horrible. C'est
donc avec justice, avec vérité, avec bonheur que j'appelle Zéla l'ange
de ma destinée.


CIV

Avec les calmes et les rafales qui se suivaient les uns les autres,
avec la poursuite des vaisseaux de toutes nations qui éveillaient
notre convoitise, notre vie n'était point une vie de paresse, de repos
et de tranquillité. Dans l'Inde, l'autorité se sert de son pouvoir
uniquement en vue de son intérêt personnel, et je crois que cette
conduite est généralement adoptée par tous les hommes libres. J'avais
acquis des inclinations féroces et le mal que je faisais n'avait
d'autre limite que l'impossible. Le golfe de Siam et les mers
chinoises retentirent longtemps des ravages exercés par le schooner,
et l'approche des trombes, des ouragans, qui y sont si dangereux,
était moins redouté que l'approche de notre vaisseau. J'ai fidèlement
raconté, dans la première partie de cette histoire, et nos exploits et
notre manière de vivre; j'ajouterai donc des ailes à mon récit, afin
d'éviter les petits détails qui mènent à une répétition sans fin,
pour éviter la stupidité méthodique contenue dans ce livre de plomb
qu'on appelle un journal de mer.
Nous touchâmes d'abord à l'île de Caramata afin d'y prendre de l'eau,
car notre arrimage était si bien rempli par le butin, que nous
n'avions qu'un très-petit espace pour notre eau. La plus horrible
torture punissait souvent notre avarice, et cette torture, la plus
grande que puisse, sans y succomber, supporter la nature humaine, est
celle de la soif. Bien des fois, nous nous trouvions limités à ne
boire que trois demi-quarts d'une eau sale, saumâtre et fermentée;
alors le plus avare de nous eût volontiers échangé sa part de butin
pour une cruche d'eau limpide. Dans les moments de privation, je ne
rêvais le bonheur qu'au milieu d'un lac; une rivière me semblait trop
petite pour arriver à satisfaire mon insatiable soif. Nous étions donc
dans cet horrible état de souffrance lorsque nous arrivâmes à
Caramata. Là, je me procurai une abondante provision d'eau, du fruit,
de la volaille, et nous reprîmes notre course.
Le premier des rendez-vous assignés par de Ruyter était fixé dans le
voisinage des îles Philippines. En suivant le long de la côte de
Bornéo, nous abordâmes une grande jonque chinoise qui rasait les bords
de deux îles en flammes. Une de ces îles était très-petite; les bords
polis de son cratère volcanique étaient dorés par le feu, et du centre
de ce feu s'élevait constamment une mince colonne de vapeur. Cette île
était jointe à l'autre par un banc de sable qui, selon toute
probabilité, avait été formé par la lave; cette dernière île était
assez vaste, mais elle n'avait point de feu sur son sommet, dont la
forme ressemblait à celle d'un bonnet persan; sous ce bonnet
imaginaire s'ouvrait une immense bouche qui laissait échapper de temps
à autre une épaisse bouffée de fumée noire.
--Capitaine, me dit le quartier-maître, regardez ce grand paresseux de
Turc, j'espère qu'il a une belle place: assis dans la mer et fumant
avec nonchalance cette immense pipe d'eau!
La comparaison fantastique du vieux marin n'était point inapplicable.
La jonque était remplie de Chinois qui émigraient à Bornéo pour s'y
établir. J'échangeai des provisions fraîches contre quelques nids
d'oiseaux, puis je laissai la cargaison vivante continuer sa route
sans lui faire aucun mal.
Quelques jours après, nous eûmes le malheur de raser un banc de sable;
mais, grâce à la faiblesse du vent, il nous fut facile d'éviter un
naufrage.
Après avoir laissé à notre gauche l'île de Panawan, nous nous
arrêtâmes dans un ancrage passable, à la hauteur du cap Bookelooyrant,
et nous y attendîmes de Ruyter pendant deux jours. Ne voyant rien
venir, je levai l'ancre, et nous fîmes une course vers le nord pour
gagner le second rendez-vous, qui était une île appelée le Cheval
Marin. Cette île n'était point habitée, et dans un certain endroit que
de Ruyter m'avait soigneusement dépeint, je trouvai une lettre
contenant ses instructions. Il m'ordonnait de continuer ma course
dans une ligne parallèle à la latitude, jusqu'à ce que j'arrivasse en
vue de la côte de la Cochinchine. Je suivis avec les caprices du temps
la ligne tracée par mon ami; mais ces caprices étaient souvent
contraires à mon devoir et à mes désirs. Parfois cependant
l'atmosphère était splendide et les nuits si lumineuses et si fraîches
que je les passais presque toutes sur le pont, causant avec Zéla ou
écoutant des histoires arabes. Pendant quelques jours, nous restâmes
en panne à la hauteur d'une île appelée Andradas; le temps allait
changer et ne nous présageait rien de favorable à la continuation de
notre course.
Un silence de mort planait dans l'air, qui était humide et chargé
d'une épaisse rosée. L'île se voila bientôt, et ses contours se
perdirent dans une vapeur bleuâtre. Le soleil prit des proportions
immenses, mais son éblouissante clarté s'affaiblit si bien que le
regard pouvait en supporter l'éclat; les étoiles étaient visibles au
milieu du jour: on eût dit qu'elles allaient plonger dans la mer. Ce
sinistre et mélancolique prélude était réfléchi d'une manière
épouvantable par le miroir de l'eau et sur les figures attristées de
mon équipage. J'eus mille peines à réveiller mes hommes de cette
torpeur craintive, mille peines pour réussir à les préparer au combat
que nous allions avoir à soutenir avec les vagues et les éléments en
fureur.


CV

Les hommes placés en haut amenaient les légers mâts et les vergues,
tandis que nous carguions les voiles et que les Arabes et les natifs
étouffaient leurs craintes sous la grande voix d'un bruyant travail.
J'examinai l'horizon avec inquiétude: ses couleurs grises et sombres
devenaient à chaque instant plus épaisses et plus obscures. Tout à
coup une boule de feu que je pris pour une étoile volante descendit du
ciel perpendiculairement sur notre vaisseau, qui était stationnaire et
immobile; cette boule tomba dans la mer, tout près de notre quartier,
et elle fit autant de bruit qu'un boulet de canon. À la même minute,
le ciel se déchira en deux avec un craquement épouvantable, le
schooner trembla comme s'il se fût heurté contre un rocher, et alors
la pluie, le vent et le tonnerre éclatèrent furieusement. Par bonheur,
l'orage nous emporta en avant et nous chassa avec une force violente
et irrésistible devant la tempête. Après avoir supporté le premier
choc, nous nous remîmes de notre terreur, et l'orage s'établit au
nord-est. Nous déferlâmes les voiles d'orage, afin de mettre le
vaisseau sous le vent dès que la violence de la tempête se serait
épuisée. Le schooner était un incomparable navire, et quand j'eus fait
mettre tout en sûreté à bord, nous le mîmes au vent et en panne avec
la grande voile d'orage bien carguée. Le ciel était noir, tout à fait
sans étoiles; la mer blanche d'écume.
Je descendis dans ma cabine afin de regarder sur la carte marine dans
quel endroit nous nous trouvions, mais un cri général me fit
rapidement monter sur le pont. Muet de terreur, je vis un grand
vaisseau qui marchait tout droit sur nous. Il courait avec des mâts
sans voiles; évidemment il nous avait vus, et je distinguai la figure
d'un homme qui tenait une lanterne au-dessus de sa proue et qui nous
demandait, à l'aide d'un porte-voix, qui nous étions. À la suite de la
question, j'entendis cette menace: «Arrêtez, schooner, arrêtez, ou
nous vous ferons couler à fond!»
Dans une seconde tout fut en commotion à bord de la frégate. J'avais
d'un regard découvert la forme du navire; elle sortait ses canons,
faisant en grande hâte des préparatifs pour s'en servir. Ma surprise
m'empêchait de répondre, et ce ne fut qu'à la voix des canons et à cet
ordre: «Baissez-vous!» que, reprenant mon sang-froid, je criai d'une
voix de stentor:
--Haussez le gouvernail!
Nous larguâmes jusqu'à ce que nous eussions le vent à notre quartier.
Plusieurs canons furent déchargés sur nous, et notre seule espérance
était d'augmenter les voiles du schooner. Aussitôt qu'il sentit le
canevas, il se trouva délivré de la gêne et vola comme une levrette
qu'on laisse suivre sa proie. Le schooner se précipita donc follement
à travers les crêtes des vagues écumantes qui sifflaient et fumaient
comme de l'eau en ébullition. Sa fuite laissa derrière lui une ligne
de lumière aussi brillante qu'un météore qui traverse les cieux.
Pendant que nous nous félicitions de notre succès, la vigie nous cria:
--La frégate à l'avant!
Nous avions juste le temps de hausser le gouvernail, et nous rasâmes
un vaisseau. Mais une lumière suspendue à sa poupe me montra que
c'était un vaisseau encore plus grand que la frégate; nous l'avions à
peine dépassé que nous nous frôlions à la poupe d'un autre. J'étais
égaré.
Le contre-maître me dit d'un air épouvanté et craintif:
--Capitaine, ce ne sont point de vrais vaisseaux, mais bien le
_Hollandais volant_.
À cette affirmation, le vieux quartier-maître répondit d'un ton
narquois:
--Que je sois damné, monsieur, si c'est le _Hollandais volant_! que je
sois damné si, au contraire, ce n'est point une flotte chinoise!
La vérité de cette découverte me frappa l'esprit: c'était bien en
effet une flotte de Canton.
Quand nous fûmes suffisamment éloignés de notre dangereuse rencontre,
nous mîmes en panne pour attendre l'aurore.
Après une nuit d'inquiétude, d'embarras et de dangers, l'obscurité
disparut lentement, et de sombres rayons de lumière encore chargés
d'orage me permirent d'examiner le cercle étroit et bruni de
l'horizon. Quel changement dans un seul jour! Le matin précédent, un
bateau de papier aurait pu sûrement flotter sur l'eau, et maintenant
des vaisseaux anglais d'une grandeur colossale, en comparaison
desquels le schooner ressemblait à une coquille de noix, flottaient,
ballottés çà et là, comme une barque abandonnée. Pareille à une
montagne de glace, chaque lame menaçait de les submerger. Fouettée par
le vent, la mer semblait bouillonner de fureur, et l'écume blanche
formée sur la surface remplissait l'air d'un nuage neigeux. Le vieux
quartier-maître, qui tenait le gouvernail, nous disait en essuyant
l'écume qui volait sur lui: «La femme du vieux Neptune a besoin sans
doute d'une tasse de thé ce matin; car, pour le faire, elle ordonne à
l'eau de bouillir, et j'espère, capitaine, qu'elle se servira des
feuilles contenues dans ces boîtes à thé. Il en faut trois. Ma femme
se servait toujours de trois cuillerées pour faire sa tisane: une
était pour moi, l'autre pour elle, la troisième pour la théière.»
Les trois _last indiamen_, qui étaient de douze à quinze cents
tonneaux, semblaient avoir beaucoup souffert. Ils étaient en panne, et
je crus qu'ils attendaient l'arrivée de leurs compagnons, car il
était évident qu'ils formaient une partie du convoi que j'avais
rencontré la nuit. Dans la crainte de voir apparaître les vaisseaux de
guerre, je profitai du calme, qui arrive généralement avec l'aurore,
pour mettre sous le vent. Je l'ai déjà dit, et je le répète encore,
jamais un meilleur navire que le schooner n'a flotté sur les eaux.
Toutes nos légères barres furent attachées sur le pont, les écoutilles
et les embrasures fermées, et nous flottâmes sur les eaux avec une
sorte de sécurité pendant que les lourds vaisseaux anglais, bâtis
très-haut, chargés d'hommes et de choses, ne ressemblaient point à des
cygnes nageant sur un lac. Quand la lueur du jour fut éclaircie, je
pus, à l'aide d'un télescope, compter sept autres vaisseaux, parmi
lesquels une large banderole désignait le bâtiment de guerre dirigé
par le commodore. Ce dernier faisait des signaux à la frégate, et
celle-ci se dirigea vers les vaisseaux pour assister, selon toute
apparence, ceux qui avaient le plus souffert, car ils étaient tous
rassemblés sous le vent, à l'exception d'une seule barque, dont on ne
pouvait distinguer que la grande voile de perroquet. Cette barque
changea la direction de sa course, non pour se mettre avec les autres,
car son but semblait être d'accompagner le convoi sans en faire
partie. Je regardais attentivement la coupe des voiles de ce bâtiment,
la vitesse de ses manoeuvres et la vélocité avec laquelle il
naviguait, bien convaincu que c'était un vaisseau de guerre; et
cependant il n'était pas anglais.
--Prenez le télescope, dis-je au vieux quartier-maître; je ne connais
pas ce navire, ou plutôt je ne comprends pas sa conduite. Ah! il
change sa course et se dirige vers nous; il faut lui montrer notre
poupe. Que pensez-vous de ce bateau, mon vieil ami?
--Comment, monsieur! s'écria le marin, avez-vous jamais vu dans les
Indes trois voiles d'avant et d'arrière telles que celles-ci? J'appris
cette coupe en servant dans un bateau de pilote, à New-York, et c'est
moi qui ai coupé ce canevas-là, aussi sûr que mon nom est Bill
Thompson!
--Vraiment! m'écriai-je; serait-ce le grab?
--Sans doute, c'est le grab, capitaine, répondit Bill.


CVI

La joyeuse nouvelle se répandit dans le vaisseau, et toutes les
figures rayonnèrent de bonheur. Au bout d'une heure, le grab vint côte
à côte de nous, et nous jetâmes ensemble un hourra qui s'éleva
au-dessus du bruit de la mer. Il m'est impossible de dépeindre le
plaisir que je ressentis, et ce plaisir était doublé par son
à-propos. Comme la mer était trop agitée pour mettre un bateau sur
l'eau, nous ne pûmes communiquer qu'à l'aide de nos signaux
particuliers, et de Ruyter m'ordonna de me tenir près du grab et de
suivre ses mouvements.
La brise continuait à souffler du golfe de Siam, et poussait le convoi
vers Bornéo. Nous suivîmes de Ruyter, qui se dirigeait vers la flotte,
et je remarquai que la plupart des vaisseaux avaient beaucoup
souffert. Un d'eux avait eu son mât de misaine frappé par la foudre;
le commodore tenait celui-là en touage; un autre n'avait plus ni
perroquet ni beaupré; il était très-grand, éloigné des autres, mais
rapproché de la frégate, qui l'avait en touage. Les autres vaisseaux
essayaient de se tenir ensemble pour se protéger mutuellement pendant
que de Ruyter utilisait tous les moyens nautiques pour les harasser et
les diviser, tandis qu'avec une effronterie nonchalante j'aidais de
tout mon pouvoir les tentatives de mon ami. Nuit et jour nous rôdâmes
autour du convoi comme rôdent des loups autour d'une bergerie protégée
par des chiens de garde.
La supériorité de notre navigation nous donna le plaisir d'ennuyer nos
ennemis; mais, outre les vaisseaux de guerre, la plupart de ceux qui
appartenaient à la compagnie marchande étaient plus forts que nous,
avaient plus d'hommes et portaient de trente à quarante canons. Malgré
cela, nous entravâmes tellement leur marche, soit à l'aide d'attaques
fausses ou réelles, soit par des lumières ou des coups de canon,
qu'ils firent tous leurs efforts pour nous détruire, afin de se
débarrasser de nous. La frégate nous chassa l'un après l'autre, et
malgré sa force et son adresse, ses tentatives de délivrance n'eurent
aucun résultat.
Ma témérité mit plusieurs fois le schooner en danger, et, chassé par
la frégate, qui portait plus de voiles que moi, j'allais tomber entre
ses mains lorsque, au moment où elle commençait à faire feu, son
beaupré et son perroquet se brisèrent.
Nous réussîmes à gêner le convoi et à le diviser malgré les vaillants
efforts que l'ennemi opposait à nos attaques, car nous étions
favorisés par les îles, les bancs et les rochers dispersés sur leur
côté opposé au vent et vers lesquels la houle et le courant
conspiraient avec nous pour les chasser. Le vaisseau que la frégate
avait de temps en temps en touage était chassé par le vent bien loin
derrière les autres lorsqu'il était privé de cette assistance, et nous
avions fortement contribué à la lui faire perdre, en le tenant sans
cesse dans une craintive alerte. Au coucher du soleil, de Ruyter vint
côte à côte de nous bien avant de la flotte, et me dit:
--Dans vingt-quatre heures, la force de cette brise sera épuisée;
profitons-en et faisons un dernier effort pour réussir à exterminer le
vaisseau protégé par la frégate. J'empêcherai cette dernière de lui
porter secours jusqu'au coucher du soleil, et alors son secours
deviendra inutile. Je me rendrai à votre côté contre le vent, vous
irez derrière le vaisseau et vous me trouverez près de vous.
Après ces paroles, de Ruyter me quitta, et, plus audacieux qu'il ne
l'avait jamais été, il dirigea le grab au centre même du convoi, et
échangea des coups de canon avec les grands vaisseaux. Les mouvements
de de Ruyter furent si rapides, que la frégate se mit sur le qui-vive.
Les vaisseaux des Indes ressemblent à des jonques chinoises, étant
équipés pour la plupart avec de pauvres malheureux lascars. Un de ces
vaisseaux était démâté, et de Ruyter et moi, après avoir réussi à le
détacher du convoi, nous espérâmes en faire la conquête.
L'Angleterre a raison d'être fière de ses galants matelots, aussi
hardis et aussi battus par la tempête que les rochers de sa côte de
fer. La richesse d'une seule île, qui est pauvre et insignifiante par
elle-même, contient plus de puissants vaisseaux de guerre que l'Europe
entière; mais aussi tout y est sacrifié. Cependant il est un fait
singulier, et ce fait est que les vaisseaux employés au commerce sont,
sans exception, les plus laids, les plus sales et les plus lourds
voiliers du monde, et pendant les temps de guerre ils sont
horriblement équipés, car alors la marine s'empare de tous les hommes
utiles. En vertu de l'injuste loi qui régit les impôts, les droits de
tonnage sont levés sur l'étendue de la contre-quille et de la largeur
du vaisseau, et non point sur la quantité de tonneaux qu'un bâtiment
peut contenir. L'étude du marchand de bâtiments est de diminuer le
poids de l'impôt, et, pour arriver à cela, ils continuent la largeur
avec peu de diminution depuis la proue jusqu'à la poupe, en faisant la
partie supérieure du vaisseau très-saillante et en donnant à la cale
la profondeur d'un puits du désert: de sorte que, suivant l'absurde
mesurage de notre gouvernement, un vaisseau qui est enregistré porteur
de sept cent cinquante tonneaux a généralement mille ou onze cents
tonneaux de cargaison. Ce système absurde ne peut être égalé que par
celui des Chinois, qui protégent cette ordonnance par amour pour son
antiquité. Ils mesurent la largeur du vaisseau depuis le milieu du mât
de misaine jusqu'au milieu du mât d'artimon, et la dimension est prise
vers la poupe, ce qui fait que la longueur est multipliée par la
largeur. Cette méthode fait qu'un brigantin paye souvent plus cher que
ne paye un vaisseau, et un vaisseau de cent tonneaux ne paye que la
moitié de l'impôt mis sur un vaisseau de mille tonneaux. Et cependant
les Anglais et les Chinois sont appelés des hommes savants!


CVII

Le temps se calma un peu; les petits nuages frisés qui avaient tous
couru dans la même direction se rassemblèrent au côté contre le vent,
et ils restèrent stationnaires, réunis en lignes horizontales, jusqu'à
ce que, incorporés dans le banc sombre et escarpé de l'horizon, ils
changeassent leur couleur grise en une teinte d'opale. La mer tomba,
et l'obscurité devint si grande, qu'il me fut impossible de distinguer
les vaisseaux des Indes; mais j'étais guidé vers eux par les signaux
de détresse qu'ils faisaient à ceux qui ne pouvaient ni les entendre
ni les voir. Quoique un peu affaibli, le vent soufflait encore avec
violence, et pendant que les intervalles de calme nous débarrassaient
de la pression du vent, les vagues furieuses lançaient çà et là des
avalanches d'eau sur notre pont. Pour ajouter un péril de plus à nos
dangers, il y avait des bancs de sable et une ligne de rochers
submergés tout à fait au-dessus de notre quartier opposé au vent. Nous
ne vîmes point le grab avant les premières lueurs du jour, et de
Ruyter me dit qu'il avait la crainte que le vaisseau que nous avions
poursuivi ne se fût brisé contre les rochers.
--J'ai vainement averti l'étranger de ce dangereux voisinage, continua
de Ruyter; je lui ai conseillé de mettre en panne; mais sans m'écouter
ou sans m'entendre, ignorant où il était, il est parti avec le vent.
Maintenant il faut ou qu'il périsse ou qu'il demande assistance en
déchargeant ses canons, mais j'ai grand'peur que son appel ne soit
trop tardif.
Le pressentiment de de Ruyter se changea en vérité. La première chose
que mon regard rencontra au lever de l'aurore fut le pauvre vaisseau
naufragé: il était couché sur un lit de rochers et attaché à ses dures
pointes comme par une vis cyclopéenne. Les vagues furieuses frappaient
avec colère les bases du rocher, s'élevaient en pyramides ou se
précipitaient en avant, puis elles continuaient leur chemin jusqu'au
moment où la houle les dispersait en écume. Au milieu de l'horrible
gouffre battu par le ressac, qui tombait avec autant de force que s'il
eût été vomi par un volcan, se voyait le pauvre naufragé.
Le convoi avait disparu sous le sombre voile de nuages qui couvrait
l'extrême pointe de l'horizon. Après s'être tourné vers l'est, où il
souffla encore avec violence, le vent s'affaiblit et enfin tomba tout
à fait après le lever du soleil. Nous étions tellement secoués et
ballottés, que nos mâts se courbaient avec la flexibilité des cannes
des Indes, et que le vaisseau gémissait en faisant entendre de sourds
craquements.
Il était parfaitement inutile de songer à secourir l'équipage, si
toutefois quelques hommes existaient encore. À l'aide d'un télescope,
je découvris que la grande vergue et le tronc du mât d'artimon étaient
les seules parties du naufragé sur lesquelles la mer ne se jetât pas
continuellement. La partie de devant du vaisseau était fracassée, les
ponts enlevés, et la cargaison avait dû céder à la violence de l'eau.
Si quelques marins avaient réussi à se sauver, ce ne pouvait être qu'à
l'aide de la grande vergue, qui était considérablement élevée avec le
côté opposé au vent.
À neuf heures du matin, les houles étaient si bien diminuées, qu'en
voyant de Ruyter préparer un bateau, je suivis son exemple, et je
réussis à mettre à l'eau une barque excessivement légère, équipée avec
mon second contre-maître et quatre des meilleurs marins du schooner. À
mon grand regret, je me vis contraint de rester sur le vaisseau, ma
blessure me faisant encore souffrir. De Ruyter héla mon bateau; ils
marchèrent de compagnie et firent un grand détour pour tenter
l'intrépide sauvetage des naufragés. J'enviais de Ruyter, le brave, le
courageux de Ruyter, et, impuissant comme une vieille femme malade, je
ne pouvais que maudire le membre paralysé, obstacle insurmontable à
l'imitation du noble exemple que donnait mon ami.
Vers midi seulement, les deux bateaux longèrent les rochers pour
revenir vers le grab. J'avais pu distinguer, malgré l'éloignement des
hommes qui remuaient sur la grande vergue du naufragé, que les bateaux
avaient assez approché pour persuader aux hommes de descendre dans la
mer en se laissant glisser sur des cordes. Comme le schooner était
plus léger que le grab, je donnai l'ordre de le faire approcher des
bateaux, et ces derniers nous rejoignirent sains et saufs. De Ruyter
s'élança à bord à l'aide d'une corde, et, lorsque ses deux mains
pressèrent les miennes, sa figure me parut rayonnante de joie.
--Si cet imbécile de vaisseau, me dit-il, ne s'était pas jeté sur les
rochers, j'aurais gagné quarante mille dollars; eh bien, cependant, je
ne sais pas trop pourquoi je suis plus heureux d'avoir sauvé quatre
hommes que d'être possesseur d'une montagne de boîtes à thé. Les
pauvres garçons! il faut vraiment qu'ils soient doués de la force des
loutres pour avoir supporté sans mourir une pareille nuit. Haussez-les
à bord, mes enfants; commencez premièrement par nous donner le père et
le fils.
Ces paroles furent à peine prononcées qu'un homme parut sur le pont:
cet homme était couvert d'une jaquette déchirée de camelot rouge, aux
parements jaunes, brodés de cordonnets d'argent. Il marchait en
chancelant, employant pour se tenir debout toute la force d'une ferme
volonté. Un jeune homme brun et nu jusqu'à la ceinture suivait le
premier arrivé, en cherchant à lui prêter l'appui de son bras. L'homme
à la jaquette, âgé de cinquante ans, était capitaine dans un régiment
du Bengale, et il rentrait en Europe après un service de vingt-cinq
ans dans les Indes. Ces longues années de travail avaient fait gagner
à l'étranger la solde à vie de quatre-vingts livres par an. Si le
climat des Indes avait été moins funeste au vieux soldat, il lui eût
été possible de jouir pendant quelques années de ce pauvre salaire;
mais, incarcéré dans Calcutta, dont l'atmosphère est étouffante, son
foie avait pris les proportions dénaturées de celui d'une oie de
Strasbourg, et par les mêmes moyens: la chaleur et l'excès de
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