Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 08

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qui attaque tous ceux qui passent dans ses domaines. La tête de ce
monstre marin est aussi dure qu'un rocher, et du centre de cette tête
s'élève horizontalement une lance d'ivoire, qui est plus longue et
plus dure qu'une arme de fer. Cette lance sert à la licorne de hache
d'abordage; elle coupe tout ce qu'elle attaque. Le requin agita sa
queue avec une rapidité effrayante, afin de repousser ou d'étourdir
son ennemi. Soit par délicatesse, soit par amour de la justice, les
autres requins se tenaient à l'écart, sans se mêler de la dispute en
aucune façon. Je voyais, par le tournoiement de l'eau, que le requin
cherchait à attirer son ennemi dans le fond de la mer, en s'y
plongeant lui-même. Cette tactique était excellente, car, lorsque la
colère s'empare de la licorne, elle se jette aveuglément contre un
rocher, y brise sa lance, ou bien encore la bourbe du fond de l'eau la
prive de ses moyens de défense.
De Ruyter me raconta un jour que, se trouvant sur un vaisseau de
campagne, une licorne qui, sans nul doute, prenait ledit vaisseau pour
une baleine, l'attaqua si violemment, que sa lance passa au travers de
la proue et s'y brisa. Cette lance avait sept pieds de longueur; la
partie attachée à la tête était creuse et de la largeur de mon
poignet; le reste, solide et lourd, formait un magnifique morceau
d'ivoire. Le combat naval du requin et de la licorne dura longtemps;
la limpidité de l'eau était favorable à la licorne, car elle réussit à
blesser son antagoniste, qui se dirigeait, en fouettant l'eau avec
rage, le long de la baie. La licorne poursuivit le requin pendant
quelques minutes, puis elle l'abandonna et disparut à nos yeux. Le
requin gagna le rivage, il semblait mourant; ses sept compagnons, peu
soucieux de son sort, reprirent le chemin qu'ils avaient parcouru et
s'éloignèrent lentement. Je courus précipitamment sur le rivage; mes
hommes y étaient déjà rassemblés, tirant à plaisir des coups de
mousquet sur la carcasse du requin. Je les laissai tête à tête avec
cet inoffensif ennemi, et je descendis la côte, afin d'aller rejoindre
ma bien-aimée Zéla.


CXXI

En arrivant près de la tente, j'entendis des lamentations, des pleurs,
et mes regards tombèrent sur quelques gouttes de sang qui en
souillaient l'entrée. Une sorte de vertige s'empara de mes sens
lorsque, après avoir violemment soulevé les rideaux de la tente, je
vis Zéla étendue sur sa couche comme un cadavre. Les longs cheveux
noirs de la pauvre enfant tombaient épars sur sa poitrine; ses yeux et
sa bouche fermés ne laissaient échapper ni un regard ni un souffle de
vie. Je la crus morte. Les jeunes filles malaises, agenouillées aux
pieds de Zéla, sanglotaient douloureusement en frappant la terre de
leur front, en mettant en lambeaux leurs légers vêtements. Cet
horrible spectacle paralysa mon corps pendant quelques minutes; puis
une sorte de folie succéda à l'épouvantable torpeur qui glaçait tout
mon être. Je me jetai éperdu sur la couche de cet être adoré, et je
pleurai amèrement sans avoir la réelle conscience de notre mutuelle
situation. Quand la première effervescence de ma douleur fut un peu
calmée, je posai mes lèvres brûlantes sur la bouche fermée de Zéla, je
défis sa veste, et les battements légers de son coeur me rendirent
quelque espoir. Bientôt elle ouvrit ses grands yeux noirs, s'agita sur
sa couche et murmura d'une voix affaiblie quelques paroles
indistinctes.
--Ma bien-aimée Zéla, lui dis-je en la pressant sur mon coeur,
qu'avez-vous?
La pauvre enfant essaya de sourire, et me répondit d'un ton plein de
douceur:
--Rien, mon amour, puisque vous êtes auprès de moi! Je me porte bien,
très-bien.
--Très-bien, chère! non, non, car vous souffrez.
Zéla fit de la tête un petit signe négatif, puis elle essaya de se
soulever; mais ce vain effort fut aussitôt suivi d'un horrible cri
d'angoisse.
--Mon Dieu, mon Dieu! m'écriai-je avec désespoir, qu'est-il arrivé?...
--Je suis tombée, dit Zéla, je m'en souviens maintenant. Ma chute m'a
fait un peu de mal; mais ce n'est rien, mon ami, rien. Ah! où est donc
Adoa? La pauvre petite s'est blessée également. Vous voilà, Adoa?
Laissez-moi... soignez-vous... Regardez sa blessure, très-cher... Moi,
je vais bien... ne vous occupez plus de moi...
Sans quitter les mains de Zéla, je regardai Adoa: la figure, les bras
et les mains de la pauvre Malaise étaient couverts de sang; mais elle
ne paraissait nullement inquiète de son état, car ses regards
suivaient avec angoisse les changements de la physionomie de Zéla. La
bonne figure de la dévouée esclave fut traversée par un rayon de joie
lorsque les yeux de Zéla lui exprimèrent dans un tendre regard la
profonde gratitude de son coeur.
Je fis plusieurs questions à la Malaise pour connaître les réelles
blessures de ma femme, qui, par excès d'affection pour moi, refusait
de me les faire connaître.
--Maîtresse a reçu un coup à la tête, me dit Adoa, et je crois que
tout son corps est fortement contusionné.
--Soignez Adoa, soignez Adoa! s'écria Zéla. Je ne souffre plus, je me
sens très-bien.
Pour la première fois de ma vie je restai sourd aux prières de ma
bien-aimée compagne, et je pansai ses blessures avant de m'occuper de
celles de la Malaise, qui eût souffert mille morts avant de consentir
à faire arrêter l'écoulement de son sang pendant que celui de sa
maîtresse rougissait les tapis de la couche.
L'insensibilité de Zéla avait eu pour cause le coup reçu à la tête et
les contusions qui couvraient son corps de blessures douloureuses,
mais peu susceptibles d'attaquer le principe de la vie.
Lorsque je fus un peu rassuré sur l'état de ma chère Zéla, je
m'occupai de la petite Adoa. La pauvre esclave, épuisée par les pertes
de sang, par les pleurs et par la souffrance, était tombée sans
connaissance sur le sable de la tente. Ce ne fut qu'après une heure
de soins que je réussis à rappeler la vie dans le corps inerte de
cette dévouée créature.
Depuis longtemps inquiets de ma disparition, et épouvantés des bruits
sinistres qui s'échappaient au dehors par les ouvertures de la tente,
mes hommes s'étaient rassemblés en groupe, faisant, dans leur
ignorance des choses, les plus étranges commentaires.
--Préparez le bateau, leur dis-je en les éloignant d'un regard, nous
allons rejoindre le schooner.
--La mer est mauvaise, capitaine, me répondit le bosseman, et il sera
impossible de ramer avec un pareil temps.
--Un pareil temps! Que voulez-vous dire, mon garçon? Mais c'est un
calme!
--Regardez, monsieur.
Je suivis le conseil du bosseman, et je m'aperçus avec effroi de
l'approche d'une rafale. Épouvanté de ce nouveau malheur, car ses
conséquences pouvaient être terribles pour Zéla, je courus vers le
cap, afin de juger par moi-même si la rafale était tout à fait
dangereuse. Hélas! elle l'était plus encore que ne l'avait prévu le
bosseman: le vent sifflait avec violence, le soleil avait disparu, le
ciel se couvrait prématurément des voiles obscurs du soir, et la mer,
blanche d'écume, bondissait avec fureur.
Il n'y avait plus à en douter: notre embarquement était impossible,
car les nuages semblaient surchargés de tonnerre et d'eau. Je
rejoignis mes hommes à la hâte, et nous commençâmes par mettre le
bateau dans un endroit élevé avant de nous occuper à rendre la tente
aussi solide que possible. Les voiles et les cordages du bateau lui
servirent de couvert et de support, tandis que des fragments de roche
et du sable furent amoncelés à sa base. Heureusement pour nous, le
bateau contenait un petit baril d'eau et du pain, ainsi que plusieurs
autres choses fort nécessaires; en outre, une lanterne. Avec
l'obscurité augmenta l'orage, et le vent mugissait avec tant de fureur
dans la baie, qu'un ébranlement général des rochers semblait répondre
à sa grande voix.
Nous passâmes la nuit dans une angoisse terrible, dans la crainte
effrayante d'être emportés par le vent ou par les torrents de pluie
vers l'abîme de la mer. En arpentant le rivage, mon esprit, occupé de
présages sinistres, me faisait souhaiter la mort, la mort pour nous
tous. Cette invocation, je ne l'ai pas encore révoquée, et plût à Dieu
que sa miséricorde en eût accompli les terribles conséquences!


CXXII

Désirant épargner à Zéla le contact du sable mouillé, je m'assis au
pied de l'étançon et je la pris dans mes bras.
--Le temps se calme, chère, lui dis-je; mes craintes sont un peu
dissipées. Racontez-moi, je vous prie, comment est arrivé l'accident
dont les suites nous sont si douloureuses.
--Deux heures après votre départ, mon ami,--et, sans reproche,
pourquoi m'aviez-vous laissée pour aller seul sur la montagne? Vous
savez bien que je suis leste et agile, puisque vous m'avez dit un jour
que le lézard seul grimpait aussi bien que moi...
--Et c'était vrai, mon amour, car à cette époque vous aviez le poids
léger d'un oiseau; mais aujourd'hui l'enfant que vous portez dans
votre sein demande plus de retenue, plus de prudence. Vous n'avez pas
oublié, chère, que pour me sauver votre coeur a déjà sacrifié notre
premier lien d'amour...
--Pouvais-je hésiter entre vous et lui, mon très-cher? La vie d'un
enfant est-elle plus précieuse pour une femme que celle de son mari?
D'ailleurs, quelle est la pauvre orpheline qui désire donner le jour à
un être aussi faible et aussi malheureux qu'elle-même! Mais enfin
reprenons le récit qui doit vous apprendre la cause de mes
souffrances.
»Je suivis le rivage jusqu'au promontoire de rochers à l'entrée de la
baie, avec le désir de trouver un endroit calme et ombragé pour y
prendre un bain avec Adoa. Nous avions placé en vigie la petite fille
malaise, et sachant que vous admirez les branches de corail qui
poussent sous l'eau, je dis à Adoa d'aller en plongeant m'en chercher
une branche. Pendant que nous cherchions un banc de corail, Adoa, qui,
comme vous le savez, a des yeux excellents, me dit:
»--Je vois là-bas des marsouins qui jouent et qui sautent dans la mer.
C'est un signe infaillible de mauvais temps.
»Nous nageâmes encore pendant quelques minutes; puis Adoa me dit:
»--Je vois le capitaine sur le rivage, maîtresse, et comme je sais
mieux nager que vous, je serai la première à lui souhaiter la
bienvenue.
»Adoa nageait plus vite qu'un poisson, et j'essayai de la suivre en la
grondant de la méchante pensée d'orgueil qui lui faisait humilier sa
maîtresse.
»Tout en continuant de nous railler, d'engager des paris, nous
atteignîmes la base d'un rocher. Adoa y grimpa malgré les difficultés
que lui opposaient la mousse et l'humidité des plantes grasses qui
couvraient le rocher. Tout à coup la petite Malaise, que j'avais
placée en sentinelle, cria d'une voix épouvantée:
»--Des requins! des requins!
»Je redoublai d'efforts pour rejoindre Adoa, car j'entendais le bruit
des requins et les cris des matelots. Adoa me tendit une main, dont je
me saisis avec une terreur facile à comprendre, tandis que mon bras
s'était fortement cramponné à une plante marine. Alourdi par l'effroi,
mon corps ne put être supporté par ces légers soutiens, et Adoa, qui
ne voulait pas m'abandonner, tomba dans la mer; mais, aussi prudente
que dévouée, la pauvre fille se jeta dans l'eau, la tête la première,
pour ne pas m'écraser dans sa chute. En perdant l'appui de la plante
marine, et malgré les efforts d'Adoa, je tombai sur les rochers de
corail, et sans ma fidèle compagne, qui m'a traînée jusqu'au rivage,
je serais morte bien loin de vous.
»J'avais perdu connaissance, et vos lèvres, mon amour, ont rappelé la
vie dans le coeur de celle qui vous aime. Maintenant je suis bien,
tout à fait bien; je ne souffre plus.»
Et en répétant d'une voix tremblante cette affectueuse affirmation:
«Je ne souffre plus,» Zéla s'endormit; mais son sommeil fiévreux,
entrecoupé de plaintes et de tressaillements, me prouva qu'une fois
encore la femme avait sacrifié la mère. Des présages sinistres
remplirent mon âme. Ils me montrèrent un malheur que je n'osais pas
concevoir: la perte de ma compagne bien-aimée! Mille fois heureux si
j'avais eu l'énergie de suivre le conseil funeste que me donna le
désespoir, conseil qui tuait mes craintes, qui anéantissait à jamais
notre double existence!
Mes hommes vinrent nous dire que la fin de l'orage laissait espérer un
temps calme.
Je déposai doucement Zéla sur sa couche et je fis mettre le bateau en
état de nous recevoir. Lorsque tous les préparatifs de notre
embarquement furent terminés, je transportai Zéla et Adoa sur des
coussins placés dans le fond de la barque, et je ramai avec les
hommes, tant était grande mon impatience de regagner les vaisseaux.
Le pont du grab était rempli d'hommes quand nous rasâmes son bord
comme un éclair, pour gagner celui du schooner.
De Ruyter me héla pour me demander la cause de notre marche rapide.
Sans répondre à sa question, je le suppliai de venir auprès de nous
avec le docteur.
Une chaise fut envoyée de la grande vergue dans notre bateau; j'y
déposai Zéla, et, sans dire un mot, le désespoir paralysait mes
lèvres, j'emportai la jeune femme dans ma cabine. De Ruyter et Van
vinrent bientôt nous rejoindre, et l'un et l'autre furent
douloureusement frappés du terrible changement qui s'était opéré en
vingt-quatre heures dans la douce et belle figure de Zéla. De Ruyter
frémit involontairement, ferma les yeux et couvrit son visage avec
ses deux mains. L'impénétrable docteur, qui n'avait jamais montré de
sympathie pour la douleur humaine, ôta ses lunettes afin d'essuyer les
larmes qui aveuglaient son regard. Puis, avec une tendresse étrangère
à ses habitudes générales, il examina les blessures de la douce
patiente. Ni Van ni de Ruyter ne m'adressèrent de questions, et,
pendant toute la durée de l'examen du docteur, un silence lugubre
régna dans la cabine.
Après avoir pansé la blessure de la tête, Van visita avec soin les
contusions du corps, fit prendre à Zéla une potion soporifique et nous
emmena avec lui sur le pont.
--Docteur, est-elle en danger? demandai-je à Van d'un ton aussi humble
que celui d'un esclave adressant une question à un puissant seigneur.
--Non, me dit Van surpris de ma douceur et de ma politesse; non, il
lui faut des soins, du calme, du repos, de la patience.
Je n'ai pas besoin de dire que la fidèle Adoa partageait les soins qui
étaient prodigués à Zéla, dont elle habitait la cabine. La petite
esclave souffrait moins que sa maîtresse, car ses traits n'avaient
subi qu'un changement imperceptible, tandis que ceux de Zéla étaient
devenus presque méconnaissables.


CXXIII

Je fis à de Ruyter un récit détaillé des événements qui avaient amené
cette fatale maladie, en déplorant avec amertume la malheureuse
conséquence que je prévoyais devoir en être l'inévitable suite.
Afin de détourner mon esprit de cette douloureuse pensée, de Ruyter
m'annonça que le gouverneur de l'Inde équipait une flotte afin
d'arracher l'île Maurice des mains des Français.
--Cette nouvelle m'a été annoncée par mon correspondant, marchand
arménien qui a réussi à connaître tous les détails de cette prochaine
expédition. Ceci changera naturellement mes projets: nous n'avons plus
de temps à perdre, et il faut nous mettre à l'ouvrage pour expédier
lestement les réparations et l'équipement de nos vaisseaux.
Dans tout autre temps cette nouvelle m'eût causé un véritable plaisir;
mais je l'accueillis, préoccupé de Zéla, avec tant d'indifférence,
que de Ruyter comprit enfin la réelle profondeur de mon désespoir.
--Prenez une tasse de café très-fort pour vous tenir éveillé, me dit
de Ruyter.
Je suivis machinalement ce conseil, et, pendant que mon ami me
détaillait ses moyens d'attaque et de défense, mes yeux se fermèrent
et je m'endormis d'un profond sommeil.
J'appris plus tard que de Ruyter avait fait mettre une dose d'opium
dans mon café, car, depuis l'accident arrivé à Zéla, je n'avais ni
dormi ni mangé.
Je me réveillai le lendemain et je courus à la cabine; j'y trouvai le
docteur occupé de ses deux patientes.
La jeune fille malaise était beaucoup mieux, mais la pauvre Zéla
souffrait toujours autant. La figure de Zéla était pâle; ses yeux,
ternes, sans chaleur, avaient un regard navrant de tristesse; ses
lèvres, légèrement colorées par la fièvre, essayaient encore de
sourire, mais ce sourire était pour moi plus triste que des pleurs.
Pour plaire à de Ruyter, je pris machinalement la direction du
vaisseau, car un emploi actif était nécessaire à mon corps, qui sans
ce travail de tout instant eût succombé dans les tortures de mon
coeur.
Les douleurs de Zéla devinrent bientôt si horriblement violentes, que
la mort me parut inévitable, et je passai les nuits agenouillé auprès
d'elle avec un désespoir si terrible, que le docteur tremblait
lorsque ma voix furieuse lui demandait: «Doit-elle donc mourir?»
--Vous êtes un ignorant, me répondit un jour le docteur, elle vit. La
crise dangereuse est passée; elle n'est pas plus morte que moi; elle
dort. Ces paroles tombèrent sur mon coeur comme une huile balsamique.
Mon désespoir s'adoucit, et je pressai affectueusement dans les
miennes les deux mains du docteur.
Le calme d'un bon sommeil nuança d'un rose pâle les joues blanches de
mon adorée Zéla; je la baisai au front, et, le coeur plein de joie, je
courus communiquer mon bonheur à de Ruyter.
Tout l'équipage partagea mon enchantement, car il aimait la douceur,
le courage et la bonté de cette chère enfant.
De Ruyter me communiqua de nouveau les nouvelles envoyées par son
correspondant, et nous mîmes à la voile pour gagner l'île de France.
Le rajah, avec lequel de Ruyter était lié, lui donna à son départ une
grande quantité de différentes huiles, car son île est aussi célèbre
pour ses onguents que Java pour ses poisons.
Comme le but de de Ruyter était de gagner au plus vite l'île de
France, nous ne nous arrêtâmes à aucune des îles qui se trouvaient sur
notre route. En passant les détroits de la Sonde, de Ruyter eut une
entrevue avec le gouverneur de Batavia; le général Jansens confirma à
mon ami la vérité des nouvelles qui lui avaient été transmises par son
correspondant. Après avoir pris dans l'île quelques bestiaux et des
provisions fraîches, nous continuâmes notre voyage. Pendant notre
longue course à travers l'océan Indien, nous voguions aussi vite que
possible sans retarder notre marche par le désir de nous trouver
ensemble. D'ailleurs, un accident inattendu pouvait nous séparer
forcément, et, dans cette prévision, de Ruyter m'avait donné un
duplicata des dépêches et le pouvoir d'agir en son nom dans ses
affaires particulières. Toutes ces prudentes et sages considérations
étaient dominées par mon inquiétude et par l'urgente nécessité que
j'avais des soins de Van Scolpvelt pour Zéla, qui, à mes yeux, était
encore par moments entre la vie et la mort.
Je marchais donc, en dépit de mes devoirs, dans le sillage du grab,
car toutes mes espérances reposaient maintenant sur la science du
brave et savant docteur.


CXXIV

Les événements ordinaires d'un voyage sur mer ne méritent pas d'être
mentionnés, et je suis bien certain que le lecteur trouverait autant
de plaisir à feuilleter le livre d'un marchand qu'à parcourir le
journal ordinaire d'un vaisseau. Je dois avouer cependant que mon
coeur était si plein de tristesse, que j'accordais une très-faible
attention à ce qui se passait autour de moi. Les ailes de mon âme ne
voulaient plus me soutenir, et mon imagination veillait sans cesse au
chevet de ma pauvre malade. Les liens qui m'avaient uni à Zéla
n'étaient point des liens ordinaires: oiseau chassé de la terre par
les tempêtes, elle était venue se réfugier dans mon sein; je l'avais
réchauffée, nourrie, aimée, oh! aimée à en mourir!
Le docteur, qui partageait son temps entre les deux vaisseaux,
continuait à prédire le rétablissement de Zéla; seulement il était
forcé d'avouer que la convalescence serait longue et suivie d'une
extrême faiblesse.
Un mois après notre embarquement, vers le matin, je quittai Zéla,
auprès de laquelle j'avais veillé pendant toute la nuit, pour aller me
reposer sous la banne du pont. Une heure s'écoula pour moi dans un
demi-sommeil, et j'en fus bientôt arraché par Adoa, qui, sans parler,
mais la figure pleine de larmes, me faisait signe de courir au secours
de Zéla.
Ma femme se tordait dans les spasmes de l'agonie en criant qu'un
incendie dévorait ses entrailles.
Je criai au contre-maître de faire un signal au grab. Malheureusement
il était hors de vue, et nous n'avions pas de vent.
Je questionnai Adoa.
--Ma maîtresse, me dit-elle, n'ayant pas mangé depuis longtemps, a
désiré des confitures; nous avons cherché, la petite Malaise et moi,
et j'ai trouvé cette jarre de fruits confits que vous voyez sur la
table; maîtresse, qui aime les sucreries, en a beaucoup mangé; elle en
a donné à la petite, et la pauvre enfant souffre les mêmes douleurs
que lady Zéla. Quant à moi, j'ai à peine goûté aux fruits, voulant les
conserver pour maîtresse, et cependant j'ai bien mal au coeur; je suis
sûre, malek, qu'il y a du poison dans cette jarre.
Le mot _poison_ traversa ma cervelle comme une flèche aiguë.
Je regardai la jarre nouvellement ouverte, et je m'aperçus qu'elle
avait été fermée avec un soin plus qu'ordinaire. Je vidai les fruits
sur la table: c'étaient des muscades jaunes et vertes, très-belles et
confites dans du sucre candi blanc. Si le petit serpent vert de Java,
dont le contact du venin est mortel, s'était élevé jusqu'à mes lèvres,
sa vue ne m'aurait pas causé un effroi plus terrible que celui de mes
souvenirs en face de ce cadeau fatal qui venait de la veuve. Je me
rappelai aussitôt que, dans la maison de cette horrible femme, j'avais
mangé de pareilles muscades, que ces muscades m'avaient fait mal.
Quand je m'en plaignis en riant à la veuve, une vieille esclave, dont
j'avais gagné les bonnes grâces par quelques présents et surtout par
le don d'un morceau de papyrus chargé d'hiéroglyphes, papyrus qui
était à ses yeux, suivant mes paroles, un laissez-passer pour le ciel,
me dit tout bas:
--Avez-vous déjà chagriné ma maîtresse? Si cela est, il faut me
reprendre le passe-port qui conduit au ciel.
--Pourquoi cela?
--Parce que vous avez mangé des muscades.
--Quel danger y a-t-il à croquer de si bons fruits?
--Un des maris de ma maîtresse m'a fait un jour la même question, et
il n'ajouta aucune foi à ma réponse, parce que les hommes sont
incrédules, parce qu'ils n'écoutent point les vérités dites par les
vieilles femmes, mais qu'ils attachent une confiance aveugle aux
mensonges des jeunes et des belles. Ma maîtresse vit un jour un homme
plus aimable que son mari, et le lendemain elle donna à mon maître une
jarre de muscades: il mourut; l'homme aimé entra dans la maison et mit
à ses pieds les pantoufles encore tièdes du défunt, et il se coiffa
avec le turban de celui qui n'était plus! Tant que maîtresse vous
aime, vous n'avez rien à craindre; mais prenez garde! sa haine est
aussi fatale que le poison de l'arbre cheetic, de l'arbre maudit qui
pousse dans les jungles et sur lequel le soleil ne repose pas ses
rayons.
L'avertissement de la vieille esclave m'avait rendu prudent; pas
assez, mon Dieu, puisque j'avais permis que ses cadeaux fussent reçus
à mon bord.
Effrayée de mon silence, qui ne dénonçait que mieux la fureur que
j'éprouvais contre l'horrible femme, Zéla m'attira doucement à elle et
me dit presque gaiement:
--Je puis supporter toutes les douleurs, à l'exception de celle de
vous voir souffrir. Vos regards m'épouvantent, mon amour; prenez cette
grenade que le poëte Hafiez appelle la perle des fruits: elle
rafraîchira vos lèvres brûlantes.
Le calme de Zéla était sur le point de ranimer mes espérances,
lorsqu'il fut suivi par des tressaillements nerveux, par une agonie
qui défigura complétement ses traits.
Quand le docteur arriva, son premier regard fut la poignante surprise
de la science impuissante. Il examina cependant la jarre, étudia les
souffrances des deux malades, et fut contraint de déclarer la
présence du poison.
Je n'ai pas la force de détailler les souffrances de Zéla; elle
dépérit de jour en jour. Je ne quittais jamais sa cabine, et aux
instants lucides nous pleurions dans les bras l'un de l'autre notre
prochaine et funeste séparation.
Un soir la vigie cria:
--Île de France!
--Ah! s'écria Zéla, combien je suis contente, mon bien-aimé mari; nous
allons aller à terre; mais il faudra m'emporter dans vos bras, mon
amour, car je suis incapable de marcher.
J'étais agenouillé auprès du lit de la pauvre enfant, et ses bras
amaigris entouraient mon cou.
--Je suis bien heureuse, murmura-t-elle d'une voix défaillante, bien
heureuse; je vis dans ton coeur, donne-moi tes lèvres, serre-moi dans
tes bras.
Je posai mes lèvres sur les siennes, et ce chaste et doux baiser
emporta l'âme de Zéla.


CXXV

Il me serait impossible de dépeindre l'épouvantable douleur que je
ressentis et que je ressens encore aujourd'hui, quoique mon coeur soit
presque épuisé de souffrance. La mort de Zéla fut l'anéantissement
moral et physique de tout mon être, et je pris dans mes allures, dans
mes actions, dans mon air, une roideur et un stoïcisme que le Turc le
plus grave, ou le plus roide des lords, m'eût certainement enviés. À
en juger par ma physionomie, j'étais l'homme le plus indifférent et le
plus heureux de la terre; toutes mes actions étaient réglées avec une
gravité méthodique, et je n'exprimais jamais ni un regret du passé ni
une plainte sur mon sort présent. Je remplissais avec soin, avec
attention, les devoirs les plus ennuyeux et les plus monotones, buvant
de l'opium pour dormir, travaillant du matin au soir pour ne pas
penser.
Après avoir communiqué à de Ruyter les intentions que j'avais de
rendre les derniers devoirs à Zéla, je transportai une bonne partie de
mes hommes sur le grab, et nous nous séparâmes.
Le grab se dirigea vers le port de Saint-Louis, et moi, je me rendis à
Bourbon, qui est au sud-est de l'île, et où nous avions déjà jeté
l'ancre.
Il était convenu qu'après une conversation avec le gouverneur et
l'envoi des dépêches, de Ruyter viendrait me joindre par terre,
accompagné du rais et du docteur.
Je n'avais gardé sur le schooner que les hommes nécessaires à la
manoeuvre et principalement les natifs de l'Est, les restes fidèles de
la tribu maintenant sans chef. Nous jetâmes l'ancre pendant la nuit
dans le port de Bourbon.
Pendant le court intervalle qui sépare la mort de la décomposition,
j'avais cherché par quels moyens les moins répulsifs je pouvais
disposer du corps de Zéla. Le réceptacle ordinaire de la mort occupa
naturellement mes premières pensées, et le berceau de fleurs que nous
avions construit de nos propres mains dans l'odoriférant jardin de de
Ruyter me semblait être un endroit convenable; mais je me souvins
qu'en bêchant la terre, j'y avais trouvé des myriades de vers et
d'insectes. Je changeai donc d'idée pour considérer le pur et blanc
tombeau de la mer; le souvenir de Louis détruisit encore ce second
projet.
Il m'était impossible de faire embaumer Zéla; je résolus donc de
détruire le corps de cet ange par le feu, ou plutôt de ne pas le
détruire, mais de le rendre à son état primitif en le mêlant aux
éléments dont il est un atome.
De Ruyter trouva l'idée bonne, et Van Scolpvelt se chargea volontiers
de fournir tout ce qui était nécessaire à l'exécution de ce projet,
dont il connaissait parfaitement la pratique.
Je débarquai au point du jour pour choisir un endroit propice à cette
triste cérémonie, et j'envoyai une partie de mon équipage arabe y
dresser une tente et rassembler autour d'elle une grande quantité de
bois sec. Je passai le reste de la journée en contemplation devant les
restes chéris de celle qui avait été pour moi ce qu'est le soleil pour
la terre.
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