Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 07

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Nous dirigeâmes notre course le long de la côte, à l'est de Java, vers
les îles de la Sonde, et nous n'y rencontrâmes que de petits vaisseaux
destinés ou appartenant à cet archipel, et chargés d'huiles de ghée et
de coco. Ces denrées, plus précieuses à leurs yeux que des morceaux
d'or et d'argent, étaient trop viles à nos yeux pour valoir même une
pensée.


CXVI

Une longue et forte brise nous chassa vers les côtes de la
Nouvelle-Hollande, et, quand elle eut cessé, nous vîmes un petit
bateau battu par la houle et évidemment en détresse; je me hâtai de
diriger notre course vers lui.
La force de la brise nous mit promptement bord à bord de la barque, et
nous reçûmes son équipage, qui se composait de quatre matelots et d'un
contre-maître appartenant à une frégate anglaise qui, après avoir
capturé un brigantin, en avait confié la charge à une petite partie de
ses hommes. Le brigantin avait été séparé de la frégate par une forte
rafale en entrant dans le détroit de la Sonde; outre cela, les mâts et
les agrès du navire captif avaient beaucoup souffert; dans ce
misérable état, une énorme vague vint fracasser une partie de la
poupe, et l'eau envahit si rapidement le vaisseau, que ce ne fut qu'à
force d'adresse et de dextérité que les marins réussirent à mettre à
la mer un lourd bateau qui se trouvait au milieu du brigantin. Le
vaisseau coula si promptement à fond, que les naufragés n'eurent que
le temps nécessaire à la conservation de leurs propres personnes; car
deux hommes qui avaient essayé de sauver quelques débris de vêtements
et de vivres furent ensevelis sous l'écume de la mer. Le bateau était
aussi vieux et aussi fracassé que le navire auquel il avait appartenu;
mais fort heureusement, pendant son séjour sur le brigantin, il avait
été le réceptacle de vieux canevas, de petites voiles, de rames, de
bouts de corde et enfin d'une mue qui contenait six canards, un vieux
bouc et un poulet. En voyant leurs provisions vivantes, les matelots
remercièrent la Providence, et quelques heures s'écoulèrent avant que
ces terribles paroles fussent prononcées: «Il n'y a pas d'eau fraîche
sur le bateau!» Et chacun répéta d'une voix désespérée: «Il n'y a pas
d'eau fraîche! nous allons mourir de soif!»
Déjà une altération anticipée desséchait les lèvres des pauvres marins
et faisait trembler leurs braves coeurs. Les dangers passés et
présents furent oubliés. Ce n'était rien d'être dans un vaisseau
troué, fracassé et mal bâti, à peine assez grand pour contenir le
reste de l'équipage, et s'agitant dans la mer comme un marsouin
harponné; tout cela n'était rien en comparaison du manque d'eau.
Heureusement l'officier qui se trouvait avec les marins était un homme
intelligent, faible d'extérieur, de constitution, mais courageux et
fort par son âme et par son coeur. L'officier ranima les esprits
accablés de ses hommes; il leur dit qu'ils étaient près de la terre,
qu'ils avaient des voiles et assez de vent pour les gonfler; qu'en
outre le bateau était léger, peu rempli, et qu'on pouvait sans mourir
supporter la soif pendant quelques jours.
--D'ailleurs, ajouta-t-il, nous avons des bêtes vivantes à bord; leur
sang est aussi rafraîchissant que de l'eau, et je crois même qu'une
bonne pluie s'amasse dans les nuages noirs qui couvrent l'horizon.
L'air calme et intrépide du jeune chef eut encore plus d'influence sur
le tremblant équipage que les paroles qui promettaient du secours, car
il devint calme et attendit la réalisation des espérances qu'on lui
faisait entrevoir.
Le contre-maître réussit à mettre le bateau à l'épreuve de l'eau en
fermant ses crevasses avec des chiffons, puis il disposa les voiles et
se mit sous le vent; mais, pour arriver à ce résultat, il avait fallu
une adresse parfaite, un coup d'oeil sûr et une main ferme. L'officier
n'avait ni compas ni carte marine pour lui servir de guide dans ce
chemin perdu; rien, sinon les études et le soleil, et ce dernier était
si ardent, si éblouissant, qu'il n'osait pas le regarder. La seule
espérance du pauvre navigateur était de gagner les îles de la Sonde ou
les côtes de la Nouvelle-Hollande, ou bien encore de faire la
rencontre de quelque barque vagabonde.
Le bouc fut tué, et chaque oeil glacé de crainte regardait avec une
avide angoisse la petite part du sang distribué par le contre-maître.
Quand on découpa l'animal, son estomac contenait encore du sang
coagulé et quelque humidité. Ce sang fut loyalement partagé; le
contre-maître nous dit qu'il en avait extrait le fluide en mâchant la
substance sans l'avaler, et il voulut persuader à ses hommes qu'ils
trouveraient un avantage à suivre son exemple. Quelques-uns écoutèrent
leur chef, mais la plupart furent impuissants à résister aux
déchirements affreux qui torturaient leurs entrailles.
--En m'abstenant de manger, nous dit encore l'officier, je supportai
mieux la soif, et, au bout de quelques jours, j'éprouvais un grand
soulagement, en gardant dans ma bouche un fragment de substance.
Nous examinions avec une ardente inquiétude la forme et le changement
des nuages. Enfin nous vîmes avancer vers nous du fond de l'horizon un
épais nuage évidemment surchargé de pluie. Ceux qui ont vu ou qui
peuvent concevoir la situation d'un pèlerin perdu dans les sables
brûlants du désert, et qui aperçoit enfin l'oasis désirée, peuvent se
faire une idée de nos sensations. Quand les premières gouttes de la
pluie si ardemment appelée touchèrent nos lèvres arides, des prières
profondément religieuses furent murmurées par des hommes qui seraient
morts au combat au milieu d'un jurement ou d'un blasphème. Mais,
hélas! le nuage humide fut avare de son trésor; il en laissa tomber
quelques gouttes, et s'enfuit rapidement pour mêler ses eaux à celles
du vaste Océan.
Les pauvres marins désespérés couvrirent leurs yeux enflammés de
leurs mains tremblantes, et tombèrent dans les spasmes de l'agonie.
Ces hommes souffrirent ainsi pendant sept jours, espace de temps qui
paraît bien court aux heureux du monde, mais qui eut pour eux la durée
de soixante et dix ans.
Dans la frénésie de cette horrible souffrance, deux hommes se jetèrent
dans la mer pour étancher leur soif dans ses eaux salines: ils en
moururent; un autre se déchira le bras, but son propre sang, et
s'endormit pour ne plus se réveiller. Le septième jour, l'équipage se
trouvait réduit à quatre hommes, y compris l'officier. Au moment de
notre heureuse arrivée, ces malheureux, qui n'avaient plus d'humain
que la forme, ne gardaient plus dans le fond de leur coeur le moindre
rayon d'espérance; l'officier seul possédait encore un peu de raison;
quant aux autres, ils étaient abrutis et presque morts. Lorsque le
courageux marin fut arrivé sur le pont du schooner, il regarda
tranquillement autour de lui en disant d'une voix éteinte:
--Nous mourons de la mort des damnés; donnez de l'eau à mes hommes.
Après avoir rempli ce dernier devoir de protection, il nous montra sa
lèvre couverte d'écume et tomba sans connaissance.
L'adresse de de Ruyter et la science de Van Scolpvelt arrêtèrent la
fuite de la vie pendant qu'elle voltigeait sur les lèvres du courageux
marin. Après une longue agonie, les forces revinrent à notre malade,
et ses premières paroles intelligibles furent adressées à Van:
--Qui êtes-vous? Le diable?... Où suis-je? Où sont mes hommes? ont-ils
de l'eau? Laissez-moi les voir, les pauvres garçons!
Van Scolpvelt sauva le contre-maître et deux des hommes; mais le
dernier mourut dans les convulsions d'un violent délire.
La guérison de l'officier fut la plus décisive et la plus rapide. Il
resta longtemps au milieu de nous, et je contractai avec Darwell (il
se nommait ainsi) une étroite amitié. La vie de ce brave garçon a été
courte, ainsi que celle de tous ceux avec lesquels je me suis lié. À
l'âge de trente ans, je n'avais plus d'ami; ce tendre sentiment de
l'amitié est mort pour moi, je n'en ai plus que le souvenir; son baume
ne rafraîchira plus les blessures de mon coeur flétri. Des choses bien
plus médiocres que ce sentiment ont leurs mausolées, leurs colonnes,
leurs pyramides; moi, je me contenterai de faire le récit des actions
de tous ceux que j'ai aimés, et de garder leurs noms dans mon coeur et
dans ma mémoire.


CXVII

Après avoir dirigé notre course vers le nord, nous nous trouvâmes
parmi les îles de la Sonde, qui sont aussi brillantes, aussi serrées,
aussi nombreuses dans l'océan de l'Est que les nuages par un beau ciel
d'été. Ces îles défient tous les efforts patients et infatigables des
navigateurs qui essayent de les compter; elles sont de toutes les
formes, de toutes les grandeurs, et commencent sur un petit banc de
corail, où la vague passe sans rides. Les îles que nous apercevions
étaient couvertes de montagnes, de ruisseaux, de vallons et de plaines
encombrées de fruits, d'arbrisseaux et de fleurs. Les nonchalants
insulaires semblaient regarder avec surprise l'approche de nos
bateaux, et nous trouver bien étranges d'avoir la fantaisie de voguer
au milieu des grandes eaux sur des barques flottantes, tandis qu'à
moitié endormis, pendant tout le jour, ils se reposaient sous des
arbres, dont ils ne se servaient point pour faire des canots. Nous
leurs fîmes comprendre par des signes que nous avions besoin d'eau et
de fruits; et, pour toute réponse, ils nous montrèrent les ruisseaux
et les arbres. Ils n'aidaient ni ne s'opposaient au débarquement, nous
laissant la liberté d'agir à notre guise, et celle de prendre toutes
les choses dont nous avions besoin.
Plusieurs de ces îles étaient inhabitées, d'autres étaient presque
civilisées, car elles possédaient un commerce, des vaisseaux, des
armes, ainsi que leurs infaillibles associés, la guerre, le vice et le
vol.
À quelque distance de la grande ville de Cumbava, nous rencontrâmes
deux grandes flottes de proas qui se battaient avec violence. La
faiblesse du vent et le déclin du jour ne nous permirent pas
d'approcher d'assez près pour interrompre ce combat naval.
--Je suppose, dis-je à de Ruyter, que ce sont les insulaires qui
disputent la suprématie de la mer.
--Ou bien la possession d'un coco, me répondit-il en riant.
Les yeux d'aigle de mon ami avaient reconnu les belliqueux Malais,
dont les proas avaient attaqué les natifs marchands qui faisaient le
commerce de coco entre Cumbava et les îles Célèbes.
--Les Malais ont trouvé des antagonistes dignes d'eux, ajouta de
Ruyter, car ces insulaires aiment le combat avec passion, et peut-être
réunissent-ils déjà leurs flottes pour nous attaquer. Ainsi
débarrassez les ponts.
Au point du jour, la flotte malaise se dirigea vers nous, et les
marchands prirent une autre direction et disparurent bientôt à nos
regards. Notre physionomie trompait les Malais, qui nous prenaient
pour des vaisseaux marchands; mais une décharge de nos grands canons
changea leurs cris de guerre en cris de terreur, et ils se sauvèrent
en désordre. Bientôt après, nous nous arrêtâmes au côté à l'est de
l'île de Cumbava, continuant à saisir toutes les circonstances
favorables qui pouvaient nous aider à fournir nos vaisseaux de
provisions fraîches. Comme la plupart des îles nous fournirent une
abondante récolte de bananes, d'ananas, de cocos, de james et de
pommes de terre, nous eûmes, en y ajoutant des sangliers, de la
volaille et du poisson, une excellente nourriture à fort peu de frais.
Un soir, après avoir soupé sur le grab avec Zéla, nous rentrâmes à
bord du schooner. Tout à coup j'entendis près du rivage un sifflement
et un bruit qui semblaient provenir de la marche d'une troupe de
marsouins.
--Hâtons-nous de remonter à bord, me dit Zéla; les natifs quittent le
rivage à la nage, et j'ai entendu dire à mon père qu'ils attaquaient
les vaisseaux en venant les surprendre pendant la nuit.
Je hélai le grab, qui se trouvait un peu en avant de moi, afin de le
prévenir du danger qui nous menaçait; puis je réveillai les hommes du
schooner en leur disant de s'armer.
De la poupe, je vis distinctement une foule de têtes noires, dont les
cheveux flottaient sur les eaux, et cette foule s'approchait
rapidement. Nous hélâmes les visiteurs dans une demi-douzaine de
langues différentes, mais nous ne reçûmes pour réponse qu'un bruit qui
ressemblait à un battement d'ailes et des sons semblables à des
gazouillements d'oiseau. Quelques-uns de mes hommes voulaient
décharger leurs fusils; mais, voyant que les étrangers étaient sans
armes, je défendis sévèrement de faire feu.
Tout à coup Zéla et la petite Adoa s'écrièrent:
--Ce sont des femmes! Que veulent-elles?
C'étaient vraiment des femmes.
Un long éclat de rire s'éleva à bord du schooner, et mon
quartier-maître, qui regardait dans un télescope de nuit, s'écria:
--Regardez, capitaine, voici une multitude de sirènes qui abordent le
schooner.
Ne sachant que penser, je donnai l'ordre à mes marins bien armés de se
mettre dans l'ombre, et j'engageai mes visiteuses flottantes à grimper
à mon bord.
Elles comprirent cela bien vite, et, au bout de quelques minutes, nous
fûmes abordés dans toutes les directions par ces dames aquatiques, qui
grimpaient sur les chaînes, sur la poupe, sur la proue, et notre pont
fut tout à fait encombré.
Il n'y avait pas le moindre doute à concevoir sur le sexe de ces
assaillantes inattendues, et nos hommes, armés de leurs pistolets, de
leurs coutelas et de leurs piques d'abordage, étaient parfaitement
ridicules devant des femmes qui, bien loin d'avoir des armes
défensives ou offensives, n'avaient d'autres armes que celles données
par la nature, et d'autres vêtements qu'une masse de longs cheveux
noirs. Pour rendre justice à ces dames, je dois dire que, si plusieurs
d'entre elles n'étaient pas blondes et jolies, elles étaient jeunes,
avaient la peau douce et de charmants traits mauresques. J'étais si
exclusivement amoureux de Zéla, que mes pensées ne se tournaient
jamais vers une autre femme. Il est vrai que j'avais eu l'enfantillage
de faire des niches à la veuve de Jug, et il était infiniment
préférable que je les eusse faites à la maligne panthère, bête cent
fois moins malfaisante qu'une vieille femme vicieuse et
contrariée.--Mais passe ton chemin, maudite réflexion sur le temps qui
n'est plus; tiens-toi éloignée de moi. Ah! mémoire fatale, démon
subtil que tu es!
Au point du jour, les femmes amphibies se rassemblèrent sur le pont
comme un troupeau de crécerelles. Après avoir glané les offrandes des
matelots, offrandes qui consistaient en vieux boutons, en clous, en
perles, en vieilles chemises, gilets, jaquettes et autres défroques
dont les pauvres filles s'étaient parées d'une manière ridicule, elles
se pavanèrent sur le pont en se regardant mutuellement. Une avait une
chemise de couleur; une autre une jaquette blanche; d'autres un bas,
un soulier; toutes, enfin, un chiffon sans valeur, mais que leur
ignorance trouvait fort précieux. Toutes ces pauvres filles
s'examinaient afin de savoir quelle était la plus favorisée du sort;
enfin l'apparition d'une vieille femme qui s'était insinuée dans les
bonnes grâces du quartier-maître rendit toutes les femmes immobiles
d'étonnement et de jalousie. L'insulaire privilégiée avait si bien
ensorcelé le quartier-maître, qu'il lui avait donné son vêtement
d'honneur, un gilet cramoisi! ce gilet qui avait causé tant de dégâts
dans le coeur des jolies filles de Plymouth! ce gilet qui, en dépit
d'une foule d'aspirants, avait gagné au marin le coeur et la
possession légitime d'une célèbre beauté de la province!
En voyant cette brillante femme marcher d'un air superbe, les jeunes
filles se frappèrent les mains l'une contre l'autre, avec un sentiment
mêlé d'envie et de plaisir. Puis, empressées d'éviter une dangereuse
comparaison, elles cachèrent leurs parures déjà bien moins estimées,
se jetèrent dans l'eau la tête la première, et nous les entendîmes
babiller comme une nuée de mouettes jusqu'à ce qu'elles eussent
atteint le rivage.


CXVIII

Afin d'éviter une seconde orgie nocturne, nous traversâmes avec
circonspection de nombreux groupes d'îles dont le nom et même la
situation ne sont point marqués sur les cartes marines, et nous
jetâmes l'ancre près de celle qui nous parut la plus riche en ombrages
et en fruits. Malgré les profondes connaissances de de Ruyter dans la
navigation, nous avions de très-grands dangers à surmonter pour
franchir les courants, dont la violence emportait le grab et le
schooner dans des directions différentes, ou les frappait violemment
l'un contre l'autre. La marche rapide d'un vaisseau ou le galop
effréné d'un cheval poussé par l'éperon m'a toujours donné un vif
plaisir; mais ce plaisir, comme tous ceux qui ont pour cause une
excitation nerveuse, est souvent payé par une fatigue réelle, par un
accablement moral et physique profondément triste.
En visitant avec Zéla les îles inconnues et inhabitées de l'archipel
des Indes, je fus vraiment heureux, et c'était avec l'extase d'un
étonnement inexprimable que nous contemplions chaque fruit, chaque
fleur, chaque herbe: car tout nous était inconnu, de nom, de couleur
et de forme. À nos yeux ignorants et ravis, les rochers, les sables et
les coquilles du rivage prenaient un aspect merveilleux et presque
fantastique. Il nous semblait même que les oiseaux, les lézards, les
insectes et les grands animaux n'étaient point pareils à ceux que nous
connaissions.
Pendant que je restais en extase devant la splendeur d'un arbre
gigantesque, Zéla cueillait avec un plaisir d'enfant les fleurs
merveilleuses qui couvraient la prairie d'un tapis aux mille couleurs.
Les oiseaux et les bêtes nous regardaient sans témoigner d'effroi,
mais avec une sorte de stupeur. Ils pensaient sans doute, ou plutôt je
pensais pour eux qu'ils étaient indignés de notre usurpation.
Comme je n'écris pas l'histoire de mes découvertes, mais bien celle de
ma vie, je laisse aux systématiques navigateurs la description de
chacune de ces îles, car elles sont maintenant comprises dans la
cinquième division du monde.
Après une longue et difficile navigation, nous arrivâmes aux îles
Aroo, îles charmantes dont la vue laisse dans le coeur et dans la
mémoire un souvenir ineffaçable. Ces îles sont si belles, que leur
beauté surpasse l'idéal du merveilleux. Les oiseaux du soleil (ou,
comme on les appelle généralement, les oiseaux du paradis) sont nés
dans cet Éden. On y trouve encore le loris, oiseau charmant, dont les
couleurs diverses et distinctement marquées surpassent en splendeur
celles des plus rares tulipes, et le mina aux ailes d'un bleu plus
profond que le ciel, et dont la crête, le bec et les pattes sont d'un
jaune d'or. Les épices sur lesquelles vivent une infinité
d'oiseaux-mouches de toutes nuances, depuis le rouge cramoisi jusqu'au
vert d'émeraude, répandent dans l'air des odeurs délicieuses.
Nous vîmes de loin Papua ou la Nouvelle-Guinée, et nous dirigeâmes
notre course vers le nord-ouest pour gagner l'île épicière hollandaise
d'Amboine. Tous les habitants de l'île étaient en confusion, car ils
attendaient une attaque de leurs ennemis les Anglais. Le gouverneur
cependant ajoutait moins de foi à cette rumeur que ses sujets, et,
quoiqu'il consultât de Ruyter, notre ami était trop fin pour faire à
la question de l'insulaire une réponse qui dût ranimer ses craintes;
il sentait trop bien le danger que nous pouvions courir en étant
contraints par la prière, la force ou la ruse, à prêter aux natifs
l'appui de notre secours. Outre cette politique pensée, de Ruyter
sentait encore qu'en laissant entrevoir au gouverneur la certitude
qu'il avait d'une prochaine attaque, il serait difficile à l'un
d'acheter des provisions, et à l'autre de les fournir. Quelques jours
après ce nouvel approvisionnement, nous fîmes prisonnier un petit
vaisseau du pays, frété de clous de girofle, de macis et de muscades.
Nous enlevâmes les épices, et le navire continua sa course.
Le désir de de Ruyter était de gagner les îles Célèbes, et nous
naviguâmes dans cette direction sans faire de nouvelles rencontres.
Notre commodore nous fit jeter l'ancre à la hauteur du port de
Rotterdam, à Macassar, colonie hollandaise, comme l'indique le nom
du port. Cette île, située entre Java et Bornéo, a la forme d'une
énorme tarentule, dont le petit corps a quatre longues jambes
disproportionnées. Les quatre coins de l'île s'étendent donc dans la
mer en formant des péninsules étroites et allongées.


CXIX

Nous étions enchantés de nous trouver sains et saufs, après une
pénible navigation, dans le port d'une jolie ville européenne qui
pouvait satisfaire à tous nos besoins. Pendant quelques jours, on
donna liberté entière à l'équipage des deux vaisseaux, et nous
goûtâmes avec l'enivrement de la fatigue les douceurs d'une vie
abondante et d'un repos bien mérité. Plusieurs vaisseaux hollandais
amarrés dans le port nous fournirent les articles européens dont nous
avions besoin: tels que du vin, du fromage, du vrai skédam, liqueur
que le pauvre Louis trouvait aussi indispensable que le gouvernail à
la marche active d'un vaisseau. Nous transportâmes, avec le regret de
nous en séparer, Darwell et les trois hommes que nous avions sauvés, à
bord d'un vaisseau neutre, et ce fut pour ma part un véritable chagrin
que de quitter ce brave et courageux garçon. À cette époque, mon coeur
avait une force de sentiment qui me rendait l'esclave de toutes les
affections, et, comme on a dû s'en apercevoir dans le cours de ce
récit, je me liais facilement avec les hommes véritablement honnêtes
et bons. Depuis, le temps et les chagrins ont pétrifié mon coeur, et
si je rencontre des âmes d'élite, je reconnais leur grandeur sans me
sentir le courage ni l'envie de réclamer une part de leur tendresse.
Je suis devenu ascétique et morbide, et quoique je ne veuille point
médire de la nature humaine, je suis forcé d'avouer et de reconnaître
que les amis de ma jeunesse ne peuvent entrer en ligne de comparaison
avec les gens que je fréquente aujourd'hui, et auxquels je donne le
nom d'amis, auxquels je suis forcé de dire _chers_ en les invitant à
dîner. Quoique je ne sois pas un critique verbeux, il est de mon
devoir de protester contre la profanation du mot ami. La loyauté
m'impose l'obligation d'établir une différence entre le diamant
oriental et la fausse pierre, de séparer le bon grain de l'ivraie, et
les mots qui n'ont aucune valeur des réalités substantielles, qui sont
plus lourdes que l'or.
Ayant découvert que le beaupré du grab était endommagé, et que les
vaisseaux avaient besoin de quelques réparations, de Ruyter nous fit
lever l'ancre pour nous conduire au sud de la côte, dans la baie de
Baning.
Le rajah de l'île reçut parfaitement de Ruyter, et donna l'ordre à son
peuple de nous accueillir avec bienveillance, en nous laissant prendre
le bois de charpente dont nous avions besoin.
Pendant que de Ruyter s'occupait à défaire ses mâts, à enlever son
beaupré, nous détruisions les rats qui encombraient la cale du grab.
Van Scolpvelt facilita le massacre, en fournissant une composition
horrible, dont la vapeur, disait-il, suffoquerait infailliblement tous
les diables de l'enfer, s'il était possible d'en introduire dans le
brûlant séjour.
Quand le grab fut entièrement débarrassé des centipèdes, des escarbots
et des rats, je débarquai sur le rivage afin de reprendre avec Zéla le
cours de nos aventureuses excursions. Les Bounians sont aimables,
francs, hospitaliers, honnêtes, entreprenants et braves; je les
préférerais infiniment aux intrépides Malais, dont la nature a quelque
chose de trop sauvage pour être bien appréciée par un homme civilisé.
La politique hollandaise encourageait les guerres civiles parmi les
princes natifs, et cela dans le but d'assurer et d'augmenter ses
propres possessions. L'établissement des Hollandais sur cette île
était fort commode, parce qu'il établissait une ligne de communication
avec leurs colonies de l'Est. Dans la grande baie de Baning se
trouvait une belle rivière dont le cours menait à un grand lac situé
dans l'intérieur du pays; le prudent rajah défendait aux Européens de
visiter cette rivière, car, disait-il, la cupidité des hommes du Nord,
la cupidité seule de leurs regards n'est égalée que par la rapacité de
leurs mains. Afin d'utiliser mes promenades autour de la grande baie,
je m'étais muni d'armes à feu et de filets. Notre course le long du
rivage nous conduisit dans une baie plus petite que la première, mais
dans laquelle les vagues se précipitaient avec bruit pour aller se
briser contre les rochers d'une colline. Les pentes de cette colline
étaient nues, mais son sommet avait une couronne d'arbres magnifiques
et de buissons couverts de fleurs, aux nuances d'un rouge vif. La baie
était entourée d'un tapis de sable excessivement fin et poli, et sur
ce sable nous trouvâmes de brillants coquillages et des os blanchis
par l'eau et par le soleil. La transparence bleuâtre de l'eau
indiquait l'absence des rochers et des bancs de sable, aussi bien que
sa profondeur, et cette nuance était d'autant plus remarquable qu'elle
contrastait avec l'irrégularité du rivage, sur lequel ne se trouvait
pas une seule surface plane.
J'élevai une tente pour Zéla au bord du rivage, et, pendant que nous
explorions l'île, nos hommes s'occupèrent à chercher sur la baie un
endroit favorable à notre pêche. Le filet remplit notre bateau d'une
prodigieuse quantité de poissons. Nous les transportâmes sur le
rivage, où ils furent entassés littéralement les uns sur les autres.
En dépit du proverbe qui assure que les yeux sont plus insatiables que
la bouche, nous nous lassâmes bientôt de voler l'Océan, car nous
avions assez de poisson pour suffire aux besoins d'une flotte affamée.
Quand l'imagination et le désir de posséder, inné dans l'homme, furent
complétement rassasiés, nous fîmes du feu pour faire cuire une partie
de notre pêche. On dit que le chasseur ne travaille pas pour remplir
la marmite, c'est vrai; cependant il y a des exceptions, et nous en
étions une, car le produit de notre pêche nous procura un festin
royal... et une indigestion générale.


CXX

Je laissai Zéla avec ses jeunes filles malaises, et, accompagné d'un
de mes hommes, je grimpai, à l'aide d'une lance, sur les rochers
escarpés de la colline, afin de jeter un coup d'oeil sur la baie.
J'aimais beaucoup, lorsque j'étais jeune, à grimper sur les rochers ou
sur les montagnes, et maintenant je ne rends visite qu'avec une peine
extrême à celles de mes connaissances qui habitent un second étage.
Quant à monter jusqu'à un troisième, cela m'est impossible; je n'irais
y chercher ni un ami ni un ennemi.
Nous avançâmes lentement le long des côtes escarpées de la rude
barrière qui garde les limites de la baie, et avec une peine infinie
je parvins à gravir un rocher dont la pointe formait une sorte de
plate-forme. Nous nous y arrêtâmes, et, après avoir allumé ma pipe, je
regardai la baie, dont l'eau, vue ainsi, paraissait basse et calme.
Mon Arabe, qui avait des yeux de faucon, me montra une ligne de taches
noires qui se remuaient vivement dans l'eau. Au premier coup d'oeil,
je pris cette ligne pour des canots chavirés; mais l'Arabe m'assura
que c'étaient des requins.
--La baie est nommée baie des Requins, ajouta mon compagnon, et
puisqu'ils viennent de la mer, c'est un signe infaillible de mauvais
temps.
Un petit télescope de poche me prouva que c'étaient vraiment des
requins; ils étaient au nombre de huit. Après avoir majestueusement
navigué ensemble jusqu'à l'embouchure de la petite baie, un grand
requin se détacha du groupe, qu'il parut guider comme un éclaireur. Au
moment de franchir l'embouchure, suivi de sa petite armée, le requin
amiral parut hésiter: un narval venait des bords du rivage, où il
s'était tenu caché pour s'opposer à son passage. L'hésitation du
requin dura peu; il attendit son ennemi, invisible pour moi, et un
combat fut aussitôt livré. Je distinguai enfin l'intrépide assaillant:
c'était un empereur ou licorne de la mer, chevalier errant des eaux,
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