Un Cadet de Famille, v. 2/3 - 08

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comme pour fuir. Sous les mains promptes et alertes des marins
anglais, la frégate eut bientôt levé l'ancre pour se mettre à la
poursuite du grab.
Mais cette manoeuvre occupa assez de temps pour permettre à de Ruyter
de prendre largue, et à moi de me tenir caché en gagnant la partie de
l'île contre le vent.
J'avais envoyé un homme sur la petite île, et, de son poste, il
m'instruisait de tous les mouvements de la frégate. Je pris si bien
mes mesures, qu'au moment où elle barrait le port, en tournant l'angle
saillant de l'île, moi je doublais l'extrême pointe de la petite île,
j'entrais dans la baie et je débarquais sur le rivage, accompagné
d'une forte partie d'hommes. Le plan était si bien arrangé, il avait
été si lestement exécuté, que je pris à l'improviste une partie des
marins appartenant à la frégate; quelques-uns étaient occupés à garder
les esclaves pris au brigantin, d'autres à couper du bois, d'autres à
ne rien faire.
Nous transportâmes les esclaves sur le schooner, ainsi que du poisson
salé et des tortues; cette occupation prit quatre heures.
Quant à mes compatriotes, leur situation me parut si malheureuse, que
je les laissai, et avant de leur dire adieu je leur fis jurer que
j'étais le meilleur homme du monde; il faut dire que je les avais tous
enivrés de liqueurs. D'ailleurs je dois avouer, pour leur honneur, que
je les avais trompés en hissant les couleurs américaines. Sachant que
le schooner était de ce pays, ils n'avaient eu garde de fuir; loin de
là, ils avaient attendu et assisté à notre débarquement sans aucune
défiance. Ces pauvres diables étaient fort chagrins de l'abandon
momentané de la frégate qui chassait le français; ils étaient,
disaient-ils, bien certains que le grab appartenait à la France. Nous
étions si bons amis, quand nous nous séparâmes, qu'en me voyant
quitter le rivage, les Anglais me saluèrent de trois hourras, en
récompense de trois bouteilles de rhum que je leur avais données.


LXVII

Je doublai la pointe nord de l'île, et, chargé de voiles, le schooner
se hâta magnifiquement vers le port, où je devais rencontrer de
Ruyter. Je n'avais pas douté le moins du monde du succès de son
stratagème pour attirer l'attention de la frégate, afin de me donner
le temps de me sauver, et je pensais bien qu'après avoir fatigué la
frégate pendant quelque temps, le grab fuirait à son tour; l'obscurité
de la nuit favorisait cette double manoeuvre.
Le temps était couvert, et de violentes rafales de vent et de pluie,
qui étaient très-favorables à notre course, nous conduisirent dans le
canal au milieu des îles, et le grab nous y rejoignit bientôt.
Nous jetâmes l'ancre dans un port que j'ai déjà dit, hors de tout
danger, et nous y passâmes la nuit à l'abri des vents.
Le lendemain, le brigantin apparut et vint jeter l'ancre auprès de
nous. Je laissai de Ruyter régler avec le capitaine l'affaire des
esclaves, et je descendis à terre.
Je ne me rappelle rien de particulier sur les natifs des îles des Six.
Ils sont simples, hospitaliers, et se composent principalement de
pêcheurs. Nous achetâmes des chèvres, du poisson, de la volaille, des
légumes, et nous dirigeâmes notre course vers les îles Maldives, afin
de gagner la côte de Malabar avant que le nord-est mousson commençât à
se faire sentir.
Peu de temps après nous abordâmes et nous pillâmes plusieurs vaisseaux
porteurs de papiers anglais. Parmi ces vaisseaux il y en avait un qui
appartenait à une femme hollandaise, dont la taille était presque
aussi grosse que celle du vaisseau. Cette femme possédait une quantité
considérable de marchandises avec lesquelles elle trafiquait entre
Madras et Bombay. Son défunt mari avait été employé par la compagnie
anglaise, et c'était assez pour me faire considérer ce vaisseau comme
une prise légitime.
Après avoir choisi les choses les plus précieuses de la cargaison et
jeté dans la mer tout ce qui était inutile, je me rappelai que nous
avions besoin d'eau.
Il y avait sur le pont cinq ou six tonneaux qui en contenaient.
Pendant que j'attendais qu'on eût achevé de préparer la chaloupe qui
devait servir à transporter l'eau sur le schooner, le monstre
hollandais me faisait les plus beaux sourires en m'engageant d'une
voix de basse, mais qu'elle avait très-douce, à la suivre dans sa
cabine. À cette prière était jointe celle de ne point la priver de son
eau.
--Il fait diablement chaud, lui dis-je, et j'ai besoin de me
rafraîchir.
--Passez-moi un seau, dis-je à un de mes hommes en saisissant un des
tonneaux.
--Oh! celle-là n'est pas bonne à boire, me dit la huileuse
Hollandaise; garçon, allez chercher de l'eau dans ma cabine. Ne prenez
pas de celle-là, capitaine, je vais vous chercher du vin de
Constantia, du Cap lui-même.
--Allons, allons, dis-je à un homme, ôtez le bondon de ce tonneau.
L'homme essayait de l'arracher avec son couteau, quand la mégère le
supplia de tenter cet effort sur un autre.
--Je vous assure, capitaine, dit-elle, que l'eau renfermée dans ce
baril est imbuvable.
--Pourquoi alors, vieille folle que vous êtes, ce tonneau est-il en
perce? Il renferme peut-être du constantia, et je veux l'emporter sur
mon vaisseau.
Fort intrigué par les obstacles que la dame voulait mettre à mon
action, je saisis un levier de fer et j'arrachai le bondon, car je
crus que le tonneau renfermait ou du skédam ou du vin. Le bondon
enlevé, je mis un seau sous l'ouverture pendant que mon aide penchait
le tonneau de côté.
L'eau jaillit de l'ouverture, et je me mis à rire de l'entêtement de
la vieille décrépite, qui aussitôt jeta un cri perçant et aigu. À ce
cri de rage je répondis par une exclamation de surprise, en voyant
tomber dans le seau un magnifique collier de perles. La figure livide
de la vieille femme devint plus rouge qu'une cornaline.
--Ôtez le fond et videz l'eau, criai-je; voilà une prise heureuse.
La vieille s'élança sur moi.
--Ne touchez pas à ces babioles, ou je vous coupe les mains;
mettez-les toutes dans le seau.
Nous trouvâmes une grande quantité de bagues, de perles, de coraux et
de cornalines.
Les bijoux étaient la spéculation particulière de la grosse
Hollandaise, qui, pendant que nous poursuivions son vaisseau, les
avait cachés si adroitement. Je ne savais quelles justes félicitations
m'adresser à moi-même pour l'insistance que j'avais mise à vouloir
boire un verre d'eau. Cette fantaisie nous livrait une moisson de
perles.
Nous fîmes dans tout le vaisseau de minutieuses recherches; mais nous
ne trouvâmes plus rien.
À force de prières, la vieille obtint la restitution d'une bague,
qu'elle me jura être un bijou de famille. Je la passai en riant à son
doigt court et épais.
--Ne vous chagrinez pas, ma belle amie, lui dis-je, car ceci est un
contrat de mariage suivant les coutumes arabes; ainsi, vous êtes ma
femme. La prochaine fois que nous nous rencontrerons, je consommerai
le rite, mais jusque-là soignez votre douaire.
Je me rendis sur le grab pour y déposer le butin, car nous n'avions
que peu d'arrimage à bord du schooner.
Je racontai au munitionnaire ce qui s'était passé entre sa compatriote
et moi.
--C'est bien certainement votre femme, Louis, si j'en juge par la
description physique que vous m'avez faite de sa personne. Elle vous
cherche, soyez-en sûr.
Louis prit un air grave, réfléchit un instant, et me dit bientôt avec
gaieté:
--Ma femme n'a pas de bijoux, pas de bagues; elle donna un jour son
anneau de mariage pour une bouteille de skédam.
Nous rencontrâmes une flotte de vaisseaux des compagnies de Ceylan et
de Pondichéry, escortée par un brigantin de guerre. De Ruyter me fit
le signal de me mettre en panne pour examiner les vaisseaux, pendant
qu'il allait se mettre à la poursuite du croiseur de la Compagnie. Ces
vaisseaux étaient de toutes les formes: grabs, snows, padamas. Voyant
que nous étions des ennemis, les vaisseaux de la Compagnie mirent à la
voile et laissèrent les autres se tirer d'affaire au gré de leur force
ou de leur adresse.
Aussitôt que je me fus placé à la portée d'un canon, je fis feu: ils
se séparèrent comme une bande de canards sauvages, allant çà et là,
vers chaque point des directions de la boussole, pendant que je les
poursuivais comme le beneta poursuit le poisson volant. Quelques-uns
réussirent à se sauver, mais je finis par m'emparer du plus grand
nombre. Nous les abordions tour à tour; ils étaient frétés de paddy,
de bétel, de ghée, de poivre, d'arrack et de sel; cependant nous
trouvâmes quelques pièces de soierie, de mousseline, de châles, et,
avec une peine extrême, je réussis à ramasser quelques sacs de
roupies.
De Ruyter était loin de nous, mais le bruit du canon m'apprit qu'il
continuait un feu croisé avec le brigantin, qui semblait naviguer
très-vite.
J'abandonnai les petits vaisseaux, et, toutes voiles dehors, je partis
pour rejoindre le grab.
Dans la direction où allaient les deux vaisseaux, il y avait un groupe
de rochers dont le sommet s'élevait au-dessus de l'eau.
Entre ces rochers se trouvait un passage vers lequel le brigantin
semblait vouloir se diriger.
Il m'était impossible de deviner son but; mais quand il approcha des
rochers, il vit qu'il ne pouvait plus ni avancer ni reculer: il se mit
en panne et commença un engagement avec de Ruyter.
Un signal du grab me donna l'ordre de naviguer au côté des rochers
sous le vent, afin de mettre obstacle à la fuite du brigantin.
À en juger par les apparences, le grab avait trop d'avantage sur son
ennemi pour que mon concours fût de la moindre utilité.
Avant qu'il me fût possible d'obéir au signal de Ruyter, le brigantin
s'était laissé aller contre les rochers dans l'intention de s'y
briser.
Après cet effort, il baissa son pavillon. Aussitôt le grab et moi nous
fîmes sortir nos bateaux, nous abordâmes le brigantin, et nous
essayâmes de le touer hors des rochers.
C'était un beau vaisseau, orné de seize caronades de dix-huit livres,
avec quatre-vingt-dix hommes ou officiers à bord. Il ne s'était pas
battu avec le grab plus de quinze minutes, et cependant il était
fracassé. Sept morts et un blessé formaient les pertes de l'équipage
du brigantin; le grab avait trois hommes blessés et un matelot mort
par accident.
Ce matelot était dans les chaînes, en train de mettre une cartouche
dans un canon (le canon n'avait pas été épongé et le trou était
bouché) quand il fut foudroyé par l'explosion.
Le rais me dit d'un air froid et grave:
--Je regardais à bâbord, et je dis à l'homme qui chargeait le canon de
prendre garde à lui, car il me paraissait trop pressé dans ses
mouvements. L'explosion du canon l'empêcha de me répondre; je regardai
de nouveau, et je ne vis plus qu'un morceau de bonnet rouge: l'homme
avait disparu.
--C'était don Murphy. Pauvre garçon!
--Oui, répondit le rais, il ne faisait nullement attention aux ordres
de ses chefs.
Nous fîmes tous les Européens prisonniers; nous enlevâmes une partie
des armes et des provisions du brigantin, et nos malades, ainsi que
le butin que nous avions amassé, tout fut transporté sur son bord.
Après avoir réparé les avaries du brigantin,--car nous l'avions retiré
des rochers, contre lesquels il ne s'était que très-faiblement
meurtri,--nous l'envoyâmes à l'île de France.
Quelques jours après, nous plaçâmes les lascars et les matelots qui
avaient appartenu au brigantin sur un vaisseau de campagne, en leur
donnant leur liberté. Ils l'acceptèrent joyeusement, à l'exception de
huit ou dix, qui voulurent entrer au service de de Ruyter.


LXVIII

De Ruyter prit la résolution de traverser le détroit de la Sonde,
pendant que je dirigerais ma course vers la baie de Malacca, afin
d'apprendre des nouvelles des vaisseaux anglais. Avant de nous
séparer, nous fixâmes pour rendez-vous une époque assez proche et une
île qui avoisine celle de Bornéo.
De Ruyter me donna, en outre, d'amples et de minutieuses instructions,
en m'engageant à ne pas les mettre en oubli, puis il souhaita à Aston
une vie heureuse, et le contraignit à accepter des armes de prix,
pour lesquelles le jeune lieutenant avait déjà plusieurs fois
manifesté une grande admiration.
Dans ce mutuel adieu, qui séparait pour toujours, il était peu
probable qu'il en fût autrement, deux hommes qui s'aimaient, il eût
été difficile de découvrir la profonde souffrance qui leur serrait le
coeur, car ils cachaient leur mutuelle émotion sous le masque
transparent d'une indifférence et d'un calme affectés. Après cet
adieu, de Ruyter me renouvela ses recommandations, embrassa Zéla, me
pressa affectueusement les mains et remonta sur le grab.
Nous mîmes à la voile chacun de notre côté, et nous voguâmes dans des
directions différentes. Aussitôt que j'eus atteint l'entrée de la
baie, je me dirigeai vers la côte malaise, et je jetai l'ancre entre
deux îles. Là, je me mis en communication avec les natifs; et, sans
avoir de trop grandes difficultés à surmonter, j'obtins un proa d'une
vitesse remarquable. Ce mode d'embarcation me paraissait la voie la
plus sûre pour conduire Aston à Poulo-Pinang, ville qui se trouve à
l'entrée de la baie, et qui appartenait aux Anglais.
En naviguant le long de la côte malaise, dans un canot du pays, je ne
devais ni être remarqué par les natifs, ni inquiété par les Anglais.
De plus, j'avais la facilité de débarquer dans la partie de l'île
qu'il nous plairait de choisir.
Poulo-Pinang avait été achetée aux Malais par la compagnie anglaise
des Indes orientales; elle porte maintenant le nom de l'île du prince
de Galles. Cette île est petite, mais très-féconde; parallèle à la
côte malaise, qui est très-élevée, elle est entourée d'un canal qui
offre aux vaisseaux un magnifique port. Bien décidé à accompagner
Aston, j'équipai le proa avec six Arabes et deux Malais (ils devaient
cacher leurs armes). Je pris de l'eau et des provisions pour trois
jours, et nous nous embarquâmes: Aston vêtu d'une jaquette et d'un
pantalon blanc, moi d'un costume de matelot arabe.
Je laissai le schooner à la garde du premier contre-maître, un
Américain que de Ruyter m'avait instamment recommandé, et auquel je
pouvais en toute confiance livrer le soin de mon bonheur et de ma
fortune. Cet Américain était non-seulement un parfait marin, mais
encore un homme actif, courageux et intelligent. Né et élevé à
New-York, il avait, depuis sa plus tendre enfance, vécu sur la mer et
s'y était formé une santé de fer; il était aussi fort et aussi robuste
qu'un cheval de Suffolk.
Mon second contre-maître, Anglais de naissance, avait été capitaine du
gaillard d'avant à bord de la frégate d'Aston, et il avait toutes les
qualités qui distinguent d'entre tous les marins ceux qui
appartiennent aux vaisseaux de guerre; il était taciturne, brave et
froid. Ce brave garçon adorait le grog, et Aston m'avait raconté
qu'étant sur la frégate, le capitaine du fond de cale, ami intime du
capitaine du gaillard d'avant, avait mis dans un tonneau vide qui
avait contenu du rhum quatre litres d'eau afin de leur donner l'esprit
de se transformer en excellent grog. Notre capitaine du gaillard
d'avant, ayant trop bu de cette composition, manqua de respect à un
officier supérieur. Le bosseman du vaisseau, qui était jaloux des
réelles qualités de cet homme, qui était froissé de la déférence
qu'on lui témoignait habituellement, le fit punir sans pitié.
Cette disgrâce imméritée affligea si bien le pauvre garçon, qu'il
résolut de se vouer à jamais au service de mon bord.
--D'ailleurs, disait-il en appuyant sa désertion du drapeau anglais
sur un raisonnement simple et vrai, depuis vingt ans que je sers le
roi dans les Indes orientales et occidentales, tout le profit que j'en
ai retiré se résume en ceci: deux jours de congé, la fièvre jaune, des
blessures et rien de plus.
Nous montâmes dans le proa sous l'ardeur d'un soleil de feu, et nous
dirigeâmes notre course le long de la côte malaise. Vers le soir, nous
arrivâmes à Prya, ville protégée par un fort. Après avoir conversé
avec quelques Malais qui suivaient notre sillage dans une barque de
pêcheurs, nous allâmes avec eux jusqu'à la rivière de Pinang, qui se
trouve au sud de la ville de Georges, dans l'île du Prince de Galles.
Comme nous avions à faire une course de près de deux milles, nous
prîmes le temps d'avaler les délicieuses huîtres qui sont si célèbres
venant de cette côte. En traversant la rivière, je m'aperçus que notre
proa était trop grand pour gagner le rivage; j'engageai Aston à
débarquer, et je dis à mes hommes de conduire le proa dans le havre.
Nous passâmes la nuit dans une hutte de pêcheur, et le lendemain, aux
premiers rayons du jour, nous partîmes pour la ville.
Les collines élevées de ces îles étaient couvertes de magnifiques bois
et le chemin que nous suivions tout parfumé de l'odorante émanation
des fleurs et des épices. Près de la ville, et sur le rivage de la
mer, s'étendait une grande plaine, dont le sol, blanchâtre et
sablonneux, était aussi richement couvert d'ananas que peut l'être de
navets un champ de paysan en Angleterre.
Toujours affamés comme des écoliers en maraude, nous fîmes une
fabuleuse consommation d'ananas, cueillant, choisissant et en rejetant
de beaux pour en trouver de magnifiques.
Nous pénétrâmes sans obstacle dans la ville, et, pour mieux dire,
notre arrivée n'attira aucun regard.
Après nous être établis dans un hôtel où Aston fit sa toilette, il se
rendit chez le président, auquel il raconta de son histoire ce que
nous avions jugé utile de faire connaître.
Le président, qui appartenait à l'armée de terre, se montra fort
aimable: il engagea vivement son compatriote à venir demeurer chez lui
jusqu'à l'arrivée d'un vaisseau de guerre ou d'un bâtiment anglais
dans le port.
La prudence exigeait qu'Aston acceptât l'offre qui lui était faite; ce
fut donc comme une faveur qu'il demanda à rester deux ou trois jours à
l'hôtel pour y attendre l'arrivée de ses bagages.
Aston me retrouva à l'hôtel, et, avant de songer à regagner le proa,
nous nous disposâmes à passer la journée d'une manière agréable. En
conséquence, nous fîmes servir un magnifique déjeuner, tout en
commandant un somptueux repas pour le soir. Aston profita de notre
tête-à-tête pour me renouveler la prière qu'il m'avait déjà faite tant
de fois, et cela si inutilement, celle de rentrer dans la marine.
--De graves malheurs peuvent vous attendre, mon cher Trelawnay, me
dit-il, vous ne pourrez en conscience passer toute votre vie aux
ordres de de Ruyter, sous les plis d'un drapeau en guerre avec le
vôtre. Du moins, si les circonstances vous enchaînent loin de vos
compatriotes, restez neutre dans les combats et ne faites rien contre
eux.
--Quand j'aurai réalisé une petite fortune, mon cher Aston, je suivrai
l'exemple de notre ancien capitaine, je deviendrai cultivateur. Mais,
avant toute chose, il faut que je ramasse de l'argent. Je commence à
vieillir, j'ai une femme, j'aurai un jour des enfants, il faut donc
que je prévoie l'avenir, que je songe à eux. Si, comme vous, Aston,
j'avais le bonheur d'être jeune, étourdi et célibataire, ce serait
tout à fait autre chose.
--Allons donc, rieur que vous êtes, s'écria mon ami, mais votre femme,
vos futurs enfants et vous tous réunis, vous n'atteignez pas l'âge de
trente ans.
--Trente ans! Mais à trente ans, Aston, un homme est vieux, fatigué,
presque décrépit.


LXIX

Après avoir joué au billard en nous jetant la balle d'une conversation
rieuse de forme, mais très-grave dans le fond, nous allâmes, en nous
promenant, examiner les vaisseaux amarrés dans le port. Notre proa
était derrière un vaisseau arabe, près d'une descente qui conduisait à
une place où se trouvait un vaisseau de campagne nouvellement
construit.
La crainte d'attirer l'attention publique nous fit rentrer à l'hôtel,
où nous attendait un dîner de prince, dîner après lequel je me sentis
sinon ivre, du moins prêt à le devenir. Je proposai donc à mon sobre
ami de venir respirer l'air en parcourant la ville.
Nous rôdâmes pendant quelque temps dans des rues irrégulières et parmi
des huttes de boue brûlées par le soleil, puis enfin nous atteignîmes,
Aston d'un pas ferme, moi en chancelant à chaque minute, un vaste
terrain appelé place Bambou, autour duquel s'étendait une rangée de
boutiques, abritées le jour contre les ardeurs du soleil par des
bambous et des paillassons.
Un roulement de tambour et un grincement musical nous attirèrent vers
une rangée de huttes, exclusivement occupées par des filles nâch.
Aston aimait la musique et les danseuses; moi, j'avais, comme tout
homme marié doit le faire, renoncé aux illégitimes amours; de plus,
l'odeur de l'huile rance, du ghée et de l'ail n'avait pas un assez
grand attrait pour me retenir.
J'abandonnai Aston, et je continuai ma promenade jusqu'à une rangée de
boutiques nommée _le bazar des Bijoutiers_.
Ce bazar, rempli de monde, était éclairé par des lampes en papier de
diverses couleurs et qui produisaient un effet charmant. Après avoir
jeté un coup d'oeil sur l'ensemble des boutiques, je m'approchai de
celle qui me parut la plus élégante, et dont le propriétaire était un
Parsée. Occupé à vendre à une femme voilée de la tête aux pieds, le
marchand ne s'aperçut pas de ma présence, et j'eus tout le loisir
d'examiner la dame. Elle faisait achat de plusieurs anneaux pour ses
oreilles et pour son nez, et, toute exagération à part, ces anneaux
étaient, en circonférence, presque aussi grands qu'un cerceau de
collégien.
En lui montrant ces ridicules merveilles, le marchand louait d'un air
pompeux et leur simplicité et leur élégance. Quand le prix des bijoux
fut fixé, la dame enleva une partie de sa coiffure, et nous laissa
voir son nez et une moitié de son oreille: le premier était affreux;
l'autre, aussi large et aussi plate qu'une assiette, pendait comme un
morceau de chair morte. Le bijoutier passa son pouce dans la fente de
l'oreille pour la tenir ouverte, et il y suspendit l'anneau, qui
ressemblait à un candélabre. La dame n'avait pas besoin de glace pour
admirer l'effet de cette jolie parure: il lui suffit de tourner un peu
la tête sur son épaule, et d'attirer sous son regard le bout de
l'oreille si bien parée.
À la vue de ce cercle, elle ricana non-seulement de satisfaction, mais
encore pour montrer une rangée de longues dents teintes d'une couleur
bistrée.
Frappé de tant de beauté, le bijoutier s'écria:
--Quel ange!
Je me mourais de l'envie d'éclater de rire au nez de la dame et à la
barbe du marchand; mais je me retins, et je continuai de suivre du
regard la marche des emplettes de cet ange si bien nommé.
--Je désire une boîte de métal, dit l'étrangère d'une voix gutturale.
--En voici en or, madame, s'écria l'empressé marchand; aucun autre
métal ne doit être touché par vos belles mains.
Ces boîtes étaient très-bien faites, et comme la pensée de donner un
souvenir à Aston vint frapper mon esprit, je pris sur le comptoir deux
de ces boîtes. Je les examinai, et sans faire attention au prix que me
fixa le bijoutier, car je déteste de marchander, je mis les boîtes
dans les plis du châle qui entourait mes reins, et je tendis, sans les
compter, une pleine main de pièces d'or au bijoutier. Il les prit,
calcula la valeur qu'elles représentaient, et voyant que je n'étais ni
calculateur, ni même prudent, il doubla le prix de ses boîtes et me
soutint que je n'en payais qu'une.
--J'en paye deux, lui dis-je, et au delà même de leur valeur.
--Vous êtes un impudent, un escroc! cria le marchand; et en vociférant
ces injures il étendit la main vers moi, saisit le bout de mon turban,
et me l'arracha de la tête.
Je me retournai et je lui appliquai un si furieux coup de poing, qu'il
tomba comme une masse morte au milieu de ses caisses.
Un Parsée ne pardonne jamais le mal qu'on lui fait; du reste, cette
rancune est assez générale. En se relevant, le bijoutier saisit un
couteau et voulut se jeter sur moi avec l'intention évidente de me
poignarder, mais il n'eut aucun succès dans cette tentative, et elle
ne servit qu'à doubler ma colère. Mon sang coulait dans mes veines
comme une lave ardente; je bondis vers cet effronté voleur, et après
l'avoir souffleté, je lui lançai à la tête une boîte de bijoux.
Les personnes qui se trouvaient dans la boutique, ainsi que celles qui
en entouraient la porte, se mêlèrent de l'affaire et prirent fait et
cause pour le marchand. La nouvelle de la dispute courut, comme une
traînée de poudre, incendier et mettre en rumeur tous les habitants du
bazar.
Presque fou de rage, la tête et la figure ensanglantées, le bijoutier
m'appelait brigand, assassin, voleur! et il criait à ceux qui
m'entouraient:
--Conduisez-le en prison, et s'il résiste, s'il se défend, s'il vous
frappe, tuez-le!
La foule augmentait de minute en minute, et enhardies par la certitude
d'être secourues, plusieurs personnes s'avancèrent vers moi, pendant
que l'exaspéré Parsée tentait de me saisir les bras.
La vue du danger, en calmant ma colère, me rendit le sang-froid dont
j'étais si heureusement doué.
Je tirai de ma ceinture un pistolet et un poignard, excellentes armes
quand on est pressé entre les remparts d'une foule ennemie, et menaçai
mes furieux assaillants.
Les défenseurs du marchand reculèrent. Pendant la minute de trêve que
leur hésitation m'accorda, minute qui tint ma destinée par un fil
aussi mince qu'un cheveu, je jetai un coup d'oeil sur le champ de
bataille, et je vis qu'il me serait impossible de me sauver par la
porte de la boutique, car elle était encombrée de monde. J'aurais
mille fois préféré la mort à l'ignominie d'être traîné en prison par
cette foule injuste, cruelle et menaçante, et cependant j'étais sur le
point de subir l'effroyable supplice d'une arrestation.
Un profond regard, un regard qui embrassa tous les dangers contre
lesquels je voulais lutter, me montra un espoir de salut.
La querelle et les coups qui avaient fait naître un si grand désordre
avaient commencé et s'étaient donnés sur le seuil de la porte. Debout
à l'entrée de la boutique, tenant, par la vue de mes armes amorcées,
la foule à une certaine distance, il me vint à l'esprit de chercher un
refuge dans l'antre même de mon ennemi, non pas, bien entendu, dans la
pensée d'implorer son appui, que le ladre eût accordé à mes pièces
d'or, mais celle de fuir par une sortie que j'avais aperçue en face de
la porte.
Je fis donc, pour atteindre mon but de délivrance, un mouvement si
rapide, que ceux qui m'entouraient reculèrent.
Un homme tenta cependant de s'opposer à mon passage, je le frappai
d'un coup de poignard, je terrassai le bijoutier accouru à l'aide de
l'homme, qui était son frère; puis, d'une main de fer, j'arrachai les
deux bambous perpendiculaires qui soutenaient le hangar. Le toit
s'effondra entre le peuple et moi, et je disparus dans l'obscurité
d'un passage qui s'étendait derrière le bazar.
Les gutturales malédictions des Malais et les furieuses menaces du
marchand volèrent dans l'air comme des balles meurtrières; j'en
écoutai un instant le bruit sinistre, puis je m'enfonçai dans les
dédales de l'étroit passage.
La prudence me conseillait cette fuite, car non-seulement il était
fort dangereux de lutter contre l'aveugle fureur d'une populace
irritée, mais encore de laisser connaître mon nom et ma profession:
l'un et l'autre eussent été un arrêt de mort.
Si la sagesse s'était faite mon seul guide, je me serais à sa voix
promptement dirigé vers le port, où mon proa était amarré.
Malheureusement pour moi, mon coeur trouva un obstacle dans la
rapidité de ce départ, et cet obstacle était mon ami Aston. J'aurais
eu plus que de la peine d'abandonner le lieutenant sans lui dire un
dernier adieu. Je me serais senti honteux de la cause qui aurait
motivé mon abandon.
Retenu par le désir de voir Aston, je suivis en silence le passage
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