Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 02

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notre commodore avait en moi,--puisque, possesseur de sommes
considérables, je pouvais en disposer à ma guise,--produisait sur les
habitants de Java un effet presque magique.
Bien que le nom et l'amitié de de Ruyter fussent pour moi un
excellent patronage, je pouvais à la rigueur me passer de cette
protection dans les endroits où nous étions connus. J'avais établi
depuis longtemps par mes actions une renommée particulière, et mon nom
seul suffisait pour m'ouvrir toutes les portes. Depuis, la médisance,
ou, pour mieux dire, la calomnie, a analysé ma conduite: elle a
prétendu que je méritais la corde... mais cette assertion n'est qu'une
méchante, qu'une malicieuse envie.
J'ai eu des torts de jeunesse, je l'avoue, car, semblable à Michel
Cassio, j'avais la tête inflammable, et je ne pouvais supporter avec
calme l'aiguillon d'un excès de vin. Je dois cependant m'accorder le
mérite d'avoir toujours fui avec une profonde horreur les dégoûtants
excès de la bouche, et ce dégoût me faisait repousser avec une
inflexible politesse les offres hospitalières des négociants
hollandais. Quand j'eus terminé mes affaires, je regagnai en toute
hâte ma petite cabine, séjour charmant, qui, pour moi, contenait le
monde, puisqu'elle abritait Zéla. Nous étions toujours insatiables de
caresses: notre affection était l'inépuisable trésor dans lequel nos
mains avides se croisaient sans cesse. Je rentrai, et nous dînâmes
tête à tête, nous régalant ensemble sur la même grappe de raisin,
buvant du café dans la même tasse; heureux, enfin, heureux! Ce mot
résume tout! L'excès de l'amour était mon seul excès; j'étais robuste,
je vivais sobrement, et le mal qui frappait les habitants de Java me
laissa dans la quiétude physique la plus parfaite.
Les Européens qui se trouvaient à bord et sur terre me dirent que le
préservatif le plus efficace contre les attaques du choléra-morbus
était une excellente nourriture et même un abus des liqueurs fortes.
La fièvre cholérique, ajoutaient-ils, n'ose attaquer les gens forts
qui la bravent, mais elle tyrannise les faibles qui la craignent.
J'approuvai les diseurs, mais je ne suivis pas leurs conseils. Quant à
eux, ils les mirent aussitôt en pratique, mangeant et buvant du matin
jusqu'au soir pour activer la circulation du sang. On défendit, comme
fort dangereuses, les consommations de riz, de légumes; moi, je
mangeai tout cela, ainsi que mon équipage, et nous vécûmes en parfaite
santé; tandis que les Européens, en dépit de toutes leurs précautions,
moururent comme des moutons atteints par la mortalité.
Plusieurs vaisseaux qui se trouvaient dans le havre furent chassés par
le vent sur le rivage, faute de mains pour les attacher; d'autres,
tout frétés, n'avaient pas assez de monde pour lever leur ancre. Deux
vaisseaux de guerre français et hollandais, qui avaient reçu l'ordre
de mettre à la voile, se trouvaient dans un état si déplorable, qu'il
leur fut impossible de quitter le port.
Si le choléra-morbus avait pu être chassé par l'excellence de la
nourriture, il n'eût point attaqué la partie européenne de mon
équipage; ainsi, non-seulement la maladie nous frappa, mais elle
n'atteignit exclusivement que les robustes fils du Nord, et respecta
sa propre race, les enfants du soleil.


XCV

Comme si la contagion se fût proposé de résoudre la question relative
à la nourriture, elle frappa à la tête le principal organe du système
de l'abus des liqueurs, et le vaincu fut le pauvre munitionnaire. Si
l'abondance de la nourriture, si l'excès des boissons avaient la
puissance de préserver de la mort, Louis existerait encore. Il
mangeait comme un vautour, et, bien certainement, le foie d'une
baleine n'aurait pu produire autant d'huile que le corps de ce
gastronome en contenait. En outre, il buvait d'une manière effrayante,
et il faut que sa gorge ait été doublée d'un métal aussi insensible
que l'asbeste, à l'épreuve du feu, pour qu'elle ait pu supporter le
passage brûlant de l'alcool qu'il buvait sans cesse.
Depuis que le choléra-morbus avait commencé ses ravages à bord du
schooner, Louis faisait toutes les heures sonner une cloche en criant:
--Garçon, ne savez-vous pas que le cadran vient de tourner? Ne
savez-vous pas que la fièvre est arrivée à bord? Apportez lestement la
bouteille de grès, afin que je chasse cette importune visiteuse.
Une fois la bouteille dans ses mains, Louis se versait une ample
rasade de skédam et l'avalait d'un trait.
Le chronomètre d'Arnold, qui se trouvait dans la cabine, ne marquait
pas l'heure avec plus de justesse que Louis avec sa bouteille. Son
palais était si infaillible, qu'à la plus petite négligence du garçon
chargé de lui donner à boire, il s'écriait d'un ton furieux:
--Garçon, la bouteille, la bouteille, paresseux, veau marin que vous
êtes!
Un matin, Louis vociféra après avoir bu:
--Ah! jeune scorpion, qu'avez-vous fait? Vous avez vidé ma bouteille,
et vous l'avez remplie d'eau de mer?
--Monsieur, je vous assure...
--Taisez-vous; le skédam que vous dites me donner n'est qu'une drogue
dégoûtante; elle ferait bondir le coeur d'un cheval marin.
Quand le garçon voulut essayer de prouver à Louis que la liqueur qu'il
venait d'absorber était bien du skédam, Louis se mit en fureur, jeta
la bouteille à la tête du garçon, et sa rage était si grande, que je
fus obligé d'intervenir.
--Voyons, voyons, mon cher Louis, lui dis-je en me plaçant devant le
garçon, donnez-moi la bouteille, je veux savoir si vous avez tort ou
raison. Vous avez tort, mon brave, cette bouteille contient du skédam
pur.
--Comment! capitaine, me prenez-vous pour un niais? Croyez-vous que je
sois devenu assez stupide pour ne plus reconnaître le goût de ma
liqueur favorite? Mais le diable lui-même serait incapable de m'y
faire tromper. Je bois du genièvre depuis l'âge de cinq ans, et Van
Sülphe, le grand marchand de liqueurs d'Amsterdam, a déclaré qu'après
lui j'étais le meilleur connaisseur de toute la Hollande; je dirai
mieux, de toute l'Europe. D'ailleurs, ayant avalé depuis que je suis
au monde liqueur sur liqueur, assez de quoi suffire à mettre le
schooner à flot, je dois me connaître en saveur, goût et parfum. Ceci
est une drogue, une médecine; ce garçon m'a trompé, volé: il a bu mon
genièvre. L'as-tu bu? dis! Hein, monsieur, le savez-vous?
Un silence de quelques minutes suivit cette interrogation. Les regards
de Louis erraient vaguement sur le pont, et ses lèvres balbutiaient de
sourdes menaces.
--Damné garçon! reprit-il d'une voix haletante, fils du diable! tu as
vidé ma pauvre bouteille et tu l'as remplie avec une composition du
vieux Van; tu sais pourtant, tout le monde sait, que je déteste les
docteurs, les drogues, et toutes les piètres choses dont on régale les
malades. Allons, allons, alerte! Démarre, voleur; alerte! va me
chercher une autre bouteille.
Le garçon obéit. Louis porta le skédam à ses lèvres; mais pour lui le
fluide vivifique avait perdu toute saveur: le pauvre munitionnaire
bredouilla, toussa, repoussa le verre, ôta de sa bouche une pipe
nouvellement allumée et baissa la tête.
--Vous souffrez, mon bon Louis? lui demandai-je d'un ton amical.
Il ne répondit pas.
J'examinai attentivement la figure du munitionnaire. La vivacité
lumineuse de ses petits yeux noirs était obscurcie; ses lèvres
blanches se couvraient d'écume, et sa mâchoire inférieure tremblait
légèrement.
--Holà! vieux Louis, répondez; qu'avez-vous? êtes-vous malade?
--Malade, capitaine? Non, je ne suis pas malade: j'ai mal au coeur, et
rien de plus. Cette damnée drogue m'a empoisonné; mais, du reste, je
vais bien, très-bien.
Cette menteuse affirmation fut suivie d'un tremblement convulsif.
--Vous êtes malade, mon ami; il ne faut pas rester au soleil. Allez
vous reposer à l'arrière du vaisseau.
--Vous vous trompez, capitaine, je ne souffre pas: je n'ai point la
sottise de me croire malade. Cependant, je n'ai jamais eu le coeur
aussi faible qu'aujourd'hui. Si cependant, une fois, dans la mer du
Sud, à l'île d'Otahiti, quand les missionnaires vinrent à bord...
Comme un grand sot, je les suivis sur terre, et ils me donnèrent du
gin à boire. Ce n'était point du gin, capitaine, mais une infernale
drogue. Ces bonnes gens me dirent qu'ils avaient établi dans l'île une
distillerie de gin; les croyant sur parole, je les jugeai bons,
intelligents, utiles. Leur gin était mauvais, détestable; il me fit
souffrir un mal pareil à celui que je ressens aujourd'hui.
En achevant ces mots, Louis pressa ses deux mains l'une contre l'autre
en disant:
--Ma tête est en feu; j'ai un incendie dans le corps.
J'aimais sincèrement Louis, et je suivais avec une peine profonde
l'altération rapide qui se manifestait sur sa bonne et loyale figure.
Je lui pris le bras, et, sans résistance de sa part, je parvins à le
conduire dans ma cabine, chargeant la douce Zéla de lui donner des
soins.
--Lady Zéla n'est point une femme, me dit Louis en se jetant sur ma
couche, c'est un ange de bonté, un ange descendu du ciel.
Louis tomba bientôt dans un sommeil fiévreux, agité, presque
convulsif, puis enfin dans une insensible torpeur dont les instants
lucides étaient remplis par l'indistinct murmure d'incohérentes
paroles. Au point du jour, par une habitude qui survivait à
l'égarement de l'esprit et à la faiblesse du corps, Louis se souleva
sur un de ses coudes et dit d'une voix distincte:
--Garçon, apportez-moi la bouteille.
Fatigué et à moitié endormi, le garçon se traîna vers l'armoire
consacrée, et y prit une bouteille remplie de genièvre.
--Comment vous trouvez-vous, Louis? demandai-je.
--J'ai chaud, j'ai très-chaud, capitaine; je meurs de soif, et mon
corps, aussi sec qu'un morceau de bois calciné, n'a pas la moindre
moiteur. Je suis dans un four, je brûle; garçon, la bouteille, la
bouteille!
Je n'eus pas le courage de résister au suppliant regard que Louis jeta
sur le skédam, ni celui de regarder longtemps l'avide joie de ses
mains tremblantes lorsqu'elles prirent le verre plein de liqueur. Mais
au moment où l'esprit de la vie (suivant Louis) toucha ses lèvres
blanches et glutineuses, il jeta le verre loin de lui en s'écriant
d'un ton désespéré:
--Mon Dieu! mon Dieu! je demande une mer d'eau, et ce démon m'apporte
du feu; mais je brûle, misérable, je brûle; je suis dans un gouffre de
flammes!
Jusqu'au milieu du jour, Louis passa de minute en minute de
l'agitation la plus furieuse à l'abattement le plus profond.
Vers une heure de l'après-midi, le garçon vint me dire que le
munitionnaire dormait.
Je descendis dans la cabine, et ce fut en frissonnant que je
contemplai le cruel ravage opéré par la maladie. La figure de Louis
était livide, la peau du cou pâle et rayée; de larges rides bleuâtres
indiquaient que le pauvre voyageur avait baissé son pavillon devant
le terrible roi des pirates. La bannière grise de la mort planait
au-dessus de lui. Je plaçai un miroir devant les lèvres serrées du
pauvre Louis, et aucun souffle ne vint en ternir la limpidité. Comme
si la destruction avait été impatiente de commencer son oeuvre
d'anéantissement, elle s'emparait du corps avant même que l'étincelle
vitale se fût entièrement éteinte. J'avais à peine essuyé les larmes
qui remplissaient mes yeux, que le docteur, penché auprès de moi, me
dit impatiemment:
--Êtes-vous sourd, capitaine? Je vous dis que, si vous ne voulez pas
jeter ce corps dans la mer, nous périrons tous.
--Comment! m'écriai-je, le sincère, l'honnête, le bon et jovial Louis,
Louis, la vie de l'équipage, va être la proie des chiens de mer? il
sera jeté hors du vaisseau comme un mouton pourri, avant que nous
soyons bien certains que la vie l'a tout à fait abandonné? Non, non,
touchez-le, docteur, il est encore chaud, et je ne veux pas qu'il soit
jeté dans la mer.


XCVI

Le docteur remonta sur le pont, et, au bout de quelques heures, je fus
obligé de comprendre que son conseil était bon à suivre. La
décomposition du corps était si rapide, que l'atmosphère du vaisseau
devenait de minute en minute plus lourde et plus épaisse, et je
sentais qu'un danger réel planait autour de nous. Je donnai l'ordre à
deux matelots de coudre un hamac (ce cercueil des marins) et d'y
enfermer les restes du pauvre Louis; de plus, ils devaient attacher
aux pieds du mort deux lourds sacs de plomb.
Après avoir fait descendre le cadavre dans un bateau, je le couvris
d'un drapeau hollandais en guise de drap mortuaire, et nous nous
dirigeâmes en dehors du havre pour le faire couler à fond, car il
était expressément défendu d'ensevelir les pestiférés près du port. Si
j'avais pu trouver sur le schooner un livre de prières, je me serais
fait un devoir de lire la messe des morts sur le corps de Louis.
Malheureusement, nous étions fort peu religieux, et nos intentions
seules étaient bonnes. Je fus donc obligé de me contenter des honneurs
qu'on rend aux marins. En conséquence, on tira trois volées de
mousquets sur le cadavre de mon pauvre ami, et, le coeur serré par
l'étreinte d'une vive douleur, je vis s'enfoncer lentement dans
l'abîme de la mer ce bon et loyal serviteur.
Tout à coup mes hommes s'écrièrent, et d'une voix visiblement
effrayée:
--Ne ramons plus, il est là, il revient!
En effet, l'eau un instant troublée avait repris son calme, et le
cadavre reparaissait à la surface, flottant auprès de nous aussi
légèrement qu'aurait pu le faire une branche d'arbre mort.
Les superstitieux marins étaient tellement émus, qu'ils ne cherchaient
point à découvrir une cause naturelle à l'apparition de Louis, et
cette cause était bien certainement la faiblesse ou la chute des
balles de plomb que nous avions mises dans le canevas. Nous fîmes
virer le bateau, et je crois, en vérité, que mes hommes apportèrent à
se rapprocher de Louis le même empressement qu'ils auraient mis à
sauver un de leurs frères en péril. Lorsque j'eus découvert que le
ballast s'était échappé, je cherchai autour de moi un objet assez
lourd pour en réparer la perte. Notre grappin seul était à ma
disposition: je m'en servis, et le corps s'enfonça une seconde fois.
--Que je sois damné! s'écria un vieux marin, si toutes les ancres de
la marine royale de Portsmouth ont assez de force pour amarrer ce
dogre hollandais sous l'eau. Jamais, au grand jamais, le pauvre Louis
n'a mis dans ses dalots autre chose que du skédam ou du kirsch, et il
n'est ni juste ni naturel qu'il se plaise dans un linceul d'eau de
mer.
J'avais amarré le schooner aussi loin du port qu'avaient pu le
permettre notre sécurité et notre bien-être. Malgré cette précaution,
les ravages exercés par le choléra se propagèrent à bord, et je perdis
plusieurs hommes aussi rapidement que j'avais perdu le pauvre Louis.
Je passais les nuits au chevet des malades, et les quelques heures de
repos que le soin personnel de ma santé me contraignait à prendre
s'écoulaient pour moi dans des inquiétudes mortelles. Je ne savais
quel remède il fallait employer pour dompter le mal, ou du moins pour
en éviter moi-même les atteintes; car mon ivrogne de docteur avait
déserté, et, malgré mes recherches, je n'avais pu lui donner un
successeur.
Après avoir longuement causé avec mes deux contremaîtres, je pris la
décision, peut-être dangereuse, de lever l'ancre et de fuir le
lendemain au premier rayon du soleil.
Vers quatre heures du matin, un homme descendit dans ma cabine et me
dit précipitamment:
--Capitaine, il est encore à flot, il marche côte à côte du schooner;
faut-il qu'il vienne tout à fait à bord, monsieur?
--Oui, dis-je à moitié endormi, oui, laissez-le venir à bord; mais qui
est-ce? de quelle nation?
--Comment, monsieur, de quelle nation? C'est lui, vous dis-je, lui!
--Qui, lui?
--Le munitionnaire, monsieur.
--Le munitionnaire! Quel munitionnaire?
--Le vieux Louis, capitaine. Ne l'avais-je pas dit? il ne veut pas
rester amarré sous l'eau.
Je montai rapidement sur le pont, et je vis le corps du défunt couché
sur l'eau, à travers la proue et dans une position qui pouvait faire
croire qu'il était soutenu par le câble. Tous les marins se pressaient
à l'avant du schooner; ils étaient stupéfaits, et je dois dire que mon
étonnement était aussi grand que le leur, tant l'apparition de Louis
était miraculeuse. Le grappin avait été parfaitement attaché, et sa
force était suffisante pour amarrer un bateau pendant une houle. Je ne
comprenais rien à la muette résistance de cet inerte cadavre; mais en
examinant le canevas qui l'enveloppait, le mystère fut bientôt
éclairci. Les requins de terre avaient coupé le hamac afin d'arriver
au corps, qui était horriblement déchiré. N'osant pas porter les mains
sur ces restes informes, nous les touâmes jusqu'au rivage: là, je fis
faire un grand trou dans le sable, et après y avoir enseveli le
munitionnaire, je plaçai sur sa tombe le fond d'un bateau naufragé. Ce
double soin le préservait à jamais du contact de l'eau.


XCVII

Lorsque tous mes préparatifs de départ furent terminés, je me rendis
chez le commandant, je visitai les marchands avec lesquels j'avais
fait des affaires pour tout terminer au plus tôt, et, ces divers soins
remplis, je mis à la voile.
Nous étions restés quatre jours dans le port, et pendant ces quatre
jours le vent n'avait pas rafraîchi la lourdeur de l'atmosphère.
Batavia est, comme Venise, entrecoupée de canaux, mais ces canaux sont
des réceptacles de toutes les immondices qui découlent des
habitations: la boue et les morts bouchent les issues, croupissent, et
l'odeur nauséabonde que cette eau exhale produit d'affreuses maladies.
L'intérieur de l'île et les montagnes qui avoisinent la ville sont
habitables; mais la ville elle-même est annuellement ravagée par cette
fièvre mortelle qu'on désigne sons le nom de fièvre de Java.
Les hommes jeunes et forts étaient toujours les premiers atteints par
le terrible fléau. Quant aux grands mangeurs, ils n'échappaient jamais
à ses coups. Je déteste les gourmands autant que Moïse et Mahomet
détestaient les pourceaux, et je me réjouis de leur mort. Cependant je
fais une exception en faveur du bon, du brave, de l'honnête Louis,
dont toute la gourmandise ne pouvait étouffer ni même amoindrir les
impulsions généreuses. Ceux qui parmi nous étaient de la race des
lévriers, ceux qui avaient la poitrine large, les membres longs,
étaient rarement saisis par la fièvre, en dépit même de leurs excès.
Notre charpentier, véritable chien de mer, buvait journellement un
demi-gallon d'arack et il travaillait comme une machine à vapeur.
J'avais une peine infinie à maintenir l'ordre et la discipline sur le
schooner; mon équipage était composé en grande partie d'hommes bannis
de l'Ouest ou de ceux qui avaient perdu leur casque dans l'Est. Ces
hommes rebelles aux lois, au caractère indomptable, ne connaissaient
ni les liens de parenté ni les liens d'affection, et plus d'une fois
mon pouvoir sur eux s'est trouvé dans un danger imminent. Cependant
j'avais pour réels protecteurs de vieux marins attachés à de Ruyter,
quelques braves Européens et les fidèles Arabes de Zéla. La petite
fille malaise que j'avais achetée à sa tendre mère me servait de
sauvegarde, en m'avertissant journellement de ce qui se passait sur le
pont. Outre cela, j'avais encore le bras du premier contre-maître, qui
était lié à de Ruyter par l'intérêt, la seule certitude de fidélité
que puisse avoir un homme sur un autre.--Mais la partie la plus
difficile à gouverner était une bande de Français, dont le caractère
était si violent et si irascible, que, pour la moindre parole, ils
s'armaient de longs couteaux en menaçant de tout tuer. Le chef de
cette bande eut un jour une discussion avec le contre-maître
américain, qui était un homme paisible et fort timide. Je me trouvais
sur le pont et j'entendis la dispute. Irrité depuis longtemps de la
conduite de cet homme, je bondis vers lui; mon approche ne l'émut même
pas, car ses yeux hautains supportèrent effrontément mon regard, et il
ne baissa pas l'arme qu'il tenait dans ses mains.
--Saisissez le scélérat! m'écriai-je d'un ton furieux.
À cet ordre, le Français rougit de colère et appela ses compatriotes.
Je n'attendis pas l'arrivée des mutins; je saisis d'une main ferme le
rebelle, et j'enfonçai dans son coeur mon poignard malais.
--Allez à vos devoirs, dis-je d'une voix calme et froide aux Français
accourus sur le pont, allez, et sans mot dire. Votre chef est mort, et
je punirai ainsi tous ceux qui auront l'audace de me désobéir.
Les Français obéirent en grondant; mais, depuis ce coup de maître, ma
domination fut entière, absolue, et je n'eus qu'à me féliciter de mon
énergique détermination; car, malgré ma colère, je n'avais point été
poussé au meurtre par la violence, je n'avais que saisi un instant
propice à l'exécution d'un projet depuis longtemps médité.


XCVIII

Nous parcourûmes le long de la côte de l'est afin de découvrir une
baie où, d'après ma carte maritime, se trouvait un ancrage; là, je
devais prendre de nouvelles provisions et de l'eau, et continuer
tranquillement ma course. Nous marchions aussi près que possible du
rivage, afin de profiter des vents de la terre; mais ils étaient si
faibles, que pendant plusieurs jours nous fûmes forcés de rester
stationnaires. Les eaux de la mer semblaient pétrifiées, tant elles
étaient unies et calmes; de plus, la chaleur était si étouffante, que
les Raipoots, qui adorent le soleil, se débattaient sur le pont pour
conquérir un pied carré de l'ombre de la banne. Le seul
rafraîchissement qui eût la puissance de calmer un peu mes douleurs de
corps et de tête était un bain pris d'heure en heure; malgré ce soin,
mes lèvres et ma peau étaient aussi gercées que l'écorce d'un
prunier. Il n'y a point de vaisseau qui soit si mal adapté pour un
climat chaud qu'un schooner; il lui faut beaucoup d'hommes pour la
manoeuvre, et, pour le contenir, il a beaucoup moins de place que tout
autre bâtiment.
Comme les calmes de la vie, les calmes de la mer sont passagers et
rares; il faut toujours qu'une brise, qu'une rafale ou une tempête
suive son repos. Bientôt, aussi tendres que la voix d'un amoureux, les
vents vinrent caresser les vagues endormies, et nous passâmes
doucement le long du rivage pour gagner notre ancrage près de
Balamhua, en dedans de l'île d'Abaran. Là, nous trouvâmes une rive
sablonneuse, une petite rivière et un bois si largement fourni, qu'on
eût pu croire que les arbres verdoyants étaient amoureux de l'écume
des eaux. Un petit village javanais se trouvait à l'embouchure de la
rivière, et, en échange d'une petite quantité d'eau-de-vie et de
poudre, le chef de ce village nous donna la permission de prendre sur
l'île toutes les choses dont nous aurions besoin. Nous débarquâmes nos
tonneaux d'eau vides, et mes hommes s'occupèrent, sous la direction du
charpentier, à abattre les plus beaux arbres.
Les calmes, l'excessive chaleur et le manque d'air avaient contribué à
propager la fièvre et la dyssenterie dans mon équipage, et pour remède
j'avais ordonné l'éther, l'opium et de bon vin pour les convalescents.
Désespéré de mon ignorance, je regrettais vivement de n'avoir apporté
aucune attention aux discours médicaux de Van Scolpvelt, je
regrettais encore d'avoir si bien négligé mes études. En dépit de
cette ignorance, je continuais mon rôle de docteur, et cependant je
n'avais, pour en dissimuler les fautes, ni perruque doctorale, ni
canne à pomme d'or, et je droguais les malades avec aussi peu de
contrition que les membres du collége royal des médecins.
En faisant mes préparatifs de départ, j'appris qu'une dispute avait eu
lieu entre quelques-uns de mes hommes et les Javanais. Deux natifs
avaient été blessés par un coup de fusil, et ces emportements
meurtriers étaient fréquents, parce que les matelots ne voulaient pas
comprendre que sur terre ils étaient sujets à des lois d'ordre et de
discipline.
--Sur le vaisseau, disaient-ils, nous sommes liés par des devoirs,
nous appartenons à la mer; mais, en revanche, il faut que sur terre
nous fassions notre volonté. Quand nous avons de l'argent, nous sommes
assez justes pour payer nos dépenses ou nos dégâts; mais quand nous
n'en avons pas, on doit nous donner les choses qui nous sont
nécessaires. Il n'est pas légal, ajoutaient-ils en forme de
péroraison, que les natifs gardent pour eux toutes les productions du
rivage, puisque, aussi bien que la mer, la terre appartient aux
hommes.
Ce raisonnement était l'invariable réponse que j'obtenais de mes
hommes lorsque je les sermonnais sur la brutalité avec laquelle ils
assaillaient, volaient et massacraient les natifs.
L'impossibilité dans laquelle j'étais de me faire tout à fait obéir
amenait de si grandes querelles, que je me vis contraint de
récompenser les plus cruellement battus, sans pouvoir punir les
tourmenteurs.
Un jour cependant il me fut rapporté que dans une nouvelle bataille le
tort était du côté des villageois; je ne pus connaître toute la
vérité, mais je craignis une revanche sanglante; pour l'éviter, je
pris sur un bateau quelques objets de valeur pour le chef et je me
dirigeai vers le village. Mon cadeau fut assez mal accueilli;
cependant, après une heure d'explications, je réussis à pallier les
torts de mes hommes, et nous nous quittâmes amis. Je tenais beaucoup à
cette réconciliation, car l'inimitié des natifs eût pu me causer de
grandes pertes de temps, d'hommes et de provisions.
Quand mes préparatifs de départ furent achevés, le chef javanais vint
à bord du schooner, et m'invita à l'accompagner dans une partie de
l'île où se trouvait une grande quantité de daims et de sangliers.
J'avais déjà manifesté le désir de faire une partie de chasse, mais le
chef en avait toujours différé la réalisation en disant qu'il était
bon d'attendre les jours pluvieux, parce que la pluie chasse les
animaux de la montagne vers la plaine. Comme un violent orage venait
d'inonder la terre, l'invitation du chef me parut le résultat d'une
promesse faite. Je lui donnai donc avec le plus grand plaisir l'heure
de notre départ pour cette vaillante promenade. D'un air affectueux et
sincère, le chef me supplia de ne pas faire naître parmi son peuple
des craintes jalouses en emmenant avec moi une grande quantité
d'hommes armés.
Je m'engageai à suivre ses conseils sur ce point, et nous nous
séparâmes en nous donnant rendez-vous pour le lendemain.


XCIX

J'étais réellement sans crainte, et aucune méfiance ne pénétra mon
esprit. Néanmoins je pris les précautions les plus minutieuses pour
assurer le salut de mes hommes et le mien.
Je débarquai le lendemain, accompagné de quatorze marins, tous
fidèles, braves, courageux et bien armés. En outre, j'ordonnai aux
bateaux qui nous avaient conduits de s'éloigner du rivage, de jeter le
grappin, et d'avoir la prudence de ne point adresser la parole aux
natifs.
Le chef m'attendait accompagné seulement de cinq hommes, armés de
poignards et de lances de sanglier.
Nous pénétrâmes dans l'intérieur du pays en suivant les sinuosités de
la petite rivière, que la pluie d'orage avait rendue jaunâtre et
boueuse. Nous fûmes obligés plusieurs fois de traverser la rivière à
gué, et, avant d'effectuer ce passage, je dis à mes hommes de mettre
dans leurs casquettes les balles et la poudre, et de ne point mouiller
leurs armes. L'expérience m'avait rendu vigilant et soupçonneux, si
bien que je remarquai plusieurs choses qu'une personne moins
attentionnée eût laissées passer inaperçues. Le chef javanais causait
souvent avec ses hommes, souvent encore il voulait nous faire
traverser la rivière dans des endroits où elle était boueuse et
remplie de trous profonds. Tout à coup, et sans m'expliquer les causes
de ce changement, il se mit à l'arrière de la troupe et voulut diriger
notre marche d'un côté opposé à celui que nous devions suivre. Cette
conduite éveilla mes soupçons, et sans rien dire je me mis à
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