Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 05

Total number of words is 4689
Total number of unique words is 1706
35.8 of words are in the 2000 most common words
49.0 of words are in the 5000 most common words
54.8 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
nourriture. La bile, et non le sang, circulait sous la peau verte et
jaune de cet homme à moitié mort de fatigue et d'épuisement. Le jeune
garçon, son fils, né d'une femme indienne, avait dix-sept ans.
Greffé sur une race indigène, le jeune homme avait grandi et
promettait de porter un jour de bons fruits. Les deux autres naufragés
faisaient partie de l'équipage du navire: un était le contre-maître,
homme fort et carré du nord de l'Angleterre, habitué aux orages, ayant
été élevé dans un bâtiment charbonnier, sur les dangereuses côtes de
son pays; le second remplissait sur le vaisseau perdu les fonctions de
bosseman. C'était un homme d'une beauté rare, d'un courage éprouvé, et
dont la force me parut prodigieuse. Sans parler ni même paraître se
souvenir du danger qu'ils avaient couru, le contre-maître et le
bosseman nous racontèrent avec admiration le dévouement que le jeune
Anglo-Indien avait témoigné à son père en cherchant à le sauver au
prix de sa propre existence.


CVIII

Quand le contre-maître anglais eut réparé ses forces avec quelques
heures de sommeil et un bon repas, il nous raconta l'histoire du
naufrage.
--Notre vaisseau, dit-il, qui était un des plus grands du convoi,
avait perdu ses perroquets et un de ses mâts. La frégate l'avait pris
en touage, mais la violence du temps rendait ce secours très-dangereux
pour elle, sans être efficace au navire démâté. La cargaison se
composait de thé, de soieries et de plusieurs autres objets de
commerce; de plus, le vaisseau portait à son bord des femmes, des
enfants, des domestiques nègres, enfin un personnel de trois cents
individus. Le vaisseau souffrit si cruellement à la chute du jour de
l'agitation de la mer, qu'il s'était fendu en plusieurs endroits. En
le mettant au vent pour l'alléger, deux des canons du grand pont
s'étaient détachés, et un avait enfoncé une embrasure, qui laissa
pénétrer l'eau. Quand le grab nous eut avertis du voisinage des
rochers, nous essayâmes de tourner le vaisseau; mais, faute de
voiles, il nous fut impossible de réussir. Pour activer notre
destruction, le vent, les vagues et le golfe poussèrent le vaisseau à
travers un étroit canal de rochers. Là, nous fûmes arrêtés, avec la
poupe en avant, sur une couche de rochers submergés, et tous les
lascars se précipitèrent, pour y chercher un refuge, sur les agrès et
les mâts. Les lamentations et les cris étaient si bruyants, que la
désolante clameur étouffait le bruit du vent et des vagues. Tout le
monde croyait le vaisseau englouti, et ceux qui se trouvaient sur le
pont étaient si effarés, que les vagues les emportèrent avant même
qu'ils eussent compris le réel danger de notre situation. Bientôt rien
ne resta plus visible aux regards que l'écume blanche qui bouillonnait
autour du vaisseau. Non-seulement nous ignorions dans quelle partie de
la mer le malheur nous atteignait, mais encore ce qu'il fallait faire
pour le combattre. Je grimpai dans les agrès, que les lascars, ainsi
que plusieurs officiers, avaient pris pour refuge; ne pouvant trouver
de place, je passai sur la grande vergue, qui était également chargée
de monde. Le mât d'artimon tomba dans la mer, entraînant avec lui une
foule d'hommes; pas un ne reparut plus sur la surface de l'eau. Un
bruit de tonnerre nous annonça que les ponts emportés laissaient la
mer envahir le navire. Vers le point du jour, le vaisseau gronda
sourdement et s'inclina sur le côté gauche: le mouvement eut tant de
violence et de rapidité, qu'un second mât, chargé d'Européens, fut
précipité dans l'eau. Le bosseman ne m'avait pas quitté, et nous nous
encouragions mutuellement à supporter notre extrême fatigue. L'ardente
activité que j'apportais dans l'examen de notre entourage me fit voir
que le mât de hune allait se briser. Nous nous traînâmes sur la grande
vergue; elle était presque abandonnée, car les cordes qui la
supportaient avaient été enlevées, et, en se détachant, la grande
voile avait jeté à la mer ceux qui étaient sur la vergue. J'aperçus
alors le vieux capitaine, que son fils avait traîné sur le rocher; ils
y étaient collés tous deux comme des homards endormis. Quand le jour
parut, je cherchai mes compagnons d'infortune, et je comptai six êtres
vivants! Nous étions épuisés, sans espérance. Dieu nous envoya vos
bateaux. Mais, en regardant autour de nous, je perdis l'espoir donné
par votre apparition, car il était presque impossible de franchir,
pour arriver jusqu'à nous, la ceinture de rochers et le banc de sable
qui nous enfermaient. Outre cette crainte d'insuccès désespérante,
nous savions que vous êtes des corsaires français, et peut-être
l'espoir du pillage vous attirait-il près de nous!
Ici le dur visage du contre-maître eut une expression de
reconnaissance profonde, ses petits yeux brillèrent, et il reprit en
nous jetant un regard humide:
--J'ai vu de braves et bons bateliers sortir dans leurs bateaux de
sauvetage des rives de notre côte pendant la tourmente, mais on n'a
jamais vu arracher d'un pareil gouffre quatre hommes inconnus en
risquant l'existence de braves marins! Les houles qui tournaient
autour de nous jetaient en l'air des corps humains, des boîtes de
thé, des tonneaux, des ballots de soieries, du coton, des voiles de
vaisseau, des bateaux de réserve, des hamacs, des avirons, et tout
cela pêle-mêle, en désordre, en confusion. Dans le groupe informe,
tantôt séparé, tantôt réuni, j'aperçus une vieille nourrice noire qui
tenait dans ses bras un enfant blanc; elle paraissait, par ses
mouvements, vouloir le porter à bord, près de nous, et son corps,
ballotté par la mer, courait autour des rochers. Un homme cramponné à
la vergue, près de moi, suivait d'un oeil fasciné toutes les allées et
venues de la vieille femme; puis tout à coup il se précipita dans la
mer, la tête la première, en criant:
«--Oui, oui, vieux diable, oui, je te suis, je te suis!
«--Ne regardez pas la mer, me cria le vieux capitaine, cette vue vous
donnera le vertige et vous tomberez.»
Un poisson n'aurait pu flotter dans cet horrible gouffre, et cependant
le capitaine américain approcha assez près de nous pour jeter sur
notre bord une ligne de plomb. Malheureusement, le premier homme qui
tenta de la saisir fut emporté par les vagues. La ligne fut jetée une
seconde fois, et le jeune créole, qui était aussi agile qu'un singe,
réussit à la prendre. J'y attachai le bout d'une corde que le
capitaine tira à bord. Nous descendîmes donc un à un, et nous gagnâmes
les bateaux. Que Dieu soit béni pour nous avoir accordé la grâce de
rencontrer des compatriotes sur votre bord, et je dois ajouter que,
malgré son origine américaine, je n'ai jamais vu un navire aussi bon,
et des marins aussi secourables et aussi dévoués à leurs frères
malheureux...


CIX

Aussitôt que le calme du temps nous eut permis de lever l'ancre, nous
dirigeâmes notre course vers le nord-est, afin d'atteindre trois
petites îles situées à la hauteur des côtes de Bornéo, et près
desquelles nous nous étions déjà arrêtés une fois.
J'avais donné à de Ruyter un récit circonstancié de tout ce que
j'avais vu, entendu ou fait, et son émotion me serra le coeur
lorsqu'il eut appris la mort du pauvre Louis.
--Comment ferons-nous sans son aide? me dit de Ruyter: depuis
longtemps il avait le contrôle de nos affaires d'argent, et c'était un
admirable arithméticien; il nous sera fort difficile de trouver un
homme assez honnête pour tenir honorablement la place qu'il occupait
près de nous. Il y a du danger dans le maniement de l'argent et dans
la connaissance du calcul; cette connaissance donne une trop grande
facilité pour soustraire aux autres dans son propre intérêt. Elle rend
l'âme sordide, et vous savez que la rapacité des banquiers et des
munitionnaires est si bien connue, qu'elle est proverbiale. En
conséquence, comme il nous serait impossible de trouver un homme digne
de remplacer le pauvre Louis, nous partagerons entre nous les charges
de cet emploi.
Après avoir attentivement écouté le récit de mon aventure avec les
Javanais, de Ruyter s'écria:
--Vous êtes allé à une chasse d'oies sauvages ou de sangliers, excité
à le faire, je suppose, par sa dangereuse absurdité. Il est vrai que
vous êtes sorti du piége avec une admirable sagacité; mais quel autre
homme que vous, Trelawnay, se serait rendu coupable d'une si grande
folie? Vous êtes plus téméraire et plus inconsidéré que notre ami
malais, le héros de Sambas.
--À propos de lui, de Ruyter, dites-moi si votre alliance avec cette
rapace tribu des Malais n'est pas un acte de folie chevaleresque aussi
coupable que mon expédition à Java?
De Ruyter me regarda en riant, frotta joyeusement ses mains l'une
contre l'autre, et me répondit d'un ton de visible contentement:
--Non, mon garçon, non; harasser, humilier et détruire les ennemis du
drapeau que je sers est un devoir; je confesse que je ne m'engagerais
pas volontiers dans des entreprises inutiles, mais je déteste,
j'abhorre la compagnie marchande anglaise, et, du reste, toutes les
compagnies, parce qu'elles sont liées ensemble par des vues étroites
et des liens intéressés. La vengeance, ou plutôt la rétribution, est
pour moi comme le diamant sans pareil que possède le sultan de Bornéo,
comme le soleil sans prix. Un ministre poëte de votre nation a dit
ceci:

«La vengeance est le courage de rappeler les dettes de notre honneur.»

Et vous savez, mon garçon, qu'il faut que mes dettes d'honneur soient
scrupuleusement payées. Je crois, en vérité, que pour chaque dollar
qu'ils m'ont enlevé autrefois, les Anglais ont perdu des milliers de
dollars.
Depuis longtemps la Compagnie essaye de s'établir sur ce côté de
Bornéo, mais le manque de port et les obstacles opposés par les braves
Malais continuent à frustrer toutes leurs espérances. Enfin la
Compagnie fixa ses yeux avides sur la ville de Sambas, qui a une
rivière, un bon ancrage assez rapproché et défendu par un fort; en
outre, sa situation est des plus favorables au commerce et à
l'agriculture. Aussi perfides dans leurs desseins qu'atroces dans
leurs actions, ils dirent que le but de l'entreprise était celui de
détruire cette colonie de pirates, et la cause réelle qui guidait leur
attaque était la conquête de l'île. Le grab avait pris une position
excellente et le Malais s'était engagé pour son peuple à me donner la
direction de toutes les tribus. En conséquence, j'ordonnai au chef de
faire embarquer ses gens dans leurs proas de guerre, et accompagnés
par une forte partie d'hommes dans mes bateaux, nous avançâmes le long
de la côte jusqu'à notre arrivée au cap Tangang. Je débarquai là et
j'y laissai les bateaux.
Nous traversâmes la contrée à pied; les grands canons et d'autres
articles lourds avaient été envoyés à la ville dans les proas. Après
avoir passé une longue et triste journée à traverser des forêts, des
montagnes gigantesques et escarpées, des plaines sans chemin, des
rivières, des torrents et des marais, nous arrivâmes aux bords de la
rivière de Sambas. D'un côté s'étendait un marais immense, de l'autre
un jungle inextricable. Mais, guidé par les natifs, je vis bientôt
devant moi la ville de Sambas, la ville dont la possession était
ambitionnée par les Anglais. Les habitants étaient pêle-mêle dans de
misérables huttes bâties en cannes et protégées par une masse informe
de boue et de bois, à laquelle on donnait le nom de fort. Çà et là se
trouvaient des habitations qui ressemblaient à des corbeilles
soutenues par des béquilles, et, selon toute apparence, les
propriétaires de ces masures étaient prêts à fuir vers la ville quand
leurs affaires ou la nécessité les y obligeraient. J'avais remarqué,
chemin faisant, une grande et magnifique baie entourée d'îles à l'est
de la ville malaise, et je compris de suite que les assaillants
mettraient là leurs vaisseaux en ancrage pour faire débarquer leurs
troupes. Je trouvai les natifs occupés à déménager leurs meubles et
leurs bateaux de guerre pour les conduire dans les places fortes, plus
disposés à éviter l'invasion qu'à la soutenir. À ma prière, le chef
malais se rendit dans les jungles, dans les marais, monta aux cavernes
des montagnes pour haranguer les chefs aux barbes grises de case
retirée, et pour les rallier à nous.
Aux noms de bataille et de butin, les guerriers qui s'étaient cachés
sortaient de leurs retraites comme des troupes de chacals. L'âme
entreprenante du chef enthousiasma tous les coeurs et se répandit
comme un feu incendiaire des jungles à la plaine, de la plaine aux
montagnes.
La haine des Malais pour les Européens et le désir de s'égaler
mutuellement en force et en courage, multiplièrent le nombre des
natifs et les réunirent dans un seul corps. Le second jour de mon
arrivée, je mis la forteresse en état de défense, et je donnai l'ordre
d'enfoncer des arbres dans le lit de la rivière afin d'en fermer le
passage. Vers le milieu de cette même journée, j'entendis le sauvage
cri de guerre des nobles barbares. Ils se précipitaient au bas de la
montagne comme un déluge, et je fus bien heureux d'avoir pris
possession de la forteresse de boue pendant le premier accès de leur
fièvre inflammatoire. Les gestes violents des Malais, leurs cris
perçants, le bruit de leurs armes à feu, celui de leurs trompettes de
conque qui se répétaient de rocher en rocher, auraient pu faire
croire qu'ils étaient devenus fous. Mon ami le chef vint bientôt me
rejoindre, accompagné par les plus puissants chefs des diverses
tribus. Il me présenta à ces chefs, et, après un festin abondant sans
être splendide, nous nous occupâmes des choses importantes. Le chef,
qui était un grand orateur, fit une longue harangue, et dans cette
harangue il exalta mes services et finit par me proposer, au nom du
peuple, le commandement de l'armée. Je l'acceptai, et mon premier acte
d'autorité fut de diviser les tribus, de leur fixer à chacune une
retraite sûre où elle devait se tenir cachée jusqu'au débarquement de
l'ennemi. Je dis à un de mes corps de bataillon qu'il devrait
apparaître à une certaine distance de la baie, quand une troupe de
Malais cachée dans les jungles s'avancerait sur l'ennemi.
Quand tout fut préparé pour la défense, nous attendîmes l'arrivée de
la flotte de Bombay. Nous avions placé des vigies tout le long de la
côte, et des proas qui naviguaient très-vite avaient été envoyés dans
la largue. L'attente fut longue, et nous désespérions déjà du bonheur
d'assouvir notre vengeance quand nous les aperçûmes.
Le sol de l'Inde a été rougi du sang de ses enfants, et ses sultans,
ses princes et ses guerriers ont été exterminés. Je donnerais ma vie
pour voir l'Océan de l'est rougi par le sang, comme l'était la
mesquine rivière de Sambas le jour où nous nous précipitâmes avec
violence à travers les rangs des chrétiens, le jour où les féroces et
indomptables Malais repoussèrent les renégats sepays et les jetèrent
avec une incroyable fureur dans les sombres eaux de la rivière. Il n'y
eut pas de quartier et surtout fort peu de butin. Nous poursuivîmes
les fugitifs, et la plupart furent tués au moment de regagner leurs
vaisseaux. Quelques bateaux étaient encore occupés à débarquer des
munitions, des armes et des troupes, qui s'échappèrent. Mais le nombre
des morts fut bien supérieur à celui des vivants.
--Mais, arrêtons-nous, mon garçon, j'entends notre chef malais qui
approche du vaisseau. Montez avec moi sur le pont, je lui dois un bon
accueil.
Le chef et sa suite étaient montés sur notre bord. Le chef se
précipita vers de Ruyter, se mit à genoux devant lui et embrassa ses
mains; ensuite il se releva et fit un discours dont il n'avait point
étudié les paroles à l'école de Démosthènes; mais ce discours avait
une telle énergie dans les expressions, qu'il montrait que l'éloquence
passionnée et simple peut aussi bien toucher le coeur de l'homme que
le langage complaisant et subtil du philosophe grec.
Le chef renouvelait à de Ruyter ses remercîments et ceux de son
peuple, qui le conjurait de rester à Sambas et d'être leur prince.
--Nous vous bâtirons une maison sur la montagne d'or et aux pieds de
laquelle coule une rivière de diamants. (Cette offre n'était point
illusoire, car une grande quantité d'or et de très-beaux diamants sont
trouvés dans la rivière.) Nous vous donnerons tous nos biens et vous
serez notre père. Un seul petit bienfait sera notre récompense, et ce
bienfait est celui d'employer votre influence sur les grands guerriers
de votre nation pour les entraîner à la petite île des grands
vaisseaux (l'Angleterre); là, vous brûlerez les bâtiments, vous
détruirez l'île et vous noierez tout le peuple. Ton fils, continua le
chef en me désignant, restera avec nous pendant toute la durée de ton
absence. Chaque vieillard sera son père, et par lui ta voix sera
écoutée et comprise; n'est-il pas ton sang!
Pendant que le chef faisait ces offres, on préparait un festin auquel
il prit part, et à la fin du repas il dit à de Ruyter que toutes
sortes de provisions lui seraient envoyées le lendemain.
--Tu aimes mon peuple, dit le Malais en sortant de table, car tu as
fait pour lui plus que leurs pères et leurs mères; s'ils lui ont donné
la vie, plus généreux encore, tu leur as donné la liberté. Mon peuple
est pauvre, il aime les cadeaux; mais je lui ai défendu d'accepter les
présents de tes serviteurs (en disant ces mots, le chef regarda ses
hommes d'un air terrible), et je tuerai celui qui enfreindra ma
défense, fût-il né dans les mêmes entrailles que moi, eût-il été
nourri au même sein!
Le chef baisa encore une fois les mains de de Ruyter et regagna son
proa, qui prit le chemin du rivage.


CX

Fatigué d'être renfermé sur le schooner, et désirant voir mes anciens
amis du grab, je me rendis sur son bord accompagné de Zéla et de de
Ruyter. La nuit entière se passa sous la banne à rire, à souper, à
causer, tandis que l'équipage, joyeux et un peu ivre,--j'avais donné
aux hommes un petit baril d'arack rapporté de Java,--dansait sur le
pont.
Je trouvai Van Scolpvelt tel que je l'avais quitté, et mon premier
regard le découvrit à travers l'abat-jour de son dispensaire, qui
ressemblait tout à fait à un pigeonnier. Près des fentes et des
crevasses, se trouvaient plusieurs longs centipèdes, qui se traînaient
çà et là, et tous les escarbots du vaisseau y cherchaient un refuge.
Ce voisinage était peu redouté de Van; seulement, il n'aimait pas que
ces noirs visiteurs entrassent dans sa bouche pendant qu'il dormait,
ce qui arrive souvent lorsque ces insectes manquent d'eau. À part
cette partie respectée de son individu, Van les laissait courir sur
ses vêtements, et il lui était parfaitement égal de les voir tomber
dans sa soupe ou dans son thé; peut-être même prenait-il, à regarder
les escarbots brûlés par le liquide, le plaisir que trouvait Domitien
à voir l'agonie des mouches qu'il jetait dans les toiles d'araignée.
Van était donc assis, fumant son meerchaum, et il retirait par sa
patte velue, hors de sa tasse de thé, un magnifique escarbot. Le thé
était tiède, et la petite bête n'avait été que rafraîchie par son
plongeon dans la tasse. Frappé par la vue de la force extraordinaire
de l'escarbot, ou dans l'unique désir de tuer le temps, le docteur le
perça scientifiquement avec une aiguille, puis il examina sa victime
avec un microscope. Quand la curiosité de Van fut entièrement
satisfaite, il jeta l'insecte et but son thé à petits coups. Les
penchants anatomiques du docteur étant réveillés, il songea à les
satisfaire, et je le vis, les yeux fixés sur la poutre, se lever sans
bruit et fixer du bout des doigts la tête d'un centipède contre le
bois. La pression de la main de Van empêcha le reptile de se servir de
son venin; mais son corps se tordit, ses cent pattes frissonnèrent, et
Van le prit et le plaça dans une bouteille qui en renfermait déjà une
douzaine.
De Ruyter appela le docteur. À la voix de son commandant, l'illustre
chirurgien alluma sa pipe, revêtit sa jaquette et se précipita sur le
pont. Van me tendit sa sale nageoire; et, malgré le venin qui la
souillait encore, je la serrai avec force.
--Et vos malades, capitaine?
Le récit de nos misères fut dévoré par Van; il était insatiable et
voulait à chaque instant de nouveaux détails, de nouvelles
explications. La mort du pauvre Louis l'affligea cependant beaucoup;
mais cette affliction fut diminuée par le souvenir de l'incrédulité du
bon munitionnaire relativement à la science médicale.
--Ne m'a-t-il pas appelé pendant sa maladie, capitaine? n'a-t-il point
déploré mon absence?
--Non, docteur.
--Non, répéta Van indigné, non!... Alors il est mort puni par le ciel,
il est mort en infidèle profane; moi seul aurais pu le sauver.
Quand j'eus raconté à Van la perte que j'avais faite d'un Arabe mort
empoisonné par la drogue des Javanais, il me demanda s'il n'avait
point eu d'autre mal que celui-là.
--Il avait été légèrement blessé.
--Quelle était l'apparence de la blessure?
--Elle était rouge et très-irritée.
--Ah! s'écria le docteur, c'était une plaie _phagedoenie_, ou une
inflammation _erysipelateuse_; sans doute le _chylopeotic viscera_
était dérangé. Qu'avez-vous appliqué sur la blessure?
--J'ai dit à l'homme de boire de l'eau de congée avec du citron
dedans, et de laver sa jambe avec de l'eau-de-vie; mais il a lavé son
gosier avec la liqueur, et la plaie avec de l'eau de congée.
--Vraiment! alors le brave vous montrait qu'il était plus instruit
que votre ordonnance; ce gaillard méritait de vivre et vous de mourir.
Van maudit avec véhémence le médecin qui avait déserté son poste
pendant la bataille; il enviait ce poste de toutes les forces de son
âme. Ensuite Van demanda à examiner ma blessure.
--Selon l'apparence, me dit-il, tous les chirurgiens croiraient que
quelques morceaux de vos vêtements sont entrés avec la balle, et
qu'ils empêchent la plaie de se cicatriser; mais une longue suite
d'expériences m'ont prouvé que, dans une blessure causée par une
balle, il importe fort peu qu'elle entraîne avec elle un fragment
d'étoffe; ce fragment sera masseux, à moins que la balle ne soit
presque consumée, et alors la blessure qu'elle cause n'est point
profonde.
Van conclut son discours en me disant qu'il voyait des symptômes de
jaunisse dans mes yeux et sur ma peau.
Le vieux contre-maître, qui se tenait à côté de moi la bouche béante
d'étonnement, car il ne comprenait rien à ce langage embrouillé et
scientifique, s'écria tout à coup:
--Je voudrais savoir quel vaisseau il met à l'eau maintenant. Je suis
depuis trente ans dans la marine, et cependant je n'ai jamais entendu
parler du _Hajademee_ et du _Chylapostic_! Je suppose que ce sont des
vaisseaux hollandais. J'ai entendu parler de la corvette de guerre la
_Cockatrice_.
--Que marmotte ce vieux chien-là? dit Van en se retournant. Il est
pourri par le scorbut, regardez.
Et Van appuya son pouce sur le bras rouge du vieux marin. Après avoir
pressé les chairs, le docteur ôta sa griffe et me montra la place.
--Regardez, reprit-il, l'empreinte de mon doigt y reste, les muscles
affaissés ont perdu leur force.
Le contre-maître ne fit nulle attention aux remarques du docteur, car
il nous dit en riant:
--_Collapse_... Ah! il veut parler du _Colasse_, de 74 canons. Quant à
la _Ticity_ et à l'_Ansudation_, je suppose que ce sont encore des
vaisseaux hollandais.
Van me quitta en me promettant de visiter le lendemain matin les
malades du schooner.


CXI

Les traits sévères du vieux rais se radoucirent quand il me vit, et
Zéla, qui lui était toujours reconnaissante des bontés qu'il avait
eues pour elle, lui baisa la main et s'assit à côté de lui. Ils
parlèrent longuement de leur patrie et de leur tribu, car sur ce
sujet le bon vieillard était inépuisable d'éloges et de citations.
Zéla parlait avec enthousiasme des beautés de la ville de Zedana, de
ses sombres et vertes montagnes, de ses eaux limpides, des brises si
fraîches envoyées par le golfe Persique, puis encore des îles bleues
de Sohar, dont son père avait été le cheik.
Le rais admettait tout cela; mais il protestait avec chaleur contre la
comparaison entre le pays de Zéla et les richesses de Kalat ou les
splendeurs de Rasolhad; à ces merveilleuses descriptions il ajoutait
celle du sommet des montagnes de Tar, qui touchent au ciel, du désert
où il avait passé sa jeunesse, et qui est plus grand que la mer.
Malheureusement, toute possibilité de ressemblance finissait là, car
il n'y avait pas une goutte d'eau dans cette vaste circonférence.
Cependant il essayait de persuader à Zéla que ce désert aride était un
paradis terrestre, qu'on y vivait tranquille en patriarche, se
nourrissant, il est vrai, de ce qu'on pouvait prendre aux caravanes ou
à tous ceux qui traversaient cet océan de sable inhospitalier; mais
enfin on y était libre et heureux. En répondant aux questions de Zéla,
le rais se trouvait dans l'obligation d'avouer les horribles tourments
que lui avait fait souffrir la soif, et que ce n'était qu'en suivant
la découverte des corps desséchés des voyageurs qu'ils parvenaient à
suivre les caravanes.
Ces rencontres les récompensaient amplement de leur courage et de leur
patience.
--Dieu seul connaît les besoins réels de ses enfants, ajouta le
vieillard.
Et pendant qu'il reprenait le récit des horribles assassinats commis
dans le désert, je jetai sur sa tête un seau d'eau et j'emmenai Zéla
sur le schooner.
Quelques minutes après, nous fûmes entourés par les bateaux du pays,
chargés de poissons, de fruits et de légumes en si grande quantité,
que cet approvisionnement eût suffi pour remplir les magasins d'une
frégate.
Les quatre personnes sauvées du naufrage furent transportées sur le
grab, et de Ruyter leur promit de profiter de la première occasion
amenée par le hasard pour les envoyer dans les colonies anglaises. Peu
de temps après, le capitaine et son fils furent dirigés vers
l'Angleterre; nous avions mis dans leur malle une bourse pleine d'or,
car ils avaient tout perdu au naufrage du navire. Le vieux capitaine
mourut au cap de Bonne-Espérance ou à l'île Sainte-Hélène, et nous
n'entendîmes jamais reparler de son fils. Le contre-maître trouva une
place dans un vaisseau de commerce du pays qui naviguait le long des
côtes, et le bosseman resta avec lui.
Avant de mettre à la voile, nous examinâmes le schooner, afin de nous
assurer si, en se heurtant contre le banc de sable, il n'avait pas
souffert. Quelques morceaux de cuivre s'étaient détachés, et rien de
plus.
Le grab fut métamorphosé en vaisseau arabe avec une poupe élevée et
un gaillard d'avant couvert en grosse toile peinte. Le schooner reprit
sa coupe américaine, et fut peint avec de grandes raies d'un jaune
brillant.
Suivi du chef malais, de Ruyter fit plusieurs excursions dans
l'intérieur de l'île, car il désirait examiner un pays qui à cette
époque était tout à fait inconnu aux Américains. Nous visitâmes, Zéla
et moi, nos anciennes retraites, et, après avoir dessiné le plan d'un
bungalow, je traçai un jardin en calculant combien il me faudrait de
temps et de travail pour que le terrain produisît du blé, du riz, du
vin. Pendant que mon imagination bâtissait une retraite pour l'amour,
j'aidai matériellement Zéla à bâtir une hutte, dont la construction
consistait en quatre bambous perpendiculaires couverts de feuilles de
palmier. Avec une adresse culinaire incomparable, Zéla fit cuire du
poisson, et la baguette de ma carabine nous tint lieu de broche. Tout
fier de ma nouvelle dignité de chef de famille, et franc tenancier
d'un terrain sans bornes, j'arpentais fièrement mon domaine en disant:
--Chère Zéla, que nous serions heureux ici, mille fois plus heureux
que dans ce schooner, qui ressemble à un cercueil, et où nous sommes
serrés et ballottés comme des dattes mises en caisse et portées sur le
dos d'un dromadaire boiteux!... Que nous serions heureux!...
Ici je fus interrompu par un bruit de pas, et, ne voyant rien
paraître, je commençai à croire à la résurrection de mon vieil ami
You have read 1 text from French literature.
Next - Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 06
  • Parts
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 01
    Total number of words is 4561
    Total number of unique words is 1639
    36.2 of words are in the 2000 most common words
    49.2 of words are in the 5000 most common words
    54.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 02
    Total number of words is 4590
    Total number of unique words is 1652
    35.7 of words are in the 2000 most common words
    48.5 of words are in the 5000 most common words
    54.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 03
    Total number of words is 4702
    Total number of unique words is 1565
    35.8 of words are in the 2000 most common words
    49.8 of words are in the 5000 most common words
    55.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 04
    Total number of words is 4675
    Total number of unique words is 1627
    36.6 of words are in the 2000 most common words
    48.9 of words are in the 5000 most common words
    54.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 05
    Total number of words is 4689
    Total number of unique words is 1706
    35.8 of words are in the 2000 most common words
    49.0 of words are in the 5000 most common words
    54.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 06
    Total number of words is 4670
    Total number of unique words is 1711
    35.4 of words are in the 2000 most common words
    48.9 of words are in the 5000 most common words
    55.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 07
    Total number of words is 4573
    Total number of unique words is 1677
    35.0 of words are in the 2000 most common words
    48.5 of words are in the 5000 most common words
    54.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 08
    Total number of words is 4642
    Total number of unique words is 1589
    38.0 of words are in the 2000 most common words
    50.7 of words are in the 5000 most common words
    56.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 09
    Total number of words is 4581
    Total number of unique words is 1717
    36.9 of words are in the 2000 most common words
    50.6 of words are in the 5000 most common words
    57.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 10
    Total number of words is 4599
    Total number of unique words is 1629
    39.0 of words are in the 2000 most common words
    51.9 of words are in the 5000 most common words
    57.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 11
    Total number of words is 4482
    Total number of unique words is 1588
    39.7 of words are in the 2000 most common words
    51.6 of words are in the 5000 most common words
    56.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 12
    Total number of words is 1990
    Total number of unique words is 879
    45.4 of words are in the 2000 most common words
    56.5 of words are in the 5000 most common words
    62.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.