Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 12

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fuite. Il n'en fut pas ainsi. «Cache-toi, me dit sèchement don
Rodrigues; demain, je te fournirai les moyens de quitter Madrid.» Je
ne sus que répondre, mais je suivis la voiture. Je connais cette
maison; c'est un lieu infâme: c'est le théâtre des orgies et des
débauches de l'infant d'Espagne; chaque nuit qu'il y passe porte le
déshonneur dans une famille.
--Ciel! s'écria Fonseca; mais j'entends du bruit, j'entends des cris
dans cette odieuse maison!
Il allait enfoncer la porte lorsqu'elle s'ouvrit tout à coup.
Au milieu des cris confus et inarticulés, on distinguait le bruit
d'une lutte. Fonseca s'avança rapidement. Un juif, précipité en bas de
l'escalier, vint tomber à ses pieds. Ensuite parut Calderon. Il tenait
son épée d'une main et soutenait Margarita de l'autre. Un autre homme
cherchait à le retenir, mais en vain.
--Fonseca! cria Margarita, qui aperçut le jeune homme, sauve-moi!
--Oui, dit don Martin d'une voix de tonnerre, je viens te sauver et
punir un lâche! Laisse ta victime, Rodrigues, et défends toi!
En parlant ainsi, il croisa son épée contre celle de Calderon.
--Ce n'est pas lui qu'il faut frapper! cria Margarita en se
précipitant sur le sein de son père.
Il était trop tard.
Fonseca, transporté de rage, n'entendit rien, ne comprit rien. D'une
main plus assurée, il avait dirigé son épée contre la poitrine de
celui qu'il croyait son ennemi. Mais ce ne fut pas Calderon qu'il
atteignit au coeur. Ce fut Margarita, qui tomba baignée dans son sang
aux pieds du pauvre insensé.
--Mortes toutes deux! murmura Calderon.
Et il tomba aux côtés de sa fille, comme s'il eût été frappé du même
coup.
En ce moment le prince d'Espagne descendit l'escalier. Il était
livide, et ses pieds furent arrosés du sang de la vierge martyre!
--Misérable! qu'as-tu fait? dit-il à Fonseca.
La jeune fille expirante tourna vers Fonseca ses yeux pleins d'une
expression céleste; ensuite elle se traîna sur le sein de Rodrigues,
et dit d'une voix éteinte:
--Pardonne-lui, mon père, je dirai à ma mère que tu m'as bénie.
* * * * *
À la suite de ce terrible événement, plusieurs jours se passèrent sans
qu'on entendît parler de Calderon à la cour, où l'on ne pouvait
s'expliquer son absence. Les ennemis de Calderon profitèrent de son
éloignement. Le complot formé contre lui allait éclater. Les partisans
d'Uzeda avaient maintenant pour eux l'inquisition. Aliaga, nommé grand
inquisiteur, préparait avec eux la perte de Calderon. Mille infernales
calomnies avaient été inventées contre le favori, et le roi, qui
n'avait pas été prévenu du motif de son absence, soupçonnait la
conduite de Rodrigues, et se montrait profondément irrité contre lui.
Le duc de Lerme, accablé d'années et d'infirmités ne pouvait pas
lutter contre ses ennemis. Dans son désespoir, il appelait Calderon,
mais ce puissant allié ne reparaissait pas. La tempête éclata soudain.
Un soir, le duc de Lerme reçut, avec sa destitution, l'ordre de
quitter la cour. Par une coïncidence bizarre, Calderon entra dans le
cabinet du duc au moment où celui-ci recevait le message du roi. Un
affreux changement s'était opéré dans la personne de Rodrigues. Ses
regards étaient mornes et glacés, ses joues creuses et blêmes; en
quelques jours il avait vieilli de quarante ans.
--Duc de Lerme, dit-il d'une voix sépulcrale, je suis enfin de retour.
--Que le ciel en soit béni! Calderon, pourquoi m'avoir quitté?
Qu'es-tu devenu? Cours trouver le roi; dis-lui que je ne suis pas
malade, que je n'ai pas besoin de repos. Fais-lui comprendre l'indigne
conduite d'un fils dénaturé. On veut me bannir, Calderon; me bannir!
Va trouver l'infant; il s'est renfermé dans son palais; il refuse de
me voir; mais toi, il te recevra.
--Ah! l'infant d'Espagne... nous avons des raisons pour bien nous
aimer.
--Oui, certainement, vous en avez. Hâte-toi donc, Calderon; ne perds
pas une minute. Dois-je être banni, Rodrigues? dois-je être banni?
répétait le malheureux vieillard. Va, ajouta-t-il, va, je t'en
supplie; sauve-moi. Je t'aime, mon bon Rodrigues, je t'ai toujours
aimé. Laisserons-nous triompher nos ennemis?
Soudain, tant est grande la force de l'habitude, Calderon retrouva
toute son ardeur, tout son génie d'autrefois. Un éclair jaillit de ses
yeux; il redressa sa taille imposante.
--Je croyais, dit-il, qu'il ne me restait plus qu'à quitter la vie;
mais je veux faire encore un suprême effort, et ne pas vous abandonner
à l'heure du danger. Je verrai le roi! Ne craignez rien, monseigneur,
je ferai voir à Uzeda que mon étoile n'a pas encore pâli.
Calderon dégagea ses mains de l'étreinte du cardinal et se dirigea
vers la porte.
Trois coups secs retentirent en ce moment. Rodrigues ouvrit, et vit
l'antichambre remplie d'hommes vêtus d'un sombre uniforme.
C'étaient les officiers du saint-office.
--Restez, lui dit une voix sinistre, restez, Rodrigues Calderon,
marquis de Siete-Iglesias; au nom de la très-sainte inquisition, je
vous arrête!
--Aliaga! s'écria Calderon, qui recula saisi d'horreur.
--Silence! dit le jésuite.--Officiers, emmenez votre prisonnier.
--Adieu, bon vieillard, dit Calderon en se retournant vers le duc, ta
vie est sauve au moins. Quant à moi, je défie la destinée!
Emmenez-moi.
L'infant d'Espagne fut bientôt remis de l'émotion que la mort de
Margarita lui avait causée. De nouveaux plaisirs lui firent tout
oublier; il n'eut pas même de remords.
Il se montra en public peu de jours après l'arrestation de Calderon,
et crut devoir intercéder le roi en faveur de son ancien favori; mais,
quand bien même l'inquisition eût consenti à lâcher sa proie, et Uzeda
à oublier ses ressentiments, la joie du peuple fut si grande lorsqu'il
apprit la chute du redoutable secrétaire, qu'il eût fallu un monarque
plus hardi que Philippe III pour braver ces clameurs et sauver le
ministre déchu.
Un jour, un officier qui attendait le lever du prince, dont il était
un des favoris, lui présenta une pétition afin d'obtenir de Son
Altesse royale un grade vacant dans l'armée.
--Et quel est donc, demanda l'infant, celui qui s'est fait tuer si à
propos pour que tu obtiennes une promotion?
--C'est don Martin Fonseca, monseigneur.
Le prince tressaillit et tourna le dos au solliciteur, qui, à dater de
ce jour, perdit les bonnes grâces du prince.
Cependant l'année s'écoulait, et Calderon languissait encore dans son
cachot. Enfin, l'inquisition ouvrit le noir registre de ses
accusations. C'était un tissu d'absurdités révoltantes et d'infâmes
calomnies. Le premier des crimes dont on l'accusa fut celui de
sorcellerie. Calderon soutint toutes les accusations avec une dignité
qui confondit ses ennemis. On lui fit subir la torture, et tous les
historiens ont rendu témoignage de l'héroïsme que montra cet homme
étrange.
À cette époque Philippe III mourut, et l'infant d'Espagne monta sur
le trône. Le peuple crut alors qu'on allait lui ravir sa victime: il
se trompait. Autre temps, autres soins. Le roi Philippe IV avait
complétement oublié celui qui avait été le favori de l'infant
d'Espagne.
De son côté, don Gaspar de Guzman, qui, tout en affectant de servir
les intérêts d'Uzeda, convoitait secrètement le monopole de la faveur
royale, vit dans Calderon un obstacle qui, tôt ou tard, pourrait
l'empêcher d'atteindre son but. Il lui importait donc de faire
ordonner promptement le supplice de don Rodrigues. L'inquisition
procédait trop lentement au gré de son impatience, car le terrible
tribunal semblait surseoir à prononcer une sentence de mort. Pourtant,
on finit par le condamner à mourir sur l'échafaud.
Calderon sourit en entendant prononcer cet arrêt.
Par un beau jour d'été, une foule immense se pressait sur la place du
pilori, à Madrid.
Des cris de joie sauvage éclatèrent dans les airs quand don Rodrigues
Calderon, marquis de Siete-Iglesias, arriva sur la plate-forme de
l'échafaud. Mais quand le peuple chercha du regard le favori à la
taille imposante, tel qu'il lui était apparu dans tout l'éclat de sa
jeunesse, alors qu'il courbait toutes les volontés sous sa main
puissante, et qu'au lieu du colosse superbe qu'il s'attendait à
contempler, il aperçut un vieillard; lorsqu'il vit ce front sillonné
de rides et ces traits sur lesquels la douleur avait laissé son
empreinte, le peuple, dont les instincts sont généreux, fit succéder
aux cris de rage des cris d'indignation pour les bourreaux et de pitié
pour la victime.
À côté de Calderon se tenait un prêtre qui lui offrait les
consolations de la religion.
--Courage, mon fils, disait le ministre de l'Évangile, Dieu vous
tiendra compte des souffrances que vous avez endurées sur la terre.
Acceptez-les comme une expiation, et bénissez la main de Dieu qui vous
les envoie.
--Oui, répondit Calderon, à cette heure suprême, je bénis la main de
Dieu. Gloire à lui, si les tourments que j'ai soufferts ici-bas, et
que termine le supplice, peuvent apaiser son courroux. Inez, murmura
Calderon, le destin de ta fille et le mien vengent ta mort!
Le peuple, immobile, osait à peine respirer. Il regardait cet homme
avec respect et admiration. Une minute après, un gémissement sourd,
lugubre, partit du sein de la foule, et le bourreau éleva en l'air une
tête sanglante et livide.
Deux spectateurs, placés sur un balcon, avaient suivi d'un regard
attentif toutes les scènes du drame terrible qui venait de se dénouer
sur l'échafaud.
--Périssent ainsi tous mes ennemis! s'écria le duc d'Uzeda.
--On doit tout sacrifier, amis et ennemis, aux ordres et à la gloire
de la religion, répliqua le grand inquisiteur en faisant le signe de
la croix.
Tous deux quittèrent le balcon et rentrèrent au palais d'Uzeda.
--Don Gaspar de Guzman est maintenant avec le roi, dit le duc:
j'attends à chaque instant l'ordre de me rendre auprès de Sa Majesté.
--Mon fils, répondit Aliaga en hochant la tête, je ne partage pas vos
espérances. Je sais lire au fond des coeurs et deviner les caractères.
Croyez-le bien, don Gaspar de Guzman ne souffrira auprès de lui aucun
rival; il n'admettra personne à partager la faveur du maître.
Ils parlaient encore lorsqu'ils virent entrer un gentilhomme de la
chambre du roi, qui remit à chacun d'eux une lettré signée de Sa
Majesté, et ainsi conçue:
«Le duc d'Uzeda et le grand inquisiteur, dom fray Louis de Aliaga, ont
perdu leurs titres et leurs dignités; ils devront, s'ils ne veulent
pas être traités en sujets rebelles, quitter à l'instant même le
royaume d'Espagne.»
Ainsi, ni le caractère sacré du grand inquisiteur, ni les habiles
manoeuvres du duc d'Uzeda, ne purent les préserver d'une disgrâce.
Quelques instants après, la foule qui remplissait la place apprit la
décision du monarque, et, toujours inconstante, elle reçut avec
acclamation le nom du nouveau ministre. On entendit le cri poussé par
un peuple immense:
--Vive don Guzman Olivarez le réformateur!
L'écho des acclamations parvint jusqu'à Philippe IV, qui était avec
son nouveau ministre.
--Quel est ce bruit? demanda vivement le roi.
--Sire, c'est sans doute votre bon peuple qui applaudit à l'exécution
de Calderon, répondit don Guzman.
Philippe IV se couvrit le visage de ses mains, parut un instant
absorbé dans une profonde rêverie; puis, se retournant vers Olivarez,
il lui dit avec un sourire sardonique:
--Comte, telle est la morale d'une vie de courtisan.
Le duc d'Olivarez, qui, disgracié plus tard, finit dans l'exil sa
longue carrière, dut se rappeler plus d'une fois les paroles de son
royal maître et les circonstances dans lesquelles il les avait
prononcées.

FIN


Paris.--Imprimerie de ÉDOUARD BLOT, rue Saint-Louis, 46, au Marais.

* * * * *

Notes de transcription
Les coquilles ont été corrigées et les majuscules accentuées.
La graphie ancienne (dyssenterie, protégent, complétement, etc.)
a été conservée. Nous croyons également que:
à la page 19, «arrah-punch» dans la phrase «Capitaine, me dit Louis
avant de quitter le grab, si je parviens à introduire en Europe cet
excellent potage, et le non moins célèbre arrah-punch, je serai, à
bon droit, aussi connu que Van Tromp ou que le prince de Galles?»
devrait se lire «arack-punch».
à la page 123, «conte» dans la phrase «À ce conte, la rumeur
ajoutait que nos plongeurs avaient pêché dans les profondeurs de
la mer des tonneaux de vin portant pour date le millésime de 1550.»
devrait se lire «compte».
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