Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 11

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que le futur monarque d'Espagne devienne entre nos mains un instrument
docile. Tu le tiendras captif dans les liens du plaisir, tandis que
nous dominerons par le fanatisme son esprit superstitieux. Le jour où
Philippe IV montera sur le trône sera un jour de triomphe pour
l'inquisition et tous les fidèles de la chrétienté. L'inquisition doit
être notre grande épée, et la postérité verra en nous les apôtres de
la foi catholique. Dans une telle entreprise, doit-on se laisser
arrêter par des scrupules vulgaires? Non! et, pour obéir à un
mouvement généreux, ne t'expose pas à perdre ton empire sur les sens
et l'esprit du voluptueux Philippe. Avant tout, sauve ton autorité,
car c'est à elle que se rattachent les espérances de ceux qui ont fait
de l'intelligence un sceptre.
--Ton enthousiasme et ton fanatisme t'aveuglent, Aliaga, répondit
froidement Calderon. Je te l'ai déjà dit, tes grands desseins ne
peuvent réussir. Laisse le monde se sauver lui-même. Cependant ne
crains rien de moi; mes idées s'identifient avec celles de ton ordre;
ma vie même vous appartient, et je ne trahirai pas votre cause. Quant
à vos prudents avis, je les mériterai. Mais voici l'heure du conseil,
permettez-moi de vous quitter.
Et Calderon rentra dans les appartements intérieurs.


V

Devant une table couverte de papiers étaient assis le roi d'Espagne et
Calderon.
Philippe III était sombre, grave et taciturne. Rien dans son extérieur
ni dans ses relations avec son ministre n'eût pu indiquer, même au
plus fin observateur, si Calderon était en disgrâce ou en faveur
auprès du monarque.
Philippe avait reçu une éducation monacale; l'astuce et l'hypocrisie,
nécessités d'une politique despotique, s'alliaient en lui au fanatisme
religieux.
Le plus profond silence régnait dans l'appartement; il n'était
interrompu que par les brèves remarques du roi et les explications du
ministre. Quand ce dernier eut terminé son travail, le roi dit en
lançant à Calderon un regard furtif:
--L'infant me quittait quand vous êtes entré; l'avez-vous vu depuis
votre retour?
--Oui, sire, il m'a honoré d'une visite ce matin.
--Et de quoi vous êtes-vous entretenus?... d'affaires d'État?
--Votre Majesté sait que son humble secrétaire ne parle qu'avec elle
d'affaires politiques.
--Le prince a été votre protecteur, Rodrigues!
--N'est-ce pas Sa Majesté elle-même qui m'a ordonné de rechercher sa
protection?
--Oui, c'est moi. Heureux le monarque dont le serviteur fidèle est le
confident de l'héritier du trône!
--Sans doute, et si le prince pouvait avoir une pensée contraire aux
intérêts de Votre Majesté, j'essayerais de la faire disparaître de son
esprit, sinon je vous la révélerais; mais Dieu a béni Votre Majesté en
lui donnant un fils soumis et reconnaissant.
--Je le crois; l'amour des plaisirs éteint en lui l'ambition. Je ne
suis pas, d'ailleurs, un père trop sévère; conservez sa faveur,
Rodrigues; mais n'avez-vous rien fait qui puisse l'offenser?
--Non, sire, je ne pense pas avoir encouru une telle disgrâce.
--Cependant il ne fait plus de toi le même éloge. Je te le dis dans
ton intérêt: tu ne peux me servir qu'à la condition d'être l'ami de
ceux dont l'affection est douteuse pour moi.
--Sire, les courtisans qui approchent votre fils cherchent à me
déconsidérer dans son esprit, afin de gagner sa confiance, et leurs
calomnies finissent par m'atteindre.
--Qu'importe ce qu'ils disent de toi! Le peuple et les courtisans font
rarement l'éloge des ministres fidèles. Mais, je te le répète, ne
perds pas la faveur du prince.
Calderon s'inclina profondément et sortit.
En traversant les appartements du palais, il aperçut dans l'embrasure
d'une fenêtre son ennemi juré, le duc d'Uzeda, causant familièrement
avec le jeune prince.
Au même instant le duc de Lerme entra par la porte opposée.
Ce dernier fut désagréablement surpris de voir régner entre son fils
et le prince une intimité que tous ses efforts n'avaient pu empêcher.
Il fit rapidement à Calderon un signe d'intelligence, et, sans être
aperçu de son fils, il sortit par la porte même qui lui avait donné
entrée.
Calderon suivit le duc, et ils pénétrèrent dans une chambre dont ce
dernier ferma soigneusement la porte.
--Rodrigues, dit-il, que signifie cela? d'où vient cette liaison de
mauvais augure?
--Votre Éminence sait que j'arrive de Lisbonne; cette liaison est
encore une énigme pour moi.
--Il faut en pénétrer la cause, mon bon Rodrigues. Le prince détestait
Uzeda; il faut réveiller en lui les mêmes sentiments, sans cela nous
sommes perdus.
--Non pas, s'écria fièrement Calderon; je suis secrétaire du roi, et
j'ai des droits à la reconnaissance et à la protection de Sa Majesté.
--Ne t'abuse pas, dit le duc en souriant. Le roi n'a pas longtemps à
vivre... je le tiens de son médecin. Sache donc qu'un complot
formidable a été formé contre toi. Sans son confesseur et moi,
Philippe t'eût déjà sacrifié à la colère du peuple et des courtisans.
C'est ton influence sur l'infant qui te sert d'égide. Fais donc en
sorte que le duc d'Uzeda n'obtienne jamais l'amitié du prince.
Calderon fit un geste d'assentiment, et le duc entra dans le cabinet
du roi.
--Insensé que j'étais, se dit Calderon, moi qui croyais avoir encore
une conscience!... Quoi! je serais supplanté par un Uzeda? Non, il
n'en sera pas ainsi!
Le lendemain, le marquis de Siete-Iglesias se présenta au lever du
prince. L'infant jeta sur Rodrigues un regard sévère, lui tourna
brusquement le dos... et il affecta de causer amicalement avec
Gonzalez de Léon, un des ennemis de Rodrigues. On vit alors les
courtisans, naguère si humbles et si rampants devant Calderon, s'en
éloigner prudemment. Mais ce n'était que le commencement de sa
disgrâce. Uzeda parut bientôt: l'infant courut à lui, et un instant
après on les vit entrer ensemble dans le cabinet particulier du
prince.
--L'étoile de Calderon pâlit,--se dirent les courtisans.
Mais l'orgueilleux ministre ne fut pas de cet avis; un sourire de
triomphe ne quitta pas ses lèvres, et ses joues pâles se colorèrent
d'une vive rougeur quand il fendit la foule pour monter dans sa
voiture et retourner à son palais.
À peine Calderon s'était-il retiré dans son cabinet, que Fonseca,
fidèle au rendez-vous, se faisait annoncer.
--Eh bien, Rodrigues, avons-nous de bonnes nouvelles?
Calderon hocha tristement la tête.
--Mon cher pupille, dit-il d'un ton plein de cordialité, nul espoir ne
vous reste; oubliez un vain rêve; retournez à l'armée. Je puis vous
assurer de l'avancement, un grade magnifique, mais il n'est pas en mon
pouvoir de vous faire obtenir la main de Margarita.
--Et pourquoi? s'écria Fonseca pâle d'émotion; d'où vient un
changement si soudain? Est-ce que la reine?...
--Je ne l'ai pas vue; mais le roi s'est formellement prononcé à
l'égard de la jeune novice. L'inquisition est du même avis; l'Église
crie au scandale: elle se plaint de la perte de son autorité; personne
n'ose intercéder en faveur de Margarita.
--Ainsi, Rodrigues, il n'y a plus d'espoir?
--Non; ne songez plus maintenant qu'à la glorieuse vie des camps.
Tâchez d'oublier Margarita.
--Jamais! s'écria le jeune homme. Quoi! j'aurais mainte fois versé mon
sang pour le service du prince, et je ne pourrais pas obtenir une
faveur qu'il lui était si facile de m'accorder? Puisqu'il en est
ainsi, je brise mon épée! Mais, crois-le bien, Calderon, je ne renonce
pas à mon projet. Margarita ne restera pas enterrée dans son tombeau
vivante; je saurai braver les espions du saint-office et pénétrer dans
le cloître; j'enlèverai la femme que j'aime, et j'irai avec elle dans
un pays étranger chercher le bonheur qu'on me refuse en Espagne. Je ne
crains ni l'exil ni la pauvreté, et je ne demande au ciel que ma
maîtresse: j'obtiendrai le reste avec mon épée.
--Ainsi, vous persistez à vouloir enlever Margarita? dit Calderon d'un
ton distrait: après tout, c'est peut-être le plus sage si vous vous y
prenez adroitement et avec les précautions nécessaires. Mais avez-vous
le moyen de voir Margarita?
--Oui, hier je suis allé au couvent, et, comme la chapelle est une des
curiosités de Madrid, j'ai pu y pénétrer sans exciter le moindre
soupçon. Le hasard m'a servi, et j'ai reconnu dans le portier un
ancien serviteur de mon père. C'est un vieux soldat dégoûté de sa
nouvelle profession, et qui consent à me suivre. Il doit remettre une
lettre à Margarita, et j'aurai la réponse aujourd'hui même.
--Don Martin, que le ciel vous protége! je vous aiderai de tout mon
pouvoir, répliqua Calderon en faisant un signe d'adieu au jeune homme,
qui s'éloignait sans remarquer le trouble et la pâleur de Rodrigues.


VI

Le lendemain, au grand désappointement des courtisans, l'infant
d'Espagne et Calderon se promenèrent ensemble au Prado, et Rodrigues
accompagna encore le prince au théâtre. Son influence sur l'héritier
du trône paraissait plus grande que jamais.
Cette rupture, suivie d'une réconciliation si prompte, était une
énigme pour tous. Les uns l'attribuaient à un caprice du prince, les
autres soutenaient que c'était une comédie imaginée par l'astucieux
Calderon pour humilier le duc d'Uzeda, qui ne s'était réchauffé un
instant aux rayons du soleil levant que pour être plongé ensuite, aux
yeux de tous, dans la plus complète obscurité.
Cependant Fonseca réussissait au delà de ses espérances. La pauvre
Margarita, qui avait quitté un monde qu'elle aimait pour la solitude
glaciale du cloître, fut bientôt dégoûtée de la vie monotone du
couvent. Sa seule consolation était de penser qu'elle n'était entrée
dans cet asile désolé que pour rester fidèle à Fonseca et échapper
aux poursuites dangereuses de l'infant d'Espagne. En mourant, sa
vieille nourrice avait révélé un grand secret à Margarita, puis elle
lui avait remis une lettre écrite de la main de sa mère. Cette lettre
avait fait verser bien des larmes à la jeune fille, et lui avait
appris ce qu'il y a parfois de force, de constance, de tristesses et
d'angoisses dans l'amour d'une femme. Un affreux pressentiment s'était
emparé de Margarita; elle crut que la fatale destinée de sa mère
projetait une ombre sur sa propre existence, et cette pensée lui avait
fait rechercher la paix du cloître.
Quand, par l'entremise du portier, la jeune fille reçut la lettre de
Fonseca, lettre où respirait la passion la plus profonde, la plus
vraie, elle ressentit une grande émotion. La nature reprit ses droits,
et le coeur de Margarita se rouvrit aux plus doux sentiments. La
novice n'avait pas encore prononcé les voeux terribles qui devaient à
jamais la retrancher du monde. Elle pouvait donc être à l'homme
qu'elle aimait. La jeune fille répondit à Fonseca; elle lui parla des
dangers auxquels il s'exposait; mais chaque mot de cette lettre était
dicté par l'amour et devait ranimer l'espoir du jeune homme. Cédant à
son propre coeur et aux sollicitations de son amant, Margarita
consentit à fuir le couvent, et à fuir avec Fonseca.
Dans la soirée, le jeune officier vint trouver Calderon. Le marquis
était descendu dans les jardins de son palais. La lune projetait ses
pâles lueurs à travers les allées d'orangers et de grenadiers; on
voyait ses blancs rayons se jouer en nappe argentée sur le marbre des
statues qui peuplaient cette délicieuse retraite. L'air doux et tiède
n'était troublé que par les murmures des fontaines, dont les jets
d'eau, éparpillés par la brise, retombaient en pluie scintillante.
Au-dessus de ces jardins régnait une terrasse immense d'où l'on voyait
dans le lointain se dessiner les sombres monuments de Madrid et les
dômes de ses églises.
Sur cette terrasse, Calderon, debout, appuyé contre le tronc d'un
aloès gigantesque qui l'enveloppait de son ombre, était plongé dans
une sombre rêverie.
--D'où vient que je frissonne? dit-il à demi-voix. Ah! c'est à cette
heure fatale que j'appris que je venais d'être déshonoré par un lâche;
c'est à ce moment que je l'ai tué! Et depuis ce jour, quelle
révolution dans ma vie! Le crime m'a porté au faîte des honneurs! Et
pourtant, comme elle était paisible et heureuse, cette vie d'études à
Salamanque! Alors j'avais foi en _elle_; je me laissais guider par la
flamme de ses yeux, dans lesquels je lisais ma destinée, comme
l'astrologue lit dans les étoiles du ciel; mais l'âge d'or n'a duré
qu'un jour: le paradis s'est changé en enfer!
Le bruit des pas rapides de Fonseca arracha Calderon à sa rêverie. Il
se retourna brusquement. Il fit un effort suprême pour composer son
visage et en effacer toute trace d'émotion. Quand Fonseca parut devant
lui, la figure de don Rodrigues était calme et sereine.
--Réjouissons-nous, cher Rodrigues! Elle consent enfin, et je viens
réclamer l'appui que vous m'avez promis.
--Et le portier du couvent, est-ce un homme auquel on puisse se fier?
--Comme à moi-même.
--Avez-vous une clef pour ouvrir la porte de la chapelle?
--La voici; Margarita doit se cacher dans un confessionnal après la
prière du soir.
--Bien, tâchez de remplir convenablement votre rôle; voici comment je
me suis acquitté du mien: Je connais dans un des faubourgs de Madrid,
sur la route de Fuencarras, une maison isolée. Le propriétaire est de
mes amis. Des chevaux et des déguisements seront mis par lui à votre
disposition. Un de mes secrétaires vous remettra un passe-port. Demain
je serai informé le premier de l'enlèvement de la novice, et je ferai
en sorte de dépister ceux qu'on mettra à sa poursuite. N'ai-je pas
tout bien arrangé, cher Fonseca?
--Vous êtes notre ange gardien! s'écria don Martin avec enthousiasme.
Demain, à minuit, nous irons à la maison que vous venez de m'indiquer.
Fonseca quitta le palais le coeur plein de joie; mais, au détour de la
rue, six hommes appostés depuis les premières heures de la soirée se
précipitèrent pour lui barrer le passage.
--C'est à don Martin Fonseca que j'ai l'honneur de parler? dit le chef
de la bande.
--À lui-même.
--Au nom du roi, je vous arrête!
--Vous m'arrêtez? et pourquoi? qu'ai-je fait?
--Voici le mandat signé de Son Éminence le duc de Lerme. On vous
accuse de désertion.
--Tu mens, misérable! le général m'a permis de quitter le camp.
--Que nous importe? suivez-nous.
Fonseca, naturellement bouillant et impétueux, ne put calculer
froidement les suites de sa résistance. L'arrêter, l'emprisonner la
veille du jour où il devait délivrer Margarita!
Un pareil malheur le plongeait dans un désespoir qui faisait
disparaître à ses yeux toute autre considération. Il tira son épée,
renversa l'alguazil qui s'opposait à son passage; mais les alguazils
cernèrent le jeune officier et le choc des épées se fit entendre.
Soudain, la rue, qui n'était que faiblement éclairée par la lune, fut
inondée de lumière.
Des laquais portant des torches arrivèrent en foule en criant:
--Place au noble marquis de Siete-Iglesias!
À ce nom, Fonseca laissa tomber son arme, et les alguazils firent
place.
Un homme au visage pâle, aux yeux étincelants, parut au milieu du
groupe: c'était Calderon.
--Pourquoi tout ce bruit à pareille heure? dit sévèrement le ministre.
--Rodrigues, cria Fonseca, je suis heureux de votre arrivée. Ces
misérables ont osé porter la main sur un officier espagnol, en se
disant porteurs d'un ordre du duc de Lerme.
--Avez-vous en effet un mandat d'arrêt contre ce gentilhomme? demanda
Calderon au chef des alguazils.
Celui-ci présenta l'ordre dont il était porteur.
Calderon le lut lentement, le rendit à l'alguazil, et puis, prenant à
part Fonseca:
--Êtes-vous fou? lui dit-il à voix basse, croyez-vous pouvoir résister
aux lois? Si je n'étais arrivé à propos, pour un mince délit dont on
vous accuse, vous alliez commettre un crime capital. Suivez ces gens,
ne craignez rien. Je verrai le duc et j'obtiendrai votre mise en
liberté. Demain, nous irons ensemble au rendez-vous convenu.
Fonseca, le coeur gonflé de rage, allait répliquer; mais Rodrigues se
hâta de lui imposer silence. Le ministre se tourna ensuite vers les
alguazils.
--Il y a ici, dit-il, une erreur qui sera réparée demain. Traitez ce
gentilhomme avec le respect et la considération dus à sa naissance et
à son mérite. Allez, don Martin, ajouta-t-il à voix basse, allez,
sinon Margarita est à jamais perdue pour vous.
Vaincu par cette menace, Fonseca remit son épée dans le fourreau et
suivit les alguazils en gardant un morne silence.
Calderon, immobile et absorbé dans ses réflexions, les laissa
froidement s'éloigner. Bientôt, chassant une pensée importune, il
donna ordre à ses gens de le précéder, puis il remonta dans sa voiture
et se fit conduire chez le prince d'Espagne.


VII

Le lendemain, à midi, Calderon vint voir Fonseca dans sa prison. Le
jeune officier était assis près d'une fenêtre qui s'ouvrait sur une
cour sombre et spacieuse. Sa physionomie trahissait un violent
désespoir.
Il se leva dès qu'il vit entrer Calderon.
--Enfin, s'écria-t-il, vous venez me rendre à la liberté? Vous en avez
l'ordre sur vous?
--Pas encore, mon cher Fonseca; mais soyez sans inquiétude, j'ai vu le
duc. Le motif de votre arrestation est tel que je le soupçonnais:
quelques paroles imprudentes que vous avez laissé échapper. Vous avez
trahi dans ces paroles la résolution de ne jamais renoncer à
Margarita. Le duc de Lerme ne veut pas de cette mésalliance. Votre
captivité se prolongera si vous ne prenez pas l'engagement solennel de
laisser Margarita prendre le voile.
Fonseca, que ces paroles faillirent rendre fou, regarda Calderon avec
des yeux hagards. Calderon continua:
--Cependant il ne faut désespérer de rien. Patience! le duc finira
peut-être par se laisser fléchir, et d'ailleurs je me sens le courage,
pour servir vos intérêts, d'appeler de la sentence du duc au roi
lui-même.
--Et ce soir elle m'attend! s'écria le jeune homme; ce soir elle
devait être libre!
--On lui dira ce qui est arrivé; nous avons des intelligences dans la
place.
--Retirez-vous, faux ami, ministre sans pouvoir! Sont-ce là vos
promesses de me venir en aide? Mais je ferai connaître à Sa Majesté
elle-même le malheur qui m'accable. Je verrai si Philippe ni réserve
un pareil traitement aux défenseurs de sa couronne. Don Rodrigues,
voulez-vous porter une lettre à votre maître? Ce service est le seul
que je réclame de vous.
--Non, Fonseca, je ne veux pas vous perdre. Cette lettre, le roi la
montrerait au duc de Lerme. Ce n'est pas ainsi que les hommes sensés
doivent supporter l'infortune: serais-je aujourd'hui ministre si, à
chaque revers qui m'accablait, j'eusse agi sans réflexion et comme un
homme en délire? Voyons, examinons ce qui nous reste à faire.
--Avant ce soir je prétends être libre, sinon je ne veux rien
entendre.
--Écoutez... une idée me frappe! on veut, pour vous rendre la liberté,
que vous renonciez à Margarita. Mais qu'arriverait-il si le duc de
Lerme pouvait croire que c'est la novice qui vous abandonne; si, par
exemple, elle s'échappait du couvent, comme cela est convenu, et
qu'on parvînt à persuader au duc qu'elle s'est fait enlever par un
autre que vous.
--Ah! pas un mot de plus!
--Pourquoi? Mais pesez donc tous les avantages d'un pareil stratagème.
Il vous sauvera tous deux; si elle s'échappe seule, le duc n'aura
aucun intérêt à la poursuivre; elle pourra en sûreté gagner la
France, et courra mille fois moins de dangers que si elle fuyait avec
vous, qui occupez dans l'État un rang considérable. L'inquisition,
qui déteste la noblesse, vous accuserait de sacrilége; votre captivité
éloignera tout soupçon de complicité avec Margarita, et le projet
que vous avez formé réussira mieux qui si vous l'exécutiez
personnellement. Le duc de Lerme, qui croira que dans votre coeur le
ressentiment a tué l'amour, vous rendra la liberté, et vous rejoindrez
Margarita.
--Mais, dit Fonseca, frappé par le raisonnement de Rodrigues, qui donc
prendra ma place auprès de Margarita? Qui donc l'enlèvera du couvent?
--Ne ferais-je pas cela pour vous? dit Calderon en souriant.
J'emmènerai Margarita au rendez-vous indiqué: elle y restera cachée
jusqu'au jour où le saint-office cessera ses poursuites. Puis je la
ferai conduire au lieu qu'il vous plaira de désigner.
--Et vous croyez que Margarita consentira à suivre un étranger? Non,
c'est impossible, je n'approuve pas ce projet!
--Eh bien, à parler franchement, il ne me sourit pas davantage,
répliqua froidement Calderon; les dangers que je me proposais de
courir pour vous sont trop imminents. Je ne vous aurais pas fait cette
offre, Fonseca, si je n'y eusse été poussé par la pensée que voici: si
le duc de Lerme allait voir la jeune novice, s'il l'effrayait par ses
menaces, s'il décidait l'abbesse à abréger le noviciat, la jeune fille
serait à jamais perdue pour vous.
--Ils ne le feront pas! ils ne l'oseront pas!
--L'orgueil fait tout oser! Cherchez un autre plan!... Comptez-vous
pouvoir vous évader d'ici? C'est impossible: il faut donc vous fier à
moi.
Fonseca, sans répondre, fit plusieurs fois le tour de l'appartement.
Puis il s'arrêta en face du ministre.
--Calderon, dit-il, je n'ai pas la liberté du choix, il faut donc que
je me fie à votre amitié: je vais écrire à Margarita.
En remettant la lettre à Calderon, le jeune homme se détourna pour ne
pas lui laisser voir son agitation.
Calderon était profondément ému, sa main trembla en saisissant la
lettre.
--N'oubliez pas, dit Fonseca, que je remets ma vie entre vos mains.
Rodrigues, sans répondre, ouvrit la porte pour sortir.
--Arrêtez! reprit Fonseca. J'oubliais une chose essentielle... Voici
la clef de la chapelle, le mot d'ordre pour le portier est _Grenade_.
Mais, j'y pense, il s'attendait à me suivre avec Margarita.
--J'arrangerai cela. Adieu! Demain vous apprendrez que tout a réussi.
Jusque-là soyez calme et gardez-vous de commettre la plus légère
imprudence.


VIII

Minuit venait de sonner à la chapelle du couvent. Le long des murs
sombres du vieil édifice s'avança lentement un homme de haute taille,
enveloppé d'un manteau; le bruit de ses pas éveilla de longs échos
dans le lieu saint; puis d'un confessionnal sortit une blanche forme
de femme, et une douce voix murmura:
--Est-ce toi, Fonseca?
--Venez, répondit-on à voix basse.
Cette voix, qui lui était inconnue, fit reculer Margarita toute
tremblante; mais l'homme la saisit par le bras et l'entraîna
rapidement hors de la chapelle. Au dehors, le portier les attendait;
il tenait un manteau qu'il jeta sur les épaules de la novice.
L'étranger fit avancer une voiture, Margarita y monta avec lui, et les
chevaux partirent ventre à terre.
Interdite et à moitié morte de frayeur, la novice ne comprit d'abord
rien à ce qui se passait. Quand elle eut repris ses sens, elle se vit
seule avec un inconnu.
--Où me conduisez-vous? demanda-t-elle. Où est Fonseca?
--Ne soyez pas étonnée, senora, si don Martin n'est pas à vos côtés;
il m'a remis une lettre que dans un instant vous pourrez lire, et
alors vous saurez tout.
La voiture s'arrêta devant une maison isolée. Calderon descendit et
frappa deux coups à la porte. Un vieillard, qu'à sa barbe pointue et à
ses traits anguleux on reconnaissait pour un fils d'Israël, vint
ouvrir aussitôt.
Calderon lui dit quelques mots à voix basse; puis, avec une grande
politesse, il aida Margarita à descendre. Il la conduisit, par un
escalier rapide et sombre, dans une chambre richement meublée. Dans
tous les angles de cette pièce, des candélabres d'argent massif
étincelaient sur des piédestaux de marbre blanc. Au milieu de
l'appartement était dressée une table couverte de vins exquis et de
fruits les plus rares. Le luxe de cette chambre contrastait
étrangement avec l'extérieur délabré de la maison et l'aspect du juif
ignoble et dégoûtant qui en était le gardien.
Calderon donna à la novice la lettre de Fonseca.
La jeune fille la lut avidement.
Pendant cette lecture, Rodrigues tint constamment sur elle son oeil
inquiet et fixe.
Rodrigues avait résolu de se prêter aux désirs du prince, car sa
fortune dépendait de sa complaisance; mais son intention n'était pas
de sacrifier entièrement Fonseca.
Plein de mépris pour l'espèce humaine, ne voyant partout que
fourberies et trahisons, Calderon n'était pas convaincu, comme l'était
Fonseca, que l'ancienne actrice fût un ange de vertu et de dévouement.
Il voulait savoir si elle résisterait aux manoeuvres hardies et aux
offres séduisantes de l'infant d'Espagne; si elle succombait, il
conservait les grâces du prince et l'amitié de Fonseca, en lui
prouvant que Margarita était indigne de son amour. Mais si la jeune
fille résistait à l'infant, il était fermement décidé à la faire
échapper et à protéger sa fuite, sans pouvoir être accusé par le
prince de complicité. C'est ainsi que Calderon conciliait deux choses
fort opposées: la conscience et l'ambition.
Mais, tandis que ses regards étaient fixés sur Margarita, d'étranges
pressentiments l'assaillirent; son coeur, plein des souvenirs du
passé, battit précipitamment dans sa poitrine. L'innocence et la grâce
exquise de la jeune novice, ses formes délicates et presque aériennes,
tout, en un mot, semblait lui faire un reproche de sa trahison et
éveiller dans son âme une profonde pitié.
La lecture de la lettre de Fonseca redoubla les angoisses secrètes de
la jeune fille. Elle se tourna vers Calderon; l'aspect et les traits
de cet homme la frappèrent.
Il venait d'ôter son manteau et son chapeau.
Leurs regards se rencontrèrent. Soudain Margarita, qui semblait
anéantie, tressaillit et poussa un cri perçant.
--Calderon! s'écria-t-elle, don Rodrigues Calderon! Est-ce votre nom?
n'en avez-vous jamais eu d'autre?
À peine eut-elle prononcé ces mots, qu'elle s'approcha de lui toute
tremblante.
--Calderon est mon nom, balbutia le marquis d'une voix émue.
La novice vint se placer si près de Calderon, qu'elle sentit sur son
front le souffle de cet homme. Alors, lui saisissant le bras, elle
attacha sur ses traits un regard si perçant, si scrutateur et si
profond, que Calderon ne put se défendre d'une terrible pensée. Un
instant il crut que la pauvre novice était folle.
Margarita leva lentement ses grands yeux noirs sur la glace qui
réfléchissait son visage et celui de Calderon.
La fraîcheur et le vif incarnat des joues de la novice avaient fait
place à une pâleur livide, pareille à celle du visage de Calderon. Il
y avait alors entre ces deux personnes ainsi groupées une ressemblance
saisissante... Tous deux se regardèrent dans la glace, et en furent à
l'instant frappés. Ils poussèrent un cri douloureux.
Margarita porta sa main frémissante dans les plis de sa robe, en tira
un petit portefeuille fermé avec des agrafes d'argent. Elle pressa le
ressort, l'ouvrit, et dévora du regard un portrait en miniature,
qu'elle compara au visage altéré de Rodrigues.


IX

Sur ces entrefaites, Fonseca s'était rendu au couvent de _Sainte-Marie
de l'Épée blanche_, mais il n'y trouva plus le portier. Il courut à la
maison que Calderon lui avait indiquée. Il allait entrer, quand
soudain il entendit prononcer son nom. Il s'approcha du lieu d'où
partait la voix, et reconnut, blotti dans un enfoncement du mur, le
portier du couvent.
--C'est vous, don Martin? dit-il. Les saints en soient bénis! On vous
a indignement trompé.
--Parle, voyons, n'hésite pas; dis-moi toute la vérité.
--Je connaissais le gentilhomme qui est venu enlever la novice; j'ai
tremblé pour vous lorsque j'ai vu Calderon prendre la jeune fille dans
ses bras et la placer dans la voiture; mais je me suis rassuré en
pensant que j'allais, comme c'était convenu, l'accompagner dans sa
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