Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 10

Total number of words is 4599
Total number of unique words is 1629
39.0 of words are in the 2000 most common words
51.9 of words are in the 5000 most common words
57.9 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
l'infant d'Espagne.
--Vraiment, messieurs, répéta don Martin, j'admire la patience qui
vous fait attendre si longtemps une audience de Calderon.
--Jeune homme, répondit avec gravité don Félix de Castra, des hommes
de notre rang se doivent aux intérêts de l'État, quel que soit le
caractère des ministres du roi.
--C'est-à-dire que vous allez ramper à genoux pour obtenir des
pensions et des places... Pour vous, traiter des intérêts de l'État,
c'est avoir la main dans ses coffres...
--Monsieur! s'écria avec colère don Félix, en portant la main à la
garde de son épée.
Le jeune officier sourit dédaigneusement.
En ce moment, un huissier ouvrit avec fracas la porte des petits
appartements, et les courtisans s'empressèrent d'aller présenter leurs
hommages à don Rodrigues.
Ce célèbre personnage, grâce à l'appui du duc de Lerme, était devenu
secrétaire du roi, et, en réalité, il présidait aux destinées de
l'Espagne. Il était, nous l'avons dit, d'une naissance fort obscure.
Longtemps il avait cherché à la cacher; mais quand il vit que la
curiosité publique se livrait à de sérieuses investigations, de
nécessité il fit vertu et déclara ouvertement qu'il devait le jour à
un pauvre soldat de Valladolid. Il fit même venir son père à Madrid et
le logea dans son propre palais.
Cette adroite conduite arrêta les propos malveillants qui pleuvaient
sur lui; mais quand le vieux soldat eut cessé d'exister, le bruit
courut qu'à son lit de mort il avait confessé qu'aucun lien de parenté
n'existait entre lui et Calderon, qu'il s'était prêté à cette
imposture pour se procurer dans sa vieillesse une existence paisible,
qu'il ne s'expliquait pas pourquoi Calderon l'avait forcé d'accepter
les honneurs d'une parenté mensongère.
Cet aveu fit surgir des accusations plus outrageantes encore contre
Calderon. Ses ennemis supposèrent qu'outre la honte qu'il éprouvait de
l'obscurité de sa naissance, il avait d'autres motifs pour cacher son
nom et son origine. N'était-ce pas par crainte qu'on ne découvrît que
dans sa jeunesse il avait enfreint les lois de la société? N'avait-il
pas commis quelque crime, et ne cherchait-il pas à se soustraire à
l'action de la justice?
On ajoutait que souvent, dans la gloire de ses triomphes et au milieu
de ses plus joyeuses orgies, on voyait son front s'assombrir, sa
contenance changer, et que c'était avec les plus pénibles efforts
qu'il parvenait à rester maître de lui-même et à reprendre sa
sérénité.
Au reste, quelle que fût la naissance de Calderon, on ne pouvait lui
refuser une éducation brillante et une instruction solide, car les
savants vantaient son mérite et se glorifiaient de son patronage.
Le peuple, qui voyait son influence si grande sur le monarque et son
autorité si fortement établie, pensait qu'il avait fait un pacte avec
le diable.
Cependant, tout l'art de Calderon, qui n'était rien moins qu'un
magicien, consistait à se servir de ses hautes facultés dans l'intérêt
de son égoïsme et de son ambition.
Rien ne lui coûtait pour atteindre son but, et ce système n'avait même
pas le mérite de la nouveauté dans un monde où le succès justifie
tout.
Une mission diplomatique l'avait forcé de s'absenter de Madrid pendant
plusieurs semaines: aussi les courtisans se pressaient-ils en foule à
son premier lever. Calderon dédaignait le luxe de la toilette; il
portait un manteau et un habit de velours noir sans broderie d'or. Sa
chevelure était noire et luisante comme l'aile du corbeau; son front,
sauf une ride profonde entre les sourcils, était blanc et uni comme un
marbre; son nez aquilin et régulier; ses moustaches retroussées et sa
barbe taillée en pointe donnaient un étrange éclat à son teint, un peu
cuivré.
Bien qu'il fût dans la maturité de l'âge, il conservait un air de
jeunesse; sa taille haute et admirablement proportionnée, ses manières
naturellement gracieuses, sa fière et noble mine, faisaient de
Calderon un des plus beaux cavaliers de cette cour si brillante. En un
mot, c'était un homme fait pour commander à un sexe et pour fasciner
l'autre.
Les courtisans vinrent tour à tour lui présenter leurs hommages, mais
il ne les accueillit pas avec la même faveur; il y avait des nuances
et des degrés dans sa politesse. Sec, incisif avec les gens qui
n'avaient point à ses yeux de valeur réelle, il gardait avec les
grands une attitude digne et fière. Devant un Guzman ou un
Medina-Coeli, il s'inclinait profondément; on voyait errer sur ses
lèvres un imperceptible sourire qui révélait le mépris qu'au fond du
coeur lui inspirait l'humanité. Enfin il était familier, mais bref
dans ses discours, avec les rares personnes qu'il aimait ou estimait
réellement; mais vis-à-vis de ses ennemis et des intrigants qui
rêvaient sa ruine il prenait un air de franchise, de cordialité et
d'abandon; ses manières étaient pleines de charme et sa voix devenait
caressante.
Sans se mêler à ce troupeau de courtisans, don Martin Fonseca, la tête
haute et les bras croisés sur la poitrine, jeta sur Calderon un regard
de curiosité et de dédain.
--J'ai contribué, pensait-il, à l'élévation de cet homme, dont je
viens aujourd'hui solliciter la faveur.
Don Diego Sarmiente de Mendoza venait de recevoir un salut de
Calderon, quand les yeux de ce dernier s'arrêtèrent sur la mâle et
noble figure de Fonseca. Le front du favori se colora soudain d'une
vive rougeur. Il se hâta de promettre à don Diego tout ce qu'il
désirait, puis, tournant le dos à une foule de courtisans, il rentra
avec vivacité dans son appartement. Fonseca, qui s'était vu reconnu
par Calderon, et qui n'augurait rien de bon de son brusque départ,
allait s'éloigner du palais, lorsqu'un jeune page vint lui frapper sur
l'épaule en disant:
--Vous êtes don Martin Fonseca?
--Oui, répondit-il.
--Veuillez me suivre; don Rodrigues, mon maître, désire vous parler.
Le front du jeune officier rayonna d'espérance. Il suivit le page, et
se trouva bientôt dans le cabinet du Séjan de l'Espagne.


II

Calderon vint au-devant de Fonseca, et le reçut avec des marques non
équivoques de respect et d'affection.
--Don Martin,--lui dit-il, et sa voix respirait la tendresse la plus
vraie,--je vous ai les plus grandes obligations; c'est votre main qui
m'a poussé sur le chemin de la fortune. Mon élévation date du jour où
je suis entré dans la maison de votre père pour devenir votre
précepteur. Je vous ai suivi à la cour, où vous avait appelé le
cardinal ministre, et quand vous avez renoncé à ce séjour pour
embrasser la carrière des armes, vous avez prié votre illustre parent
d'assurer l'avenir de Calderon. Vous voyez ce qu'il a fait pour moi.
Don Martin, nous ne nous sommes jamais rencontrés depuis; mais
j'espère que maintenant il me sera permis de vous prouver ma
reconnaissance.
--Oui, répliqua vivement Fonseca, vous pouvez me sauver du désespoir
et me rendre le plus heureux des hommes.
--Que puis-je faire pour vous? demanda Calderon.
--Vous souvient-il, reprit Fonseca, que j'aime bien tendrement une
femme nommée Margarita?
--Margarita! dit Calderon d'un air pensif et d'une voix émue, c'est là
un doux nom: c'était celui de ma mère!
--De votre mère! Je croyais qu'elle s'appelait Maria Sandalen.
--Oui, sans doute, Maria-Margarita Sandalen, répliqua Calderon d'un
air distrait.
»Mais parlons de vous... À l'époque de votre dernier voyage à Madrid,
j'étais chargé d'une mission en Portugal, et j'ai été privé du
plaisir de vous voir; on m'a dit que vous aviez alors offensé le
cardinal ministre par un projet d'alliance indigne de votre naissance.
S'agissait-il de Margarita? Quelle est cette jeune femme?
--C'est une orpheline d'une humble condition. Une femme, sa nourrice,
a pris soin de son enfance. Elles demeuraient ensemble à Séville. La
vieille brodait à l'aiguille, et Margarita vivait du produit de ce
travail. Plus tard une attaque de paralysie fit perdre à la pauvre
femme l'usage de ses membres, et Margarita, reconnaissante, voulut
rendre à sa bienfaitrice ce que celle-ci avait fait pour elle.
Margarita connaissait la musique et possédait une voix merveilleuse.
Le directeur du théâtre de Séville en fut informé, et lui fit les
propositions les plus avantageuses pour chanter sur la scène.
Margarita, enfant pleine de candeur et d'innocence, ignorait les
dangers de la vie d'actrice; elle accepta les offres avec
empressement, car elle ne songeait qu'à l'appui qu'elle allait pouvoir
prêter à la seule amie qu'elle eût au monde. J'étais alors avec mon
régiment en garnison à Séville; nous devions surveiller les Maures de
ce pays et les écraser à la première démonstration hostile.
--Ah! les maudits hérétiques! murmura Calderon d'une voix sourde.
--Je vis Margarita; je l'aimai et m'en fis aimer. Je quittai Séville
pour obtenir de mon père qu'il consentît à me laisser épouser
Margarita. Mais cette démarche fut inutile; mes prières ne purent
fléchir l'orgueil de mon père. Cependant des admirateurs de la jeune
cantatrice, que son talent et sa beauté avaient déjà rendue célèbre,
parlèrent d'elle à la cour, et bientôt, par ordre royal, elle dut
quitter Séville pour le théâtre de Madrid. Une dernière fois je voulus
solliciter le duc de Lerme, et je vins à Madrid en même temps que
Margarita. Je suppliai le cardinal ministre de me confier un emploi
qui m'assurât une existence moins précaire que l'état militaire, où je
végétais sans obtenir un avancement mérité. Je voulais, foulant aux
pieds les préjugés de la naissance et de la fortune, épouser
Margarita, sans qui je ne saurais vivre. Le ministre fut encore plus
inexorable que mon père... Mais j'adorais Margarita, et je lui offris
ma main... Eh bien! elle refusa.
--Pour quels motifs? Craignait-elle de partager votre pauvreté?
--Ah! vous la calomniez! Non; elle ne voulut pas nuire à mon avenir et
être la cause de mon exil. Le lendemain je reçus un brevet de
capitaine et l'ordre formel de rejoindre immédiatement mon régiment.
J'étais amoureux, mais soldat, et désobéir, c'eût été me déshonorer.
D'ailleurs, mon coeur était plein d'espérance; j'attendais tout de
l'avenir: avancement, honneurs, richesses. Nous jurâmes, Margarita et
moi, de nous aimer toujours, et je partis.
Nous nous écrivions souvent, et ses dernières lettres me firent
concevoir quelques craintes. Malgré toute sa réserve, je compris
qu'elle regrettait d'être actrice, et qu'elle s'effrayait des
persécutions auxquelles l'exposait cette profession. La vieille dame,
qui jusqu'alors lui avait tenu lieu de mère, était mourante, et
Margarita, désespérant de voir s'accomplir notre union, exprima le
désir de chercher un refuge dans un cloître. Enfin, dans une dernière
lettre, elle me dit un éternel adieu. Sa nourrice était morte, et la
pauvre Margarita était entrée au couvent de _Sainte-Marie de l'Épée
blanche_. Vous comprenez mon désespoir. J'obtins un congé, et je
partis en toute hâte pour Madrid; mais il me fut impossible de voir
Margarita. Voici sa dernière lettre, ajouta-t-il en donnant à Calderon
la lettre de la novice; lisez-la, de grâce.
Calderon s'abandonnait rarement à des élans de sensibilité; mais la
lettre de Margarita était si touchante, elle exprimait des sentiments
si nobles et si purs, qu'il ne put la lire sans manifester une
certaine émotion. Mais, composant son visage:
--Don Martin, dit-il avec un sourire amer, vous êtes la dupe des
manoeuvres d'une femme. Un jour vous serez désabusé; mais l'expérience
vous coûtera cher. Cependant, si ma position me permet de servir
maintenant vos intérêts, d'adoucir un peu vos peines, disposez de moi.
Je crois qu'il sera facile d'intéresser la reine en votre faveur; je
lui remettrai cette lettre, qui ne peut manquer de faire impression
sur le coeur d'une femme. La reine est patronne du couvent, et par
elle nous sommes sûrs d'obtenir l'ordre de rendre à la liberté la
jeune novice. Pourtant ce n'est pas tout: il faut encore que votre
famille consente à ce mariage. Margarita n'est pas noble; mais des
lettres patentes du roi lui donneraient ce qui lui manque de ce côté.
En vous les accordant, le roi vous pourvoira d'un emploi lucratif et
honorable, et votre père sera bien exigeant s'il ne considère pas de
tels avantages comme un douaire suffisant pour la future épouse. Votre
mérite est grand, et l'on s'accorde à reconnaître que vous portez
dignement le nom de vos ancêtres.
Quant à moi, je vous vois avec peine arrêté sur le chemin de la
fortune, et j'ai hâte d'aplanir pour vous tous les obstacles. J'avoue
que quand je vous ai vu faire antichambre dans mon palais, j'ai rougi
de mon ingratitude; mais je veux réparer mes torts envers vous. On dit
généralement que je fais un mauvais usage de ma puissance... votre
avancement prouvera le contraire.
--Cher et généreux Calderon, balbutia Fonseca vivement ému, j'ai
toujours méprisé l'opinion du vulgaire; des envieux seuls peuvent vous
calomnier.
--Non, répondit Calderon, j'ai mes défauts; mais je possède au moins
le sentiment de la reconnaissance... Venez me voir demain.


III

Calderon se leva, et le jeune cavalier prit congé de lui.
--Sur mon âme, se dit Calderon, je m'intéresse à ce brave officier.
Quand j'étais abandonné de tous, que je n'avais plus ni famille ni
patrie, je me souviens qu'il me vint en aide. Comment ai-je pu
l'oublier si longtemps! Il n'est pas de cette race que j'abhorre; le
sang maure ne coule pas dans ses veines. Il n'est pas non plus de ces
grands qui rampent servilement et que je méprise; c'est un homme dont
je puis servir les intérêts sans rougir.
Il continuait ce monologue, lorsqu'une main invisible souleva la
tapisserie qui masquait une porte dérobée, et livra passage à un jeune
homme qui entra brusquement et vint droit à Calderon.
--Rodrigues, dit-il, te voilà de retour à Madrid! Je veux t'entretenir
seul un instant; assieds-toi et écoute.
Calderon s'inclina respectueusement, plaça un large fauteuil devant
le nouveau venu et alla s'asseoir à quelque distance sur un tabouret.
Faisons maintenant connaître au lecteur celui que Calderon recevait
avec tant de déférence. C'était un homme de taille moyenne: son air
était sombre, son visage d'une pâleur livide; il avait le front haut,
mais étroit, le regard profond, rusé, voluptueux et sinistre; sa lèvre
inférieure, un peu forte et dédaigneuse, indiquait que le sang de la
maison d'Autriche coulait dans ses veines. À l'ensemble des traits, on
devinait un descendant de Charles-Quint. Son maintien assez noble et
ses vêtements couverts d'or et de pierreries attestaient que c'était
un personnage du plus haut rang.
En effet, c'était l'infant d'Espagne, qui venait causer avec Calderon,
son ambitieux favori.
--Sais-tu bien, Rodrigues, dit le jeune homme, que cette porte secrète
de ton appartement est fort commode? Elle me permet d'éviter les
regards observateurs d'Uzeda, qui cherche toujours à faire sa cour au
roi en espionnant l'héritier du trône. Il le payera tôt ou tard. Il te
déteste, Calderon, et s'il n'affiche pas publiquement sa haine contre
toi, c'est à cause de moi seulement.
--Que Votre Altesse soit bien persuadée que je n'en veux pas à cet
homme. Il recherche votre faveur; quoi de plus naturel?
--Eh bien, son espérance sera trompée. Il me fatigue de ses plates et
banales flatteries, et s'imagine que les princes doivent s'occuper des
affaires de l'État. Il oublie que nous sommes mortels, et que la
jeunesse est l'âge des plaisirs.
»Calderon, mon précieux favori, sans toi la vie me serait
insupportable; aussi tu me vois ravi de ton retour, car tu n'as pas
d'égal pour inventer des plaisirs dont on ne se lasse jamais. Eh bien!
ne rougis pas, si l'on te méprise à cause de tes talents, moi, je leur
rends hommage. Par la barbe de mon grand-père, quel joyeux temps que
celui où je serai roi, avec Calderon pour premier ministre!
Calderon fixa sur le prince un regard inquiet, et ne parut pas tout à
fait convaincu de la sincérité de Son Altesse. Dans ses plus grands
accès de gaieté, le sourire de l'infant Philippe avait encore quelque
chose de faux et de méchant; ses yeux, glauques et profonds,
n'inspiraient aucune confiance. Calderon, dont le génie était
infiniment supérieur à celui du prince, n'avait peut-être pas autant
d'astuce et d'hypocrisie, de froid égoïsme et de corruption raffinée
que ce jeune homme presque imberbe.
--Mais, ajouta le prince d'un ton affectueux, je viens te faire des
compliments intéressés. Jamais je n'eus plus besoin qu'aujourd'hui de
mettre à l'épreuve tout ce que tu as d'imagination, d'adresse et de
courage; en un mot, Calderon, j'aime!
--Prince, reprit Calderon en souriant, ce n'est certainement pas votre
premier amour. Combien de fois déjà Votre Altesse m'a tenu le même
langage!
--Non, répliqua vivement l'infant, jusqu'à ce jour je n'ai pas connu
le véritable amour, et je me suis contenté de plaisirs faciles; mais
on ne peut aimer ce qu'on obtient trop aisément. La femme dont je vais
te parler, Calderon, sera une conquête digne de moi, si je parviens à
posséder son coeur.
»Écoute. Hier, j'étais allé avec la reine entendre la messe à la
chapelle de _Sainte-Marie de l'Épée blanche_; tu sais que l'abbesse de
ce couvent est protégée par la reine, dont elle a été autrefois dame
d'honneur. Pendant le service divin, nous entendîmes une voix dont les
accents ont porté le trouble dans mon âme!
»Après la cérémonie, la reine voulut savoir quelle était cette
nouvelle sainte Cécile, et l'abbesse nous apprit que c'était une
célèbre cantatrice, la belle, l'incomparable Margarita. Eh bien, que
t'en semble? lorsqu'une actrice se fait religieuse, pourquoi Philippe
et Calderon ne se feraient-ils pas moines? Mais il faut te dire tout:
c'est moi, moi indigne, qui suis cause de cette merveilleuse
conversion.
»Voici comment: Il y a de par le monde un jeune cavalier nommé don
Martin Fonseca, parent du duc de Lerme; tu le connais. Dernièrement le
duc me dit que son jeune parent était amoureux fou d'une fille de
basse extraction, et qu'il désirait même l'épouser.
»Ce récit piqua ma curiosité, et je voulus connaître l'objet de cette
belle passion. C'était cette même actrice que j'avais déjà admirée au
théâtre de Madrid. J'allai la voir, et je fus frappé de sa beauté,
encore plus enivrante à la ville qu'au théâtre. Je voulus, mais en
vain, obtenir ses faveurs. Comprends-tu cela, Calderon? Je pénétrai de
nuit chez elle. Par saint Jacques! sa vertu triompha de mon audace et
de mon amour. Le lendemain je tâchai de la revoir; mais elle avait
quitté sa demeure, et toutes mes recherches pour découvrir sa retraite
furent infructueuses jusqu'au jour où je retrouvai au couvent
l'actrice que j'avais connue. Pour rester fidèle à Fonseca, elle
s'était réfugiée dans un cloître; mais il faut qu'elle le quitte et
qu'elle soit à l'infant d'Espagne. Voilà mon histoire, et maintenant
je compte sur toi!
--Prince, dit gravement Calderon, vous connaissez les lois espagnoles
et leur rigueur implacable en matière de religion... Je n'oserai...
--Fi donc! point de faux scrupules... ne crains rien. Je te couvre de
ma personne sacrée et te mets à l'abri de toute atteinte. Prends donc
un air moins sombre. N'as-tu pas aussi ton Armide? Quel est ce billet
que tu tiens? N'est-il pas d'une femme? Ah! ciel et terre! s'écria le
prince en s'emparant de la lettre: Margarita! Oserais-tu bien aimer
celle que j'aime? Parle, traître! mais parle donc!...
--Votre Altesse, dit Calderon d'un ton digne et respectueux, Votre
Altesse veut-elle m'entendre?... Un jeune homme que j'ai élevé, qui
fut mon premier bienfaiteur, et à qui je dois ce que je suis, brûle de
l'amour le plus pur pour Margarita. Il se nomme don Martin Fonseca.
Ce matin, il est venu me prier d'intercéder en sa faveur auprès de
ceux qui s'opposent à cette union avec Margarita. Ah! prince, ne
détournez pas vos regards. Vous ne connaissez pas le mérite de
Fonseca: c'est un officier de la plus haute distinction. Vous ignorez
la valeur de pareils sujets, de ces nobles descendants de la vieille
Espagne. Prince, vous avez un noble coeur. Ne disputez pas cette jeune
fille à un illustre soldat de votre armée, à celui dont l'épée défend
votre couronne. Épargnez une pauvre orpheline; assurez son bonheur, et
cet acte magnanime vous absoudra devant Dieu de bien des plaisirs
coupables.
--C'est toi que j'entends, Rodrigues! répliqua le prince avec un
sourire amer. Valet, tiens-toi à ta place. Lorsque je veux entendre
une homélie, j'envoie chercher mon confesseur; quand je veux
satisfaire mes vices, j'ai recours à toi... Trêve de morale!...
Fonseca se consolera; et quand il saura quel est son rival, il
s'inclinera devant lui. Quant à toi, tu m'aideras dans ce projet.
--Non, monseigneur, et que Votre Altesse me le pardonne.
--Tu as dit non, je crois? N'es-tu pas mon favori, l'instrument de mes
plaisirs? Tu me dois ton élévation; veux-tu me devoir ta chute? Ta
fortune trop rapide t'a fait tourner la tête, Calderon, prends garde!
Déjà le roi te soupçonne et n'a plus en toi la même confiance; Uzeda,
ton ennemi, est écouté avec faveur; le peuple te déteste, et si je
t'abandonne, c'en est fait de toi!
Calderon, debout, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux pleins
d'éclairs sinistres, restait muet devant le prince. Celui-ci,
interrogeant la physionomie de son favori, parut vouloir sonder ses
pensées.
Tout à coup il se rapprocha de lui, et dit d'une voix émue:
--Rodrigues, j'ai été trop vif: tu m'avais rendu fou; mais mon
intention n'était pas de te blesser. Tu es un serviteur fidèle, et je
crois à ton attachement. J'avoue même que, s'il s'agissait d'une
affaire ordinaire, je trouverais ton raisonnement juste, tes scrupules
louables, tes craintes fondées; mais je te répète que j'adore cette
jeune fille, qu'elle est maintenant le rêve de toute ma vie, qu'à tout
prix il faut qu'elle soit à moi! Veux-tu m'abandonner? veux-tu trahir
ton prince pour un officier de fortune?
--Ah! s'écria Calderon avec une apparence d'émotion vraie, je
donnerais ma vie pour vous, et je sens ce que me reproche ma
conscience pour avoir voulu satisfaire vos moindres caprices. Mais en
me prêtant cette fois à vos désirs, je commettrais une trop lâche
perfidie! Don Martin a remis entre mes mains la vie de sa vie, l'âme
de son âme... Prince, si vous me voyiez traître à l'honneur et à
l'amitié, pourriez-vous désormais vous fier à moi?
--Traître, dis-tu? Mais n'est-ce pas moi que tu trahis? Ne me suis-je
pas fié à toi? ne m'abandonnes-tu pas? ne me sacrifies-tu pas? Au
surplus, comment pourras-tu servir ce Fonseca? comment prétends-tu
délivrer la jeune novice?
--Avec un ordre de la cour. Votre royale mère...
--Il suffit! cria le prince en fureur. Va donc! tu ne tarderas pas à
te repentir.
Cela dit, Philippe se précipita vers la porte.
Calderon effrayé voulut le retenir; mais le prince lui tourna
dédaigneusement le dos et sortit de l'appartement.


IV

À peine le prince fut-il sorti, qu'un vieillard portant le costume
ecclésiastique entra dans le cabinet de Calderon.
--Êtes-vous libre, mon fils? demanda le vieux prêtre.
--Oui, mon père, venez, car j'ai besoin de votre présence et de vos
conseils. Il ne m'arrive pas souvent de flotter irrésolu entre deux
sentiments opposés, celui de l'intérêt et celui de la conscience. Eh
bien, je suis placé dans un de ces rares dilemmes.
Calderon raconta sa double entrevue avec Fonseca et avec le prince.
--Vous voyez, dit-il, l'étrange perplexité dans laquelle je me trouve:
d'un côté, j'ai des devoirs à remplir envers Fonseca, j'ai engagé ma
parole; il est mon bienfaiteur, mon ami; il a été mon pupille; et
l'infant d'Espagne veut que je l'aide à séduire la fiancée de ce jeune
homme! Ce n'est pas tout: le prince veut encore me faire participer à
l'enlèvement d'une novice!... Consommer un rapt, et dans quel lieu,
juste ciel! dans un couvent! D'autre part, si je refuse, j'encours la
vengeance du prince, et lorsque j'ai déjà presque perdu la faveur du
roi pour avoir voulu conserver celle de l'héritier du trône. L'infant,
irrité contre moi, encouragera les efforts de mes ennemis; en un mot,
toute la cour se liguera pour précipiter ma ruine.
--Vous êtes, en effet, soumis à une terrible épreuve, dit gravement le
moine, et je conçois vos craintes...
--Moi craindre! moi, Aliaga! répliqua Calderon avec un rire méprisant;
l'ambition véritable a-t-elle jamais connu la crainte? mais ma
conscience se révolte.
--Mon fils, répondit Aliaga, quand, nous autres prêtres, nous nous
sentons assez puissants pour dominer les rois et fouler leur couronne
sous nos pieds, tous les grands de la terre ne sont dans nos mains que
des instruments destinés à défendre les intérêts sacrés de la
religion. C'est dans ce but que Dieu a voulu que je devinsse le
confesseur du roi Philippe. Si alors je te prêtai mon appui, si
j'attirai sur toi les faveurs du monarque, c'est que je reconnus que
tu étais doué de l'intelligence et de la volonté que les chefs de
notre ordre exigent des hommes qu'ils veulent attacher à leur cause.
Je te savais brave, habile, ambitieux; je savais que ta volonté forte
briserait tous les obstacles qui entravaient ta marche. Tu te souviens
du jour de notre rencontre. Il y a quinze ans de cela; c'était dans la
vallée du Xenil. Je te vis plonger tes mains dans le sang de ton
ennemi; tes lèvres, crispées par la fureur, s'ouvrirent pour exhaler
un cri de joie sauvage. Souillé d'un meurtre, tu allais fuir ta
patrie, lorsque moi, seul possesseur de ton secret, je me présentai
devant toi, je t'interrogeai. En te voyant calme, froid et maître de
ta raison: «Voici, me suis-je dit, un homme qui serait pour notre
ordre un précieux auxiliaire.»
Le moine s'arrêta. Calderon ne l'écoutait pas; son visage était
livide; il tenait ses yeux fermés; sa poitrine, gonflée de soupirs, se
soulevait violemment.
--Terrible souvenir! murmura-t-il, fatal amour! Ô Inez! Inez!
--Calme-toi, mon fils, je n'ai pas voulu retourner le poignard dans la
plaie.
--Qui parle? s'écria Calderon en frissonnant. Ah! le moine! le moine!
Je croyais entendre la voix de la mort. Continue, moine, continue;
parle-moi des intrigues de ton ordre, de l'inquisition et des tortures
qu'elle a inventées; dis-moi quelque chose qui puisse me faire oublier
le passé.
--Non, écoute-moi, Calderon, je veux te révéler l'avenir qui
t'attend. Je te disais qu'un soir je te rencontrai, couvert du sang de
ton ennemi. Tu allais fuir lorsque je te saisis par le bras: «Ta vie
est en mon pouvoir!» m'écriai-je. Ton mépris pour mes menaces, ton
dégoût de la vie, me firent penser que le ciel t'avait fait naître
pour servir les intérêts de notre ordre et de la religion. Je te mis
en sûreté, et tu ne tardas pas à te vouer à notre cause. Plus tard, je
te fis nommer précepteur du jeune Fonseca, alors héritier d'une grande
fortune. Le second mariage de son oncle et l'enfant que lui donna sa
nouvelle femme détruisirent les avantages que notre ordre devait
attendre de ta position auprès de ton élève. Mais tout ne fut pas
perdu: Fonseca te présenta au duc de Lerme, son parent; je venais
d'être nommé confesseur du roi, et je jugeai qu'il était temps de
faire arriver dans tes mains les rênes du gouvernement. L'âge avait
mûri ton génie, et la haine implacable dont tu étais animé contre les
Maures me fit voir en toi l'homme que Dieu suscitait pour chasser
d'Espagne cette race maudite. Bref, je devins ton bienfaiteur, et tu
ne fus pas ingrat. Tu as lavé ton sang dans le sang des hérétiques; tu
n'as plus rien à craindre de la justice des hommes. Qui pourrait
retrouver dans Rodrigues Calderon, marquis de Siete-Iglesias,
l'étudiant de Salamanque, l'assassin de Rodrigues Nunez? Ne frémis
donc plus au souvenir d'un passé qui n'est plus qu'un rêve dans ta
vie... Songe à l'avenir: il s'ouvre radieux pour toi si nous marchons
toujours ensemble! Osons tout pour arriver au but. Et d'abord il faut
You have read 1 text from French literature.
Next - Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 11
  • Parts
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 01
    Total number of words is 4561
    Total number of unique words is 1639
    36.2 of words are in the 2000 most common words
    49.2 of words are in the 5000 most common words
    54.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 02
    Total number of words is 4590
    Total number of unique words is 1652
    35.7 of words are in the 2000 most common words
    48.5 of words are in the 5000 most common words
    54.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 03
    Total number of words is 4702
    Total number of unique words is 1565
    35.8 of words are in the 2000 most common words
    49.8 of words are in the 5000 most common words
    55.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 04
    Total number of words is 4675
    Total number of unique words is 1627
    36.6 of words are in the 2000 most common words
    48.9 of words are in the 5000 most common words
    54.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 05
    Total number of words is 4689
    Total number of unique words is 1706
    35.8 of words are in the 2000 most common words
    49.0 of words are in the 5000 most common words
    54.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 06
    Total number of words is 4670
    Total number of unique words is 1711
    35.4 of words are in the 2000 most common words
    48.9 of words are in the 5000 most common words
    55.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 07
    Total number of words is 4573
    Total number of unique words is 1677
    35.0 of words are in the 2000 most common words
    48.5 of words are in the 5000 most common words
    54.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 08
    Total number of words is 4642
    Total number of unique words is 1589
    38.0 of words are in the 2000 most common words
    50.7 of words are in the 5000 most common words
    56.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 09
    Total number of words is 4581
    Total number of unique words is 1717
    36.9 of words are in the 2000 most common words
    50.6 of words are in the 5000 most common words
    57.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 10
    Total number of words is 4599
    Total number of unique words is 1629
    39.0 of words are in the 2000 most common words
    51.9 of words are in the 5000 most common words
    57.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 11
    Total number of words is 4482
    Total number of unique words is 1588
    39.7 of words are in the 2000 most common words
    51.6 of words are in the 5000 most common words
    56.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • Un Cadet de Famille, v. 3/3 - 12
    Total number of words is 1990
    Total number of unique words is 879
    45.4 of words are in the 2000 most common words
    56.5 of words are in the 5000 most common words
    62.0 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.