Un Cadet de Famille, v. 2/3 - 11

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Je passai la journée dans les spasmes de l'agonie; j'avais
horriblement faim, et je me sentais aussi malade que désespéré.
J'atteignis le soir sans découvrir aucune terre, et je perdis de vue
celles qui étaient derrière moi. Ces alternatives d'espoir et de
mécomptes accablèrent mon esprit, et j'accusai le ciel de m'avoir
abandonné sans commisération à mon inexpérience et à ma faiblesse. La
nuit était aussi claire que le jour; mais cette clarté, propice si
j'avais eu une boussole pour guide, ne m'était d'aucun secours.
Triste, fiévreux et maussade, je tenais d'une main faible le
gouvernail, lorsqu'un bruit indistinct me fit tressaillir; quelque
chose venait de franchir les bords de mon bateau; je me traînai vers
cet objet inconnu, et une joie bien naturelle remplit mon coeur,
lorsque je découvris un poisson aux écailles argentées et pesant près
d'une livre. Mais ma joie fut de courte durée, car je n'avais ni feu
pour faire cuire mon imprudent visiteur, ni couteau pour lui enlever
son épaisse écaille. J'étais entièrement dépourvu de tout.
Je rejetai le poisson au fond du bateau, et je repris avec désespoir
mon poste au gouvernail.
Quelques minutes après, je fus encore arraché à mes sombres réflexions
par la vue de quelque chose de noir qui flottait à la surface de
l'eau.
Je manoeuvrai du côté de cet objet, et je saisis une tortue. Ces deux
enfants de la mer, envoyés par cette divine protectrice des malheureux
que nous nommons la Providence, en m'ôtant la crainte de mourir de
faim, tranquillisèrent mon esprit. Je remerciai le ciel, et après
avoir attaché le gouvernail, je m'endormis presque calme.
Malheureusement je fus éveillé par le froid de l'eau qui se
précipitait sur moi par-dessus le plat-bord du bateau, penché de côté
et tout près de couler à fond. Je sautai sur la voile, dont je défis
lestement les noeuds, et, quoique pleine d'eau, la barque se releva.
J'employai tout mon courage et toutes mes forces à vider avec ma
casquette ce dangereux réservoir d'eau, et quand j'eus achevé cette
pénible besogne, le vent souffla avec violence, la mer s'agita et la
lourdeur de l'air me fit pressentir un orage. Je remis la voile à sa
place, et le bateau glissa sur la mer avec une rapidité si grande,
qu'elle me donna la certitude de pouvoir approcher de la terre avant
le lever du soleil.
Les tiraillements d'estomac dont je souffrais depuis quarante-huit
heures devinrent si violents, que j'y cherchai un remède dans la
repoussante nourriture de mon poisson cru. Je mordis donc sa queue,
et, grâce à ma faim, la goût du poisson m'en parut si délicieux que,
tout surpris de la rafraîchissante saveur de sa chair rosée, je me
demandai comment il était possible qu'on eût adopté la maladroite
coutume de faire cuire le poisson. Malgré le vif plaisir que je
ressentais en dégustant mon frugal repas, j'eus assez de prudence et
d'empire sur moi-même pour en réserver une partie; mais celle que
j'avais mangée, au lieu de satisfaire mon appétit, en augmenta
l'importunité, et mes souffrances redoublèrent.
Mes regards avides cherchèrent la tortue. Je la vis se débattre
convulsivement au fond du bateau, et comme elle avait été sur le point
de fuir quand l'eau avait inondé mon frêle esquif, je l'attachai par
ses nageoires, et je passai le reste de la nuit à me demander par
quels moyens il me serait possible d'arriver à sa chair.
--Quelle imprévoyance, me disais-je en contemplant avec désespoir la
forte carapace du crustacé, quelle imprévoyance de m'être hasardé seul
sur l'immensité de l'Océan sans couteau, sans vivres et sans boussole!
Car il me semblait que la possession de ces trois choses m'aurait
facilité et même rendu agréable une navigation de dix ans tout autour
du globe.»


LXXVI

«Dès que les premières lueurs du jour eurent fait disparaître les
étoiles qui diamantaient le ciel, je cherchai d'un regard inquiet à
découvrir la terre. Mais je ne vis rien, et je tombai anéanti dans la
morne stupeur d'un profond désespoir. La mer était si houleuse, que
ses vagues agitées remplissaient à chaque instant mon pauvre bateau,
et j'étais dans l'obligation, malgré mon excessive faiblesse, de vider
l'eau goutte à goutte, car ma casquette n'offrait pas, pour cette
opération, une ressource bien grande.
Je me sentais mourir, et de minute en minute mon désespoir prenait une
nouvelle énergie, énergie sombre, et qui me disait de hâter sans
hésitation l'heure dernière de ma misérable vie.
Je ne saurais vous dépeindre, monsieur, le profond découragement qui
s'empara de moi lorsque je m'aperçus que, pendant l'obscurité de la
nuit, j'avais rasé le rivage de plusieurs îles, et que je n'avais plus
devant moi que l'immensité de la mer, mer isolée, sublime de grandeur,
mais sans horizon.
Je fis de vains efforts pour virer afin de regagner les îles que je
laissais derrière moi, mais la violence du vent et l'agitation de la
mer entravèrent si complétement le succès de mes tentatives, que je
fus obligé de mettre le bateau sous vent afin de ne pas couler à fond.
Quelques heures s'écoulèrent ainsi, car je me pliais forcément aux
variations de la brise. Rendu presque fou par la douleur, je faisais
de vains efforts pour maintenir mes regards sur les brumes de
l'horizon, espérant y voir poindre l'unique espérance qui me retenait
à la vie, un morceau de terre pour diriger vers elle ma fiévreuse
course. Mais la faim dévorante qui rongeait mon estomac attirait
involontairement toute mon attention sur la tortue.
J'essayais vainement de porter mes pensées loin d'elle, mes yeux s'y
trouvaient si invinciblement attachés, que je fus forcé de comprendre
qu'il eût été presque aussi logique de secouer une boussole que d'en
éloigner mon attention. Comme l'aiguille magnétique, ma prunelle se
tournait toujours vers le même point.
Après avoir longuement réfléchi sur les moyens à employer pour enlever
la carapace du crustacé, je lui détachai les pattes et je l'apportai à
l'avant du bateau.
Quand j'eus bien examiné les lignes confuses et coloriées peintes sur
son dos, examen presque aussi attentif que celui auquel on se livre
sur une carte maritime la veille d'un grand voyage sur mer, je compris
avec désespoir qu'il me serait impossible de briser, avec le seul
secours de mes faibles mains, ce granit d'écaille.
Je n'avais de ma vie vu une chose aussi bien claquemurée, à
l'exception toutefois de la caisse en fer du bureau de mon père, et il
me semblait que le fer seul avait la puissance de se rendre maître de
l'une ou de l'autre.
Malgré l'inutilité de mes observations, je ne renonçai pas à la
conquête de ce pauvre mais bien nécessaire repas. En conséquence, je
mis tous mes soins à chercher dans le bateau la possibilité
d'extraire, sans danger de destruction, un fort clou, une pointe ou un
morceau de fer qui pût remplir l'office de couteau; malheureusement
mes recherches furent inutiles et je ne découvris absolument rien.
Les extrémités du corps de la tortue étaient bien en mon pouvoir,
mais ces extrémités se trouvaient sous la dure protection de sa tête
calleuse et de ses nageoires, dont la peau était plus coriace que la
semelle de mon soulier. Sans nul doute, un pressentiment secret
avertissait la tortue du mal que je voulais lui faire, car elle ne se
hasardait pas à sortir sa tête en dehors de la carapace.
La colère de l'insuccès faisait bouillir mon sang, et, dans le
transport d'une irritation bien excusable chez un malheureux affamé,
je frappai la tortue contre le plat-bord du bateau, dans l'espoir,
sinon de la briser en mille pièces, du moins de fendre ou d'écailler
sa dure carapace; mais je crois vraiment que j'aurais plutôt fracassé
ma barque qu'entamé, même légèrement, cette espèce de pierre. Après
une lutte acharnée, lutte de violence, d'adresse et de ruse, je
parvins à saisir la tête de la tortue, je l'attachai fortement avec
une corde, et à l'aide de ce dernier moyen je la tuai.»
--Je ne m'explique pas de quelle manière, dis-je au capitaine.
«En rongeant la peau de sa gorge, malgré la défense vigoureuse qu'elle
m'opposa, car je fus presque aveuglé par ses nageoires. Quand la
tortue se trouva sans vie, j'enfonçai mes doigts dans sa poitrine et
j'arrachai ses nageoires; mais mon empressement ou mon ignorance me
fit répandre le fiel, car, malgré les soins que j'avais de laver les
chairs, le goût m'en parut très-amer. Le corps de la tortue était
rempli de petits oeufs d'une excessive délicatesse, et l'absorption de
ces oeufs calma tout à fait mes douleurs d'estomac.
Une fois bien rassasié, je mis toute mon attention à la découverte de
la terre, et bientôt un cri de joie s'échappa de mes lèvres: elle se
montrait à ma gauche.»
En me faisant le récit de l'égorgement de la tortue, les gestes et les
regards du capitaine étaient devenus si féroces et si véhéments que je
poussai devant lui les restes du jambon qui se trouvaient encore sur
la table, et, par excès de prudence, je tins ma gorge à une distance
respectable de ses mains, dont les lignes noires et tatouées
ressemblaient à des griffes de vautour.
«--À la vue de la terre, reprit le capitaine, mes défaillantes
espérances se relevèrent radieuses; mais la brise augmenta, et, dans
la crainte terrible de voir éclater en orage les sombres nues qui
couraient dans le ciel, je mis toutes mes forces à diriger ma barque
vers l'île qui se montrait devant mes yeux. Malgré la rapidité de ma
barque, qui volait sur l'eau en m'inondant de l'écume des vagues, je
croyais, dans la fièvre de mon impatience, que je flottais sur l'eau
avec autant de lenteur et de nonchalance qu'une bûche de bois mort. Le
soleil était couché quand je me trouvai assez près de la terre pour
distinguer le ressac qui se jetait sur les rochers. Mon ardent désir
de gagner la terre me fit commettre l'imprudence de laisser marcher
mon bateau sans le diriger le long du rivage, ainsi que j'aurais dû le
faire, afin de chercher une descente ou une berge, et d'éviter, par
cette précaution, les rochers ou les bancs de sable.
Je continuai donc étourdiment ma course, et j'atteignis un endroit où
le ressac était d'une prodigieuse hauteur. Tout d'un coup je me
trouvai encaissé entre des rochers au-dessus desquels les vagues se
précipitaient avec violence et sans trêve. Dans mon empressement à
fuir les dangers de la mer, je me jetai entre des rochers où je
pouvais trouver une mort plus douloureuse encore.
Les mouettes volaient au-dessus de moi en jetant de hauts cris, et ma
petite barque, presque ensevelie dans l'écume, était jetée, tournée de
tous les côtés, et si pleine d'eau, que je ne savais plus si j'étais
dans le bateau ou dans la mer.
Bientôt ma barque fut emportée par une haute lame contre un des
rochers; je me vis perdu, mais la lame ne se brisa pas, elle rebondit
en arrière en me ballottant comme un jouet. Le cri des mouettes, le
bruit des vents, le sonore murmure des vagues, faisaient entendre un
si étourdissant concert, que ma tête vacillait, étourdie, sur mes
épaules inondées par l'écume des vagues. L'espace qui me séparait du
rivage était aussi blanc et aussi écumeux que du lait en ébullition.
Ce rivage était proche, et je n'avais cependant aucun espoir de
l'atteindre. Tout d'un coup, une lame furieuse balaya devant elle mon
frêle esquif.
Nageur intrépide, je me dirigeai rapidement vers la terre, mais les
vagues me prirent, et je me trouvai porté par elles si près des
rochers, qu'il m'eût été facile de les toucher avec les mains. De là,
je fus emporté plus loin; comme les démons du mal, ces lames furieuses
semblaient se jouer de mes suprêmes efforts. Enfin, épuisé de fatigue,
ensanglanté par les blessures que j'avais reçues en me heurtant
contre les rochers, je sentis que je coulais à fond.
Je dois vous dire, monsieur, que la mort par la submersion n'est point
aussi douloureuse qu'on veut bien le dire; il faut peut-être attribuer
mes paroles et le sentiment qui me remplit alors le coeur plutôt de
joie que de tristesse à l'ennui mortel qui m'accablait depuis quelques
jours, à la désolante perspective d'une vie d'abandon et
d'insupportable misère. Toujours est-il qu'une ineffable sensation de
bien-être inonda mon corps quand l'eau l'enveloppa comme un linceul
mortuaire. Je me souviens cependant que je me débattis mécaniquement
ou convulsivement; que je recommandai mon âme à Dieu, puis que
j'éprouvai une sensation d'angoisse comme si mon coeur eut éclaté dans
ma poitrine; puis, enfin, je perdis entièrement connaissance.»


LXXVII

L'étranger suspendit pendant quelques instants le cours de sa
narration, puis, lorsqu'il eut achevé d'utiliser ce laps de temps en
vidant le contenu de son verre et en remplissant le bassin de sa pipe,
il me dit d'un air moitié grave, moitié souriant:
«--Je n'étais pas mort, monsieur, mais je n'avais ni plus de force ni
plus de connaissance qu'un cadavre. Combien de temps suis-je resté
dans la mer, ballotté à droite et à gauche par les vagues
bondissantes, je l'ignore.
La première sensation que je ressentis, et dont je me rappelle
très-faiblement la douleur, car elle prend dans mon esprit la forme
d'un rêve, fut une suffocation. Il me semblait--car j'étais incapable
de me rendre compte de ce qui se passait en moi et autour de
moi--qu'on essayait malgré ma résistance, résistance morale et partant
imaginaire, qu'on essayait, dis-je, de comprimer les élans de mes
derniers efforts, et cela en enveloppant toute ma personne dans
l'avalanche des eaux torrentielles qui tombaient des rochers. Le froid
glacial de l'eau, le bruit sonore par lequel elle étouffait mes cris,
me jetaient dans le désespoir d'une impuissance complète.
Quand je repris un peu la connaissance des choses, j'aperçus autour de
moi des personnages aux physionomies bizarres, à l'accoutrement plus
bizarre encore. Plus surpris qu'effrayé, je les contemplai un instant;
mais la faiblesse de mon corps dompta cette curiosité, et je refermai
machinalement les yeux. Je souffrais, j'étais étourdi, malade et tout
tremblant de froid. Les gens qui m'entouraient m'accablaient de
pressantes questions, à en juger par la volubilité des paroles et par
l'intérêt qu'exprimait la voix; mais le langage qui traduisait leurs
sentiments m'était parfaitement inconnu. J'augurais bien de mes
sauveurs, car les soins les plus attentifs m'étaient prodigués pour
me rappeler à la vie.
Je m'oublie, monsieur, en arrêtant mon récit et votre attention si
bienveillante sur ces infimes détails, et qui n'avancent point la
narration de mon histoire, puisqu'ils ne font que vous révéler les
impressions d'un homme qui, par un miracle providentiel, a eu le
bonheur d'échapper aux tourments d'une misérable mort.
En ouvrant les yeux pour la seconde fois, je me vis couché sur des
nattes et couvert d'étoffes de coton. Trois femmes presque nues,--mon
premier regard les avaient vues habillées, et les bonnes créatures
s'étaient dépouillées de leurs vêtements pour m'en couvrir,--me
considéraient avec l'anxieuse attention de l'espoir.
La figure, le cou et les bras de ces femmes étaient couverts de lignes
noires, et des anneaux d'or, des cercles du même métal entouraient
leurs poignets ainsi que le bas de leurs jambes.
Jeunes et presque blanches, ces femmes eussent été très-belles, si le
tatouage étrange qui rayait leur peau n'en eût pas voilé l'éclat et la
fraîcheur.
Après avoir essayé de me soulever, j'adressai à mon tour quelques
questions aux jeunes sauvages; le son de ma voix et le langage qu'elle
exprimait leur firent jeter des cris de surprise ou d'effroi.
La parole étant inutile entre nous, j'eus recours aux signes, et leur
fis comprendre, non sans peine, que je mourais de faim.
Toutes les trois coururent à la recherche d'un aliment réparateur, et
bientôt leurs mains mignonnes mirent entre les miennes une abondante
moisson de fruits et de racines. Je dévorais tout, et les pauvres
filles ouvrirent de grands yeux effrayés en considérant la voracité
avec laquelle je faisais disparaître le frugal repas.
Quand la faim qui me dévorait les entrailles fut entièrement
satisfaite, je songeai non à découvrir par quels moyens j'avais
échappé à la mort, chose impossible par l'interrogation, mais à savoir
dans quel endroit je me trouvais.
La natte qui me servait de lit était posée sur le bord d'une petite
rivière calme et transparente; mais, à côté du calme enchanteur de
cette eau limpide, se faisait entendre le bruit du ressac, et ce bruit
sinistre me fit vivement tressaillir. Je ne pouvais voir cependant
l'endroit où il se produisait, car de hauts rochers se trouvaient
placés entre la mer et moi.
J'appris plus tard de quelle manière j'avais échappé à la fureur des
vagues. Un fort tournant m'avait emporté dans ses innombrables détours
jusqu'à l'embouchure de cette petite rivière, qui, aussi calme qu'un
lac et protégée contre les vents par un rempart de rochers, n'était
pas visible sur la mer, quoiqu'elle y versât ses eaux, dont elle
prenait la source dans des jungles.
Trois jeunes filles qui traversaient cette rivière en canot, pour y
faire une pêche de poissons, avaient aperçu mon corps à la surface de
l'eau.
Courageuses et bonnes, les pauvres enfants, quoique effrayées et
surprises, avaient réuni toutes leurs forces pour me traîner jusqu'au
rivage.
Pendant quelques heures les pêcheuses m'avaient cru mort; néanmoins,
après avoir allumé du feu, elles m'avaient frictionné et enfin rendu à
la vie.
Maintenant, monsieur, je vais vous parler du lendemain de ce mémorable
jour, car toute la nuit je restai sans force, couché sur ma natte, et
attentivement veillé par mes jeunes protectrices.
Le lendemain donc, assez fort pour me lever, je pus m'établir dans le
canot. J'avoue qu'une vive répugnance me fit reculer de quelques pas
lorsque mes compagnes me montrèrent la rivière. J'obéis cependant à
leurs désirs, et, comme je l'ai déjà dit, je m'établis au fond de la
petite barque.
Quand nous eûmes quitté le lac formé par la rivière et entouré de
rochers, de cocotiers et de mousse jaune, nous suivîmes le cours de
l'eau en remontant vers la source.
Cette rivière, semblable à un miroir limpide, glissait entre deux
rives si épaissement fournies de bambous et d'arbres fruitiers, que
par moments l'enchevêtrement des branches formait sur nos têtes un
dôme impénétrable même pour les rayons du soleil. Sur quelques-uns de
ces arbres, si luxurieusement développés, pendaient en grappes et
comme des fruits animés de petits singes noirs pas plus gros qu'une
pomme.
L'odeur aromatique des arbres et des fleurs, les bienveillants et doux
regards des jeunes filles qui m'accompagnaient, furent de si puissants
remèdes, que les dernières traces de mon mal s'effacèrent
non-seulement de mon corps, mais encore de mon souvenir. La rivière
faisait, de droite à gauche et de gauche à droite, une infinité de
détours, et par moments elle devenait tellement étroite, que deux
barques de front eussent été incapables de marcher.
Dans plusieurs endroits, l'eau avait franchi le rivage, s'y était
divisée en petits cours d'eau, et cet arrosement naturel se révélait
au regard par la fraîcheur des arbres, au feuillage d'un vert
d'émeraude, et par la croissance extraordinaire de la végétation.
Après deux heures de promenade, car la lenteur de notre marche
ressemblait fort peu à un voyage, nous atteignîmes un large filet
d'eau. Mes compagnes dirigèrent leur barque dans ce ruisseau, presque
aussi profond que la rivière, et m'engagèrent à débarquer. J'obéis
avec empressement; mais la végétation était si épaisse, l'herbe qui
couvrait la terre paraissait tellement vierge de tout contact, que je
n'y pus découvrir aucun sentier.
Mon embarras fit rire mes protectrices, et d'un signe elles
m'invitèrent à les suivre.
Après avoir suivi pendant quelques minutes la partie la moins profonde
du ruisseau, nous arrivâmes à un sentier qui en côtoyait les bords.
Au bout de ce sentier, et au milieu d'un bouquet de grands arbres tout
à fait débarrassés de taillis, je vis une multitude de petites huttes
construites en bois et couvertes en feuilles. Trois de ces huttes
étaient réunies dans un même espace et semblaient appartenir à un seul
propriétaire.
Ce fut vers ce groupe que mes conductrices me conduisirent. Quand
elles m'eurent fait entrer dans la plus grande de ces cabines,
entourées d'une haie de poiriers épineux, elles frappèrent leurs mains
l'une contre l'autre.
À cet appel répondit une apparition de vieilles femmes, de jeunes
filles et d'enfants demi-nus; tout ce monde fit entendre des cris de
joie, des acclamations de surprise, questionna mes amies, m'examina
curieusement, et finit enfin par toucher mes cheveux, mes mains, mes
pieds, en demandant le récit de mon histoire. Averties par la rumeur,
les matrones du village accoururent avec un empressement qui donnait à
leur marche pesante une sorte de légèreté; elles m'entourèrent et me
considérèrent en jetant des cris de ravissement.
La curiosité bien satisfaite me laissa enfin un peu de liberté, et mes
hôtesses profitèrent de ce repos pour placer devant moi des viandes
rôties, des fruits, du maïs et du riz.
Une chose qui m'étonna singulièrement le jour de mon installation au
milieu de cette peuplade fut l'absence des hommes. Je n'en vis pas un
seul, à l'exception de trois ou quatre vieillards.
--La nuit s'avance, me dit tout à coup le capitaine; j'abuse de votre
bonté, monsieur, et je dois autant que possible abréger le récit d'une
vie qui me paraît avoir eu hier son premier jour, tant elle est vide
d'accidents.--Je trouvai donc un asile dans le domaine des êtres les
plus bienveillants et les plus naïfs du monde, et j'appris plus tard
que j'étais arrivé dans le pays quelques jours après le départ du roi
et de ses sujets, qui faisaient ensemble une grande chasse autour de
l'île. Ces chasses avaient lieu deux fois par an.
Les jeunes femmes à la bonté desquelles je devais la vie étaient les
filles du roi.
À la nuit tombante, je fis comprendre à mes hôtesses que je désirais
dormir. La jeune fille à laquelle j'adressai la demande d'un lit de
repos disposa promptement dans un coin de la hutte un tapis de roseaux
et de nattes, causa pendant quelques minutes avec ses soeurs, et,
lorsqu'elles m'eurent conduit toutes les trois vers ma couche, je fus
tout surpris de voir que l'aînée venait prendre place auprès de moi.»
--Ah! ah! m'écriai-je en riant; mais mon intempestive gaieté ne plut
pas au Zaoo anglais, car il dit d'un ton froid:
--Monsieur, mon hôtesse accomplissait la loi de ses pères: la fille
aînée d'une maison partage, si elle n'est pas mariée, la couche de
l'étranger recueilli.
--Continuez, mon cher capitaine, je trouve cette habitude charmante,
et mon hilarité n'exprime que ma joie; en vérité, je désire de tout
mon coeur que cette admirable coutume devienne universelle.
«--Le lendemain, reprit le narrateur, cette jeune fille fut déclarée
ma femme.»
--Diable! pensai-je, c'est autre chose, et je pris un air grave.
«--Quand le roi reparut dans ses domaines, accompagné de sa suite, il
fut joyeusement surpris, et me traita en fils bien-aimé.
Je m'habituai peu à peu aux moeurs douces et naïves de ce peuple
primitif. J'appris à parler la langue qui lui était familière, et je
fus, en peu de temps, aussi aimé et aussi respecté que le roi
lui-même.
Porté par mes goûts, dès ma plus tendre enfance, vers tout ce qui a
rapport à la construction des navires, il me fut très-agréable
d'utiliser mon savoir en le mettant au service du chef de ce petit
État.
Le bon vieillard conçut alors pour moi une amitié si tendre, une
reconnaissance si profonde, qu'à la prière de ses deux filles, mes
belles-soeurs, il consentit à me les donner pour femmes. À ce don il
ajouta une hutte spacieuse, dans laquelle je pus m'établir avec ma
nouvelle famille; mais le roi supportait mal cette apparente
séparation, et m'appelait auprès de lui à chaque heure du jour.
Comme vous le voyez, monsieur, j'ai perdu tout vestige de
civilisation, ou, pour mieux dire, je suis véritablement un natif de
l'île.»
--Vous oubliez de me dire, capitaine, pour quel port vous êtes
destiné.
--Votre remarque est fort juste, monsieur, et je ne connais aucune
raison qui puisse m'empêcher de vous le dire. Depuis deux ou trois
ans, plusieurs vaisseaux appartenant aux Espagnols et aux Hollandais
ont touché à notre île, et, non contents de ravager, de piller nos
côtes, ils ont saisi, pour en faire des esclaves, plusieurs peuples
sans défense.
Ces vaisseaux sont venus des îles Philippines. Je vais donc, monsieur,
solliciter l'assistance du gouvernement anglais, acheter des armes et
des munitions pour soutenir l'assaut s'ils reviennent.
--Mon cher capitaine, l'achat des armes et des munitions est
très-utile, mais la pensée et le fait d'adresser à la Compagnie une
pétition pour lui demander un secours personnel sont choses absurdes
et infaisables. Qu'avez-vous fait pour intéresser la Compagnie au sort
de ces peuplades? ou plutôt que pouvez-vous lui donner? L'intérêt seul
guide ses démarches, et, dans celui de l'humanité, elle ne fera
absolument rien.
--Je puis enrichir la Compagnie, monsieur; je connais un banc de
perles d'une incommensurable valeur, et nulle personne au monde,
excepté moi, ne sait dans quel coin de la mer gît ce trésor.
--Taisez-vous! m'écriai-je en posant ma main sur les lèvres du
capitaine, ne parlez de ce secret à personne, si vous ne voulez pas
perdre votre île, et la perdre à tout jamais. Écoutez le bon conseil
d'un ami, d'un frère, d'un compatriote. Ramassez vos perles en
cachette, échangez-les pour des armes, ou, si ce mode de commerce ne
vous sourit pas, laissez ces grains précieux où ils se trouvent.
Je ne sais si le brave Anglais a gardé le silence, mais je sais bien
que je n'ai pas trahi son admirable confiance.
--Cependant, reprit le capitaine, il faut que j'aille à Calcutta; j'ai
l'espoir d'y apprendre quelques nouvelles de ma famille, et je désire
l'informer de mon sort, et lui faire savoir qu'en tout point il est
parfaitement heureux. Je ne rentrerai jamais en Europe, non-seulement
parce que j'ai des femmes et des enfants, mais parce que je suis si
aimé de ce pauvre peuple, que mon départ serait le témoignage de la
plus odieuse ingratitude; outre cela, il est impossible que je
reparaisse dans ma patrie tatoué comme un sauvage, et tout à fait
sauvage par mes goûts, mes moeurs, mes habitudes.
Ces signes, qui vous paraissent si étranges, monsieur, servent ici à
me faire respecter, car ils montrent que je suis fils de roi. À
Londres, ils seraient la risée du peuple, le bonheur des gamins, et je
serais suivi et pourchassé, dans ma ville natale, comme une bête fauve
échappée de sa cage.


LXXVIII

--Mais, au nom du vieux Neptune! mon cher capitaine, dites-moi, de
grâce, où vous avez trouvé cet antique vaisseau; ou bien encore,
est-ce le banc d'huîtres remplies de perles que vous avez mis à flot?
--Je vais vous le dire, monsieur. Il y a dix-huit mois, je fis un
voyage autour de la partie de l'île au sud-est, et ce fut pendant ce
voyage que je trouvai ce vaisseau sans mâts, poussé vers la terre par
la seule force du vent. Je l'approchai, et, ne voyant personne sur le
pont, j'en franchis les bords.
En ouvrant les écoutilles pour descendre dans l'intérieur du vaisseau,
je sentis l'horrible exhalaison qui se répand hors des corps
putréfiés, et nous en trouvâmes un grand nombre jetés pêle-mêle les
uns sur les autres, et dans un désordre difficile à décrire. Quelques
vestiges de vêtements en lambeaux, de coiffures à demi pourries, nous
firent supposer que les corps étaient ceux d'un équipage arabe ou
lascar, et peut-être un mélange de ces deux nations. Un énorme chat et
quelques rats d'eau d'une monstrueuse grosseur déchiraient et
mangeaient les corps, dont l'odeur était renversante.
Mes gens me dirent,--et je crus en leurs paroles,--que ce bâtiment
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