Un Cadet de Famille, v. 2/3 - 09

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irrégulier et étroit dans lequel je m'étais engagé, et je m'éloignai
du bazar.
En traversant une place éclairée qui attenait aux boutiques, je fus
étonné de passer inaperçu; j'avais craint des poursuites, et en
conséquence je m'étais élancé au travers de la place d'un pas rapide,
après avoir eu la prudence de faire à mon costume quelques
changements.
Après avoir franchi un labyrinthe de rues boueuses, de sombres allées,
je parvins à gagner l'hôtel, dans lequel je pus entrer sans être
aperçu; mais notre commune chambre était vide: Aston était encore
absent.
La crainte que le lieutenant se trouvât mêlé à la dispute, ou qu'un
accident eût révélé à mes ennemis qu'il était entré le matin dans la
ville avec moi, me décida à aller à sa recherche.
J'échangeai mes vêtements arabes contre la jaquette et le pantalon
blanc d'Aston, et la transformation fut si complète, que le domestique
qui nous avait servis à dîner parut fort indécis sur la connaissance
de ma personne.
Après un court examen, auquel je fut forcé de me soumettre pendant
qu'il m'ouvrait la porte de la rue, cet homme sourit, et ce triomphant
sourire fut la première lueur de la trahison qui devait bientôt
éclater.
Je me rendis en toute hâte au bazar. La haute taille d'Aston, dont la
figure calme et la belle tête blonde dominaient la foule, fut le
premier objet qui frappa mes regards. Le peuple, furieux, entourait
encore la porte du bijoutier, ou plutôt le seuil de la porte, car elle
n'était plus qu'un espace vide; mais ce rassemblement populaire
n'était point formé par les mêmes personnes, il y avait une vingtaine
de sepays et des officiers de police. Aston et un officier écoutaient
en silence la narration de l'événement. Pâle, effaré, hagard, le
bijoutier se tenait devant eux et leur racontait ses malheurs. À ce
groupe s'étaient joints la famille et les amis du marchand, et ils
mêlaient aux plaintes du Parsée un lamentable concert d'injures et de
malédictions.
Après avoir montré d'un regard plein de larmes la place où s'élevait
sa boutique quelques heures auparavant, le Parsée se jeta sur le toit
effondré, le trépigna furieusement, fit un long et pitoyable discours;
puis, arrachant le turban de sa tête, mettant ses vêtements en
lambeaux, il jura de se venger.
Quand ce serment fut tombé de ses lèvres rougies par le sang, le
Parsée repoussa ses amis, ses parents, la foule qui voulait le
consoler, et disparut.


LXX

Pour éviter toute attention, soit inoffensive, soit dangereuse; pour
fuir toute question, je rentrai à la taverne, où Aston vint bientôt me
rejoindre.
--Une affaire très-grave vient de mettre en rumeur tout le bazar, me
dit-il en me serrant la main, et je m'y suis rendu dans la crainte que
la vivacité de votre esprit et l'emportement de votre caractère ne
vous eussent mêlé à la dispute, qui était à peu près générale.
--Que s'est-il donc passé? demandai-je d'un air et d'un ton pleins de
curieuse indifférence.
--La boutique d'un orfévre a été démolie, et je suis arrivé sur le
lieu du désastre au moment où la foule commençait à piller le
marchand, qui tentait en pure perte de défendre son bien. Tous les
vagabonds du port se trouvaient là, et je crois vraiment qu'ils
n'eussent pas laissé au pauvre homme une seule pièce d'or si je ne
lui avais porté secours. Malheureusement j'étais sans armes; mais j'ai
fait de prodigieux efforts pour arrêter le pillage. Non-seulement je
me suis donné le plaisir de terrasser quelques-uns de ces effrontés
vauriens, mais j'ai encore envoyé chercher les sepays.
--Vous ne me parlez pas, mon ami, de l'origine de la dispute.
--Tout ce bruit, tout ce scandale, tout ce malheur, ont été causés par
un Arabe. Les querelles et les vols ne sont pas chose rare ici; mais,
ce qui est plus rare, c'est l'audace et l'intrépidité qu'a montrées
cet homme. Le bazar était plein de monde, brillamment éclairé; et,
tandis que l'orfévre faisait voir à une femme des bijoux de
prix,--cette femme était sans nul doute la complice du voleur,--un
Arabe entre dans la boutique, saisit tous les objets qui tombent sous
ses mains, poignarde un homme, frappe le bijoutier, et disparaît
chargé du butin, après avoir, à l'aide d'une force herculéenne, démoli
la boutique.
--Signale-t-on particulièrement le voleur? demandai-je à Aston.
--Je ne sais pas, on dit qu'il est Arabe et rien de plus; mais on a
arrêté quelques pillards.
--Allumez votre cigare, mon cher Aston, je suis mieux instruit que
vous, et je vais vous raconter toute l'affaire.
Grande fut la surprise d'Aston quand il eut appris que j'étais celui
qu'on désignait sous le nom de voleur.
--Vous avez commis là, me dit-il, une bien coupable étourderie; elle
peut vous causer de graves embarras: le bijoutier a juré pouvoir vous
reconnaître entre mille personnes, de plus il a fait serment par sa
religion qu'il ne prendrait aucune nourriture avant de s'être vengé.
--S'il tient sa parole, son jeûne le conduira au tombeau, car je
partirai cette nuit avec le vent de terre.
Le diable se mêla de l'affaire, car toute la nuit il fit un temps si
détestable, que l'impossibilité d'un embarquement immédiat me
contraignit à attendre les événements que pouvait amener la journée du
lendemain.
Malgré la contrariété que j'éprouvais, j'étais loin de partager les
angoisses de mon ami, parce que je n'avais aucune raison qui pût me
faire croire que j'étais particulièrement soupçonné, surtout dans une
ville où les querelles sont des événements journaliers, où la mort
d'un homme est considérée comme une chose de fort peu d'importance, et
peuplée de Malais, gens qui, de toutes les nations orientales, sont
ceux qui respectent le moins la propriété, et qui de plus ne trouvent
pas que l'assassinat soit un crime; mon action ne pouvait être dans
cette ville, si souvent le théâtre de brigandages, qu'un événement
naturel. J'avais donc peu de dangers à courir; le pillage avait été le
crime, car le frère du Parsée n'était pas mort.
Le lendemain, Aston se rendit chez le président; de mon côté, je me
promenai dans la ville, après avoir eu la précaution de me coiffer
avec un bonnet d'Arrican. Du port, où je recueillis quelques
nouvelles, je visitai les boutiques, j'achetai les choses dont
j'avais besoin, et de plus je remplis plusieurs commissions
très-importantes données par de Ruyter. Ces commissions étaient de
prendre sur l'état des affaires du gouvernement quelques
renseignements sérieux, et d'envoyer des lettres dans l'intérieur de
l'Hindoustan. Un agent français, qui avait des espions dans tous les
ports de l'Inde, m'apprit ce que je désirais savoir.
Quoique fort occupé de mes affaires pendant cette matinée, je crus
m'apercevoir que j'étais suivi; je rentrai à l'hôtel sans tourner la
tête, me croyant accompagné, soit réellement, soit en imagination, par
un homme de haute taille.
En nous servant le déjeuner, le domestique de l'hôtel, celui-là même
qui avait souri en me reconnaissant vêtu en colon, fit quelques
observations sur l'événement de la nuit, et les termina en disant que
le bijoutier auquel un Arabe avait si audacieusement volé plusieurs
boîtes pleines de bijoux, avait l'habitude d'apporter ses marchandises
à l'hôtel quand il s'y trouvait des étrangers.
Nous passâmes la journée avec autant de plaisir que la précédente.
Cependant je n'étais pas tout à fait tranquille; l'affaire du
bijoutier me préoccupait peu, et ce que je redoutais le plus était le
hasard d'une découverte personnelle. Quelques-uns des vaisseaux que
j'avais pillés pouvaient entrer dans le port, et malgré les
changements que j'avais opérés dans mon costume, il était facile de me
reconnaître.
À ces inquiétudes s'était jointe la crainte d'abandonner trop
longtemps le schooner à mon contre-maître, et celle, plus grande
encore, des angoisses qui devaient tourmenter mon adorée Zéla, qui,
j'en étais certain, veillait dans le silence des nuits plus longtemps
que les étoiles, et ne prenait point de repos pendant mon absence.
Cette dernière considération l'emporta sur toutes les autres: je me
décidai à partir la nuit même, malgré le temps, qui était couvert,
variable, ainsi que cela arrive souvent dans ces latitudes.
Je ne veux pas m'arrêter sur le déchirement du coeur que me causa ma
séparation d'avec mon cher compatriote, car cet attristant souvenir
est encore plein de regret.
Mon dernier adieu se traduisit en quelques lignes, et à ces paroles
d'une tendresse de frère désolé, je joignis une centaine de louis, et
je cachai le tout dans une manche de sa jaquette.
Je n'annonçai mon départ à personne; n'étant pas embarrassé par mes
bagages, qui se composaient de mon abbah seul, je pus partir sans
aucun aide.
Je n'ai jamais compris l'habitude de se charger en voyageant de
peignes, de rasoirs, de brosses, de linge, friperie inutile,
embarrassante, et qui laisse croire qu'un homme est incapable de
dormir loin de sa maison sans être entouré par la moitié d'une
boutique de mercier.
Mes dents, aussi blanches et aussi fortes que celles d'un chien,
n'avaient pas besoin de recourir, pour conserver leur beauté, au
frottement des brosses.
Ma tête n'était plus rasée comme autrefois, mais au contraire
richement fournie d'une épaisse chevelure, et cette chevelure poussait
sans soin, semblable à un buisson de ronces, et j'avance que je ne lui
accordais pas plus d'attention qu'on n'en accorde aux rejetons
sauvages de ce rampant parasite.
Cette comparaison est puisée dans un souvenir d'enfance, car je me
rappelle que la mûre et le noisetier ont été mes ressources et mes
consolations lorsque, chassé du jardin, je ne savais avec quel fruit
remplir mes poches ou mon estomac.


LXXI

Je quittai l'hôtel à minuit, sans prévenir de mon départ ni les
domestiques ni le maître de la maison; et n'étant pas embarrassé par
mes bagages, qui se composaient uniquement de mon abbah, il me fut
facile d'effectuer silencieusement ma fuite. Afin de gagner le port
sans attirer l'attention des passants attardés ou des promeneurs
nocturnes, je me glissai le long des rues obscures et boueuses, qui,
par des voies plus longues, mais aussi plus détournées, devaient me
conduire au havre.
Après une heure de marche, marche à la fois craintive et haletante,
j'atteignis un grand emplacement désert, dans lequel se trouvait un
chantier en pleine construction, et à quelques pas de ce chantier,
dans l'eau verdâtre d'une espèce de bassin, mon proa était amarré.
Le temps, assez beau, promettait une nuit calme, et la brise de la
terre parfumait l'air des suaves senteurs des plantes aromatiques.
Clair et sombre tour à tour, le ciel couvrait la nuit de lueurs ou de
ténèbres, lueurs quand la lune se laissait voir dans sa limpidité
lumineuse, ténèbres quand de noirs nuages estompaient son disque
d'argent. Le seul bruit qui, de minute en minute, vînt attirer
l'anxieuse attention de mon oreille, étaient les voix confuses et
indistinctes de quelques hommes occupés sur le bord du rivage et le:
_Tout va bien_ des sentinelles sepays.
En me trouvant hors de la ville, l'agitation presque fiévreuse de tout
mon être se calma insensiblement, et elle se transforma en sécurité
quand mes regards plongèrent à ma droite sur l'immensité de la mer, et
à ma gauche dans les sombres et mystérieux sentiers des montagnes.
Là la vaste étendue de l'Océan, ici le protecteur refuge des jungles.
J'étais sauvé!
Le coeur plein de joie, joie bien légitime, bien naturelle après les
angoisses qui l'avaient précédée, j'atteignis un groupe de huttes
entouré d'une palissade de bois. À mon approche une sentinelle, que je
n'avais pas aperçue, s'avança en dehors de cette frêle enceinte de
bambous, et me dit:
--Qui va là? Arrêtez!
Je ne savais ni si cet homme était seul ni si le voisinage d'une garde
pouvait venir à son aide. Cette dernière crainte me fit désirer de
mettre obstacle à un cri d'alarme. En conséquence, j'obéis à son
ordre, et, pour conserver mon caractère indien, je répondis en cette
langue:
--Un ami!
Après m'avoir questionné, la sentinelle objecta à mes réponses que,
pour gagner mon proa, il me fallait un ordre.
--Je sais cela, lui dis-je, j'en ai un.
Je fouillai dans ma poche, j'en tirai un chiffon de papier, puis, d'un
air très-naïf, je m'approchai du sepays en lui disant:
--Voici mon billet de passe, monsieur.
--Ne m'approchez pas, dit la sentinelle; tendez-moi l'ordre, voilà
tout.
Au moment où, pour prendre le papier de ma main tendue, le soldat
posait son mousquet, je bondis sur lui, et, le saisissant à la gorge,
je l'empêchai de donner l'alarme.
L'irascible soldat de Bombay se débattit courageusement pour arracher
son cou à ma violente étreinte; mais il n'eut pas plus de succès que
n'en pourrait avoir un chat entre les griffes d'un mâtin. La lune se
cacha sous un manteau de nuages, et, profitant à la hâte de cette
bienheureuse obscurité, je lâchai l'homme et je me sauvai à toutes
jambes dans la direction de la ville, comme un homme qui se rejette
dans le chemin qu'il a déjà parcouru. Mais une fois assez éloigné
pour n'avoir aucune poursuite à craindre, je repris, pour revenir à
mon premier but, une direction contraire, et en m'éloignant de
l'arsenal je gagnai les abords de la mer.
Plus d'une fois, pendant cette course à travers les champs, je crus
m'apercevoir qu'un homme me suivait. Je m'arrêtai; je sondai du regard
l'obscurité de l'espace, et je ne vis rien. Je continuai ma course.
Tout à coup une ombre se réfléchit sur un mur dont je longeais les
bases; cette ombre marchait en silence dans la même direction que moi.
Fort peu effrayé, mais en revanche fort décidé à connaître la figure
de ce sombre et mystérieux compagnon, j'ôtai de son fourreau la fine
lame de mon poignard, et, retournant sur mes pas, je recherchai
l'inconnu. La capricieuse variation de la lumière que répandait la
lune, tantôt claire, tantôt ténébreuse, entrava mes recherches, et je
ne découvris rien.
--Ma foi, dis-je en moi-même, si c'est un ennemi, qu'il approche... Si
c'est un fantôme de mon imagination, je perds mon temps: c'est un
tort.
Et je repris ma course.
Quand la lune éclaira de nouveau la vaste solitude dans laquelle je
marchais, j'aperçus entre moi et la mer l'échaudoir public, et un peu
plus loin un terrain sur lequel un vaisseau avait été construit; un
demi-mille plus loin, entre le chantier et la mer, mon proa était
amarré.
Je m'arrêtai sur l'élévation que formait un monticule de sable, et de
ce promontoire mes regards plongèrent dans la direction où se trouvait
mon bateau.
Pendant ces quelques minutes d'observation, je m'appuyai le dos contre
un des murs de l'échaudoir, et dans cette position, qui permettait à
mon ombre de tracer sur le sable une silhouette gigantesque, je vis à
côté d'elle un long bras armé d'une plus longue lance, dont le
mouvement plein de fureur cherchait à m'atteindre. Je me retournai
avec vivacité, et en levant ma main gauche je m'enveloppai le bras
dans les plis de mon manteau, afin d'éviter le coup; car un homme,
armé d'un poignard, était auprès de moi. Ce mouvement de défensive
n'intimida point mon agresseur, et son arme perça de part en part,
mais sans m'atteindre, les nombreux plis de mon manteau. Je poussai un
cri de fureur, et, me rejetant en arrière, je pris dans ma ceinture un
pistolet qu'Aston m'avait donné, et je visai hardiment la figure de ce
nocturne assassin. La babiole de Birmingham n'était qu'un objet de
luxe: le coup ne partit pas. Je jetai loin de moi l'inutile jouet, et
je saisis mon poignard, dont, grâce au bon rais, je savais
parfaitement me servir. Je me trouvais placé sur un terrain plus élevé
que celui sur lequel piétinait mon ennemi, et cette position ne lui
permettait pas de renouveler facilement son attaque.
Croyant que le premier coup qu'il m'avait donné avait non-seulement
déchiqueté mon manteau, mais encore effleuré mon bras (l'arme était
empoisonnée et son attouchement mortel), l'homme essaya de se sauver.
Je m'élançai à sa poursuite; mais il était très-agile, et paraissait
parfaitement connaître les sinuosités d'un terrain contre lesquelles
je me butai plusieurs fois. Cependant je l'effrayai si bien en lui
criant à différentes reprises: «Arrêtez, ou je fais feu!» (on ne doit
pas oublier que je n'avais qu'un poignard), qu'il se précipita, pour
se soustraire à mes regards, à travers l'ouverture d'un mur; de ce mur
se détachèrent quelques pierres, et je lançai au fuyard les plus
grosses dont je pus m'emparer.
Ce mur, les entraves qui à chaque pas embarrassaient ma course, me
montrèrent que nous étions dans un chantier provisoire, entouré par
une haute palissade, et dans lequel j'étais venu plusieurs fois pour
parler à mes hommes. Un profond canal, qui avait été coupé pour faire
flotter un vaisseau, mais qui maintenant était presque vide, se
trouvait devant le chantier.
--Mon homme est pris, me dis-je.
Ma croyance était vaine, car il continua sa course, hésita un instant
et se tourna vers moi. Je crus qu'il allait m'attaquer de nouveau.
Je me remis à sa poursuite. Le ciel s'éclaircit, mais il était encore
trop obscur pour me permettre de distinguer les traits du coquin. Je
ne pouvais voir que ses yeux, dont la féroce expression révélait une
indicible rage. En le gagnant de vitesse, j'allais me précipiter sur
lui, quand, après avoir évité mon étreinte, il se rejeta en arrière et
me dit:
--Voleur et assassin, vous n'oserez pas m'approcher!
--Comment? m'écriai-je.
Je fis quelques pas en avant, et la clarté du ciel me montra le
mystère de la bravade du drôle.
Un tronc d'arbre sans écorce, et dont le bout le plus large était de
mon côté, se trouvait horizontalement placé au travers d'un abîme
voisin de l'échaudoir, et l'homme le traversait à pieds nus avec les
plus grandes précautions.
Au milieu du dangereux passage, l'inconnu s'arrêta pour me défier, et
tout surpris non-seulement de le voir presque calme au-dessus d'un
gouffre dans lequel le moindre choc pouvait le précipiter, mais encore
d'entendre sa menace insultante, je lui répondis, sans trop savoir ce
que je disais:
--Rampant esclave, qui êtes-vous, et pourquoi m'avez-vous attaqué?
La pâle figure s'anima, et une voix gutturale me répondit:
--Je suis le bijoutier que vous avez volé, je suis le frère de l'homme
que vous avez poignardé, je suis celui qui s'est vengé!
--Vous vous trompez, vous n'êtes pas vengé.
--Imbécile! s'écria le bijoutier, si mon arme n'a pas pénétré jusqu'à
votre coeur, le poison dont sa pointe est imbibée y pénétrera.
--Vraiment!
Et sans hésitation, sans réflexion surtout, j'arrachai mes souliers et
je bondis vers le tronc de l'arbre.
Le bijoutier fit sur le pont un saut d'hyène en furie, soit pour en
augmenter l'effrayante vibration, soit pour se retourner et fuir, soit
pour se jeter au-devant de moi. Je ne pus assigner une cause précise à
son mouvement.
Irrité jusqu'à la fureur, j'arrivai sur lui avec la véloce rapidité
que met un éclair à courir le long d'une barre de fer.
La violence de notre rencontre nous fit perdre l'équilibre, et, sans
avoir eu le temps de nous servir de nos poignards, nous tombâmes
ensemble. Le bijoutier, qui était sur une partie de l'arbre mince et
arrondie et sur le point de se tourner, fit l'effort surhumain de se
retenir ou de m'entraîner avec lui dans l'abîme. Sa fureur le servit
mal; il se saisit d'un pan de ma ceinture, le morceau lui resta dans
la main, et il tomba lourdement dans le gouffre.
J'étais tombé sur le tronc; mes jambes se croisèrent autour de lui,
mes bras l'enlacèrent, mais faiblement, car ma chute m'avait foulé le
poignet gauche, et, avec mille peines et une incommensurable lenteur,
je réussis à gagner la terre.


LXXII

Je ne puis me rappeler sans frémir la fatigue et les souffrances que
j'ai supportées en me traînant à plat ventre sur ce pont dangereux, si
dangereux, qu'il me semble aujourd'hui qu'il a été aussi difficile à
traverser que le pont que Mahomet nommait _Al Sirut_, lequel était
plus étroit qu'un cheveu et plus pointu que le fil d'une épée, et
avait en outre l'enfer au-dessous de lui.
Chose étrange! quand le bijoutier me saisit, quand il déchira mes
vêtements, les boîtes de métal, causes de tant de malheurs, tombèrent
de ma poitrine,--car, après ce qui était arrivé, je n'avais pas cru
prudent de les donner à Aston, et disparurent dans le gouffre avec le
malheureux bijoutier.
Je regagnai tout haletant et presque épuisé de fatigue les bords de
l'épouvantable gouffre, et je tombai presque mourant, car une vive
douleur alourdissait ma tête, et mon poignet foulé me faisait en outre
douloureusement souffrir. Quand j'eus repris l'usage de mes sens, une
invincible curiosité attira mes regards vers l'abîme, et les rayons de
la lune me le montrèrent dans toute son effrayante profondeur.
Un silence lugubre planait dans l'air; mais ce silence fut bientôt
interrompu par les gémissements sourds, par le bruit indistinct que
faisait le bijoutier en cherchant à s'arracher aux étreintes de la
mort.
Le fond du canal, dans lequel gisait le malheureux, était une mare
d'eau stagnante mélangée de sable, de boue et d'ordures envoyées par
les débouchés de l'échaudoir. Ce mastic humide ne permettait à un
homme ni de trouver un appui ferme pour son pied, ni d'atteindre le
désespéré refuge de la mort en se laissant couler au fond de l'eau.
Les efforts que faisait le Parsée pour reprendre son équilibre
augmentaient, au lieu de les amoindrir, les dangers de sa situation.
La lourdeur de la chute du malheureux lui avait creusé un lit dans le
gouffre, et ses pénibles luttes l'enfonçaient de plus en plus dans la
gluante composition de cette bourbe immonde.
Penché sur l'abîme, je suivais avec angoisse le mortel combat que
livrait ce malheureux; mais il m'était difficile de distinguer autre
chose qu'une masse sombre qui se tordait en faisant entendre le râle
sinistre d'une suprême agonie.
Ce spectacle était horrible, et, quoique d'une nature peu
impressionnable, je me trouvais incapable d'en supporter la vue sans
frissonner de la tête aux pieds.
Moralement, et presque physiquement, je souffrais autant que mon
ennemi.
Le vain espoir de porter secours au Parsée me fit jeter autour de moi
des regards d'une anxieuse interrogation; mais j'étais seul sur un
emplacement vide, et la splendide clarté de la lune, tout à fait
dégagée d'un voile de nuages, me montra l'impossibilité de mes
espérances.
Le coeur serré de ne pouvoir rien faire pour cet homme, dont les
plaintes retentissaient à mon oreille comme un sanglant reproche, je
voulus fuir le théâtre de ses souffrances; mais ma faiblesse
corporelle, ou plutôt une fascination sauvage, me retint
involontairement auprès du moribond. La pensée d'aller chercher du
secours dans le port, celle de donner l'alarme, me vinrent à l'esprit;
car, entièrement occupé du pauvre marchand, je ne songeais pas au
danger dans lequel mon dévouement pouvait m'entraîner.
Ce dévouement eût été inutile.
Les efforts du Parsée s'affaiblirent, le râle de sa voix devint plus
indistinct, et son corps s'enfonça lentement dans le linceul de boue
sur lequel il était couché.
Tout était fini... Une sueur glacée perla sur mon front; j'avais la
fièvre, et de ma vie je n'ai éprouvé une douleur semblable à celle qui
oppressa mon coeur quand la surface agitée du canal fut devenue
entièrement calme.
Tout d'un coup, au milieu de ma sombre et désolante contemplation, je
fus vivement frappé par ces mots, qui me parurent prononcés à quelques
pas de moi: _Tout va bien._
La voix d'une sentinelle lointaine, emportée par le vent, criait ces
paroles, et elles étaient si peu en harmonie avec les douloureuses
sensations qui m'oppressaient le coeur, qu'elles me parurent presque
injurieuses.
Les premières lueurs du jour éclairaient le sommet des montagnes; je
dus songer à poursuivre ma route. Mais ce ne fut pas sans un vif
chagrin que mes regards embrassèrent pour la dernière fois cette ville
d'où je fuyais en vagabond; ce gouffre qui renfermait un homme dont
j'avais si peu méchamment, mais avec tant de fatalité, anéanti
l'existence et la fortune. Qui sait encore si le malheur s'était borné
là, si le frère avait survécu, si la famille ne jetait pas sur ma tête
les malédictions les plus sombres et les plus horribles? Ô démon du
mal, pourquoi as-tu guidé ma main pour me laisser le remords, le
regret et la honte!
Quelques réflexions calmes sur cette bien triste affaire me firent
comprendre que, soupçonné ou par le garçon de l'hôtel ou par une autre
personne, le bijoutier avait été le confident intéressé de ces
soupçons. Reconnu par cet homme, il m'avait gardé à vue jusqu'au
moment de notre fatale rencontre.
Si le marchand avait eu le bon esprit de s'adresser à la justice, en
me désignant comme le chef de l'attaque qui avait ruiné son commerce,
il eût été amplement vengé. Malheureusement pour le Parsée, son
caractère vindicatif ne lui permit pas d'attendre: il préféra se
venger directement. Sa faute retomba sur lui, car il pouvait prendre
une éclatante revanche, en allant simplement déposer au palais de
justice une accusation contre moi!
Je gagnai rapidement le rivage et je me disposais à héler mon proa,
quand la crainte d'attirer l'attention des sentinelles me fit prendre
le parti, quoique blessé à la tête et le poignet en très-mauvais état,
de gagner mon proa à la nage, si je ne pouvais rencontrer de bateau.
Une exploration anxieuse me montra la nécessité de compter sur mes
forces seules. En conséquence, je serrai dans mon turban les objets
que l'eau pouvait abîmer, et je m'élançai dans la mer.


LXXIII

Je gagnai rapidement le proa, et après avoir ordonné à mes hommes de
lever silencieusement le grappin, nous nous couchâmes dans le fond du
bateau, et le courant du canal nous emporta mollement vers les canots
des pêcheurs qui sortaient du port.
Une fois confondu dans le groupe des embarcations du pays, j'élevai la
voile du mât, et nous prîmes notre course vers les côtes du Malabar.
Les capricieuses variations du vent et la lourdeur de l'atmosphère, en
me faisant pressentir l'orageuse nuit qui se préparait, me décidèrent
à aller chercher du repos et un abri dans une petite baie ouverte, où
il n'y avait pas le moindre vestige d'habitants.
Nous débarquâmes, et après avoir amarré le proa au rivage, mes hommes
s'occupèrent à préparer un repas composé de viandes froides et de
poissons tués sur les rochers. Non-seulement pour faire cuire nos
comestibles, mais encore pour nous réchauffer, car le temps était
glacial, nous allumâmes un grand feu aux pieds d'un pin gigantesque.
Ce feu, que nous crûmes éteint le jour de notre départ, se communiqua
à l'arbre, de là à une forêt, qu'il mit huit mois à consumer
entièrement. Aujourd'hui encore, il m'est impossible de songer sans
effroi à mon voyage à Poulo-Pinang, car une fatalité déplorable en a
marqué tous les incidents.
À la fin du repas, je plaçai deux sentinelles non loin de notre petit
groupe, et harassé de fatigue, les pieds étendus vers le feu, la tête
appuyée contre une pierre douce, je m'endormis si profondément que ni
le vent ni la pluie, qui tomba à torrents, ne parvinrent à me
réveiller.
J'ouvris les yeux une heure avant le jour. Mes membres étaient
tellement glacés et roidis par le froid, qu'un instant je pus me
croire paralysé.
Après une promenade de quelques minutes, j'avalai une tasse de café
brûlant, je fumai une bonne pipe, et ces deux infaillibles remèdes
dissipèrent entièrement mon malaise.
Nous mîmes le proa à l'eau, et une douce brise de terre nous aida à
faire avant midi une longue course. Vers cette heure, le temps
s'éclaircit; un resplendissant soleil illumina le ciel, et nous
arrivâmes bientôt au nord-est de l'île, où se trouvait le schooner.
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