Un Cadet de Famille, v. 2/3 - 03

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De Ruyter convint avec la corvette qu'aussitôt qu'elle aurait
renouvelé sa provision d'eau et de vivres, elle irait au Port-Louis,
et que, par la traverse sur terre, de Ruyter la rejoindrait avant son
départ pour lui donner les dépêches destinées au général français.
Cet arrangement fait, de Ruyter remonta sur le grab et nous envoyâmes
les prisonniers et les blessés sur la corvette.
--Il faut maintenant songer à nos malades, me dit de Ruyter, lorsque
le transport des étrangers fut opéré. Je vais me mettre à la recherche
de quelques logements, et vous envoyer toutes les choses dont vous
pouvez avoir besoin.
Le lendemain, de Ruyter nous quitta encore pour se rendre au
Port-Louis; mais, avant son départ, il me donna des instructions
précises sur tout ce que je devais faire pendant son absence, et il
quitta le vaisseau en nous promettant d'être rentré dans trois ou
quatre jours.
Il avait été convenu qu'après avoir chargé le grab, nous le mettrions
dans un lieu sûr, et que nous irions passer quelque temps dans la
maison de campagne de de Ruyter, car mon ami possédait des terres
considérables dans l'intérieur de l'île.
Cette île a, relativement au climat, une particularité digne de
remarque, et je n'ai jamais trouvé dans aucune autre partie de l'Inde
l'étrange bizarrerie de sa température. Généralement les îles ont sur
les côtes une atmosphère douce et fraîche, tandis que l'intérieur des
terres est chaud, malsain, excepté toutefois les hauteurs du centre de
l'île; mais, à l'île Maurice, c'est le contraire: il fait si
horriblement chaud le long de la côte entière, l'air y est si impur,
qu'à Port-Louis et dans ses environs, personne n'ose sortir pendant
six mois de l'année, tellement on est sûr de recevoir un coup de
soleil, coup de soleil fort dangereux, car d'ordinaire il amène la
frénésie, la fièvre, le choléra-morbus ou la dyssenterie. En revanche
et à la même période de l'année, dans l'intérieur de l'île, et surtout
au côté opposé au vent, l'air est doux, suave et sain.
Depuis novembre jusqu'en avril, l'air de la ville de Saint-Louis est
si insupportablement chaud, que peu de personnes, à l'exception des
esclaves, osent y rester. Les habitants assez heureux pour avoir la
liberté de choisir le lieu de leur résidence vont s'établir dans
l'intérieur de l'île. Ajoutez à ces six mois d'étouffante chaleur une
fin d'année pluvieuse, pendant que d'horribles orages ravagent les
côtes. Toujours à la même époque, l'intérieur de l'île est calme,
doucement chauffé par le soleil. J'ai été témoin de ce fait, fait
d'autant plus étrange que l'île, nous l'avons dit, n'a que dix-neuf
lieues de circonférence.
J'exécutais avec une infatigable ardeur les ordres de de Ruyter;
l'insomnie et le travail étaient pour moi un plaisir, car mon corps
était fort et mon esprit avait des ailes. Nous eûmes bientôt construit
sur le rivage des magasins en barres de bois, en planches et en
paillassons, et toutes les choses qui n'appartenaient pas au grab
furent débarquées et envoyées dans la ville sur le dos des mulets, des
buffles et des esclaves. (Je rougis d'être obligé de dire que les
esclaves sont les principales bêtes de somme de l'île Maurice).
De Ruyter avait fait de grands efforts et de grands sacrifices afin
d'obtenir des buffles et des ânes pour remplacer les esclaves dans
l'humiliante et pénible fatigue de porter des fardeaux pendant des
journées d'une chaleur insupportable. Mais la moindre indifférence,
mais le cruel égoïsme avec lesquels les propriétaires des esclaves
accueillirent les humaines propositions de de Ruyter rendirent sa
tâche difficile.
Ces trafiquants sans coeur ne veulent ni voir ni entendre parler d'un
projet qui ne tend pas à augmenter sur-le-champ leur bénéfice. Chez
eux, les organes communs de la nature sont abrutis; leur vue des
choses est rétrécie à la circonférence qu'embrasse le regard.
Ils sont semblables à la guêpe, dont l'oeil, rond comme une lentille,
grossit dans des proportions énormes le plus petit objet qui se trouve
devant lui, mais qui ne peut pas distinguer un mur d'une fleur, s'il
est éloigné d'un mètre du centre de son regard. Ces hommes stupides
voient donc les objets aussi clairement que la guêpe. Il était inutile
de leur parler d'un gain à venir, gain que la recherche des ânes et
des buffles pouvait leur produire. Ils disaient que cette recherche
était une perte de temps, et que, les esclaves étant tout prêts, il
fallait s'en servir. Quant à la souffrance de ces malheureux, elle ne
pouvait attendrir des êtres qui n'ont pas de sentiments humains. À
toutes les réflexions généreuses que fit de Ruyter, ils opposèrent
cette étrange question:
--Est-ce la loi? Je ne puis pas la trouver: elle n'est pas dans mon
livre.
Tel est, en un mot, le résumé de leurs réponses aux avocats de
l'humanité. À chaque appel, ils restent aussi sourds que des
crocodiles, et pendant que vous leur parlez de charité chrétienne, ils
fouettent ou donnent l'ordre de fouetter le dos nu d'un pauvre esclave
succombant de fatigue sous le poids d'une trop lourde charge.
J'ai vu de ces malheureux nègres couverts d'ulcères, et dont les
plaies saignantes étaient déjà à moitié dévorées par des mouches et
par des vers. C'est alors que ces infortunés appellent de tous leurs
voeux celle que les riches craignent tant: la mort, la mort qui
devient leur seul refuge, leur seule espérance, est accueillie comme
une fée bienfaisante, et, après la suprême séparation de l'âme d'avec
le corps, ce corps, masse morte et corrompue, est jeté, sans cercueil,
dans la mer ou dans un fossé. J'ai vu le dos de ces pauvres martyrs
aussi couvert de noeuds qu'un pin, et la peau en était aussi dure et
aussi rocailleuse; de cette peau, semblable à de l'écorce d'arbre, le
sang tombait goutte à goutte comme de la gomme.
Pendant que des centaines de ces malheureux travaillaient tous les
jours dans les chantiers, à Port-Louis, sous un soleil brûlant, leurs
maîtres, abrités et protégés dans l'intérieur de leurs habitations, se
plaignaient de la chaleur en faisant de temps à autre des pas de
tortue pour donner un ordre.
La pitié et la douleur que je ressentis en voyant le déplorable état
dans lequel se trouvaient les esclaves à l'île Maurice, ne pouvaient
être comparées, dans l'énergie de leur sensation, qu'à l'ardent
souhait que je fis en suppliant le ciel d'envoyer sur la tête des
oppresseurs les plus terribles malédictions. Ces monstres seront un
jour anéantis, je l'espère, et s'ils doivent être immortels, que ce
soit dans l'éternité, mais dans une éternité de souffrance. En toute
justice, le mal qu'ils ont fait aux nègres doit leur être rendu, et je
défie l'invention la plus hardie des démons d'arriver à égaler la
cruauté de ces êtres sans âme.
Quoique ce barbare traitement des esclaves ne fût pas tout à fait
aussi rigoureux dans l'intérieur de l'île, je me hâtai, le coeur plein
de dégoût, de reconquérir, en terminant mes affaires le plus
promptement possible, le bonheur d'aller chercher quelques jours de
repos sur la colline déserte et boisée que de Ruyter m'avait indiquée
comme étant le lieu de sa résidence. Je savais que là, s'il y avait du
pouvoir, la douleur de l'oppression y était non-seulement adoucie,
mais encore à peine sensible.
De Ruyter rentra au grab le troisième jour de son départ, et, quoique
actif et énergique dans toutes ses entreprises, il fut étonné de
l'extrême promptitude que nous avions mise à opérer le débarquement.
Le vaisseau qui, avec sa carène chargée et toutes voiles déployées,
était entré dans le port quelques jours auparavant à demi submergé
sous le poids de sa cargaison, flottait maintenant sur l'eau aussi
légèrement qu'une mouette endormie. Ses voiles étaient détendues, ses
mâts et ses vergues baissés et démantelés, et le grab lui-même amarré
près du rivage.
De Ruyter apprit à Aston qu'il avait obtenu la permission de le garder
avec lui, ainsi que les quatre hommes de sa frégate, et que la parole
d'honneur du jeune lieutenant était la seule chaîne qui l'attachât au
grab.
Aston parut enchanté, et serra avec une reconnaissante affection la
main de de Ruyter.
À l'arrivée de notre commandant, je traitais avec Aston la grande
question des esclaves. De Ruyter prit la parole et nous dit:
--Il y a de cela deux jours, je me rendais vers la porte d'une église
(je ne vais jamais au delà), qui, ouverte pour la première fois à la
piété des fidèles, venait d'être consacrée. J'allais donc aux environs
de cette église pour y chercher un marchand d'esclaves avec lequel
j'avais une affaire à traiter. Cet homme, qui est un misérable fripon,
ajoute à ses vices naturels celui d'être faussement religieux et
d'affecter une grande exactitude dans l'accomplissement de ses devoirs
de chrétien; il pousse l'hypocrisie si loin, que, s'il restait sur le
globe en compagnie d'un seul homme dont les croyances différeraient de
celles qu'il a adoptées, il poignarderait ou brûlerait cet homme. Sa
foi est un fanatisme, un fanatisme aveugle, irréfléchi et intolérant.
Ne trouvant pas mon coquin, je m'approchai de la porte ouverte de
l'église. Un coup d'oeil dans l'intérieur me montra que les carreaux
blancs de la nef étaient obscurcis par une douzaine de prêtres noirs.
Une foule de monde venue pour voir la cérémonie encombrait l'église.
Rien ne m'intéressant, j'allais continuer mes recherches, car un
mélange d'encens, d'ail et de sueur formait une si horrible atmosphère
que, pour l'avoir respirée une seconde, j'avais déjà des nausées.
Au moment de mon départ, je fus presque coudoyé par un esclave
converti qui entrait dans l'église. Voyant à sa droite un bassin de
pierre rempli d'eau, le nègre crut que cette eau était mise là pour
servir aux ablutions; il y plongea vivement ses deux mains et lava
jusqu'aux coudes ses bras noirs et sales. Un dévot, qui s'aperçut de
cette action, frappa sur la tête du nègre penché avec une croix qu'il
tenait à la main. La croix de la rédemption servit à exécuter un
meurtre! Je frissonnai; je ne comprends pas ainsi la religion. Si
j'avais été Dieu, j'aurais foudroyé ce stupide enthousiaste. Le pauvre
nègre tomba baigné dans son sang, il n'eut même pas le temps d'exhaler
une plainte.
--Qu'a-t-on fait à ce misérable assassin? demanda Aston.
--Rien. La cérémonie ne fut pas interrompue, car un nègre n'est pas un
homme.
--C'est horrible! m'écriai-je; mais n'en parlons plus, de grâce, et
hâtons-nous d'aller établir nos quartiers sur la colline, loin des
oppresseurs et des esclaves.


LIV

De Ruyter laissa le rais à bord du grab en qualité de commandant, et
quand tous les préparatifs de notre départ furent terminés, nous nous
mîmes en route.
Le personnel de la caravane se composait de de Ruyter, d'Aston, de
Zéla, accompagnée de ses femmes et de quelques Arabes de sa tribu.
Notre voyage dans l'intérieur des terres se fit sur des mulets, des
petits chevaux et des ânes. Nous suivîmes le rivage de la mer, qui
était magnifiquement tessellé d'une grande variété de coquillages de
toutes les couleurs et de toutes les formes. Je marchais aux côtés de
Zéla, qui était gracieusement assise sur un petit cheval dont elle
dirigeait vaillamment la marche.
--Chère soeur, lui dis-je, regardez la sublime beauté de ce paysage,
voyez comme les nuages gris laissent à découvert le sommet des
collines, tandis que leurs bases sont encore cachées par la vapeur:
elles ressemblent à un groupe de magnifiques îles ou à une compagnie
de cygnes noirs nageant sur un lac calme et silencieux. Quelques-unes
sont couvertes d'arbres et de buissons jusqu'à la crête, tandis que
d'autres se montrent dépouillées et flétries par les feux volcaniques.
Le sang d'une race intrépide coulait dans les veines de Zéla. Elle
avait été élevée au milieu des périls de la guerre, et ne savait point
affecter des sentiments qu'elle n'éprouvait pas. Elle traversa les
ravins, marcha le long des précipices, passa à gué les ruisseaux et
les rivières, non-seulement sans nous arrêter par une représentation
de craintes imaginaires, de larmes forcées, de prières, de cris,
d'évanouissement; mais encore en ne faisant attention aux dangers
réels des passages que pour dire de sa voix douce et mélodieuse que
les endroits que nous traversions étaient charmants aux regards, ou
bien encore elle arrêtait sa monture sur les bords d'un précipice pour
cueillir quelque fleur rare ou arracher les ondoyantes branches du
plus gracieux des arbres indiens, l'impérial mimosa, dont la
délicatesse est aussi sensible que celle de l'amour vrai, car il fuit
le toucher des mains profanes.
--Mettez cette branche fleurie dans votre turban, me dit Zéla en me
tendant une de celles qu'elle venait de cueillir, car je suis sûre que
dans ces cavernes ou dans ces abîmes il y a des ogres qui nourrissent
leurs petits avec du sang humain, et ils aiment à leur donner les
hommes jeunes et beaux. Mettez donc la branche dans votre turban, mon
frère; je vous nomme ainsi parce que vous m'avez priée de ne point
vous appeler mon maître, et ne froncez jamais vos sourcils: je n'aime
pas l'expression que cet air sévère donne à votre physionomie, il nuit
à votre beauté; le sourire vous va bien, mais ne riez pas maintenant,
prenez ma branche, elle sera pour vous un préservatif contre les
charmes de la magie.
J'acceptai en souriant les fleurs du mimosa et je les plaçai dans mon
turban.
En traversant une plaine sablonneuse, Zéla tressaillit, et sans
arrêter son cheval, qui marchait lentement, elle sauta par terre et
courut comme une biche vers une colline de sable. N'ayant jamais été
le témoin d'une adresse et d'une légèreté semblables, Zéla eut le
temps de revenir avant que l'étonnement dans lequel j'étais plongé se
fût tout à fait dissipé.
--Un ogre vous a-t-il attirée par un mauvais regard? lui dis-je en
riant.
--Oh! non, s'écria-t-elle; regardez, vous qui aimez les fleurs,
dites-moi si vous en avez jamais vu une qui soit aussi radieusement
belle que celle-ci. Sentez-la, son odeur et sa beauté sont supérieures
à celles de la rose, qui perd parfum et fraîcheur par jalousie si elle
se trouve auprès de cette invincible rivale.
Je crus un instant que Zéla était ensorcelée par l'odieuse fleur dont
elle aspirait si joyeusement la prétendue suavité. Cette fleur était
une grande branche rouge, couverte de boutons bruns, de baies jaunes,
et exhalant l'horrible odeur du musc.
--En vérité, ma chère soeur, m'écriai-je, la rose aurait autant raison
d'être jalouse que vous de craindre le voisinage de la figure de
Kamalia, votre nourrice. Cette fleur ressemble à une ronce, et son
abominable odeur me rend malade.
Je fus sans doute poussé à accueillir la fleur de Zéla avec ces rudes
paroles par l'impatience et le chagrin que me firent éprouver les
caresses dont elle couvrit la branche appuyée sur ses lèvres.
Les yeux noirs de Zéla se dilatèrent; et pendant une seconde elle me
contempla avec un étonnement plein de tristesse, puis l'éclat de son
regard se ternit, et ses longues paupières se couvrirent d'une rosée
de perles; la branche aimée s'échappa des mains de la jeune fille, sa
figure pâlit, et le son de sa voix eut la navrante tristesse du
dernier adieu qu'elle fit à son père, lorsqu'elle murmura faiblement:
--Pardonnez-moi, étranger, je ne me souvenais plus que vous n'étiez
pas né dans la tribu de mes pères. Cet arbre, que j'aime, ressemble à
celui qui abritait la tente de ma famille; il nous protégeait contre
l'ardeur du soleil, quand nous dormions sous son ombre. Nos vierges
entrelacent ses fleurs en couronne pour parer leurs fronts, et si
elles meurent, on en couvre la pierre de leurs tombeaux. Pardonnez-moi
d'avoir cueilli ce souvenir du passé, je ne puis empêcher mon coeur de
préférer cette fleur à toutes les fleurs; mais puisque vous dites
qu'elle vous rend malade, eh bien!... je ne l'aimerai plus, je ne la
cueillerai plus!... Puis, ajouta la jeune fille d'une voix entrecoupée
par les sanglots, pourquoi parerais-je mes cheveux d'une couronne de
cette fleur, puisque j'appartiens à un étranger et que mon père est
mort?
Je n'ai pas besoin de dire que non-seulement je ramassai la fleur pour
la remettre entre les mains de Zéla, mais encore je lui fis comprendre
que mon ignorance était l'excuse de ma conduite. Après avoir calmé le
chagrin de la douce et sensible enfant, je courus sur la colline,
j'arrachai l'arbre garni de ses racines, et je dis à Zéla:
--Chère soeur, j'ai dédaigné cette fleur uniquement parce que vous
avez dit du mal de la rose, la plus belle parure de nos parterres,
mais en examinant de près cet arbuste chéri (et je regardai Zéla), je
me suis assuré que la rose peut en être jalouse aussi bien que mes
compatriotes pourraient l'être de vous. Je planterai cet arbre dans le
jardin de notre habitation.
--Vous êtes bon, mon frère, me dit Zéla. Eh bien, moi, je planterai un
rosier auprès de lui, et ces deux charmantes fleurs uniront leurs
parfums. Notre affection et nos soins pour ces chers arbustes les
feront grandir, prospérer et vivre ensemble, sans rivalité jalouse. On
doit aimer sans préférence exclusive tout ce qui est beau; moi, j'aime
tous les arbres, tous les fruits et toutes les fleurs.
Malgré ces paroles joyeuses et calmes, je voyais à travers les plis
vaporeux de la légère robe de Zéla son pauvre petit coeur aussi agité
qu'un oiseau mis en cage. Pour arracher ses pensées au sujet qui
l'avait attristée, je dis en lui serrant la main:
--Vous devez être fatiguée, chère Zéla; mais ne craignez rien, voici
le dernier ruisseau que nous avons à traverser, et nous serons bientôt
dans cette magnifique plaine.
--Oh! me répondit la jeune fille, Zéla n'a jamais craint que son père
quand il était en colère, car alors ceux qui osaient regarder les
éclairs qui déchirent la nue en feu ne pouvaient soutenir le regard
de leur chef. La voix de mon père était plus forte que le bruit du
tonnerre, et sa lance plus fatale que l'éclat de la foudre. Hier au
soir, en parlant à cet homme grand qui est si doux, je croyais que
vous alliez le tuer, et je voulais vous dire de ne pas le faire, parce
que j'avais lu dans ses yeux qu'il vous aime de tout son coeur; c'est
très-mal, mon frère, de se fâcher contre ceux qui nous aiment.
--Vous voulez parler d'Aston, ma chère Zéla, mais je n'étais nullement
en colère contre lui: je l'aime beaucoup, et nous sommes les meilleurs
amis du monde; la vivacité de mes paroles était puisée dans le sujet
de notre conversation, car nous parlions des horribles cruautés qui
sont exercées dans l'île Maurice sur les pauvres esclaves.
--Je voudrais bien connaître votre langue, mon frère, j'aimerais tant
à vous écouter! Si j'avais compris vos paroles, j'aurais passé une
nuit calme; car, ignorant le sujet de votre conversation, j'ai
beaucoup pleuré, j'avais tant de chagrin de vous croire fâché contre
une personne qui vous aime!
Je rassurai bien tendrement l'adorable jeune fille, et nous reprîmes
avec joie notre route. De Ruyter vint nous rejoindre, et nous nous
trouvâmes bientôt sur une plaine élevée nommée Vacois, au milieu de
l'île. Notre montée avait été très-difficile et très-rude. Devant
nous, au centre de la plaine que nous traversions, se trouve la
montagne pyramidale dont j'ai déjà parlé, et qu'on nomme le _piton du
Milieu_. Sur notre droite s'étendaient le port et la ville de
Saint-Louis. Vers le sud, nous découvrîmes de grandes et magnifiques
plaines, dont la riche végétation se mire dans une belle rivière; et
vers le nord, d'autres plaines se penchant vers la mer: elles
paraissaient les unes arides, les autres cultivées. On distinguait çà
et là des champs de cannes à sucre, d'indigo et de riz. Du sud à
l'est, le pays volcanique et montagneux est couvert de jungles et
d'anciennes forêts, mais le nord-est est presque une surface plane.
Dans la plaine où nous nous trouvions, il y a un grand nombre de mares
d'eau qui forment de jolis lacs, et à l'époque des grandes pluies, le
débordement de ces lacs rend la plaine marécageuse et la couvre de
cannes, de roseaux et d'herbes gigantesques.
Telle était la magnifique scène qui se déroulait sous nos yeux. Le
soleil, qui s'était levé à l'est au-dessus de la montagne, dispersa
les brouillards jaunes du matin et découvrit entièrement les beautés
mystérieuses de cette île, fraîche et radieuse comme une vierge
sortant du bain.
Nous mîmes pied à terre pour nous reposer sous l'ombrage d'un groupe
de bananiers qui semblaient s'être plu à dessiner un cercle enchanté
autour d'un chêne incliné vers le lac, dont l'eau, claire et limpide
comme un diamant, avait une incommensurable profondeur. Des poissons
rouges de la Chine jouaient sur la surface de l'eau, et les
mouches-dragons rouges, vertes, jaunes et bleues volaient en
bourdonnant autour de nous.
Interrompus dans leurs ablutions matinales, le chaste pigeon ramier et
la blanche colombe s'envolaient vers les bois; la perdrix grise
courait se cacher, les oiseaux aquatiques plongeaient dans l'eau,
tandis que les perroquets jaseurs caquetaient sur les arbres comme des
femmes mariées en mauvaise humeur. Pendant le bruissement harmonieux
de ses fuites, de ses gais ramages, le nonchalant babouin au ventre
rebondi mangeait avec la gloutonne voracité d'un moine: il était
inattentif à tout ce qui ne tendait pas à gorger de bananes son
insatiable panse.


LV

On nous avait dit à l'île Maurice que le lac auprès duquel nous nous
reposions possédait des crevettes aussi grosses que des homards, et
que des anguilles avaient quinze ou vingt pieds de longueur.
Les deux principales rivières de l'île prennent leur source dans cette
plaine; en marchant elles augmentent leur volume par le tribut que
leur payent une infinité de ruisseaux, jusqu'à ce qu'elles arrivent à
être fortes et puissantes. Coulant parallèlement pendant quelque
temps, elles finissent, en rivales bien apprises, à tenter de se
surpasser en largeur et en vélocité. Après cette lutte ambitieuse et
coquette, elles se séparent; l'une va forcément à droite, l'autre à
gauche, arrosent leurs districts respectifs, et finissent par payer à
leur tour un tribut au puissant océan.
Après avoir rassasié nos sens de la vue des incomparables beautés de
cette riche nature, nous fûmes obligés de penser à des choses moins
poétiques et moins délicates, car nos estomacs demandaient à grands
cris d'être promptement restaurés. Nos gens placèrent devant nous les
mets favoris des marins, c'est-à-dire du poisson, des fruits, des
légumes, nourriture simple et sans apprêt, dont nous savourâmes les
délices avec un zèle vraiment sacerdotal.
Vers la fin de ce frugal déjeuner, nous retombâmes insensiblement dans
la contemplation des sublimes merveilles que renfermait cette île. La
tiède chaleur du soleil levant faisait monter vers nous le parfum des
citrons, des oranges, des framboises, celui encore plus doux des
mangoustans sauvages et des fraises. Ces enivrantes odeurs se mêlaient
à celles des herbes et des arbrisseaux aromatiques dont la vallée
envoyait l'encens confondu avec la rosée du matin. L'air pur et frais
des premières heures du jour, en se pénétrant de toutes ces émanations
embaumées, remplissait nos coeurs et nos sens d'un indéfinissable
bien-être. Mes membres étaient si légers, si souples, si élastiques,
qu'il ne m'eût pas semblé impossible de devancer à la course les cerfs
en émoi que nous apercevions traversant les clairières pour se
précipiter dans la profondeur des couverts.
Le plaisir que je ressentais se communiqua à Zéla; elle effeuillait
des fleurs en nous montrant, sous ses beaux sourires, l'émail de ses
dents de perle.
Nous mangions pour la première fois ensemble le pain et le sel, et
quand je lui en fis l'observation, elle me dit gaiement:
--Il faut aujourd'hui, mon frère, que nous soyons bons amis, et si
vous tenez à suivre les coutumes de notre pays, vous ne devez plus
froncer les sourcils en me regardant, parce que je suis votre hôte
jusqu'à ce que le soleil se couche et se lève de nouveau.
En nous promenant ensemble, j'aidai Zéla à cueillir des fleurs, et je
l'interrogeai sur leur classification, non sur celle que leur assigne
la botanique, mais les poëtes orientaux qui ont chanté l'amour.
De Ruyter interrompit notre douce causerie en nous criant qu'il
fallait nous mettre en route.
Après avoir laissé le lac à notre droite, traversé la base du _piton
du Milieu_, sur un terrain volcanique et réduit en poudre, nous nous
dirigeâmes vers le sud et nous nous trouvâmes bientôt dans des plaines
entourées de montagnes.
Ces plaines vertes, bordées de bois sombres, se trouvaient coupées par
des marais remplis de vétyver, de fougère, de mauve, de bambous
ondoyants et de tabac sauvage. Nous aperçûmes encore des plantations
de manioc, de maïs, de patates, de cotonniers, de cannes à sucre, de
café et de clous de girofle. Après avoir traversé ces vastes champs,
nous franchîmes des canaux, dont l'eau claire et limpide coulait sans
bruit, réfléchissant dans son onde cristalline des chênes nains, des
oliviers d'un vert sombre, près desquels fleurissait le figuier au
fruit rouge comme une fraise. Plus loin le majestueux palmier, isolé
de tout entourage, élevait vers le ciel sa tête couronnée d'un unique
fruit, et quand ce roi de la végétation perd son diadème, semblable
aux monarques de la terre, il cesse de vivre en cessant de régner.
Nous pénétrâmes bientôt dans les sauvages forêts où poussent l'arbre
de bois de fer, le chêne, le cannellier noir, le pommier, l'acacia, le
tamarin et la muscade. Le chemin que nous suivions était couvert comme
une charmille par des vignes vierges, du jasmin et une multitude
infinie de plantes rampantes d'un rouge brillant. Ces plantes avaient
si épaissement entrelacé leurs vivants cordages, que ni le soleil ni
la tempête ne pouvaient les pénétrer. Si, par hasard, un rayon égaré
trouvait un passage au travers de cet épais treillis, il ne lui était
possible d'étendre sa lumineuse clarté que sur une touffe de violette
ou de fraisier. La bienfaisante chaleur de ce doux rayon réchauffait
le fruit et la fleur, qui grandissaient avec force, en regardant d'un
air de commisération les pâles et frêles enfants de l'obscurité.
Les songes les plus poétiques des rêveurs ne pourront jamais inventer
de plus radieuses, de plus admirables merveilles que celles que nous
présentait cette nature sauvage et si réellement idéale. Ces
retraites, ombragées par de grands arbres verts, ces gazons émaillés
de fleurs suaves, me semblaient la demeure d'un peuple de génies, et
je considérais notre passage comme une odieuse profanation de leurs
droits divins.
Pour la première fois de ma vie, les belles voix d'Aston et de de
Ruyter me parurent discordantes, leurs formes si magnifiquement
dessinées, leurs fronts fiers, mais hâlés, ne me paraissaient
nullement en harmonie avec le lieu dans lequel nous nous trouvions.
--Ils sont fort déplacés ici, pensais-je en moi-même, le véritable
encadrement qui puisse faire ressortir leurs martiales figures est le
pont d'un vaisseau armé en guerre.
J'avais beau chercher à les assimiler à l'entourage de féerie
qu'embrassait ma vue, il m'était impossible de les grouper, ni par la
pensée, ni par les yeux, d'une façon assez avantageuse pour les faire
contribuer à la splendeur de la scène. Le regard le plus bienveillant,
le plus favorablement disposé, ne pouvait les prendre que pour des
démons, des jungles _admee_ (hommes sauvages), des orangs-outangs ou
des centaures.
La vieille nourrice Kamalia, suivie de deux esclaves noirs, marchait
derrière nous, et je fus si certain, dans la fièvre de mon
imagination, qu'elle était ou une sibylle ou une sorcière accompagnée
de deux démons prêts à exécuter les plus horribles enchantements, que
je commençai à maudire l'obscurité de la forêt en désirant de revoir
le soleil. Zéla arrêta tout à coup son cheval, et la sorcière noire,
toujours suivie de près par les deux démons, s'approcha de la jeune
fille.
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