Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 06

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l'orang-outang, qui sans nul doute reparaissait dans le monde pour
venir me disputer la possession de ses biens, car nous avions bâti
notre hutte sur les ruines de son ancienne demeure. Mais à la place du
sauvage vieillard apparut dans le feuillage la belle figure de de
Ruyter. Pour la seconde fois les rires moqueurs de mon ami
dérangeaient mes plans imaginaires d'une vie rurale.
--Allons, mon garçon, le Malais m'a fait prévenir qu'une voile
étrangère était dans le largue vers le sud; venez, il est temps de
vous remettre sur le dos du dromadaire boiteux... Le grab n'est pas
tout à fait en état de se mettre en mer; allez à la recherche de
l'étranger et amenez-le ici.
Dix minutes après, j'étais à bord, j'avais levé l'ancre, et, favorisés
par une excellente brise, nous fîmes une course qui nous plaça en vue
de l'étranger avant le coucher du soleil. Il naviguait remarquablement
bien; nous le perdîmes de vue pendant la nuit, mais il reparut le
matin, et, après une chasse de neuf heures, il tomba en notre pouvoir.
Ce vaisseau marchand, venu de Bombay et destiné à Canton, était un
magnifique brigantin bâti en bois de teck de Malabar par les parsis de
Bombay, et frété de laine, de coton, d'opium, de fusils, de perles
d'Arabie, de nageoires de requin, d'huile des îles Laccadives et de
quatre ou cinq sacs de roupies.
Cette précieuse prise nous indemnisa amplement de nos fatigues, et
aussitôt une satisfaction universelle illumina les figures brunies de
mon sombre équipage.
Tout fier de ma capture, je fis diriger le schooner vers notre
ancrage. Deux jours après mon retour au rivage, de Ruyter envoya son
ami le Malais à Pontiana, riche et puissante province de l'Ouest
fondée depuis peu de temps par un prince arabe. La ville capitale est
située sur les bords d'une rivière navigable, et elle possédait une
factorerie hollandaise avec laquelle notre Malais faisait des affaires
considérables. Il y était allé afin de trouver un agent et de disposer
de la cargaison de Bombay, car nous n'avions pas assez d'hommes pour
envoyer la prise à une distance plus éloignée.
Le capitaine du brigantin, qui avait un intérêt dans le vaisseau,
l'aimait tellement, qu'il nous proposa de le racheter.
Je profitai avec joie des jours de repos que m'accordait cette affaire
pour continuer avec Zéla mes plans de bonheur futur et nos charmantes
promenades dans notre nouvelle propriété.


CXII

Les dispositions nécessaires à la vente de notre prise demandaient un
temps si considérable, que de Ruyter profita de ce délai pour utiliser
son loisir; il partit avec le grab, afin de glaner quelques bonnes
rencontres sur les mers de Chine, me laissant dans l'île pour y
surveiller nos vaisseaux. Je confiai au premier contre-maître la garde
de notre prise, dont l'équipage fut installé dans les petites huttes
que les Malais avaient construites pour nos malades. Le second
contre-maître et une bande d'hommes s'occupèrent à saler la chair des
sangliers, des buffles, des daims et des canards donnés par l'ami de
de Ruyter, et moi à faire une immense provision de riz et de maïs.
Le peu de loisir accordé par mes nombreuses occupations était employé
à des travaux champêtres, et je poursuivais la continuation de ces
travaux avec tout le zèle que donnent la nouveauté et l'ardeur d'un
homme qui vient de s'établir dans une colonie nouvelle. La petite
rivière où je m'étais baigné avec Zéla quelques heures avant notre
rencontre avec le _Jungle-Admée_ était mon arsenal naval. Nous y
passions des journées entières dans le plus complet isolement, car
cette partie de la rivière était séparée de l'île par un mur de
jungles. De la hauteur des rochers, nos regards plongeaient sur le
schooner en rade avec sa prise, et, à l'aide d'un drapeau, nous
pouvions correspondre avec l'équipage. Au coucher du soleil, nous
rentrions à bord, autant pour amuser nos hôtes que pour me trouver à
mon poste pendant la nuit.
Un soir, nous nous trouvâmes en si grande disposition de nous amuser,
que le pont fut bientôt couvert par une grande quantité de coupes de
punch, d'arack, d'eau-de-vie, de gin, de vin de Bordeaux: charmantes
liqueurs qui empêchent le coeur de s'ossifier, et qui ferment les
crevasses faites à notre corps par la brûlante chaleur du soleil. Les
Indiens disent que la séve du mimosa est un antidote contre le
chagrin. C'est vrai, et nous en avions une preuve dans notre
commandant captif. Au commencement de la soirée, le pauvre homme avait
pleuré sur la perte de son bien-aimé vaisseau, en me disant que, s'il
avait plu à la Providence de lui enlever sa femme et ses six enfants,
il aurait pu se soumettre à cet affligeant décret; mais que sur son
navire il avait mis tout son coeur, toutes ses habitudes, toutes ses
espérances, et qu'il lui serait impossible d'en supporter la perte
avec résignation.
Quand le magique talisman de l'esprit-de-vin eut touché l'âme du
capitaine, la tristesse s'enfuit, il parla, il chanta, me serra les
mains en m'appelant son meilleur ami. Notre orgie fut interrompue tout
à coup par la voix du vieux contre-maître, qui annonçait l'arrivée
d'un ami.
Un grand proa à la marche rapide rasait les flots, et lorsqu'il fut
côte à côte avec nous, le chef malais apparut sur le schooner.
Pendant que je faisais des merveilles d'attention pour comprendre le
chef, en dépit des chants furibonds du capitaine, qui hurlait comme un
bosseman: _Rule Britannia!_ un petit homme à l'air effaré grimpa sur
le pont, et, poussé par le chef, vint reculer jusqu'à moi. Je me levai
pour recevoir l'étranger, mais il me fut impossible de garder mon
sérieux en face de la gravité stupéfaite de sa figure plate et carrée,
en face de son gros ventre, qui ressemblait à une voile de perroquet
gonflée par le vent.
Les proportions des membres de cet homme étaient si courtes, qu'elles
en paraissaient absurdes, ou, selon le quartier-maître, on pouvait
croire que le vieux bâtiment naviguait sous des mâts de ressource.
Il s'avança vers moi d'un pas mesuré et me dit avec une gravité de
plomb:
--Monsieur, je suis Barthélemy-Zacharie Jans, agent de la compagnie
hollandaise établie à Pontiana, et, de plus, agent particulier de Van
Olans Swamerdam. Ayant appris que vous désiriez vendre une prise faite
dans ces parages, je suis venu vous faire des offres d'achat.
Comme si le capitaine avait compris le sujet de notre conversation, il
laissa brusquement l'air qu'il chantait pour psalmodier d'un ton
plaintif la mélancolique complainte de _Pauvre Tom Bowling_.
Notre facteur hollandais s'assit sur les écoutilles, et, après avoir
nettoyé ses ivoires avec un verre de skédam (dont la dimension eût
surpris même le pauvre Louis), il jura n'avoir jamais rencontré de
liqueur aussi exquise, assurant en même temps que l'addition d'un
morceau de biscuit lui permettrait d'en prendre un second verre.
J'ordonnai au quartier-maître d'avoir soin de notre hôte, en
l'engageant à aller éveiller le mousse pour lui servir d'aide dans les
détails de cette importante fonction; le vieux marin obéit en
marmottant entre ses dents:
--Je n'ai jamais vu un aussi drôle de navire, il est tout magasinage.
_Le Téméraire_, qui avait trois ponts, ne possédait pas, pour mettre
son pain, autant de place que cet homme. Il demande un biscuit! un
biscuit! mais il lui faudrait un sac de biscuits, et encore
flotteraient-ils dans sa panse comme des petits pois dans la chaudière
d'un vaisseau. Allons, garçon! allons, réveillez-vous, et apportez sur
le pont tout ce que vous trouverez dans le garde-manger.
Je vis bientôt apparaître un morceau de porc froid, un énorme canard
et la moitié d'un fromage de Hollande. L'agent attaqua les viandes
avec une taciturnité immobile, et, quand il eut vidé les plats et une
grande bouteille de grès remplie de gin, il me dit, toujours d'un air
grave:
--Il est déjà tard, capitaine, et je crois qu'il est fort dangereux de
causer d'affaires après souper; ainsi donc, comme la nuit est chaude
et que je suis fatigué, je vais me reposer ici.
En achevant ces mots, le facteur se coucha, non sans de grandes
difficultés, sur la grande voile qui était par terre, se couvrit d'un
drapeau, et dit au garçon de lui remplir sa pipe. Bientôt après il
fuma et ronfla de tout son coeur, et nos ivrognes suivirent son
exemple.
Vers le matin, Barthélemy-Zacharie Jans remplaça la perte de sa
chaleur matérielle avec du porc salé et du gin, puis il m'accompagna
sur le vaisseau étranger.
Je découvris bientôt que j'avais affaire à un marchand froid,
calculateur et fort rusé. Cette conviction me mit en colère, car,
malgré mon ignorance des affaires, je comprenais parfaitement les cas
dans lesquels je pouvais être dupe. Outre les traits caractéristiques
de son pays, qui sont la ruse, la finesse et la patience, mon homme
avait la sordide avarice d'un Écossais. Quand, avec la franchise d'un
marin, le capitaine de Bombay vint exposer sa position à l'agent en
lui demandant le rachat du corps du vaisseau, ce mercantile personnage
se montra plus indifférent aux souffrances humaines qu'un Hollandais
doublé d'un Écossais ou que le diable lui-même. Il regarda le
capitaine banqueroutier avec une apathie vide, insensible et sèche,
apathie dont j'ai revu l'inerte expression sur la figure d'un
propriétaire irlandais qui écoutait d'un air calme les réclamations de
ses pauvres tenanciers affamés et sales. Sans répondre un seul mot à
la demande du pauvre capitaine, le facteur examina les papiers de la
prise, ses factures et les listes de la cargaison.
--Vous ne serez pas oublié à la vente, dis-je au prisonnier désespéré.
--Je proteste contre des stipulations! s'écria le facteur; mais, si le
capitaine donne un bon prix, ou bien encore s'il offre d'excellentes
sécurités, sa proposition sera accueillie; c'est-à-dire toutefois si
la Compagnie devient acquéreur, et si Van Olans Swamerdam y donne son
consentement.
J'étais fort jeune à cette époque, et ne sachant pas que de pareils
caractères sont excessivement communs, je refusai net d'entrer en
marché avec cette brute féroce; j'allais même lui donner une raclée et
le faire jeter à la mer, lorsque, fort heureusement pour lui, on me
conseilla de ne pas me laisser emporter par la fureur, et le facteur
fut chassé du schooner au milieu des huées de tout l'équipage.


CXIII

De Ruyter vint bientôt nous retrouver, tenant en touage un petit
schooner dont il avait fait la conquête sans avoir à déplorer aucune
perte d'hommes. Nous levâmes l'ancre pour aller la jeter sans retard
dans le port de Batavia. Ayant à vendre non-seulement nos deux prises,
mais encore une foule d'objets qu'il avait mis en dépôt dans une
maison de la ville, de Ruyter prit un logement à Batavia, et nous nous
y installâmes. Les vaisseaux, amplement pourvus de provisions,
étaient, en outre, dans un ordre parfait. En conséquence, j'avais la
libre disposition de mon temps, et j'en usai en faisant parcourir à
Zéla la partie montagneuse de la riche et populeuse île des Javanais.
Les productions du territoire de l'île, telles que bois de charpente,
grains, légumes et fruits, sont d'une qualité fort supérieure à toutes
celles que j'avais vues dans l'Inde, en faisant une exception
toutefois en faveur des produits de Bornéo.
Le général Jansens, vieil ami de de Ruyter et gouverneur de l'île,
fut très-poli pour moi, et je passai plusieurs jours à sa maison de
campagne.
Il y a ou il y a eu en Europe une sorte de fanatisme pour les jeunes
filles aux cheveux dorés; à Java, ce fanatisme est consacré aux femmes
dont la peau a cette teinte jaune.
Dans la maison du marchand habitée par de Ruyter vivait une veuve
très-riche, née dans la capitale de Jug, ville encore gouvernée par
des princes natifs.
Cette dame au teint jaune était si belle aux yeux des jeunes gens de
Batavia, qu'ils consacraient la plus grande partie du jour à passer
devant sa porte, dans l'espérance d'attirer l'attention de cette
merveille, dont voici le portrait:
Elle avait à peu près quatre pieds de hauteur, et sa peau était d'un
jaune si brillant, que les rayons du soleil pouvaient s'y refléter
comme sur un dôme. Les petits yeux noirs de la dame, assez vifs
d'expression, disparaissaient enfouis sous ses joues aussi rondes
qu'une orange, et auxquelles un petit nez en bec d'oiseau et des
lèvres africaines donnaient un ensemble des plus bizarres. Quant aux
cheveux, ils étaient si courts, si épars sur cette petite tête, qu'en
les rassemblant tous, il eût encore été très-difficile de réunir la
quantité qui est nécessaire pour ombrager les lèvres d'un homme.
Cependant, l'affreuse caricature que je viens de dépeindre était
l'idéal de la beauté chère aux Javanais, et de tous les coins les
plus reculés de l'île, on venait en foule briguer ses faveurs et lui
rendre les hommages d'une adoration enthousiaste.
Dans cette heureuse partie du monde, les femmes jouissent du privilége
inestimable qu'accorde le divorce, et l'incomparable veuve usait tant
de ce privilége, qu'elle en abusait. À peine âgée de vingt-quatre ans,
la belle dame s'était mariée dix fois; un de ses époux était mort,
deux avaient été tués on ne sait comment, six s'étaient mal conduits
envers elle, et enfin le dernier avait disparu.
Les Javanais sont une race extraordinairement petite; les hommes
dépassent rarement cinq pieds, et les femmes quatre et demi. De Ruyter
et moi, qui avions l'un et l'autre six pieds de hauteur, des muscles
d'acier et une force proportionnée à notre stature, nous semblions des
géants au milieu de ce petit peuple. Notre extérieur herculéen fit une
grande impression sur la sensibilité de la veuve, qui, en notre
honneur, traita avec mépris les nains de l'île, qu'elle appelait des
fragments d'homme. Après un scrupuleux examen, après une mûre
délibération, après une étude approfondie de la figure, de l'air et
des manières de de Ruyter, la veuve, qui s'était sentie entraînée vers
lui au premier coup d'oeil, arriva bientôt à me donner la préférence,
non-seulement parce que j'étais le plus jeune, mais encore parce que,
venant d'avoir la jaunisse, j'étais le plus doré. Ne doutant pas un
instant du bonheur et de l'empressement que je mettrais à accueillir
ses avances, la dame dit à de Ruyter qu'elle m'offrait ses charmes
sans condition, et qu'à ce don suprême elle ajouterait des champs
semés de riz, de café, de cannes à sucre, des maisons, des esclaves,
des domestiques; enfin, un domaine assez vaste pour me mettre en
égalité parfaite avec les plus puissants princes de la province de
Jug.
--Madame, répondit de Ruyter avec le plus grand sérieux, mon ami sera
charmé de votre attention; il en sera fier, il en sera dans le
ravissement. Vous me voyez moi-même confondu de joie et de surprise.
Malheureusement, madame, un petit obstacle s'oppose à la réalisation
de ce bel avenir: mon ami est déjà marié.
--Marié! exclama la veuve, marié! je ne puis pas le croire; et
cependant, ajouta-t-elle d'un ton empreint de doute et d'amertume, je
l'ai vu accompagner à la promenade une pâle et maladive jeune fille
qui a les cheveux tournés autour de la tête en forme de turban. Mais,
monsieur, cette jeune fille est mince, frêle comme un roseau; de plus,
elle a les yeux si grands et la bouche si petite, que sa figure en est
ridicule. Tous les hommes doivent avoir cette petite fille en horreur.
Fi donc! elle ressemble à une femme marine, et doit bien certainement
aimer l'eau comme un poisson.
Après cette réponse, la veuve découvrit à de Ruyter ses charmes
éblouissants, et lui dit d'un air orgueilleux:
--Regardez-moi...
De Ruyter avoua à la veuve qu'elle ne pouvait être comparée à la
jeune fille marine sous aucun rapport, mais qu'il fallait faire la
part des goûts excentriques des hommes, goûts qui sont aussi
capricieux que les flots de la mer.
--Monsieur, s'écria la veuve, envoyez-moi votre ami; je veux que ses
regards décident la question. Laissez-le contempler en moi la
véritable beauté, et son âme sera émue et son coeur brûlera d'amour.
Enchanté de profiter d'une si belle occasion pour donner cours à son
humeur railleuse, de Ruyter me parla depuis le matin jusqu'au soir de
la princesse jaune en m'appelant Altesse royale. De Ruyter se disait
mon agent auprès de la veuve, disposait en imagination de tous ses
biens, et voulait absolument l'épouser pour moi. Cette conduite
excitait si bien l'ardeur de la dame, qu'elle m'accablait de cadeaux,
et le schooner était encombré de ses nombreux envois de café, de
tabac, de sucre, de fruits et de fleurs. Mes entrevues avec la veuve
furent fréquentes; car, quoique mahométans, les Javanais ne gardent
que l'extérieur de la foi. Quant à leurs actions, elles n'ont d'autres
limites que l'étendue de leurs désirs, et les femmes obéissent
pieusement au précepte de la nature qui dit: «Croissez et multipliez.»
J'étais presque fâché de voir Zéla indifférente aux agaceries que me
faisait la veuve; car non-seulement elle n'y puisait aucun sentiment
jaloux, mais encore elle encourageait les plaisanteries de de Ruyter.
Le soupçon, le doute, la méfiance étaient inconnus à Zéla: cette
loyale et simple nature ne pouvait les comprendre.


CXIV

Pendant un de ses voyages à travers les nombreuses îles dispersées
dans le golfe de la Sonde, de Ruyter avait été obligé de se mettre en
panne, et, en explorant la place, il vit sur une couche de rochers le
corps d'un navire échoué. Selon les apparences, ce navire était de
construction européenne. De Ruyter examina attentivement la situation
de la côte où il faisait cette découverte, et l'inscrivit sur sa
carte, dans l'intention de revenir à une époque plus favorable à son
projet, celui de faire lever le vaisseau.
Le calme du temps et l'obligation de rester quelques jours à Batavia,
la turbulence de l'équipage, ennuyé de son inaction, engagèrent de
Ruyter à tenter la pêche du navire. Après avoir disposé tout ce qui
était nécessaire, il prit à ses gages une troupe d'habiles plongeurs,
et nous nous dirigeâmes avec un bon vent de terre vers le lieu de
notre destination.
Nos bateaux nous conduisirent à la place même marquée par de Ruyter
sur sa carte marine; mais la chute du jour nous obligea à l'abandonner
jusqu'au matin.
Au lever du soleil, nous étions en face du vaisseau échoué. L'eau
était aussi transparente que de la glace, et en laissant tomber la
sonde sur le corps du vaisseau, nous fûmes assurés qu'une vingtaine de
pieds d'eau seulement nous séparaient de son pont. Nous laissâmes une
bouée afin de marquer la place, et nous remontâmes à bord des
vaisseaux, qui s'approchaient de nous.
Après avoir pris des lignes, des aussières, des grappins et d'autres
instruments nécessaires, nous reprîmes notre course vers le vaisseau
submergé. Lorsqu'on regardait fixement et avec attention dans la mer,
chaque partie du vaisseau devenait parfaitement visible. On
distinguait aussi les masses de poissons à coquille qui incrustaient
et peuplaient son pont d'une vie marine. Quand les noirs plongeurs
descendirent sur les ponts, l'eau multiplia leurs figures, et ils
prirent l'aspect fantastique d'une bande de démons réunis pour
défendre leur vaisseau attaqué dans le sanctuaire de l'Océan. Après
plusieurs heures de travail, nous réussîmes à attacher des tonneaux
aux cordages du naufragé pour pomper l'eau qui le remplissait, et à le
remuer en faisant passer au-dessous de lui de fortes aussières. Le
second jour, le grab et le schooner furent placés de chaque côté du
navire, afin que leurs forces réunies vinssent à notre aide pour faire
monter le bâtiment à la surface de l'eau. Un succès complet couronna
nos efforts. Le vaisseau ressemblait à un énorme cercueil, et la
lumière du jour brillait étrangement sur son corps blanc incrusté et
plein de bourbe. Des étoiles de mer, des crabes, des écrevisses et
toute sorte de poissons à coquille se traînaient sur le corps du
vaisseau. Nous vidâmes l'eau qui remplissait le navire, et je vis que,
s'il était troué, ses avaries n'étaient pas grandes. Les objets qui
garnissent le pont d'un vaisseau ainsi que la principale cale avaient
été enlevés ou par l'eau ou par les natifs de Sumatra, qui
probablement avaient vu le naufragé pendant leurs courses sur la mer;
mais la cale d'arrière, protégée par un double pont, n'avait pas été
touchée.
En débarrassant le pont, mes hommes trouvèrent, le prenant pour un
câble, un énorme serpent d'eau; ou ce reptile avait un goût prononcé
pour les poissons à coquille, ou il préférait un chenil de bois à une
cave de corail; peu intéressés, du reste, à approfondir les causes de
sa conduite, nous l'attaquâmes avec des piques, et il fallut le
frapper rudement avant de le contraindre à baisser pavillon pour nous
laisser le temps de continuer notre travail. Les plongeurs disaient,
en considérant le corps palpitant du reptile:
--Vraiment, il eût été de force à nous manger.
Je ne sais pas si les nègres parlaient d'or, mais je suis bien
certain que, plus féroces que leur ennemi, ils le mangèrent sans
scrupule et sans remords.
Après avoir toué le naufragé vers l'île, nous le fîmes échouer sur un
banc de sable afin de vider la cale d'arrière, remplie d'eau, et sur
laquelle flottaient plusieurs barils. Nos premières trouvailles furent
des sacs de grains gâtés, des barils de poudre et une masse d'autres
articles tellement mêlés ensemble, qu'il était impossible de les
distinguer les uns des autres. Pour complaire aux secrets
pressentiments de de Ruyter, nous fîmes des fouilles, et je trouvai
deux petites boîtes soigneusement attachées et cachetées; de Ruyter
les ouvrit, et trouva huit mille dollars espagnols noircis par l'eau
de la mer, ainsi que le vaisseau et tout ce qui se trouvait à son
bord.
La meilleure partie de notre prise était, selon moi, non les dollars,
mais deux tonneaux de vin espagnol et deux barils d'arack. Donnez-moi
la mer comme cave à vin! Un liquide aussi délectable n'avait encore de
ma vie humecté mes lèvres, satisfait mon palais, réchauffé mon coeur
et extasié mes sens!
Cette délicieuse liqueur rendit tout le monde joyeux et même éloquent;
le vieux rais déclara que ce vin ressemblait à l'onguent de koireisch,
apporté de la Mecque par les hadjis.


CXV

On disait à Batavia que nous avions découvert un banc de dollars
espagnols en échouant dessus, et que nos vaisseaux étaient encombrés
par l'immense quantité de cette merveilleuse trouvaille. À ce conte,
la rumeur ajoutait que nos plongeurs avaient pêché dans les
profondeurs de la mer des tonneaux de vin portant pour date le
millésime de 1550. Ces nouvelles remplirent le grab de visiteurs qui
avaient tous le désir de boire le vin ou l'arack. Si l'un ou l'autre
de ces liquides eût été un élixir d'immortalité, bien certainement on
les aurait bus avec moins de plaisir et d'avidité. Les graisseux
marchands hollandais s'assemblaient à bord du grab, et passaient la
nuit à chanter des alleluia pour exprimer leur satisfaction. Grâce au
bon conseil de de Ruyter, je substituai d'autres vins à notre nectar
espagnol, et nous le gardâmes pour les malades, pour nos marins,
auxquels il rendit plus d'une fois la souplesse de leurs membres et
l'énergie dans l'action.
En vendant nos prises, de Ruyter n'oublia pas le capitaine de Bombay.
Son bien-aimé vaisseau lui fut cédé pour un prix fort modique, et il
lui fut loisible de reprendre la mer avec tout son équipage.
Quand tout fut terminé, nous levâmes l'ancre pour quitter Java.
La veuve de Jug resta frappée d'étonnement lorsqu'elle apprit notre
départ. L'amour triompha de son apathie pour la mer, et elle nous
suivit dans un bateau à rames, en criant, en faisant des signaux et en
se déchirant les bras à l'aide de ses ongles.
Sa fureur comique ne connut plus de bornes lorsqu'elle s'aperçut que
je ne faisais aucune attention à ses gestes et à ses cris, dont le
bruit assourdissant semblait augmenter le vent de la terre. Mon
télescope me laissait voir la veuve décharger sa colère sur les
esclaves qui conduisaient le bateau; les pauvres diables courbaient le
dos sous une furieuse avalanche de coups de bambou. Sachant fort bien
qu'un homme n'a pas plus de force qu'une femme en se servant des armes
offensives et défensives de la langue, des ongles et des larmes,
j'avais agi prudemment en évitant la bataille. Si l'âme de la veuve
n'eût pas été chargée d'argile, elle se serait attachée à mes pas dans
mes voyages autour du monde. Mais aussitôt que l'esquif de mon
amoureuse sentit les vagues en dehors du havre, il tourbillonna sur
lui-même, et je vis la princesse jaune,--ou plutôt je ne vis la pas,
car elle était tombée dans le bateau,--reprendre le chemin du rivage;
si bien que je puis dire d'elle:
--Elle aima et s'éloigna à la rame.
J'avais été si tourmenté, si persécuté par ce dragon femelle, que je
l'avais en horreur. Un jour, elle me gorgeait de baisers et de
gâteaux; le lendemain, elle m'accablait d'injures et de menaces.
Depuis cette époque, j'ai fait serment de ne jamais mettre les pieds
dans le repaire d'une veuve, car la férocité maligne d'un tigre est de
la mansuétude en comparaison de celle d'une veuve contrariée dans ses
désirs.
En quittant le port de Batavia et son eau sale, pour voguer sur le
limpide océan de la mer, j'étais accablé d'une inconcevable tristesse.
Pour la première fois de ma vie le doute et la crainte obscurcissaient
mon esprit, et cependant ma santé était excellente; celle de Zéla ne
me donnait aucune crainte, car ses yeux étaient brillants, et son
haleine plus parfumée que les fleurs d'une matinée de printemps.
Quelle cause assombrissait ainsi mon coeur? quelle cause me rendait
soucieux et pensif comme à l'approche d'un grand malheur? Ce n'étaient
ni les persécutions de la veuve ni ses menaces; j'avais tout oublié en
perdant de vue son bateau. Son esprit s'attachait-il donc à moi comme
un vampire? Je me souvins alors qu'elle m'avait dit: «Si vous
m'abandonnez, je vous ferai souffrir mille morts.»
Dans l'Est, la vie est à très-bon marché, et à Java quelques roupies
suffisent pour acheter la conscience d'un homme qui se charge alors
d'assassiner ou d'empoisonner la victime qu'on lui désigne. Le poison
est là si indigène, qu'il coule des plantes, des arbrisseaux, et les
natifs sont très-habiles dans l'art de l'utiliser. Cependant la veuve
ne s'était point servie contre moi de cette arme dangereuse, et
j'étais loin de sa portée; d'où venaient donc mes craintes?
Une nuit je fus éveillé par des visions affreuses. D'abord parut la
veuve; en cherchant à échapper à ses caresses, je vis surgir auprès
d'elle une vieille sorcière jaune; cette femme hideuse sauta sur mon
lit et voulut me contraindre à manger un fruit vénéneux qu'elle
pressait contre mes lèvres. Je voulus arracher à la furie le fruit
empoisonné et le jeter loin de moi; mais mes forces me trahirent et je
tombai anéanti sur ma couche. Tout à coup la fidèle Adoa entra dans ma
cabine et s'empara du fruit en criant: «C'est du poison! c'est la
mort!» Derrière Adoa apparut le prince javanais monté sur son cheval
couleur de sang; le cheval escalada mon lit, et ses pieds me
frappèrent violemment à la tête; puis tout s'évanouit dans
l'obscurité; alors une femme blanche suivie par une ombre s'inclina
sur moi et une voix mélodieuse me dit doucement:
--Vous devez vivre; moi seule dois mourir!
Après ces paroles, le fantôme noir qui accompagnait Zéla souleva le
crêpe qui lui couvrait la figure, et je reconnus les traits pâles et
livides de la vieille Kamalia.
--Étranger, me dit-elle d'un ton solennel, vous vous êtes parjuré;
vous avez souillé le meilleur sang de l'Arabie; vous avez brisé le
coeur de mon enfant d'adoption.
Un violent effort me réveilla tout à fait.
La tête me faisait horriblement mal, et cette souffrance, causée par
des rêves, m'a poursuivi longtemps après mon départ de Batavia.
Le second jour de notre départ du port, nous rencontrâmes deux belles
frégates françaises et un schooner à trois mâts qui rentraient à
Batavia après une longue course.
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