Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 03

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surveiller tous les mouvements du chef. Afin de laisser croire au
Javanais que j'avais en lui la plus entière confiance, je le suivis
sans observation. Mais j'avais le soin de noter dans ma mémoire les
localités que nous traversions, ainsi que les gués de la rivière. Le
danger dans lequel j'avais placé Zéla en l'emmenant avec moi à la
chasse aux tigres m'avait donné une cruelle leçon de prudence, et
l'idée de la savoir seule, quoique en sûreté sur le schooner, me
rendait sage, sensé, et surtout fort méfiant. Grâce aux importunités
de ma chère petite fée, j'avais pris avec nous Adoa la Malaise. Cette
enfant était vive, adroite et rusée comme un lutin. On pouvait avoir
en son instinct sauvage la plus entière confiance. Adoa ne pensait,
n'aimait personne au monde que sa chère Zéla; pour Zéla elle eût donné
sa vie. La seule chose qui l'attachât à moi était l'amour que me
portait ma femme. Adoa avait à peu près le même âge que sa maîtresse;
mais il n'y avait pas dans le monde deux êtres moins ressemblants: la
fille malaise était rabougrie dans sa croissance, large et osseuse;
son front bas était à moitié caché par des cheveux noirs, rudes et qui
tombaient en mèches roides sur sa figure plate et d'une couleur
bistrée. Les petits yeux bruns d'Adoa semblaient, par la distance qui
les séparait, être tout à fait indépendants l'un de l'autre et
pouvaient regarder à la fois à bâbord et à tribord, au nord et au sud.
Ces yeux vifs, brillants, avaient la vigilance de ceux d'un serpent;
mais la ressemblance avec ce hideux reptile s'arrêtait là, car la
pauvre petite Adoa était la plus fidèle, la plus aimante et la plus
dévouée des servantes. J'aimais tant cette sauvage créature que je lui
avais donné la place haute et importante de _tchibookgée_, et elle
était sans rivale dans l'art de faire un _chilau_, un hookah, ou pour
préparer un callian, toutes choses qui sont difficiles à bien faire.
Nous continuâmes notre route le long de la rivière, et, après être
arrivés sur une hauteur escarpée et pleine de rochers, notre chef me
proposa de nous arrêter dans quelques huttes situées sur la hauteur,
pour nous y reposer un instant et nous rafraîchir avec du café et des
mangoustans. «Pendant la durée de cette petite halte, ajouta le chef,
deux de mes gens iront à la découverte du gibier.» Cette proposition,
qui semblait amoindrir les forces protectrices du chef, dissipa
entièrement mes craintes. On nous apporta du lait, des fruits et du
café. Comme j'étais un grand épicurien, je dis à Adoa de surveiller la
préparation de la tasse qui m'était destinée, et la jeune fille
s'empressa de se rendre à mon désir.
Nous nous étions assis dans une des huttes vides, afin d'être protégés
par la toiture de cannes entrelacées contre les rayons du soleil, et
pendant que, le coeur rempli du souvenir de Zéla, je fumais mon
callian, mes hommes mangeaient et buvaient. Le chef s'était assis près
de moi sur une natte, et la sortie de la hutte était bloquée par les
trois Javanais. Je m'étais couché sur la terre, et ma tête reposait
contre un des bancs de bambou que soutenait la hutte; ma main droite
allait porter à mes lèvres la tasse de café posée devant moi, lorsque
je fus averti par un léger mouvement de tourner la tête à gauche, vers
le fond de la hutte.
--Ne bougez pas, chut, chut!
Ces quelques paroles, prononcées avec un accent de terreur indicible,
me firent prudemment jeter un demi-regard vers l'endroit d'où la voix
était sortie, et, à travers le paillasson qui formait le mur de la
hutte, je distinguai le regard perçant d'Adoa.
Je m'inclinai doucement vers la jeune fille, et sa voix haletante
murmura à mon oreille:
--Ne buvez pas le café!... sortez de la hutte... défiez-vous...
mauvaises gens!...
Plusieurs de mes hommes s'étaient plaints du mal de coeur aussitôt
après avoir absorbé le café, et je compris le vif empressement
qu'avait apporté le chef en me faisant passer la tasse qui m'était
destinée. Heureusement que la préparation de ma pipe, ayant occupé mon
attention, m'avait fait oublier le café. Au premier mouvement que je
fis pour sortir de la hutte, le chef échangea d'une manière expressive
un regard avec ses hommes, et tous les yeux se fixèrent sur moi. Je
n'avais ni le temps ni la possibilité de former un plan de conduite et
de consulter mes gens. Je compris vite que le chef attendait du
renfort pour nous attaquer; je sortis donc lestement mon pistolet, et
je franchis la porte de la hutte. Le chef, armé de son poignard,
voulut s'emparer de moi, mais il n'en eut ni l'adresse ni la force,
car je lui brûlai la figure en déchargeant mon arme à bout portant, et
mon coup de feu fut suivi du cri de guerre arabe: «Mes garçons, nous
sommes trahis! suivez-moi!»
Mes mouvements avaient été si rapides, si imprévus, que, frappés d'une
terreur panique, les Javanais se précipitèrent dans les jungles.
--Ne les poursuivez pas, dis-je à mes hommes, regardez plutôt si vos
armes sont en bon état, et arrangez vos baïonnettes.
J'appris par Adoa qu'un poison ou un narcotique avait été mis dans le
café, et que le chef attendait pour nous massacrer l'arrivée d'une
grande quantité d'hommes.


C

Le premier danger était passé; mais notre situation était encore
excessivement périlleuse. Nous reprîmes d'un pas rapide, pour regagner
nos bateaux, le chemin que nous avions parcouru, espérant arriver en
peu de temps assez près du schooner pour l'avertir par un signal du
malheur qui nous menaçait, car naturellement nous pensions que les
natifs s'étaient échelonnés sur la route pour nous attaquer. Nous
fîmes les trois quarts du chemin sans être arrêtés, sinon sans être
vus; car de temps en temps la tête d'un sauvage apparaissait derrière
un arbre ou dans le creux d'un rocher, et ces visions rapides étaient
suivies d'un farouche hurlement. Cet éloignement rendait nos ennemis
peu dangereux, et Adoa, qui courait près de moi, guettait sans relâche
les mouvements des natifs pour m'avertir de leurs faits et gestes. À
chaque pas que nous faisions en avant se révélaient les terribles
difficultés que nous avions à vaincre. Outre le réel danger du
chemin, il y avait celui d'une attaque impossible à soutenir sans
désavantage. Nous arrivâmes enfin à un angle de la rivière, et nous
fûmes obligés de la traverser. Grâce au stimulant de la peur, le
poison ne produisit sur mes hommes qu'une fébrile agitation; il faut
ajouter encore que, par elle-même, la drogue était sans doute peu
dangereuse. Toujours est-il que personne ne s'en plaignit en fuyant
l'attaque des Javanais.
Je conduisis mes hommes à travers la rivière en sondant le chemin à
l'aide de ma lance. L'eau était peu profonde; mais le fond de la
rivière était si sale, si glissant et si boueux, que nous avions la
plus grande peine à nous soutenir.
--Malek, ils viennent, me dit Adoa.
Je mis ma carabine sur mon épaule, et je criai aux hommes qui se
trouvaient en arrière de hâter le pas.
Les natifs sortirent tumultueusement de leur embuscade, déchargèrent
leurs mousquets et coururent sur les bords de la rivière. Dans toutes
les guerres sauvages, le premier cri et la première décharge sont un
excitant et un moyen d'inspirer la terreur. Les sauvages ressemblent
aux chiens glapissants qui chassent celui qui se sauve, mais qui
fuient devant le fort. En conséquence, si la première attaque des
sauvages est reçue avec une courageuse fermeté, ils sont surpris,
intimidés, et quelquefois vaincus. Voyant que nous étions fermes, et
qu'à notre tour nous nous disposions à faire feu, les Javanais
s'arrêtèrent sur les bords de la rivière. Je fis décharger nos
mousquets sur eux, et j'eus le plaisir de les voir courir épouvantés
dans la direction des jungles. Cette fuite nous donna le temps de
traverser sans perte d'hommes le gué de la rivière.
Les natifs revinrent sur leurs pas et nous suivirent en proférant des
menaces de mort et d'horribles malédictions; de minute en minute, le
nombre de nos ennemis s'augmentait, et au moment où nous atteignîmes
la partie la moins fourrée du jungle, Adoa me dit:
--Malek, je vois des cavaliers qui viennent au-devant de nous.
L'odeur de la mer parvint jusqu'à nous, et cette odeur âcre me donna
une sensation plus délicieuse que celle apportée journellement par les
parfums du tabac ou le fumet d'un verre de vin de Tokay.
--Courage, mes garçons, criai-je à mes hommes, courage! La mer est en
avant.
Mes hommes coururent vers le banc de sable du haut duquel je les
appelais avec plus d'empressement et d'allégresse qu'ils n'en
témoignaient en montant sur les agrès pour voir la terre après un long
et ennuyeux voyage. Quand nous vîmes les joyeuses girouettes aux
queues d'aronde briller sur les mâts de notre schooner, lui-même
encore invisible, nous jetâmes de concert un triomphant hourra,
croyant un peu trop vite que nos dangers étaient passés.
Sur la large plaine sablonneuse qui bordait la mer se trouvait une
masse noire et confuse. À cette vue, les natifs poussèrent un sauvage
cri de joie, et ce cri me donna la preuve que les yeux de faucon
d'Adoa n'avaient point commis d'erreur en découvrant une bande de
cavaliers.
Ces cavaliers devinrent bientôt tout à fait visibles.
Un corps d'hommes du pays, à peu près nus, nous approcha rapidement;
ils étaient montés sur de petits chevaux aux allures vives, souples et
légères. Le nombre de ces hommes n'était pas grand; mais, unis à ceux
qui nous suivaient de près, ils avaient assez de force pour détruire
les espérances des plus sages et contraindre les âmes pieuses à songer
au ciel.
Au milieu de la rivière que nous venions de traverser se trouvait un
banc de sable; de vieux troncs d'arbres et des canots naufragés
étaient fermement plantés dans ce banc. À notre gauche se trouvaient
une surface plane, sablonneuse et une lande déserte; à notre droite,
trois blocs de rochers informes qui nous cachaient la vue du schooner.
Je pris rapidement possession du banc de la rivière, et, les pieds
bien affermis sur un terrain solide, nous attendîmes l'attaque.
J'avais toujours mes quatorze hommes, et, quoique à la tête d'une bien
petite troupe, j'eus l'espérance, grâce à la grande quantité de
munitions qui remplissait nos poches, que nous arriverions, sinon à
détruire, du moins à mettre en fuite nos sauvages ennemis.


CI

Les natifs s'avancèrent vers nous en criant et en hurlant, mais la
décharge de leurs mousquets ne nous atteignit pas. Ces cavaliers
féroces et sauvages étaient conduits par leur prince, monté sur un
petit coursier fougueux, dont la robe était d'un rouge vif; la
crinière et la queue de ce cheval voltigeaient dans l'air comme
voltigent des banderoles sous les caresses de la brise. Son cavalier
était le seul qui portât un turban et qui fût convenablement habillé.
L'énergique férocité du regard jeté par le prince sur notre petite
troupe me fit souvenir de mon violent ami de Bornéo. Inspiré par le
démon qu'il portait sur son dos, le petit cheval était sans cesse en
mouvement; il semblait avoir du feu dans les naseaux et des ailes dans
les jarrets. Le prince se précipita dans l'eau, déchargea son pistolet
sur un de mes hommes, jeta sa lance à la tête d'un autre, s'élança de
nouveau sur le rivage, guida ses cavaliers, cria contre ceux qui
cherchaient à fuir, se rejeta dans la rivière, et pendant le cours de
ses fantastiques évolutions, le petit cheval hennissait, bondissait,
galopait; il ne lui manquait que la parole. Caché derrière le tronc
d'un arbre, je fis plusieurs fois partir ma carabine en visant le
prince; mais une hirondelle dans l'air ou une mouette balancée par une
vague n'aurait pas été un but plus difficile à atteindre. La position
que nous avions prise était si avantageuse et notre feu était si
parfaitement dirigé, que, malgré ses efforts, le prince météore ne
pouvait parvenir à nous chasser du banc de sable. Le succès cependant
n'était pas certain, car nos munitions étaient fortement diminuées;
deux de mes hommes avaient été atteints par les balles meurtrières, et
deux autres étaient assez grièvement blessés. En revanche, nous avions
fait un grand dégât parmi les natifs, dont la situation fort exposée
nous donnait l'avantage de frapper toujours juste. La cavalerie, qui
agissait avec la plus grande intrépidité en se précipitant dans la
rivière au-dessus et au-dessous de nous, souffrait de notre feu, mais
elle souffrait davantage encore de l'inégalité du terrain de la
rivière, sur lequel les chevaux trébuchaient à chaque pas. D'ailleurs
ils n'avaient point d'armes à feu, et le prince seul se servait de
pistolets.
Nous fûmes bientôt forcés de faire l'impossible pour gagner le rivage,
et ce rivage était gardé par une foule de natifs qui hurlaient d'une
manière épouvantable. Dans cette situation périlleuse, épuisé et
presque mort de fatigue, je fis passer mes hommes un à un sur le banc
opposé. Quand les cavaliers, bien diminués par nos coups, s'aperçurent
de cette manoeuvre, ils se dirigèrent au triple galop vers la mer,
dans l'intention d'intercepter notre passage.
Le premier homme qui débarqua fut tué par la pierre d'une fronde, et
notre troupe fut réduite à neuf personnes, et cela en me comptant.
Afin d'apaiser la soif ardente qui leur brûlait la gorge, mes hommes
avaient bu l'eau saumâtre de la rivière; cette eau leur donnait un mal
de coeur si violent, qu'ils chancelaient comme des hommes ivres. Nous
nous trouvions à un mille de la mer, et en nous tenant rapprochés les
uns des autres, nous réussîmes à traverser le gué. Les natifs épiaient
nos mouvements avec tant de persistance, que nous étions obligés de
faire halte à chaque instant pour leur donner une volée de mousquets.
Enfin, après une demi-heure de marche, nos yeux distinguèrent
parfaitement le schooner. Cette vue redoubla notre courage, et nous
hâtâmes le pas vers notre cher vaisseau. Tout à coup un nuage de sable
obscurcit nos regards, et quand le vent l'eut dispersé, je vis le
prince vampire paraître comme un centaure dans le mirage vaporeux
produit par le sable blanc. La manoeuvre du prince nous enfermait
entre deux camps. Je jetai vivement les yeux autour de moi; à notre
gauche se trouvait un groupe de palmiers, dont les branches touffues
ombrageaient quelques huttes en ruines. Atteindre ces palmiers fut dès
lors ma seule espérance. Je dirigeai ma troupe vers cette petite
fortification, et je puis dire que nos coeurs battaient avec violence
quand nos mains crispées purent saisir et opposer à nos ennemis le
frêle rempart des murailles de la première hutte. Malheureusement
notre course avait été si rapide qu'un de nos blessés avait succombé à
cette énervante fatigue; il était tombé mort ou mourant. Je n'eus
point la possibilité de lui porter secours. Le bruit sinistre d'un
sauvage et joyeux hurlement me fit tourner la tête, et mon regard
indigné rencontra le prince, dont le cheval furieux piétinait le corps
du pauvre marin. À un ordre de leur chef, les cavaliers accoururent,
s'approchèrent de notre lieu de refuge et nous lancèrent des pierres.
Nous répondîmes à cette nouvelle attaque par des coups de mousquet. Un
de nos hommes tira sur le prince; la balle l'atteignit sans doute, car
son cheval s'éloigna d'un pas chancelant, et les plumes qui ornaient
le turban du prince voltigèrent dans l'air.
--La mort de mon pauvre ami est vengée, pensai-je en moi-même.
Mais cet espoir ne fut pas de longue durée; car, après avoir arrêté
son cheval, le prince mit pied à terre, examina l'animal, secoua la
tête, et, en se remettant en selle, il reprit la direction de sa
petite troupe avec autant d'empressement, mais avec moins d'ardeur et
de fermeté.
Notre position devenait extrêmement périlleuse; nous n'avions plus que
trois ou quatre cartouches chacun, et l'ennemi nous entourait de toute
part.
Désespérés et presque morts de fatigue, nous nous préparâmes à vendre
chèrement notre vie. Je songeai plus à la mort qu'à ma défense;
l'image de de Ruyter traversa mon esprit; mais ce bon et triste
souvenir fut bientôt chassé par celui de ma pauvre Zéla.
Qu'allait-elle devenir? supporterait-elle son isolement cruel? Ces
tristes pensées relevèrent mon courage; j'invoquai comme une égide
protectrice le nom de ma bien-aimée, et je dis à mes hommes:
--Courage, mes garçons, nous ne sommes pas encore vaincus.
La muraille du fond de la hutte était très-élevée; nous la trouâmes
avec nos baïonnettes, et de là nous vîmes que les natifs se
préparaient à incendier la hutte. Nous réussîmes cependant à les
chasser, mais non à éteindre le feu de bois mort et de roseaux secs
qu'ils avaient déjà allumé. Devant la hutte se trouvaient des palmiers
entourés par une haie de vacoua, et cet arbuste formait une haie
piquante et tout à fait impénétrable. Plusieurs fois, durant la
première escarmouche, je m'étais repenti d'avoir préféré la hutte à
cette place, que l'entourage rendait inaccessible aux chevaux. Nous
aurions eu et plus d'espace et plus de moyens d'attaque.
Le prince javanais ordonnait aux sauvages de nous empêcher de quitter
la hutte. Cet ordre, dont l'exécution était notre mort, fit murmurer
mes hommes, et leur mauvaise humeur retomba sur moi, car ils
écoutaient faiblement mes pressantes prières; enfin, ils furent
forcés de suivre mon exemple et de quitter la hutte pour se ranger en
bataille dans la cour, derrière les vacouas.


CII

Au moment de commencer notre attaque, le son bas et sourd d'un canon
retentit dans l'air et salua nos oreilles; c'était le schooner.
L'effet produit par cette voix d'airain fut magique; mes hommes,
tristes, désespérés, reprirent courage et jetèrent leurs casquettes en
l'air en hurlant comme des bêtes fauves. Le canon nous annonçait du
secours, et cette promesse nous rendit toutes nos forces. Un second
coup traversa l'air, bondit vers le jungle et l'écho des collines en
recueillit le son; ce bruit inattendu causa une terreur si grande dans
la petite troupe des cavaliers qu'ils se dispersèrent. Je profitai de
l'effroi des natifs pour nous jeter sous l'abri des palmiers; car, là,
nous n'avions plus à craindre les atteintes du feu.
Malgré le mauvais succès de leur attaque, les natifs revinrent sur
nous, guidés par le prince, dont le courage n'était point affaibli.
Nous n'avions plus que cinq ou six cartouches, et tout notre espoir
reposait sur nos baïonnettes. Ne voyant point arriver de secours, les
sauvages nous jugèrent vaincus, car ils s'approchèrent tout à fait de
la haie de vacoua, et à l'aide de leurs lances ils blessèrent
plusieurs de mes hommes. Notre situation était en réalité plus
désespérée que jamais, quoique la plupart des cavaliers fussent partis
vers la mer; mais le prince ne nous quittait pas. Je commençai à
croire que mes hommes avaient raison en disant que ce chef javanais
était invulnérable: nos coups effleuraient son corps sans le blesser,
sans lui faire perdre un seul instant sa sauvage vélocité. Tout à
coup, les natifs se tournèrent vers la mer en jetant des cris
d'épouvante; ces cris furent suivis d'une décharge de mousquets, et le
doute inquiétant qui remplissait mon esprit fut dissipé: mon équipage
venait à notre secours.
Notre première idée fut de courir à la rencontre de nos sauveurs, mais
je ne voulus pas abandonner nos blessés. Bientôt le bonnet rouge des
Arabes étincela sous les rayons du soleil; je déchargeai ma carabine,
et j'entendis distinctement le cri de guerre de mes braves amis. Le
prince se jeta au-devant de la troupe suivi de ses cavaliers; mais
cette manoeuvre ne m'inquiéta pas, je savais qu'un feu bien nourri
pouvait facilement repousser les efforts du prince. Aussi, après une
lutte acharnée des deux parts, mes gens avancèrent vers notre poste;
dans mon impatience, je franchis l'enclos et j'encourageai d'une voix
éclatante mon brave équipage. J'allais courir jusqu'à lui, quand je
vis paraître une forme légère, bondissante; le vent faisait flotter
les cheveux de cette délicieuse vision, qui, rapide comme une
hirondelle, s'élança jusqu'à moi. Cette vision, cet oiseau printanier,
c'était mon bonheur, ma joie, mon espérance, mon unique pensée, ma
Zéla chérie; la chère adorée tomba sur mon coeur et je la pressai
tendrement dans mes bras épuisés de fatigue, mais que son contact
rendait fermes et vigoureux. Les hardis matelots oublièrent leur
danger pour nous regarder d'un oeil ému.
--Quelles nouvelles, capitaine? demandait l'un.
--Où sont nos camarades? demandait l'autre.
Et ces questions étaient suivies de menaces de mort, de cris de
vengeance contre les Javanais.
En aidant nos blessés à marcher, nous regagnâmes le bord de la
rivière, et, toujours en bon ordre, ma petite troupe se dirigea vers
le rivage. Des bandes de natifs rôdaient autour de nous, mais elles
étaient impuissantes à nous barrer le chemin. Le prince avait pris les
devants dans l'intention évidente d'attaquer nos bateaux avant notre
arrivée ou de s'opposer à notre embarquement. Cette double crainte
nous fit hâter le pas, car je savais que le schooner était trop
éloigné pour qu'il lui fût possible de protéger les bateaux.
--N'ayez aucune crainte, capitaine, me dit mon second contre-maître,
j'ai ordonné aux bateaux de s'éloigner du rivage et de laisser tomber
leurs grappins; de plus, la chaloupe qui nous attend a une caronade.
Nous étions épuisés de fatigue, affamés, mourants de soif; Zéla seule,
en véritable enfant du désert, avait songé à apporter de l'eau, et
cette eau fut un grand soulagement pour les blessés. Il était évident
que les natifs ne voulaient pas permettre aux bateaux d'approcher du
rivage; le schooner était visible et il levait l'ancre afin de se
rapprocher de nous. En arrivant sur le bord de la mer, je réunis mes
hommes, et après avoir dispersé avec une volée de mousquets la foule
qui était devant nous, je réussis à faire embarquer les blessés; mais,
au moment où mes hommes allaient les suivre, les Javanais
renouvelèrent l'attaque: la confusion fut si grande qu'il me devint
impossible de diriger sûrement nos coups de mousquet. Avec l'aide de
quatre hommes sûrs, je plaçai Zéla dans la chaloupe, et quand les
natifs s'y précipitèrent pour saisir le plat-bord, nous déchargeâmes
la caronade, qui était bourrée de balles de plomb.
J'étais debout sur la poupe du bateau, ayant une mèche à la main; les
natifs dispersés fuyaient avec épouvante le bruit du canon, et le
rivage était couvert de morts et de mourants. La bataille touchait à
son terme, quand l'invulnérable prince, dont la fureur n'était point
diminuée, reparut à la tête d'une demi-douzaine de cavaliers; mais la
vue du canon, dont la bouche était tournée vers eux, les fit reculer.
Indigné du mouvement, le prince leur adressa un violent reproche,
jeta un cri terrible et lança son cheval vers la poupe du bateau, en
face du canon. Je soufflai la mèche et je touchai l'amorce, elle ne
prit point feu. Le prince me jeta son turban à la figure et déchargea
un pistolet sur moi. La secousse me fit chanceler, un éblouissement
aveugla mon regard et tout disparut à mes yeux. L'intrépide Zéla prit
la mèche tombée de mes mains et déchargea le canon.
Un cri perçant courut le long du rivage, et un cheval blessé plongea
dans l'eau en foulant aux pieds son cavalier désarçonné.
Mais le cavalier n'était point le prince.
À quelques pas plus loin, dans des flots rougis de son sang, se
trouvait une masse de restes mutilés; mais ces restes informes étaient
cependant assez distincts pour qu'il fût possible de reconnaître le
meilleur cheval que guerrier ait jamais monté et le plus héroïque chef
qui ait conduit ses hommes au combat.


CIII

J'étais sérieusement blessé, mais je souffrais tant qu'il me fut
impossible, pendant les premières minutes qui suivirent l'explosion du
pistolet, de savoir quelle partie de mon corps avait été atteinte par
l'arme du prince. Un mortel engourdissement affaiblit tout à coup mes
membres, mes yeux se voilèrent et je tombai comme une masse inerte sur
le banc des rameurs.
Le coup de canon tiré par Zéla avait si fort épouvanté les natifs,
qu'ils fuyaient dans toutes les directions en jetant des cris de rage
et d'effroi. Cette terreur nous permit de quitter sans combat les
bords du rivage.
Lorsque je repris l'usage de mes sens, ce fut pour souffrir les
tortures d'une véritable agonie, et la douce voix de ma compagne aimée
ne put, tant elles étaient violentes, en adoucir l'affreuse douleur.
--Zéla, mon bon ange, dis-je à la jeune femme d'une voix entrecoupée,
croyez-vous que le destin ait déjà marqué l'heure de mon trépas?
Croyez-vous qu'Azraël, le démon rouge de la mort, ait mortellement
frappé le coeur qui vous aime?
--Vous vivrez, mon ami, murmura la pauvre éplorée, vous vivrez parce
qu'Allah, le bon esprit, a paralysé le bras du cruel guerrier. Dieu
est fort, nous sommes faibles, mais il veillera sur nous; ayez
confiance, ayez courage.
La balle du pistolet avait pénétré dans mon corps au-dessus de l'aine
droite, et la position élevée du tireur lui avait permis de viser
horizontalement. Mes douleurs augmentaient de violence, mais la
blessure ne saignait pas, et je ne savais quel moyen il fallait
employer pour apporter un peu de soulagement à mes souffrances. Le bon
et savant docteur n'était plus là. On me hissa péniblement sur le pont
du schooner, et trois matelots me descendirent dans ma cabine. Le
prince avait tiré son coup si près de moi, que, selon toute
probabilité, une grande partie de la poudre avait suivi la balle et
brûlé les chairs, qui étaient noires et livides. Pour enlever la
poudre, Zéla enduisit la blessure de jaunes d'oeuf: le remède oriental
fut très-efficace, et ce premier soin rempli, la chère enfant lava la
plaie avec du vin chaud et la couvrit d'un cataplasme.
Je souffris horriblement pendant cinq jours, mais le dévouement de
Zéla m'aida à supporter, presque avec patience, cette longue agonie.
Je crois, en vérité, que la pauvre petite souffrait au moral autant
que je souffrais au physique. Un ami de notre sexe est incapable de
supporter les ennuis et la fatigue que donnent les soins réclamés par
un malade; il partage bien un danger, sa bourse, il offre bien son
assistance, ses conseils; mais il lui est moralement impossible de
sympathiser avec une douleur qu'il ne ressent pas. L'être qui est bon,
généreux, dévoué, c'est la femme qui aime; elle seule peut veiller
attentive pendant de longues nuits, elle seule peut comprendre et
supporter les caprices de l'esprit, les fantaisies absurdes que
manifeste le malade. Quelque ardente et sincère que soit l'amitié d'un
homme, elle ne peut égaler en force et en grandeur l'idolâtrie dévouée
que consacre une femme à l'objet de ses affections vierges. L'amitié
est fondée et repose sur la nécessité; il faut qu'elle soit plantée et
cultivée avec soin, car elle ne s'épanouit que sur de bons terrains,
tandis que l'amour, qui est indigène, fleurit partout. L'amitié est le
soutien de notre existence, mais l'amour en est l'origine et la cause.
Puis-je penser à mes souffrances et aux tendres soins dont Zéla les a
entourées, sans faire une digression sur l'incomparable amour de la
femme? S'il y avait une partie de ma vie que je voulusse arracher du
sombre abîme du passé, ce serait ce mois de douleur, ce mois pendant
lequel, faible, morose, ennuyé, je fus soigné par mon ange comme l'est
un enfant malade par la plus tendre mère.
J'ai oublié de dire qu'une fois installé dans ma cabine à bord du
schooner, nous ne perdîmes pas de temps pour faire hisser les bateaux
et mettre à la voile. Nous dirigeâmes notre course vers le nord-est,
avec le désir de rejoindre promptement le grab, pour recourir à la
science du bon Van Scolpvelt. Je n'avais pas encore appris à cette
époque une chose que l'expérience m'a depuis fait connaître, c'est
que, sur dix blessures causées par les balles d'un fusil, il y en a
neuf pour lesquelles la science d'un chirurgien est parfaitement
inutile. Les tempéraments sains doivent laisser agir le merveilleux
instinct de la nature, qui seule a plus de pouvoir que tous les
médecins du monde. Je me souviens encore du vif plaisir que je
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