Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 09

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La petite fille malaise était guérie; mais Adoa, tombée dans une
insensibilité abrutissante, ne mangeait que contrainte par la force,
et ne dormait plus.
De Ruyter signala son approche. J'avais revêtu Zéla d'une veste jaune
ornée de rubis; sa chemise et son ample pantalon étaient en crêpe de
l'Inde et brodés d'or. Les vêtements extérieurs de la jeune femme
formaient un voile neigeux de fine mousseline; ses pantoufles, sa
coiffure et ses cheveux étaient couverts de perles fines. Je gardai
pour tout souvenir visible une longue natte de ses beaux cheveux
noirs.
L'heure approchait enfin; je baisai les paupières closes de cette
idolâtrée créature; j'enveloppai son frêle corps dans les plis d'un
manteau arabe, et je me rendis sur le rivage.
D'un pas ferme, je marchai droit au bûcher, car je regardais sans les
voir les hommes rassemblés autour de moi; les paroles qu'ils
m'adressaient n'étaient qu'un son, je ne voyais ni je n'entendais
rien.
Un noir fourneau de fer, à la forme allongée comme celle d'un
cercueil, fut placé sur le bûcher. Je le vis, mais sans comprendre sa
destination; car, pendant quelques minutes, je restai debout, tenant
pressé contre mon sein le frêle fardeau dont l'abandon était pour moi
une mortelle douleur. La nécessité m'imposa l'obligation de finir ce
que j'avais commencé; avec des soins et la douceur d'une mère qui
couche son enfant dans un berceau, j'étendis Zéla dans la sombre
coquille. De Ruyter et le rais usèrent de violence pour m'entraîner
loin du bûcher. Je voulus parler; mes lèvres ne produisirent aucun
son; je suppliai par signes de me rendre ma liberté; de Ruyter refusa,
et je restai sans force, anéanti, presque fou.
Un cri de terreur poussé par Van, qui arrachait Adoa des flammes où
elle s'était jetée, attira l'attention de mes hommes, qui me
relâchèrent. Je courus vers le bûcher, avec la même pensée qui avait
conduit la jeune fille malaise; mais mes forces me trahirent, et je
tombai sur le sable, ne brûlant que mes mains là où j'aurais voulu me
consumer tout entier.
Quand je repris mes sens, j'étais couché dans un hamac à bord du
schooner.
Les affaires de de Ruyter le contraignirent à rester à Port-Louis;
mais il vint souvent me voir pour m'engager à le suivre à la ville.
Toutes ses prières furent vaines; ma vie était dans la cabine
solitaire du schooner, mes pensées sur la petite boîte qui contenait
les cendres de Zéla.


CXXVI

Un mois après la mort de Zéla, de Ruyter, me trouvant plus calme, me
dit qu'il avait obtenu du gouverneur de l'île la permission de porter
des dépêches en Europe.
Le mot Europe me causa involontairement une sorte d'effroi; mais
bientôt la réflexion me fit désirer ce voyage.
--Je voudrais, dis-je à de Ruyter, me transporter au bout du monde; je
voudrais oublier le passé, car le passé me tue.
Mon chagrin ne me rendait pas égoïste, et, avant de songer à nos
préparatifs de départ, je demandai à de Ruyter ce que nous devions
faire d'Adoa, de la petite Malaise et des Arabes qui avaient
appartenu à Zéla. Après de mûres délibérations, il fut convenu que le
rais, déclaré chef de cette petite tribu, l'emmènerait dans son pays.
Nous donnâmes au rais une somme considérable pour lui-même, et chaque
homme reçut pour sa part assez d'argent pour n'avoir plus rien à
désirer.
Je savais si bien qu'il serait inutile de raisonner avec Adoa sur la
nécessité de notre séparation, que je priai de Ruyter d'employer la
ruse pour éloigner cette enfant.
La partie orientale de notre équipage fut mise à terre, le grab vendu,
et les Européens de son bord se transportèrent sur le schooner.
Quand Adoa eut découvert que le vaisseau portant les cendres de sa
maîtresse avait quitté le port, elle s'échappa des mains du rais, mit
à la mer un bateau du pays et quitta le havre avec le vent de terre.
L'esprit de la pauvre fille n'était occupé que d'une seule chose, du
désir de rattraper le schooner. Elle n'avait point réfléchi à la folie
de son entreprise, et quant aux dangers, elle ne pouvait pas les
comprendre.
Quand le rais eut appris la disparition d'Adoa, il suivit ses traces,
équipa une chaloupe et fit une longue course sur la mer, en suivant
notre piste. Pendant deux jours les recherches du rais furent sans
résultat; enfin, il découvrit à l'extrémité de l'île de France,
voguant seule au gré des flots, une petite barque du pays. C'était
celle qui manquait au port. La mort d'Adoa était certaine, mais il me
fut impossible d'en pénétrer le mystère.
Les désespérantes nouvelles annoncées par le rais me firent autant
souffrir que si la lame d'une épée eût traversé mon coeur; je
tressaillis dans tout mon être, j'eus froid, j'eus chaud, et mes mains
crispées se joignirent en s'élevant peut-être vers le ciel, d'où vient
toute douleur, comme aussi toute espérance.
--Pauvre petite Adoa! m'écriai-je, pauvre corps séparé de ton âme,
pauvre esprit séparé de ton coeur, tu t'es jetée éperdue sur les
traces éternellement effacées de celle qui est partie, tu t'es jetée à
leur recherche sur l'Océan immense, sur cette plaine désormais déserte
pour toi comme elle l'est pour l'amant, pour le mari, pour celui qui a
aimé et qui aimera toujours Zéla. Va, pauvre oiseau, va mouiller tes
ailes dans les vagues blanchissantes de la mer, va les y replier, va
t'endormir dans leur draperie d'écume, va, pauvre fille, nous sommes
séparés; Zéla est morte et personne ne t'aimerait plus sur la terre!
Au milieu de ma vive souffrance, je ressentis intérieurement une sorte
de joie mêlée de surprise; toute la sensibilité de mon coeur n'était
pas détruite, puisque j'avais encore des larmes pour la cruelle
disparition de la dévouée servante de Zéla.
--Mon Dieu, me disais-je intérieurement, pourquoi de Ruyter a-t-il mis
obstacle à mon désir d'emmener Adoa? pourquoi a-t-il non-seulement
conseillé, mais presque exigé que j'en confiasse le soin au vieux
rais; près de moi Adoa eût moins souffert, nous eussions parlé de
Zéla, et les souvenirs sont les consolations de la douleur. Pour la
première fois de ma vie, je regrettais d'avoir soumis ma volonté à
celle de de Ruyter; pour la première fois de ma vie, je trouvais en
défaut le jugement si sain et si impartial de mon brave compagnon.
En face des déplorables conséquences d'une faute si involontairement
commise, je jurai de ne plus obéir qu'à la propre impulsion de mes
sentiments, et ce serment, je l'ai si bien tenu, que les bonnes ou
mauvaises fortunes qui ont depuis accompagné mes actions ainsi que mes
entreprises n'ont eu à remercier de leur succès que moi-même, et à se
plaindre de leur défaite qu'à moi-même.
Je ne puis me souvenir d'aucun événement digne d'être mentionné avant
notre départ de l'île de France, ni pendant notre voyage. Nous fûmes
poursuivis plus d'une fois, mais je ne connaissais pas de vaisseaux
capables de lutter de vitesse avec le schooner, et les incidents de
notre trajet ne m'en firent pas connaître. Dans la mer de la Manche,
des croiseurs anglais nous entourèrent; mais nous eûmes l'adresse
d'éviter les attaques des uns et de fuir les approches des autres.
Après un voyage d'une extrême rapidité, nous jetâmes l'ancre dans le
port de Saint-Malo, en France, port constamment rempli, à cette
époque, de bâtiments, d'armateurs et de vaisseaux de guerre.
Dès que nous fûmes en rade, de Ruyter partit pour Paris afin de
délivrer ses dépêches au gouvernement, et je restai seul avec mes
hommes à bord du schooner.
Nous avions en arrimage une forte cargaison de thé de première
qualité, des épices, et, par un hasard dont je ne me rendis pas
compte, plusieurs tonneaux de sucre blanc cristallisé. Le motif qui me
fait insister sur la possession de ce dernier article est l'extrême
élévation de son prix à l'époque de mon arrivée en France. Cette
élévation de prix était si extraordinaire, que la vente de ces
quelques tonneaux paya amplement tous les frais de notre voyage. Les
divers produits des îles occidentales nous firent également réaliser
d'énormes bénéfices, et je compris, en voyant scintiller dans mes
mains, en échange de mes denrées, une grande quantité d'or, que le
commerce, bien mieux que la guerre, est la source où le travail puise
réellement les richesses. Mais cette réflexion n'excitait en moi
aucune cupidité, aucun désir: sans mépriser la fortune, je ne
l'enviais pas, et je ne me sentais aucune envie de travailler pour la
conquérir. Depuis mon retour en Angleterre, mes idées générales ont
pris sur bien des choses une autre forme, un autre aspect, mais elles
n'ont point encore admis cet amour de possession, de luxe et de
dépenses qui occupe, ou, pour mieux dire, qui absorbe si complétement
le coeur de la plupart des hommes.
La nécessité et la possibilité de secourir les malheureux, je ne vois
rien au delà.
Les occupations continuelles du bord, les privations qui accompagnent
toujours un voyage fait dans un vaisseau encombré d'hommes et de
marchandises, la nécessité de surveiller l'ordre intérieur et la
marche du schooner, en occupant mon esprit, avaient forcé mes muscles
lassés à reprendre leur vigueur première. Néanmoins j'étais toujours
moralement abattu, et mon corps était si maigre, que la peau semblait
prête à chaque instant à livrer passage à mes os. Ma figure hagarde et
soucieuse eût révélé à l'observateur le moins perspicace combien
j'avais dû souffrir. En effet, il était presque extraordinaire que la
douleur eût si violemment meurtri la nature vigoureuse d'un homme à
peine âgé de vingt et un ans, d'un homme qui avait à peine atteint ce
nombre d'années qui le dégage de toute entrave, qui le fait libre.
Libre! quelle dérision! c'est-à-dire maître d'errer comme Caïn, et de
péniblement gagner, loin des siens, à la sueur de son front, quelque
immonde nourriture!


CONCLUSION

Je passai à Saint-Malo, tantôt errant dans la ville, tantôt
surveillant le schooner, huit longs jours d'attente. Enfin, de Ruyter
arriva de Paris.
--Les heures m'ont paru des siècles, lui dis-je en essayant de
sourire.
--Pauvre garçon! me répondit de Ruyter, vous êtes toujours pâle,
toujours triste; je donnerais bien des choses pour vous voir gai...
--Gai! de Ruyter, m'écriai-je.
--Sinon bien portant, reprit vivement de Ruyter.
--La santé reviendra... Qu'avez-vous fait à Paris?
--J'ai eu avec l'empereur Napoléon de très-longues conférences; mais
Sa Majesté me paraît si absorbée par ses projets de la conquête de
l'Europe, qu'elle s'intéresse peu pour le moment à ce qui se passe
dans les autres parties du monde.
«--J'aurais la possibilité, avait dit l'empereur, d'accaparer le
commerce des Indes occidentales comme l'ont fait les Anglais, que je
reculerais devant cet accaparement, tant je suis convaincu qu'il
enrichirait de simples particuliers, en finissant tôt ou tard par
ruiner la nation, et les Anglais apprécieront un jour la justesse de
cette remarque, s'ils continuent à agir comme ils agissent dans ce
moment.
»--Votre pensée est la mienne, sire, répondit de Ruyter; mais, comme
le fondement de la puissance politique de l'Angleterre est dans son
commerce, ce commerce même devient pour nous le point vulnérable de
notre attaque. L'Angleterre possède l'île de France, qui a deux bons
ports, celui de Saint-Louis, celui de Bourbon...
»--Comment! s'écria l'empereur, croyez-vous que la richesse et le sang
de la France soient d'assez peu de valeur pour être sacrifiés au
maintien des îles dans l'océan Indien; îles qui ne sont que de vaines
pyramides faites pour célébrer la mémoire d'une dynastie maudite, dont
le nom devrait être rayé des pages de l'histoire?
»--Mais le nom? dit de Ruyter avec l'intrépide franchise qui
caractérisait l'illustre marin.
»--Le nom! interrompit vivement l'empereur: les chétifs rochers ainsi
désignés sont pour moi de trop peu de valeur; que les Anglais les
gardent! ils y tiennent pour la légitimité de leurs appellations.
Parlez-moi maintenant de l'état actuel de l'Inde. Peut-on y faire
quelque chose? Donnez-moi votre opinion sur ce grave sujet. Nous
avons entendu parler de vous, de Ruyter; votre nom est un nom célèbre,
grand, et qui mérite la réputation qu'on lui a faite, l'estime dont je
l'honore! Je veux être votre pionnier, je veux vous donner le moyen de
vous élever encore: je veux aider à l'accroissement de votre fortune
de gloire, de vaillance et de grandeur. Votre pays, la Hollande,
nation vraiment commerciale, peut devenir rapidement grande; mais sa
splendeur ne sera jamais que passagère. Pour durer toujours, il faut
qu'une nation soit bâtie sur les fondements de son propre sol. Nous
n'avons nulle difficulté pour trouver des chefs à mes soldats.
Regardez ces hommes, de Ruyter (et l'empereur désigna au commodore un
régiment de ses gardes formé en ligne en dehors des Tuileries): il n'y
a pas un homme parmi eux qui ne puisse être un général habile, et bien
certainement plusieurs porteront les épaulettes d'officier. Mais si je
possède de bons soldats, j'ai vainement cherché des de Witt, des de
Ruyter, des Van Tromp. Si je tenais sous mes ordres de pareils hommes,
j'anéantirais demain les remparts de bois qui entourent l'Angleterre,
remparts vantés, qui, pareils aux murs de la Chine, ne sont
formidables qu'en raison de l'impuissance des nations voisines. Les
Français ont tous le tempérament bilieux: sur terre ils sont de
bronze, sur l'Océan ils ont le mal de mer. J'aurais été marin si mon
foie l'avait permis. Je ne suis jamais entré dans un bateau sans que
son balancement naturel me rendît aussi impuissant qu'une femme. Nos
amiraux sont encore moins aguerris. Je me souviens qu'étant un jour à
Boulogne, deux commandants me dirent que la vue seule des vaisseaux se
balançant dans le port leur donnait mal au coeur. Un Anglais restera
un an sur mer, et se fatiguera d'un séjour d'une semaine sur terre.
Les Anglais sont nés marins, nous sommes nés pour être soldats, pour
fuir et détester l'eau.
«Maintenant dites-moi un mot sur les natifs, sur les princes de
l'Inde; parlez-moi de la population, du caractère particulier de ces
peuples, et surtout de leur courage et de leur habileté.»
Quand de Ruyter eut répondu aux questions de l'empereur, Napoléon
resta un instant pensif, puis il ajouta:
«Il est bizarre que les Turcs et les Chinois soient les seuls peuples
qui aient atteint le résultat naturel d'une conquête, c'est-à-dire une
véritable augmentation de force nationale. Si l'intolérance et la
bigoterie leur ont prêté de puissants secours, les Anglais auraient dû
égaler en succès les Chinois et les Turcs, car ils sont encore plus
intolérants et plus bigots.»
Napoléon accorda plusieurs audiences à de Ruyter, car il aimait à
causer sans réserve avec cet homme au coeur fort, à l'esprit fin, au
dévouement sans bornes.
--Mais, politique à part, me dit de Ruyter, il faut songer maintenant
à prendre un parti. Voulez-vous agir sagement? Voulez-vous rentrer
dans votre pays natal? Je crois nécessaire que vous vous informiez
des changements qui ont pu survenir dans votre famille. Elle est
nombreuse, elle est riche; vous y trouverez peut-être quelqu'un digne
de votre affection. Vous avez tort, mon cher garçon, bien tort,
croyez-moi, de vouloir rompre toute relation avec les personnes qui
vous sont attachées, sinon par le coeur, du moins par les liens du
sang. Votre santé demande des soins, des soins journaliers, constants
et dirigés par le coeur. Cherchez une fem...
--De Ruyter!... m'écriai-je.
--Un voyage en Amérique pendant la dure saison d'hiver serait
infailliblement votre perte, répondit de Ruyter, sans relever
l'interruption violente du jeune homme; essayez de passer quelques
mois à Londres, cherchez des distractions. Aux premiers jours du
printemps je reviendrai, et, si le coeur vous en dit, nous partirons
ensemble pour l'Amérique.
J'eus beaucoup de peine à trouver raisonnables les conseils de de
Ruyter, et ce ne fut qu'après une longue résistance que je parvins à
les trouver justes et à me décider à les suivre.
Le moment de notre séparation était proche: le schooner était prêt à
lever l'ancre, et les Américains de de Ruyter avaient grand désir de
quitter les côtes de France. Le départ de mon ami était fixé pour le
lendemain; quant au mien, je ne me sentais pas le courage de lui
assigner une époque fixe.
Quelques heures avant le départ, un courrier de Paris vint apporter à
de Ruyter une dépêche signée de l'empereur. Napoléon appelait auprès
de lui le brave marin. De Ruyter partit, et revint m'annoncer deux
jours après qu'une mission importante l'envoyait en Italie.
Il fut décidé que le schooner rentrerait en Amérique sous le
commandement du contre-maître, auquel de Ruyter donna ses pleins
pouvoirs.
Je vis partir le beau vaisseau avec un véritable serrement de coeur,
et mes yeux, aveuglés par un brouillard qui ressemblait à des larmes,
suivirent ses voiles ondoyantes jusque dans les brumes de l'horizon.
Au moment de me séparer de de Ruyter, de cet homme au noble coeur, au
noble visage, de cet homme que j'aimais si tendrement, que j'aimais
comme on aime quand les sentiments sont jeunes et forts, le peu
d'énergie qui me soutenait encore m'abandonna complétement; je me
sentis mourir, et mes paroles, étranglées dans ma gorge, ne montèrent
à mes lèvres qu'avec un bruissement de sanglots.
De Ruyter partageait ma souffrance, car sa figure basanée devint
couleur de plomb.
--Allons, du courage, mon cher Trelawnay, mon cher enfant, me dit de
Ruyter en me prenant le bras avec un geste paternel; du courage et de
l'espoir: dans trois mois nous nous reverrons.
Je baissai tristement la tête, j'étais anéanti par cette nouvelle
douleur.
De Ruyter partit; je n'eus pas la force d'assister à ce départ. Je
n'avais plus ni larmes, ni battements de coeur, ni désirs, ni
espérances; j'étais un cadavre animé. La nuit qui suivit notre
séparation fut pour moi une nuit affreuse. J'appelai la mort de tous
mes voeux, me voyant seul, sans ami, sans amour, sans patrie, sans
famille.
La première mission de l'empereur envoya donc de Ruyter en Italie; il
y passa deux mois, et pendant ces deux mois nous échangeâmes des
lettres remplies du désir de nous revoir, de repartir ensemble, de
continuer l'un avec l'autre nos périlleux et émouvants voyages.
À son retour d'Italie, de Ruyter, qui avait à peine eu le temps de
m'annoncer son arrivée en France, fut envoyé par Napoléon sur les
côtes de la Barbarie. Ce voyage fut fatal à mon noble de Ruyter; les
journaux m'apprirent qu'en avançant vers Tunis, la corvette commandée
par de Ruyter rencontra une frégate anglaise; au moment où on
signalait l'approche du vaisseau ennemi, de Ruyter s'élança sur la
poupe, afin de jeter ses dépêches dans la mer: la frégate fit feu, et
une volée de caronades coupa la corde du drapeau et balaya tous ceux
qui se trouvaient sur le pont.
Le corps de de Ruyter fut trouvé par les vainqueurs enveloppé dans les
plis du noble drapeau pour lequel il avait si longtemps et si
victorieusement combattu.
Je continuerai un jour l'histoire de ma vie, dont ce livre n'est
qu'une période; mais je dois dire, avant de le terminer, que je suis
heureux de voir le soleil de la liberté éclairer les pâles esclaves
de l'Europe. L'esprit de l'indépendance voltige comme un aigle
au-dessus de la terre, et l'esprit des hommes en reflète les
brillantes couleurs. Les yeux et les espérances des bons et des sages
sont fixés sur la France, et chaque coeur bat et sympathise avec elle.
Il me semble que ceux qui vivent maintenant ont survécu à un siècle de
désespoir.

FIN


UN COURTISAN
--IMITÉ DE L'ANGLAIS--


I

À l'avénement de la maison d'Autriche au trône d'Espagne, les
intrigues de cour tiraillèrent en tous sens l'autorité royale, et
répandirent sur les premiers temps de ce règne leurs ténébreuses
influences.
Philippe III, monarque indolent, faible et superstitieux, avait
abandonné aux mains du duc de Lerme les rênes du gouvernement. Le duc,
avide de plaisirs et possesseur de richesses immenses, dont il faisait
un usage plus fastueux que noble, partageait avec Rodrigues Calderon
le pouvoir qu'il tenait du roi. Issu d'une famille obscure, mais doué
d'un caractère audacieux et d'un génie supérieur, Calderon était une
créature du duc de Lerme.
La nature et la fortune l'avaient généreusement servi; mais, si grand
que fût son mérite, Calderon dut moins à ses talents qu'à l'ardeur
avec laquelle il poursuivait les infidèles, l'immense autorité dont il
parvint à s'emparer.
À l'époque où ce récit commence, le roi, cédant aux sollicitations
incessantes de l'inquisition, avait résolu de chasser d'Espagne tout
le peuple maure, c'est-à-dire la partie de la population la plus
riche, la plus active et la plus industrieuse du royaume.
--J'aimerais mieux, avait dit le bigot monarque,--et ces paroles
avaient été saluées par les acclamations enthousiastes du clergé
catholique,--j'aimerais mieux dépeupler mon royaume que d'y voir un
seul hérétique.
Le duc de Lerme seconda le roi dans l'exécution de ce projet fatal,
qui lui fit perdre des milliers de sujets dévoués. Il espérait, pour
prix de son zèle, le chapeau de cardinal, qu'il obtint en effet, peu
de temps après. De son côté, Calderon se montra animé d'une haine si
vigoureuse contre les Maures, il fut si ingénieux dans les cruautés
qu'il exerça contre eux, qu'il semblait plutôt guidé par une vengeance
personnelle que par son dévouement aux intérêts de la religion. Son
acharnement dans la répression lui attira les bonnes grâces du
monarque, et cette royale faveur, il ne la dut pas seulement au duc de
Lerme, mais aussi au moine fray Louis de Aliaga, célèbre jésuite,
confesseur du roi.
Cependant les calamités de toute espèce occasionnées par cette
barbare croisade, qui engloutit les revenus de l'État et causa la
ruine d'une foule de grands d'Espagne, dont les Maures cultivaient et
exploitaient avec autant d'intelligence que de probité les immenses
domaines, attirèrent sur la tête de Calderon le courroux du peuple
espagnol. Mais les ressources extraordinaires de Calderon, son audace
et son habileté consommée dans l'art de l'intrigue, l'aidèrent à
conserver et même à augmenter encore son autorité. Il s'était rendu
nécessaire au monarque, qui, bien qu'à la fleur de l'âge, n'avait
qu'une santé faible et précaire. D'ailleurs, Calderon avait également
su se faire un ami de l'héritier présomptif du trône. Cette conduite
lui était dictée par la politique même de Philippe III; en effet,
celui-ci redoutait l'ambition de son fils, qui, dès l'enfance avait
déployé des talents qui l'eussent rendu redoutable, s'il ne se fût
plongé dans les plaisirs et la débauche. Le rusé monarque
s'applaudissait d'avoir donné pour compagnon de plaisirs à son fils un
homme haï du peuple, comme l'était Calderon; il pensait avec raison
que, moins le prince est populaire, plus puissant est le roi.
Cependant un complot formidable se tramait à la cour pour renverser à
la fois le duc de Lerme et Calderon, son confident.
Le cardinal ministre, afin de conserver et de cimenter son autorité,
avait placé son fils, le duc d'Uzeda, dans un poste qui lui permettait
d'approcher à chaque instant de la personne du roi; mais la
perspective du pouvoir excita l'ambition d'Uzeda, et bientôt il n'eut
plus qu'un but: celui de supplanter et d'évincer son père.
Sans Calderon, il eût aisément réussi dans son projet; mais il
trouvait un obstacle presque invincible dans la vigilance et le génie
de cet homme, qu'il détestait comme rival, méprisait comme parvenu,
redoutait comme ennemi.
Philippe fut bientôt au courant des intrigues et des menées des deux
partis, et, toujours dissimulé dans sa politique de roi et d'Espagnol,
il prit plaisir à suivre les progrès de ces luttes incessantes.
Les fréquentes missions dont Calderon fut chargé, notamment à la cour
de Portugal, permirent à Uzeda de s'insinuer de plus en plus dans la
confiance du roi. Calderon ne se défiait pas assez de son rival, et le
traitait peut-être avec trop de dédain; il ne pouvait voir en lui un
successeur, car Uzeda, bien que doué d'une certaine habileté comme
courtisan, eût été néanmoins incapable de remplir les fonctions de
premier ministre.
Telle était la position respective des acteurs du drame que nous
allons raconter, et dont la première scène va se passer dans
l'antichambre de don Rodrigues Calderon, où plusieurs seigneurs
attendaient, un matin, le lever du ministre.
--Ma foi! c'est à n'y plus tenir, s'écria don Félix de Castra, vieil
hidalgo dont les traits anguleux, le menton pointu et la petite
taille attestaient la pureté du sang espagnol qui coulait dans ses
veines.
--Voici, dit à son tour don Diego Sarmiente de Mendoza, voici plus de
trois quarts d'heure que j'attends une audience d'un homme qui se
serait autrefois trouvé fort honoré si je lui eusse ordonné de faire
avancer mon carrosse.
--Eh! messieurs, puisque vous n'aimez pas à faire antichambre,
pourquoi venir ici? Don Rodrigues se soucie fort peu de votre
présence, répondit d'un ton assez brusque un jeune homme de bonne
mine, dont le tempérament fougueux et irritable se trahissait par une
pantomime animée. Il parcourait à pas pressés l'appartement, heurtant
ça et là les groupes de courtisans qu'il rencontrait, puis il
s'arrêtait brusquement, relevait sa moustache et son manteau, jouait
avec le manche de sa dague, plongeait un fier regard dans la foule,
et, par ses observations piquantes, faisait monter le rouge au visage
des courtisans. Étranger à la cour, il s'était fait dans les camps une
réputation de générosité et de valeur chevaleresque. Ce brave soldat
se nommait don Martin Fonseca et était d'illustre origine; ses aïeux
avaient conservé intact l'éclat de leur blason, mais c'était l'unique
héritage qu'ils lui eussent transmis. Ajoutons qu'il était parent à un
degré éloigné du premier ministre, le cardinal duc de Lerme.
Appelé dans son enfance à jouir un jour de l'immense fortune de son
oncle maternel, Fonseca avait été introduit à la cour par le cardinal
ministre, qui en avait fait un page. Mais la rude franchise du jeune
Fonseca s'accommoda fort mal de l'atmosphère et de l'étiquette d'une
cour hypocrite et bigote. Plus d'une fois, il offensa gravement le
premier ministre, et celui-ci, malgré toute sa puissance, comprit que
son parent ne ferait jamais son chemin à Madrid; aussi chercha-t-il
quelque prétexte honnête pour l'éloigner du palais. À cette époque,
l'oncle de Fonseca se remaria, et bientôt sa jeune femme lui donna un
héritier.
Le duc de Lerme ne crut pas devoir ménager plus longtemps don Martin;
il lui ordonna d'aller rejoindre à la frontière une division de
l'armée espagnole.
Le jeune homme ne tarda pas à s'y distinguer par son courage; mais la
franchise de son caractère nuisit à son avancement. Il passa plusieurs
années sous les drapeaux et vit des officiers qui n'avaient ni son
mérite ni sa naissance arriver aux premiers grades, tandis qu'il
restait dans les rangs subalternes.
Depuis quelques mois il était revenu à Madrid pour faire valoir ses
droits auprès du gouvernement; mais, au lieu d'obtenir l'avancement
qu'il désirait, ses efforts imprudents et mal dirigés n'avaient abouti
qu'à le brouiller davantage avec le cardinal ministre, qui lui avait
intimé de nouveau l'ordre de retourner tout de suite à son régiment.
À l'époque où commence cette histoire, nous trouvons encore Fonseca à
Madrid; mais, cette fois, ce n'était pas pour demander de l'avancement
et prêcher dans le désert.
Dans tout autre pays que l'Espagne, don Martin Fonseca eût parcouru
une carrière brillante; mais Philippe III régnait alors, et Fonseca
n'était pas un courtisan; aussi, était-ce un grand sujet d'étonnement
pour les personnages avec lesquels il était mêlé, de le voir faire
antichambre chez don Rodrigues de Calderon, comte d'Oliva, marquis de
Siete-Iglesias, secrétaire du roi, compagnon de plaisirs et favori de
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