Un Cadet de Famille, v. 2/3 - 07

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belle, le jugement est aveuglé par la passion. En Orient, les choses
sont mieux arrangées, le procès est court; les parents, dont la raison
est formée et les passions flétries, se chargent de tous les
préliminaires nécessaires à la conclusion du mariage. L'époux et
l'épouse se voient et sont mariés dans la même heure; «car, disait le
vieux rais, et il était savant, les jeunes hommes et les jeunes
femmes ressemblent à du feu et à de la poudre; en conséquence, on doit
les séparer ou les unir.»
En Europe, les jeunes gens parlent du bonheur domestique et de
l'affection conjugale avec enthousiasme, et j'ai vu des maris écouter
ces paroles en faisant des grimaces de possédé; quelques-uns, c'est
vrai, ont la tête aussi dure que celle d'un bélier, et leur peau est à
l'épreuve des coups de leur femme et endure le joug avec magnanimité.
C'est dans l'Est que règne en triomphe l'amour conjugal; là, les gens
non mariés sont les seuls à peu près qui soient pauvres, abandonnés et
méprisés.
Quoique jeune, Zéla était sensée; la mort de son père, sans être mise
en oubli, ne laissait plus dans son souvenir que la trace d'une
affliction calme, sereine, et dont la force avait été amortie par les
sentiments d'un amour protégé par les volontés paternelles.
J'apprenais l'anglais à Zéla; elle me donnait quelques notions de la
langue arabe, et nous passions de longues heures à étudier ensemble.
Zéla était une bonne élève, et la seule punition que je me permettais
de lui infliger pour une faute de paresse ou de négligence était un
déluge de baisers sur son beau front.
Ma femme m'accompagnait dans mes promenades, et, armée d'une légère
lance, elle nous suivait dans les bois et sur les montagnes. Son corps
de fée, souple et délicat, était doué, malgré cet extérieur de
faiblesse, d'une force et d'une agilité merveilleuses. Si nous étions
arrêtés dans notre course par les eaux d'un torrent ou par la
profondeur d'un ravin, je portais Zéla dans mes bras.
Notre bonheur ne pouvait plus s'accroître, car il était parfait,
absorbant, et nous ne pensions pas plus aux autres, quand nous étions
ensemble, qu'aux événements qui pouvaient se passer dans la lune ou
dans les étoiles.
Ceux qui demeuraient avec nous occupaient la petite part de pensées et
d'affection qui pouvait, sans lui nuire, être dérobée à notre profonde
tendresse. Aston et de Ruyter sympathisaient avec nos sentiments, et
regardaient avec admiration un amour si étrange et si en dehors de
toute comparaison.


LXIV

Nous jouissions depuis quelques mois du calme bonheur d'une vie
tranquille, quand des nouvelles inattendues firent prendre à de Ruyter
la résolution de se mettre en mer. L'esprit de notre commandant ne
pouvait se permettre aucun repos quand un but à atteindre fixait son
attention. Il était donc, dans chaque circonstance et dans les
diverses occupations de sa vie, entièrement absorbé par les causes ou
par les choses qui réclamaient son expérience et ses soins.
En arrivant chez lui, de Ruyter s'était dépouillé de son costume de
marin pour revêtir celui de planteur, et, avec la blanche veste du
colon, il en avait pris le caractère. Ce vêtement seyait si bien à la
belle figure de de Ruyter, qu'un étranger aurait pu croire qu'il n'en
avait jamais porté aucun autre. Exclusivement occupé de jardinage,
d'agriculture, de tailles et de semences, de Ruyter n'allait jamais au
port; il détestait l'odeur du goudron, et nous disait avec le plus
grand sérieux:
--La vue de la mer me donne mal au coeur, et je maudis sa brise, car
elle déracine mes cannes à sucre et détruit mes jeunes plantes. Cette
haine du moment s'étendait si loin, qu'une défense expresse
interdisait dans la conversation toute phrase nautique et dans les
repas la présence des viandes salées.
Un jour, occupé dans le jardin à transplanter des fleurs, je fus tout
surpris de m'entendre appeler par de Ruyter de la manière suivante:
--Holà! mon garçon, venez à l'avant, nous avons besoin de vous.
--À l'avant! m'écriai-je en rejetant aussitôt ma bêche, et je courus
vers la maison tout disposé à gronder de Ruyter, mais je fus arrêté
dans mon projet par l'étonnement que me causa l'occupation de mon ami.
Le parquet était couvert de cartes maritimes, d'instruments nautiques,
et, agenouillé devant ces cartes, de Ruyter mesurait la longueur des
distances à l'aide d'une échelle géographique et d'un compas. La
grande et maigre forme du rais arabe était penchée sur mon ami, et il
désignait avec sa main osseuse un groupe d'îles dans le canal de
Mozambique.
De Ruyter était si attentivement occupé de son travail, qu'au premier
moment il ne s'aperçut pas de mon entrée; je me mis donc à examiner sa
mobile physionomie. Le nuage qui pendant les jours de calme couvrait
les yeux de de Ruyter s'était évaporé; ils brillaient d'un éclat
étrange et donnaient à sa physionomie un air visible de satisfaction.
De la figure de de Ruyter mon examen tomba sur celle du rais, mais les
traits en étaient aussi immobiles que la proue d'un vaisseau. Bruni
par le goudron et par les tempêtes, le visage du vieux marin
ressemblait à un antique cadran solaire dont la surface corrodée ne
marque plus les heures.
--Mon garçon, me dit de Ruyter en levant la tête, il faut que nous
nous mettions en mouvement. Donnez l'ordre de brider nos chevaux, nous
allons nous rendre au port.
Quand j'eus rempli les désirs de de Ruyter, il changea de costume et
nous nous mîmes en route.
Le cheval de de Ruyter n'allait pas assez vite au gré de l'impatience
de son fougueux cavalier.
--Laissons là ces paresseux, dit-il en mettant pied à terre, ils ne
sont bons que pour des moines. Traversons les collines à pied avec
notre boussole.
Un domestique qui nous avait accompagnés prit les chevaux, et nous
nous élançâmes en avant avec une rapidité égale à l'essor d'une grue.
Une barque nous porta sur le grab, et de Ruyter, en reprenant son
autorité, si bien mise en oubli depuis quelques mois, fit lever d'un
regard les nonchalants Arabes couchés sur le pont, mit d'un geste tout
l'équipage à ses ordres. Les nouveaux mâts, les barres et les voiles
étaient en partie terminés; le fond du vaisseau avait été caréné, sa
proue allongée, car le grab se dessinait en corvette.
Quand de Ruyter m'eut fait connaître ses intentions, quand il eut
donné ses derniers ordres, il débarqua avec le rais pour recruter dans
Port-Louis les hommes de son équipage, acheter les provisions et
terminer toutes ses affaires. Aussitôt que la population flottante de
la ville eut appris que de Ruyter avait besoin de volontaires, des
aventuriers, des matelots de toutes les nations vinrent en foule lui
offrir leurs services.
Le nom de de Ruyter était un aimant attractif pour tous ces hommes, et
celui qui avait le bonheur d'être engagé pour un voyage croyait sa
fortune faite; au lieu de fuir la rencontre de ses créanciers, il
flânait nonchalamment dans les rues, buvait et se querellait chez le
marchand de vin, promenant ensuite d'un air vainqueur la volage
maîtresse qui avait fui pendant les jours de tempête.
De Ruyter était fort difficile dans le choix de ses hommes, surtout
lorsqu'il les prenait parmi les Européens; et, pour dire la vérité, il
ne s'adressait à eux que dans les cas d'extrême urgence, car
l'expérience lui avait appris combien il est difficile de gouverner de
pareils vagabonds. Quand de Ruyter eut fait son choix, il chargea le
vieux rais de compléter le nombre voulu pour son équipage avec des
Arabes et différents natifs de l'Inde, tâche que l'encombrement des
gens oisifs et de bonne volonté rendait extrêmement facile. Pendant
ce recrutement, je travaillais ferme à bord du grab (je continuerai
toujours de désigner ainsi le vaisseau, car il subira plusieurs
transformations, et mes lecteurs pourraient se fatiguer d'un continuel
changement de nom).
Après quelques jours de travail, au lieu de ressembler à une carène
flottante, le grab eut les allures d'un vaisseau de guerre; ses côtés
étaient peints en couleurs différentes, l'un entièrement noir, l'autre
traversé par une grande raie blanche. En me faisant comprendre qu'il
irait seul en mer, de Ruyter m'avait dit:
--Je pars pour intercepter quelques vaisseaux anglais dans le canal de
Mozambique, et je ne serai absent que pendant un mois ou six semaines.
Employez ce temps à vos plaisirs, surveillez les plantations, et
faites achever les travaux que nous avons commencés. Vous semblez être
si parfaitement heureux ici, vous êtes devenu un si bon planteur, et
il y a tant de choses là-bas qui exigent la présence d'un maître,
qu'il vaut mieux, puisqu'un de nous doit rester, que ce soit vous, mon
cher Trelawnay. D'ailleurs, en admettant même que votre présence ne
soit pas indispensable au bon ordre de ma maison, une cause sérieuse
vous obligerait à y rester: il est impossible que nous abandonnions
Aston à lui-même.
À mon retour, je vous communiquerai les projets que j'ai en vue,
projets qui sont fort importants; ainsi donc, attendez-moi patiemment;
sitôt rentré, nous arrangerons le grab, nous nous embarquerons tous et
nous conduirons Aston dans une colonie anglaise.
Quand de Ruyter eut complété ses approvisionnements, nous fîmes un
festin sur le grab, et à la fin de cette apparente réjouissance, nous
nous séparâmes.
De Ruyter leva l'ancre avec le vent de la terre, et le matin de son
départ, aux premiers rayons du jour, Aston et moi nous grimpâmes sur
une hauteur pour voir le grab, dont la carène noire et les ailes
blanches effleuraient l'eau comme un albatros.
Ma vie de planteur reprit son cours; c'était une vie calme et
heureuse, embellie surtout par mon amour pour Zéla, qui n'avait point
diminué. Tous les jours je découvrais en elle une qualité nouvelle,
une qualité digne d'admiration.
Zéla était ma compagne inséparable, car je pouvais à peine supporter
qu'elle me quittât un instant, et mon amour était trop profond pour
craindre la satiété. Mon imagination n'errait loin de Zéla que pour la
comparer avantageusement à tout ce qui l'entourait.
La jeune fille s'était si bien enlacée autour de mon coeur, qu'elle
était devenue une partie de moi-même; la vivacité de nos sentiments,
si libres de s'épancher dans la solitude, s'était journellement
accrue, et nous nous aimions d'une affection dans laquelle se
rencontraient tous les intérêts de notre vie. Je ne me rendais à
Port-Louis que dans le cas d'absolue nécessité, ou quand mon devoir et
le souvenir des recommandations de de Ruyter me forçaient à aller
rendre une visite au commandant de la ville. La femme de cet aimable
Français, qui était vraiment une bonne créature, conservait sa
prédilection pour moi; elle aurait bien voulu non-seulement me garder
dans sa maison, mais encore obtenir une visite de Zéla.
--Cette jeune fille, me disait-elle, deviendrait un bijou de grand
prix si vous l'initiiez aux élégantes manières du monde.
J'étais trop profondément dégoûté des femmes polies et maniérées pour
partager l'opinion de la femme du commandant. Même dans leur extrême
jeunesse, la beauté des femmes civilisées est sinon détruite, du moins
amoindrie par les mains officieuses des maîtres de danse, de musique,
qui leur apprennent une grâce affectée, sans charme, gauche, et
quelquefois même malséante.
Quand on présente ces pauvres jeunes filles dans le monde, elles y
sont minutieusement examinées par ces êtres qu'on appelle gentlemen,
titre qu'ils ont gagné en buvant, en dansant ou jouant aux cartes. Si
la jeune fille est riche, un joueur sans argent l'épouse pour remettre
un peu d'ordre dans le dérangement de sa fortune; mais si elle est
pauvre, elle doit passer sa vie à attendre le hasard, qui, en la
sauvant des piéges tendus à sa vertu, doit lui donner une position
honorable. Je savais donc tout ce que Zéla avait à craindre du contact
des femmes et du regard des hommes, et je tenais à la laisser dans
toute la candeur de sa sauvage naïveté.


LXV

De Ruyter était absent depuis cinq semaines, quand je fus éveillé un
matin par l'arrivée d'un homme qui venait m'annoncer que le grab était
amarré dans le port de Saint-Louis.
Sans prendre le temps d'adresser au messager une seule question, je
sautai hors de mon lit, je traversai à grands pas le bois encore
obscur, et je grimpai sur le _Piton du Milieu_ avec l'agilité d'un
chevreuil.
Le jour était encore trop assombri par les vapeurs du crépuscule pour
qu'il me fût possible, d'une hauteur d'où cependant je dominais la
ville, de distinguer dans le port autre chose qu'une masse confuse de
carènes et de mâts.
Je poursuivis ma course dans la direction de Saint-Louis, et j'aperçus
bientôt le corps noir, long et bas du grab, dont les mâts s'élevaient
au-dessus de tous les autres vaisseaux. Il était amarré en dehors du
havre, sur le point de hausser son drapeau.
À la longueur d'un câble, derrière le grab, je vis le beau schooner
américain, qui flottait aussi légèrement sur la mer troublée--le vent
avait été frais pendant la nuit--qu'une mouette peut le faire. Le
schooner avait quitté l'île Maurice pour Manille et devait retourner
en Europe. J'étais donc fort étonné de le voir hisser un pavillon
français et un drapeau anglais en dessous. Que voulait dire cela?
Certainement ce vaisseau n'était pas arrivé au port en même temps que
de Ruyter. Je descendis la colline, et d'un pas rapide je gagnai le
port.
Une fois arrivé là, il me fallut perdre quelques secondes à la
recherche d'un bateau qui pût me conduire sur le grab. Mon impatience
ne me permit pas de consacrer un quart d'heure à parlementer avec un
batelier. Je saisis un canot, des rames, et je volai vers le grab avec
la légèreté d'un oiseau. La voix claire et sonore de de Ruyter frappa
mon oreille; je bondis sur le pont, et nos mains se joignirent dans
une fiévreuse étreinte.
La main gauche de mon ami était enveloppée dans une écharpe. Trop
essoufflé pour parler, je lui fis un signe qui demandait avec instance
comment il avait été blessé.
De Ruyter sourit et me montra le schooner.
--Que voulez-vous dire? m'écriai-je.
--Descendons, mon cher Trelawnay, je vous raconterai tout ce qui s'est
passé.
Après avoir croisé, pendant quelque temps sur le côté au nord du canal
de Mozambique, j'appris qu'une frégate anglaise était entrée dans Moka
pendant un orage. Pour l'éviter, je dirigeai ma course vers des îles
entourées d'un banc d'ambre.
En naviguant je voyais, ou plutôt je croyais voir, car l'obscurité de
la nuit ne laissait rien distinguer, des lumières bleues et des
roquettes à notre côté sous le vent. Croyant que c'était un jeu de la
frégate, je m'éloignai autant que possible. Vers la pointe du jour le
vent s'abaissa, et bientôt après, à ma grande surprise aussi bien qu'à
ma grande joie, j'aperçus une voile de notre côté, sous le vent, et
cette voile n'était certainement pas la frégate. Le vaisseau se
trouvait placé trop loin de moi pour reconnaître à quel pays il
appartenait. Nous déferlâmes nos voiles de perroquet, et nous nous
dirigeâmes vers l'étranger. Il nous fut facile de l'approcher, car il
était en panne, et la cime de son mât était brisée.
Quand je fus près du vaisseau, l'examen de son corps et de ses mâts me
fit découvrir que c'était notre schooner de Boston,--qui l'avait vu
une fois ne pouvait l'oublier.--Doublement empressé de lui porter
secours, je chargeai le grab de toutes ses voiles, et sa mince et
longue proue s'ensevelit dans les vagues au point de me faire croire
qu'à notre tour nous allions être démâtés. Les faibles barres du grab
pliaient comme des bambous, et les étais de ses mâts, si forts et si
élastiques, se brisaient comme du fer fondu, non parce qu'il y avait
trop de vent, mais parce qu'il n'y en avait pas assez. Dès que j'eus
montré mon drapeau, une sorte de terreur se répandit sur le schooner,
et je fus surpris de le voir, malgré sa faiblesse, mettre à la voile
et s'éloigner de nous.
Vous savez que le grab navigue mal devant la brise. Heureusement que
le schooner avait la même difficulté à surmonter. Cependant il levait
sa voile carrée, et avec sa grande voile il semblait nous tenir tête.
Au moment où, fort intrigué de la fuite du schooner, j'allais essayer
d'activer la marche du grab, un homme stationné sur le mât cria: «Une
autre voile étrangère au côté sous le vent!» Pendant que je
réfléchissais sur tout ce que cela voulait dire, le mât de misaine du
schooner se brisa en deux. Je chargeai le grab de voiles, et je me mis
à portée du canon du schooner avant qu'il eût eu le temps de se
débarrasser ou de retrancher le mât, qui bientôt après flotta auprès
de nous. Pour lui faire montrer ses couleurs, je tirai un coup de
canon; mais il ne se montra point jusqu'à ce qu'un second coup, chargé
à balles, fût tiré au-dessus de lui. Alors, hissant un pavillon
anglais, il nous laissa pénétrer le mystère de sa fuite.
Le schooner avait été pris par la frégate, dont nous apercevions de
loin les voiles, et les deux vaisseaux avaient été séparés par les
rafales de la nuit; il ne fallait donc pas perdre de temps pour s'en
emparer. Quoique très-éloignée, la frégate était sous le vent; mais la
grande distance qui nous séparait et la petite taille du grab nous
laissaient l'espérance de n'avoir pas été aperçus. Nous avions de
grandes difficultés à surmonter, car le courage des marins anglais ne
peut s'affaiblir, quelque horrible que soit la situation dans laquelle
ils se trouvent. Après s'être débarrassé des débris de son mât de
misaine, le schooner dirigea sa course vers sa compagne et commença à
faire feu sur nous avec tous les canons qu'il put décharger. Bientôt,
côte à côte de lui, je fus forcé de lui donner plusieurs volées de
canon, et, en restant entre le schooner et la frégate, nous lui ôtâmes
toute possibilité de se sauver. Alors il baissa son drapeau, et j'en
pris possession.
--Mais, de Ruyter, vous oubliez de me dire combien vous avez perdu
d'hommes, et quelle gravité a la blessure qui vous prive de l'usage de
votre bras.
--Nous avons eu un homme de tué, deux de blessés, et ma nageoire
atteinte par une balle.
--La blessure n'est pas sérieuse, j'espère?
--Non, ce n'est rien.
--Comment! s'écria notre vieil ami Van Scolpvelt, qui venait d'entrer
dans la cabine les mains chargées d'emplâtres et de ciseaux;
qu'appelez-vous rien? Moi qui exerce ma profession depuis près de
cinquante ans, je puis dire que je n'ai jamais vu une contusion aussi
dangereuse. N'y avait-il pas deux doigts lacérés et l'index tout à
fait brisé?
--Bah! répondit de Ruyter, deux doigts collés ensemble, voilà tout...
--Oui, dit le docteur en regardant d'un air joyeux la main à laquelle
il allait donner des soins.
Quand il eut enlevé les bandages, il la posa sur la table en
s'écriant:
--Si je n'avais pas coupé l'index et enlevé chaque morceau d'os
fracassé, si vous aviez eu le malheur d'être traité par un autre
médecin que moi, vous auriez non-seulement perdu un doigt, mais encore
la main entière; et maintenant vous appelez cela rien! Oui, vous avez
raison, quand je les soigne, les blessures ne sont rien; je les
guéris. J'opère si doucement!
Ici le docteur appliqua sur la blessure une compresse d'eau-forte.
--Mes patients sont plus portés à dormir qu'à se plaindre.
Voyant que de Ruyter souffrait, je dis à Van:
--C'est-à-dire que vous faites souffrir vos patients jusqu'à ce qu'ils
tombent dans l'insensibilité.
Sans me répondre, Van regarda de Ruyter.
--Je suis content de vous voir souffrir, dit-il d'un ton cruellement
calme.
--Que le diable vous emporte! s'écria de Ruyter.
--J'en suis enchanté, reprit le docteur sans faire la moindre
attention aux paroles de de Ruyter, car c'est une preuve que la
sensibilité des chairs va vous être rendue. Je vois aussi que le
muscle granule. Je vais dompter l'enflure, et votre main sera bientôt
guérie.
Le vieux Louis vint me saluer, et il me demanda avec empressement des
nouvelles d'une tortue qu'il avait donnée à Zéla.
Pendant qu'on préparait le déjeuner, je montai sur le pont afin de
serrer les mains du rais et celles de mes anciens camarades.
À la fin du déjeuner, de Ruyter continua la narration de son voyage.
--J'appris, dit-il, que les Américains appartenant au schooner, à
l'exception de cinq qui avaient la fièvre, avaient été transportés à
bord de la frégate, et que dix-sept matelots et deux jeunes officiers
anglais étaient placés sur le schooner avec l'ordre d'accompagner la
frégate; mais, comme je vous l'ai déjà dit, ils avaient été séparés
pendant la nuit par une rafale. J'envoyai ces hommes sur le grab, et
je les remplaçai par une forte partie de mes meilleurs marins. Je pris
le schooner en touage, et je commençai à le radouber avec les
matériaux que nous avions sur le grab. La frégate nous chassa et nous
garda à vue pendant deux jours; enfin je parvins à gagner un groupe
d'îles que les Anglais ne connaissent pas. Je les frustrai de leur
prétention de conquête en jetant l'ancre, pendant la nuit, près d'une
des îles opposées au vent. Je perdis bientôt la frégate de vue; alors
je plantai un mât de ressource sur le schooner, et me voici.
Maintenant, mon garçon, prenez un bateau, et allez à bord du schooner.
Tâchons d'entrer dans le port, ou... arrêtez, il vaut mieux que vous
restiez sur le grab; le vent s'abaisse, il faut que je débarque. Vous
allez amarrer les deux vaisseaux ensemble dans notre ancienne place.
Il est nécessaire que j'aille causer avec le commandant, faire des
arrangements pour débarquer nos prisonniers, et voir les marchands
auxquels le schooner était consigné.


LXVI

Quoique le schooner eût été arrêté par les Anglais, ils ne se
l'étaient pas encore tout à fait approprié quand je l'ai pris, de
sorte que je n'ai droit qu'au salvage du vaisseau et de sa cargaison;
mais le salvage sera assez lourd.
Cette formalité diminuait un peu mon plaisir; car j'avais regardé le
schooner d'un oeil de propriétaire; j'espérais en avoir le
commandement, et ce commandement était la chose que je désirais le
plus au monde; je l'aurais préféré à un duché.
Depuis notre première rencontre avec le schooner, et surtout après
l'avoir examiné pendant son amarrage au Port-Louis, je l'avais regardé
avec un oeil plein de jalousie et de convoitise. L'apparente
impossibilité de posséder ce vaisseau ne fit qu'augmenter mon désir de
l'avoir. Je n'aurais pas seulement sacrifié mon droit d'aînesse, si je
l'avais eu, mais une articulation de mes membres et tout ce que je
possédais au monde, à l'exception toutefois de ma bien-aimée Zéla.
De Ruyter s'était souvent moqué de moi à ce sujet, et maintenant que
l'objet de mon ambition était à la portée de ma main, je ne pouvais
pas comprendre la loi de salvage dont parlait de Ruyter. Il avait pris
le schooner, il devait le garder et me le donner; cet arrangement
était la seule loi que je considérasse comme juste et raisonnable.
J'attendis le retour de de Ruyter avec impatience, mais quand il me
rejoignit je ne fus point calmé, car il n'avait pu voir les marchands.
Le lendemain ce fut encore la même histoire, et ainsi de suite pendant
plusieurs jours. Je déteste les transactions tardives; j'abhorre les
calculs; ils font plus de mal que les tremblements de terre en
détruisant les édifices mal fondés; les calculs ressemblent au mors à
l'aide duquel un mameluk contient la fougue d'un cheval impatient.
Comme le cheval, cependant, je fus forcé de me soumettre.
Un temps considérable s'écoula avant que de Ruyter eût fini ses
arrangements; il paya une somme assez forte, donna des sécurités,
signa des contrats, et enfin eut l'entière possession du schooner.
Un mois après, j'étais enfin au comble de mes voeux.
Aidé par de Ruyter, je préparai le schooner à reprendre la mer.
Pendant que je fus obligé de rester à bord, Zéla, qui s'ennuyait
seule, resta auprès de moi. De temps en temps nous allions faire dans
la ville quelques dîners fins, quelques longues promenades, et le
vaisseau restait alors sous la surveillance d'Aston.
Quand le grab et le schooner furent radoubés, de Ruyter me donna ses
instructions, et nous levâmes l'ancre ensemble; fort heureusement la
main de de Ruyter était presque guérie. Les Américains qu'on avait
laissés sur le schooner et les quatre marins anglais pris avec Aston
étaient volontairement entrés à mon service sur le schooner. Mon
équipage avait été complété par de Ruyter, et il était assez bon.
J'étais armé de six caronades de douze livres et de quatre canons
longs de six livres, et nous avions de l'eau et des provisions pour
deux mois. Zéla, que la force seule eût pu retenir à la résidence,--et
je n'avais nullement l'intention de l'employer,--était auprès de moi.
Ainsi, je n'avais plus rien à désirer, et ma joie était aussi vaste,
aussi illimitée que l'élément sur lequel je flottais; de plus, je
croyais qu'étant aussi profonde, elle serait aussi éternelle. Non
seulement je n'étais pas un arithméticien, mais encore je n'avais pas
le don de la prescience, pas même pour une heure. Cette maudite
prescience, qui change la joie en douleur en calculant l'avenir! Je ne
le fis jamais, et je repris la mer aussi libre d'esprit, aussi
intrépide que le lion quand il quitte les jungles pour aller chasser
dans les plaines.
Nous naviguâmes vers le nord avec le projet de gagner d'abord les îles
de Saint-Brandon et ensuite un groupe de petites îles nommées les Six;
de là, nous devions croiser dans l'océan Indien, au nord, pour nous
trouver sur la route des vaisseaux qui passent de Madras à Bombay
pendant la mousson du sud-ouest.
Nous passâmes deux jours à faire lutter de force et de vitesse le grab
et le schooner; autrefois, le grab dépassait en vitesse tous les
vaisseaux de l'Inde, mais en faisant plusieurs expériences, nous fûmes
convaincus que le schooner était son égal.
Nous passâmes l'île de Saint-Brandon sans incident digne de remarque.
Bientôt après, je donnai la chasse à un brigantin, et je le
contraignis de s'arrêter. Ce brigantin était français, venant de l'île
de Diego-Garcia. Il voguait vers l'île Maurice. Son capitaine nous dit
qu'il faisait le commerce de poisson et de tortues fraîches, qui, les
dernières surtout, sont très-abondantes dans la vicinité de
Diego-Garcia.
--Cette île n'est point habitée, me dit le capitaine; quelques
marchands m'y ont envoyé avec des esclaves, et, pendant que
j'embarquais ma cargaison, j'ai été surpris par un vaisseau de guerre
anglais, et, quoique je sois parvenu à me sauver, les esclaves et ma
cargaison sont tombés entre les mains des Anglais.
Quand de Ruyter eut entendu cela, il me dit:
--Croyez-vous que nous ayons la possibilité de reprendre les esclaves
et la cargaison?
--Je le crois.
Aussi riche en projets qu'il était intrépide dans leur exécution, de
Ruyter trouva bientôt un stratagème que nous devions, de concert,
rendre efficace à la réalisation de nos désirs.
Après avoir conseillé au capitaine du brigantin, qui ne naviguait pas
très-vite, de se rendre au port de l'île des Six, de Ruyter et moi
nous arrangeâmes que, si par hasard le grab et le schooner étaient
séparés, ce port serait notre lieu de rendez-vous. Ceci arrêté, nous
dirigeâmes notre course, avec le vent en notre faveur, vers
Diego-Garcia. La forme de cette île est celle d'un croissant, et elle
contient dans son enceinte une toute petite île, derrière laquelle il
y a un port vaste et en dehors de tout danger.
En approchant de l'île et apercevant la frégate anglaise qui y était
amarrée, nous nous dirigeâmes vers la terre. Nous eûmes soin de
naviguer de manière à laisser la petite île entre nous et la frégate.
Cette dernière ne nous aperçut pas, et nous jetâmes l'ancre. Le
lendemain nous la levâmes ensemble, et le grab, déguisé en vaisseau
qui fait le trafic des esclaves, apparut à l'entrée du havre comme
s'il était dans l'ignorance qu'il y eût là un vaisseau.
La frégate l'aperçut, et, en virant de bord, le grab mit à la voile
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