Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 01

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COLLECTION MICHEL LÉVY

OEUVRES COMPLÈTES
D'ALEXANDRE DUMAS

PARIS--IMPRIMERIE DE ÉDOUARD BLOT, 46, RUE SAINT-LOUIS


UN
CADET DE FAMILLE
TRADUIT PAR VICTOR PERCEVAL
PUBLIÉ PAR
ALEXANDRE DUMAS
--TROISIÈME SÉRIE--
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS
1860
Tous droits réservés


UN
CADET DE FAMILLE


XCI

Après avoir réussi, non sans quelque peine, à rassembler une partie de
nos hommes, je rentrai dans le jungle pour appeler de Ruyter, dont la
longue absence me causait de vives inquiétudes. À ma grande
satisfaction, j'entendis bientôt sa voix appeler, en le désignant par
son nom, un homme du grab; je courus à la rencontre de mon ami, et je
m'aperçus qu'un vif chagrin préoccupait son esprit. Les yeux inquiets
de de Ruyter erraient autour de lui, et il disait d'un ton alarmé:
--Cherchez dans le bois, mes enfants, fouillez le jungle, il doit être
égaré.
--Qui est égaré? demandai-je.
--Un Français, mon secrétaire.
Comme tous les tigres avaient fui dans la plaine, nous pûmes sans
danger nous diviser en groupes de trois ou quatre, et nous disperser
dans le jungle pour découvrir le protégé de de Ruyter. Mais nos
courses dans toutes les directions de la grande étendue du hallier
furent infructueuses; recherches, coups de mousquet, appels, tout
resta inutile: le Français fut introuvable.
L'approche de la nuit nous obligea à quitter la sombre demeure des
tigres, des reptiles et de la fièvre. Nous regagnâmes donc nos tentes
en nous demandant entre nous, avec une superstitieuse terreur, ce qui
était arrivé de fatal au pauvre Français.
Ce Français était un jeune homme que de Ruyter avait pris sous sa
protection, et auquel il avait donné son amitié, dans le compatissant
espoir de guérir une tristesse maladive, dont le souvenir de récents
malheurs avait accablé le jeune étranger. Dans ce désir louable et
généreux, de Ruyter avait enlevé le jeune homme à la monotone
existence de bureau d'un de ses agents, et lui avait donné sur le grab
la charge de subrécargue. Pendant les premiers jours de son
installation, le nouvel employé remplit ses devoirs avec la plus
scrupuleuse exactitude; il sortait à peine de sa cabine et n'avait de
communication volontaire qu'avec de Ruyter.
Le pauvre et triste étranger mangeait à peine, lisait du matin au
soir, et les poésies qu'il composait paraissaient avoir seules le
pouvoir d'apporter un peu de consolation dans sa désespérante
mélancolie. Il restait plongé pendant des heures entières dans ses
rêveuses pensées, et ces pensées n'étaient chassées loin de lui que
lorsque sa main pâle et frêle frôlait, pour en tirer de divins
accords, les cordes d'une guitare cassée. Quand je me trouvais sur le
grab, j'apercevais l'étranger, et plus d'une fois j'eus la sottise de
me formaliser de ses manières froides, de son air indifférent, prenant
pour de l'orgueil le navrant mutisme d'un profond chagrin. Un jour
même, emporté par cette égoïste personnalité qui fait commettre de si
lourdes fautes, j'adressai au subrécargue une question presque
insolente, et à laquelle il ne répondit pas. Mais ma question parut si
douloureusement le blesser, qu'il descendit du couronnement de la
poupe, et rentra dans la cabine.
Van Scolpvelt, qui avait été témoin de ma petite attaque, me dit assez
aigrement:
--Vous avez très-mal agi, capitaine; vous blessez cruellement, et par
manière de jouer, un homme fort malheureux, un homme qui est
hypocondriaque, et que mes conseils seuls pourront empêcher de devenir
fou. Comme cet infortuné prend plus d'opium qu'un Chinois, je le crois
en outre un philosophe rêveur. Pendant l'hallucination produite par
cette drogue, ses facultés sont extatiques; il est frappé de folie, et
compose des vers. Il ne peut le nier, quand bien même il le voudrait:
je l'ai pris sur le fait. Les imbéciles peuvent croire que l'étranger
est inspiré; moi, je sais qu'il est fou, car il faut être fou pour
faire des vers. Les maniaques ont généralement des intervalles
lucides, et cet éclair de raison donne l'espoir qu'avec le temps leur
maladie peut s'amoindrir et devenir guérissable, mais ceux qui ont la
folie de l'esprit ne donnent aucun espoir. Pour eux, la terre et la
science sont sans remède.
Une nuit que, assis sur la poupe du grab, j'attendais--me croyant seul
éveillé sur le vaisseau--le retour de de Ruyter, qui était dans l'île,
je vis le jeune Français monter l'écoutille. La brillante clarté de la
lune tombait sur sa figure, dont la cadavéreuse pâleur glaça le sang
dans mes veines. Quand l'étranger fut arrivé sur le pont, il arpenta
d'un mouvement rapide, en jetant autour de lui des regards
inquisiteurs, l'espace qui sépare l'arrière de la proue. Son air
triste, résolu, sa démarche inquiète, me firent croire que, second
Torra, il cherchait à se venger de l'insulte que je lui avais faite.
Tranquille et en apparence endormi, j'attendis l'approche et l'attaque
du jeune homme. Après s'être avancé vers la poupe, il en fit deux ou
trois fois le tour; mais je n'étais point l'objet de cette promenade
fiévreuse, car l'étranger me regarda à peine, et ses mains
inoffensives pressèrent son front dans une étreinte désespérée. De la
proue, il se dirigea vers l'arrière du vaisseau, et, après avoir
ramassé une boîte à balles, il monta avec précipitation sur le
couronnement de la poupe. Je levai les yeux vers lui, sa figure
pensive était tournée vers le ciel. Rien n'était d'un aspect plus
désolant que cette belle et pâle figure, dont les lèvres murmuraient
faiblement d'indistinctes paroles.
Un voile de nuages me cacha l'étranger; ce voile était-il l'émotion
qui baignait mes yeux ou une vapeur du ciel? Je l'ignore, et je n'eus
pas le temps de m'en informer, car le bruit d'un corps tombant dans la
mer retentit dans la nuit.
Je réveillai précipitamment un homme couché auprès de moi, et,
bondissant vers l'endroit où le malheureux était tombé, je fis
entendre cet appel désolant:
--Alerte! un homme à la mer; faites tomber le bateau de la poupe!
Le schooner était amarré derrière le grab, et la nuit était si
tranquille, que ma voix pénétra dans les deux équipages; mon bateau et
celui de mes hommes furent mis à l'eau en même temps.
J'arrivai le premier à l'endroit où avait disparu le protégé de de
Ruyter. La mer était si transparente, qu'il me fut facile de voir le
corps plié en deux, la figure renversée. La crainte du danger que je
pouvais courir n'opposa point d'obstacle à mon vif désir de sauver
l'étranger. Je plongeai donc dans la mer la tête la première, et
j'arrivai jusqu'à lui. Je saisis le Français par le bras, et, à l'aide
du violent effort qu'emploie un nageur pour remonter sur l'eau, je
ramenai le noyé à la surface de la mer, en tâchant de redresser son
corps, qui résistait presque à nos efforts, tant il était
extraordinairement lourd. Entraîné par ce poids étrange, je disparus
dans les flots, et j'avalai tant d'eau, que je me crus sur le point
de perdre tout à fait la respiration. J'allais renoncer forcément à
poursuivre ma dangereuse tentative, lorsque, par bonheur, le bateau du
schooner me tendit un aviron. Voyant que ce moyen de salut m'échappait
encore, deux hommes se jetèrent à la mer, et nous remontâmes sur le
bateau. À ma grande surprise, le Français était devenu léger, et nous
pûmes très-facilement le transporter sur le grab, mais immobile et
froid comme un cadavre et ne donnant aucun signe de vie.
Malade, fatigué, la tête en feu, je fis appeler Van Scolpvelt pour
qu'il vînt me tâter le pouls.
--Vous aviez besoin de prendre une médecine, me dit-il, et l'eau de
mer est un très-bon purgatif pour un homme dont l'estomac est fort.
Seulement, vous avez eu tort d'en prendre une si grande quantité; je
n'en ordonne jamais plus d'un verre, et encore faut-il le prendre à
jeun.
--J'ai bu forcément, docteur; mais allez voir notre malade en bas; si
j'ai engouffré un baril d'eau, moi, il en a bien avalé un tonneau, et
il faut que cette absorption le tue si vous ne lui prêtez le généreux
secours de votre assistance.
--Combien de temps est-il resté dans l'eau? demanda Van Scolpvelt.
--Je ne sais pas, docteur; je ne me suis pas amusé à compter les
minutes en plongeant dans la mer.
--Le sauvetage a pris la durée d'un quart d'heure, dit le rais.
--Fort bien, répondit le docteur. Ne vous inquiétez pas, capitaine;
on peut, sans crainte de perdre la vie, rester dans l'eau pendant
vingt minutes, pourvu cependant que ma science vienne en aide à la
nature. Suivez-moi, capitaine.
Van Scolpvelt descendit d'un air superbe l'escalier de l'écoutille,
fit mettre le corps du Français sur une table et le dépouilla de ses
vêtements. Les soins du docteur firent bientôt apparaître de faibles
symptômes de vie. Le munitionnaire Louis, profitant habilement d'une
inattention du docteur, fourra dans la bouche de l'asphyxié le goulot
d'une bouteille de skédam; mais, au grand désespoir de l'intrépide
Hollandais, le docteur vit le geste et repoussa l'étrange remède avec
indignation.
Quelques heures après, l'espoir de sauver le pauvre Français devint
une certitude, et j'eus le plaisir d'entendre Van Scolpvelt et Louis
s'attribuer personnellement, en se le disputant l'un à l'autre,
l'honneur d'avoir rendu la vie au protégé de de Ruyter.
Nous apprîmes le lendemain qu'avant de se jeter à la mer, le Français
avait, pour lui servir de ballast, chargé ses mains de deux gros
boulets de canon.
Une sorte de haine fut la seule récompense que m'accorda l'étranger
pour tout remercîment.
--Suis-je donc un esclave? dit-il à de Ruyter un jour. Suis-je la
propriété de cet Anglais maudit? N'ai-je pas aussi bien que tout homme
la libre disposition de mon corps? Pour quelle raison ce féroce
Trelawnay s'est-il mis entre la mort et moi? Sa nature brutale se
plaît pourtant dans le carnage, car il aime à exterminer ceux qui
tiennent à la vie, et je ne puis comprendre dans quel but, pour quel
motif, il m'a retiré de la mer! J'étais déjà si heureux, je me croyais
au ciel, endormi sur ses genoux! Ah! malheur au démon qui s'est placé
entre elle et moi; malheur à celui qui m'a ramené sans pitié dans
l'enfer de l'existence! Je n'ai plus ni repos ni espoir; je veux
mourir, et ils s'unissent tous pour me forcer à vivre, pour m'attacher
à la chaîne de mes amers chagrins!
Pendant trois jours, nous continuâmes à chasser dans les jungles;
pendant trois jours, de Ruyter explora les ruines pour y découvrir les
traces du jeune Français.
--J'ai raison de croire, me dit de Ruyter, qu'après m'avoir juré sur
l'honneur qu'il n'attenterait pas à sa vie, le jeune Français s'est
livré à la férocité d'un tigre, croyant, par cette action, ne pas
enfreindre les engagements qu'il avait pris avec moi.
La mystérieuse disparition d'une personne pour laquelle nous
ressentions une amicale pitié nous attrista profondément, et ce ne fut
qu'en désespoir de cause que nous abandonnâmes nos recherches.
L'équipage assurait d'une voix unanime que, pendant le séjour du jeune
homme sur le vaisseau, l'esprit du suicide hantait le grab, qu'on le
voyait assis sur le couronnement de la poupe, qu'on entendait ses
plaintes lugubres. Si un matelot était assez hardi pour vouloir
approcher le fantôme, ce dernier se jetait dans la mer et suivait en
gémissant le sillage du vaisseau.
Cette superstitieuse terreur se répandit si bien parmi les matelots,
que la plupart n'osaient aller le soir à l'arrière du vaisseau sans
appeler à leur aide la divine protection du ciel.


XCII

Un soir, au coin du feu, de Ruyter nous raconta l'histoire du jeune
Français.
L'agent de correspondance que notre commodore avait à l'île de France,
ayant eu besoin d'un commis, écrivit en Europe. Quelques mois après le
départ de sa lettre, deux jeunes gens se présentèrent à lui, protégés
par une instante recommandation. Ces jeunes gens se dirent frères, et
cette assertion était justifiée par une grande ressemblance de gestes,
d'allures et de visage. L'aîné semblait avoir près de vingt ans, le
cadet paraissait beaucoup plus jeune. Les deux frères étaient beaux,
doux, excessivement distingués dans leurs manières et dans leur
langage. Un appartement fut donné aux nouveaux commis dans la maison
du marchand, qui, pendant les premiers jours de l'installation de ses
employés français, fut plus content de leur zèle que de leur savoir.
Enfin, après un travail assidu, les deux étrangers devinrent
d'admirables arithméticiens. Constamment heureux de se trouver
ensemble, les beaux jeunes gens sortaient seuls, ne fréquentaient ni
les cafés ni les bals, consacrant à la promenade ou à l'étude leurs
heures de liberté. Cette conduite régulière enchanta le négociant, et,
pour en prouver sa satisfaction, il accorda un congé de huit jours à
ses protégés, et leur permit d'aller passer cette semaine de repos
dans une maison de campagne qu'il possédait à Port-Louis.
Quatre jours après le départ des deux Français, le marchand, inquiet
de leur silence, car ils avaient promis d'écrire, se décida à aller
leur rendre visite. En approchant de la villa, le négociant fut
très-surpris de voir que, malgré la fraîcheur de la soirée, les
fenêtres de la maison, hermétiquement closes, ne laissaient pénétrer à
l'intérieur ni jour ni air. Il franchit rapidement le jardin et frappa
à la porte; personne ne répondit.
Épouvanté de ce silence, le négociant brisa les carreaux d'une fenêtre
du rez-de-chaussée et pénétra dans la maison. D'un pas rapide il
parcourut l'appartement du premier étage; le plus grand ordre y
régnait, mais le séjour des deux étrangers n'y avait laissé aucune
trace. L'épouvante du bon marchand se changea bientôt en terreur; une
plainte sourde, lugubre, profondément douloureuse, jeta sa note au
milieu du mortel silence qui planait sur la villa. Le négociant bondit
vers la chambre d'où s'était échappé ce râle d'agonie, et il trouva
couchés sur un lit en désordre, pâles et presque sans vie, les deux
pauvres étrangers. Les secours de l'art ou ceux de l'amitié étaient
inutiles au plus jeune: il était mort depuis quelques heures, et, à sa
stupéfaction, le négociant découvrit que l'habit masculin cachait une
femme.
La touchante histoire des deux employés fut vite comprise par le
propriétaire, qui, avec une bonté réelle, mit tous ses soins à
rappeler le survivant à la vie. Une lettre cachetée, mise en évidence
sur une table et adressée au négociant, lui révéla tout le mystère. Le
jeune homme disait qu'incapable de supporter la perte de sa maîtresse,
enlevée par une fièvre du pays, il s'empoisonnait avec de l'opium.
Le jeune homme guérit. Pendant quelques mois il vécut dans une sorte
de somnolence oublieuse du passé; mais quand la raison revint, quand
l'esprit lucide put sonder les souffrances du coeur, le malheureux
amant retomba dans un désespoir furieux. Ce fut alors que de Ruyter,
instruit par le marchand, conçut l'espoir d'améliorer le sort du
Français en l'emmenant avec lui sur le grab.
Appartenant tous deux à une noble famille française, ces deux jeunes
gens s'étaient aimés dès leur plus tendre enfance. La jeune fille
avait été élevée à Paris dans un couvent, et son orgueilleuse mère
l'avait condamnée à une réclusion perpétuelle, dans l'intérêt de son
fils unique, qui, par cette mort apparente de sa soeur, héritait de
toute sa fortune. Protégé par une parente de sa maîtresse, le jeune
homme pénétra dans le couvent et enleva la future religieuse. Tous
deux quittèrent Paris, et avec l'intention de fuir à l'étranger, ils
se rendirent au Havre-de-Grâce; là, à force d'argent, ils eurent le
bonheur de faire consentir un capitaine hollandais à les recevoir sur
son bord. Les yeux d'argus de la police française cherchaient les
fugitifs; un embargo fut mis sur le port, et tous les vaisseaux en
partance furent soigneusement visités. Le capitaine hollandais, qui ne
voulait rendre ni l'argent ni les bijoux qu'il avait reçus des deux
enfants, qui voulait de plus éviter une amende ou un emprisonnement,
se montra aussi rusé que la police française.
Pendant la durée de l'embargo, l'adroit maître hollandais cacha les
amoureux dans les caves de son agent, qui était contrebandier, si bien
que la visite qu'on fit à son bord n'amena aucune découverte. Quand la
permission de quitter le port fut accordée aux vaisseaux, le prudent
commodore fourra les jeunes gens dans des tonneaux vides amarrés sur
le pont. Il s'attendait à une seconde visite de la méfiante police.
Cette seconde recherche s'effectua, et cela avec tant de rigueur qu'un
officier ôta le bondon du tonneau où la jeune fille était cachée et
fourragea l'intérieur avec son épée. L'arme déchirait la poitrine de
l'enfant, tandis qu'avec un ton d'admirable nonchalance le capitaine
disait:
--C'est un tonneau vide, monsieur.
L'amour donne au coeur de la femme le courage du héros, car la pauvre
blessée ne fit pas entendre une plainte.
Les deux jeunes gens arrivèrent en Hollande sans amis et presque sans
argent, car, après les avoir dépouillés de tout, le capitaine eut
l'air de craindre les poursuites de la police, en manifestant un vif
désir de se séparer des fugitifs.
À cette époque, les Hollandais employaient tous les moyens possibles
pour arriver à persuader aux aventuriers qu'ils avaient un avantage
réel de sécurité et de fortune en allant s'établir dans leurs colonies
indiennes. Le capitaine du vaisseau se trouvait précisément un des
agents les plus actifs du gouverneur des colonies. En conséquence, il
conseilla au jeune homme de s'embarquer pour l'île de France, et à ce
conseil il ajouta une lettre de recommandation pour le marchand dont
nous avons déjà parlé.


XCIII

La recherche du Français avait employé une si grande partie de notre
temps, que, pour en réparer la perte, nous nous hâtâmes de regagner
nos vaisseaux, et ce fut avec un plaisir réel que je trouvai le
schooner presque en état de reprendre sa course.
Dans les renseignements que j'avais pris à Poulo-Pinang pour les
transmettre à de Ruyter, se trouvait la nouvelle que la compagnie
anglaise préparait une expédition pour aller attaquer les pirates à
Sambas. Les maraudeurs, très-nombreux sur cette île, avaient commis un
grand dégât, aussi bien sur terre que sur mer, dans les possessions de
la Compagnie.
Les Anglais avaient donc pris la résolution d'attaquer les pirates
dans leur résidence même, à Sambas; de son côté, de Ruyter avait le
désir de s'opposer à la tentative des Anglais; malheureusement pour
moi, le schooner était si fracassé qu'il était impossible de me mettre
sur-le-champ à la recherche des croiseurs français, afin de les
réunir à nous pour attaquer de concert la flotte de la Compagnie.
Enfin, et à ma grande satisfaction, je mis à la voile pour Java,
tandis que de Ruyter se dirigeait vers Sambas; il emportait avec lui
une bonne partie de mes hommes et deux canons du schooner.
J'avais pour commission un immense achat de vivres et le soin de faire
parvenir au gouverneur de Batavia les dépêches de de Ruyter. Ces deux
devoirs accomplis, il fallait, sans perdre de temps, revenir vers le
grab.
Rien de particulier ne m'arriva pendant ma course à Java, si ce n'est
la capture ou plutôt la _recapture_ (car il avait été déjà pris par un
vaisseau anglais) d'un petit bâtiment espagnol appartenant aux
marchands des îles Philippines, chargé de camphre et des célèbres nids
d'oiseaux bons à manger.
Il n'y avait à bord du vaisseau, quoique sa charge fût bien précieuse,
que six matelots anglais et un midshipman; naturellement, toute
résistance de leur part fut impossible.
Quelques jours avant ma conquête, un brigantin anglais de haut bord
s'était emparé, à la hauteur des îles Philippines, d'un vaisseau
espagnol chargé de nids. Quand, après avoir abordé le prisonnier,
l'officier anglais demanda la nature du chargement, les Espagnols
répondirent:
--Des nids d'oiseaux.
--Des nids d'oiseaux! s'écria le capitaine; comment! coquins, me
prenez-vous pour un imbécile? Des nids d'oiseaux... brutes stupides!
menteurs, insolents moricauds! je vais vous en donner, des nids
d'oiseaux! Ouvrez les écoutilles!
Les matelots anglais fouillèrent le fond de cale, stupéfaits de ne
trouver dans le vaisseau que des sacs de toile remplis de sales et
boueux nids d'hirondelles. Croyant toujours que cet engrais gluant
n'était là que pour cacher un transport plus précieux, les Anglais en
jetèrent une grande partie dans la mer, afin d'arriver plus vite à la
découverte de la véritable possession des Espagnols. Après avoir vidé
le vaisseau, après l'avoir fouillé, sondé, visité, du pont en bas, les
accapareurs restèrent les mains vides: il n'y avait réellement que des
nids d'oiseaux. La tristesse désespérée des Espagnols excita la gaieté
des Anglais. Ils accablèrent donc leurs prisonniers des réflexions les
plus moqueuses sur l'étrange chargement qu'ils avaient pris aux îles
Philippines.
À son retour sur le brigantin, l'officier fit à son commandant un
récit circonstancié de la visite qu'il venait de faire.
--Les Espagnols n'avaient point menti, dit-il en riant; ils étaient
véritablement gardiens d'un fumier d'ordures; je les ai débarrassés de
ce sale arrimage.
--Vous avez bien fait, répondit le stupide commandant, et, comme le
vaisseau est espagnol, nous devons le garder; il n'a plus que du
ballast, il est vrai, mais le corps a quelque valeur.
--Vraiment, s'écria encore le stupide commandant, ces pauvres
Espagnols avaient perdu la tête le jour où il leur vint la sotte idée
de remplir leur vaisseau de bourbe, et à plus forte raison de mettre
cette puante glaise dans des sacs.
À la suite de ce beau raisonnement, le capitaine chargea un midshipman
et quatre marins de prendre la direction du vaisseau et de le conduire
dans le port le plus voisin.
La seule chose sensée que fit ce John Bull fut de transporter sur le
brigantin les prisonniers espagnols, qui, sans cette précaution, se
seraient certainement permis de reprendre leur vaisseau.
À son arrivée dans un port chinois, le commandant raconta d'un air
plaisant le tour de moquerie qu'il avait joué aux Espagnols. Son récit
fut accueilli par un blâme si général, que le niais personnage comprit
enfin la perte considérable qu'il venait de faire.
À cette époque, les nids mangeables se vendaient au marché chinois
trente-deux dollars espagnols la _rattie_, ce qui faisait évaluer la
charge du vaisseau à quatre-vingt-dix mille livres. Le pauvre diable
de capitaine, dont vingt ans de service n'avaient pas garni
l'escarcelle de cent livres d'économie, se désespéra, s'arracha les
cheveux et reprit la mer avec l'espoir de regagner le vaisseau.
Pour la première fois de sa vie, le commandant du brigantin se
recommanda à la miséricorde de Dieu; mais le ciel ne jugea pas à
propos d'écouter cette sordide prière, et le vaisseau, mal dirigé par
les marins, échoua sur les côtes de la Chine. La trouvaille de quatre
livres d'or n'aurait pas donné aux Chinois la satisfaction qu'ils
ressentirent en voyant arriver près d'eux cette cargaison de nids
d'hirondelles.
L'annonce de l'aubaine parcourut le pays comme un feu grégeois; alors
les timides Chinois oublièrent leur crainte du danger, ne firent
attention ni aux vents ni aux vagues, et se précipitèrent à travers le
ressac écumant. Les forts foulèrent aux pieds les faibles, les frères
passèrent sur leurs frères, et tous arrivèrent sur le vaisseau
naufragé; le pauvre vaisseau fut si bien pillé qu'il flotta sur l'eau
aussi légèrement que le ferait une boîte à thé vide; pas un morceau,
pas même un fragment de la cargaison ne fut laissé sur les parois du
fond de cale.
Le vainqueur de la prise dont je venais de m'emparer à mon tour
appartenait à la classe savante du commandant anglais. Ce fut donc son
ignorance qui fit mon succès, et, pour être bien certain de ne pas
perdre ma prise, je la mis en touage derrière le grab.
Louis, le munitionnaire, qui était avec moi, me demanda la permission
d'aller à bord du navire capturé pour y faire l'expérience culinaire
de la soupe renommée de nids d'hirondelles. Cette soupe a, dans la
Chine, une si grande réputation de saveur, qu'elle a donné naissance à
ce proverbe: «Si l'esprit de la vie, si l'âme immortelle quittait le
corps d'un homme, l'odeur seule de ce mets divin le ferait revenir,
sachant bien que le paradis ne peut offrir de délices qui soient
comparables à cette merveilleuse nourriture.»
--Capitaine, me dit Louis avant de quitter le grab, si je parviens à
introduire en Europe cet excellent potage, et le non moins célèbre
arrah-punch, je serai, à bon droit, aussi connu que Van Tromp ou que
le prince de Galles? Hein! dites! savez-vous?
Excité par cette glorieuse ambition, Louis le Grand fit mille
politesses au cuisinier chinois, et se mit si joyeusement à l'ouvrage,
que vers le soir il me pria de lui envoyer un bateau, afin de
m'apporter un échantillon de son triomphant succès.
Ce mets est bon, mais il est trop gluant pour un estomac habitué comme
l'était le mien à une chère simple et frugale. Le nid, fondu par la
cuisson, devient une gelée brune; on ajoute à cette gelée des nerfs de
daim, des pieds de cochon, les nageoires d'un jeune requin, des oeufs
de pluvier, du macis, de la cannelle et du poivre rouge.
La fameuse soupe de tortue a le goût fade en comparaison de l'épicé
potage aux nids d'hirondelles; cependant la réelle saveur du mets
mérite d'être connue par les nombreux gastronomes européens, et je les
engage fort à faire cette offrande à leur précieux palais.


XCIV

Je touchai à une des îles Barbie, parce qu'elle se trouvait sur mon
chemin, mais je ne pus obtenir des habitants que deux sacs de tabac
chinois.
En faisant l'achat de cette marchandise, je pris sur mes genoux une
belle petite fille malaise dont les yeux avides et intelligents
convoitaient mes pièces d'or.
--Allons, allons, me dit la mère de la jolie petite fille, donnez-moi
encore une pièce d'or, et vous aurez le tabac, quatre poulets, un
panier d'oeufs, des fruits et mon aînée par-dessus le marché, car il
me semble qu'elle vous plaît.
Je donnai à la marchande l'argent qu'elle demandait, et je dis à mes
hommes d'emporter mes acquisitions sur le bateau. La petite fille me
prit la main, et sans jeter un regard à sa mère, sans recevoir d'elle
une caresse ou un mot d'adieu, elle s'élança, légère comme un faon,
sur les traces des hommes du grab. Je fis cadeau à Zéla de cette fleur
malaise, et, dans mon âme, je sentis une réelle admiration pour cette
mère qui n'était point imbue des préjugés étroits qui prévalent en
Europe. Toute la nature nous enseigne que l'enfant sevré ne doit être
ni une charge ni un embarras pour sa mère; la lionne abandonne le
lionceau, et les mères chrétiennes vraiment éclairées laissent leurs
enfants libres, guidées sans doute dans leur conduite par la
supériorité d'un instinct naturel.
À l'époque de mes voyages, la France et la Hollande étaient réunies
sous la même dictature, et je fus très-bien accueilli par le
gouverneur de Batavia, qui était un officier hollandais. Après avoir
reçu mes dépêches, il ordonna aux autorités de la ville de me
faciliter par tous les moyens possibles mes achats de provisions. Ces
achats devaient se faire, pour mon intérêt, avec la plus grande
promptitude, car il était fort dangereux de communiquer journellement
avec les habitants de l'île, sur lesquels le choléra-morbus sévissait
d'une manière horrible.
Les négociants de la factorerie hollandaise étaient si officieusement
bons, bienveillants et hospitaliers, que leurs offres de repas, de
rafraîchissements, me causaient malgré moi une sorte de dégoût. De
Ruyter était le héros de ces marchands, et la confiance illimitée que
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