Un Cadet de Famille, v. 2/3 - 15

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un grand serpent venimeux qui rampait tranquillement sur mes jambes
nues.
Le profond sommeil dans lequel j'étais plongé immobilisait tellement
mon corps, que je ressemblais plutôt à un cadavre qu'à un être vivant.
Avec un admirable sang-froid, la jeune fille suivit, à la lueur du feu
qui brûlait devant la tente, tous les mouvements du reptile, qui,
attiré par la chaleur, se glissa doucement vers le feu. Si j'eusse
fait le moindre mouvement, ou si Zéla eût donné l'alarme, le serpent
m'aurait mortellement blessé.
Quand il fut tout à fait en dehors de la tente, Zéla me réveilla. Je
sautai aussitôt hors du lit pour courir vers mes compagnons, qui
dormaient à quelques pas de nous, et, avant de les réveiller, je
suivis le serpent, qui marchait lentement vers le feu.
Mon approche fit lever la crête du reptile, et il tourna la tête pour
me regarder. Ce mouvement me donna l'idée de décharger sur lui ma
carabine, remplie de balles de plomb. Un homme endormi près du feu se
leva vivement et retomba bientôt sur la terre: je crus l'avoir tué.
Le chef malais donna l'alarme et s'élança vers moi suivi de tous ses
gens; je lui montrai le monstre qui se débattait au milieu des
charbons.
--Vous tirez un coup de carabine contre un chichta, me dit le chef
d'un air presque courroucé; vous avez tort, monsieur, d'user votre
poudre et de troubler pour si peu de chose le sommeil de vos hommes.
Il y a ici des milliers de ces vers ennuyeux, et voici comment on les
tue.
En achevant ces mots, le chef perça la tête du serpent avec sa lance
et le maintint dans la braise.
Le serpent entortilla son corps autour de la lance jusqu'à ce que sa
queue atteignît la main du chef.
--Si vous voulez le faire rôtir, me dit le Malais, vous trouverez que
sa chair est aussi bonne que celle du meilleur poisson.
Quand le serpent fut tout à fait mort, le chef le jeta dans le feu, le
couvrit avec des cendres, et me dit encore:
--Nous le mangerons au réveil; bonsoir, je vais essayer de me
rendormir.
Peu désireux d'être encore interrompu par des êtres si désagréables,
j'engageai Zéla et de Ruyter à finir la nuit avec moi auprès du foyer.
Notre conversation tomba bientôt sur la chasse aux tigres, et de
Ruyter, qui avait non-seulement une passion très-vive pour ce plaisir,
mais qui s'était rendu célèbre par ses exploits dans les provinces
supérieures de l'Inde, nous dit en terminant:
--La chasse aux tigres, de la manière dont on la fait dans l'Inde, est
moins dangereuse que celle qui a pour but la destruction des renards.
Pour chasser le tigre, une vingtaine d'hommes se réunissent et
s'entourent d'une prodigieuse quantité d'éléphants. Enfermés dans les
houdahs avec une douzaine de mousquets, qui sont vite rechargés par
des domestiques, les chasseurs sont dans une position aussi sûre qu'un
homme perché sur un arbre et tirant sur un daim. Il arrive quelquefois
qu'un mahout est égratigné, car il court un peu plus de danger que son
maître; mais le héros du combat, c'est le noble éléphant: il fait face
au tigre, et tout le succès dépend de son courage, de sa vaillance et
de sa fermeté. Si l'éléphant ne veut pas rester, s'il a peur, s'il se
sauve, la vie du chasseur est en péril; car un boeuf enragé, ou notre
Malais en colère, ne sont rien en comparaison d'un éléphant en
révolte.
Le plus admirable spectacle du monde, reprit de Ruyter, est celui
qu'offrent les lions en chassant les animaux dont ils font leur
principale nourriture. Bien différents des lâches et cruels tigres,
les lions ne se cachent pas pour surprendre leur proie. Pendant les
heures silencieuses de la nuit, ils dorment, mais ils se lèvent avec
l'aurore, et donnent la chasse aux premiers animaux qu'ils
rencontrent, en faisant trembler la forêt au bruit de leur voix de
tonnerre.
Un jour, il y a longtemps de cela, étant allé à la rencontre d'un
prince de la famille de Bolmar-Singh, près de Rhatuk, dans le
voisinage duquel j'avais été retenu pour quelques jours, je dirigeai
ma marche vers Ramoon, pays des montagnes Himalaya, et habité par une
race sauvage qu'on nomme Silks. J'avais à ma suite un très-petit
nombre de domestiques, et une demi-douzaine d'éléphants des montagnes.
Nous traversâmes par des chemins secrets et détournés une grande
étendue de terrain couverte d'arbres et de jungles. Je n'ai jamais
passé tant de jours sans voir le soleil depuis l'époque où j'ai
traversé les sombres chemins de ce pays d'ombrages. Ni le soleil ni le
vent n'avaient pu pénétrer le mystère de ces charmilles vierges.
Dans la solitude de ces éternelles ténèbres gambadaient d'énormes
hiboux et des chauves-souris vampires, et les rares animaux que nous
rencontrions avaient la couleur terne des plantes moussues et moisies.
Le poil des lièvres, celui des renards et des chacals était d'un gris
terne, et il y avait dans le fourré des champignons qui, par leur
couleur et par leur force, ressemblaient à des lionnes reposant avec
leurs petits. Cette ressemblance était si frappante, que, sachant la
forêt peuplée de bêtes féroces, nous fîmes à cette vue des préparatifs
de défense.
De pauvres plantes rampantes, qui, comme moi sans doute, désiraient un
peu d'air, avaient plongé si profondément leurs racines dans la terre,
que leur tronc avait atteint la grandeur d'un teah (arbre). Sur ce
tronc, elles avaient grimpé de jour en jour pour étaler au soleil
leurs fleurs cramoisies.


LXXXVIII

Je ressentis un véritable plaisir quand je pus m'échapper de ce séjour
de mort, quand je vis resplendir au-dessus de ma tête l'éblouissant
rayonnement du soleil. La scène ressemblait à un lac entouré de
forêts; vers l'est, les montagnes s'élevaient à une hauteur étonnante;
elles bordent l'empire chinois.
Après avoir traversé un ruisseau, nous arrivâmes à la source d'un
torrent des montagnes. Le torrent, rendu aride par l'extrême chaleur,
se divisait en petits lacs d'eau saumâtre, et, au milieu d'une couche
de gravelle, entremêlée de fragments de rochers, se trouvait une
petite île, couverte de mousse, de fleurs et d'arbrisseaux.
La beauté du lieu, la sécurité de la position, nous engagèrent à le
choisir pour y prendre quelques heures de repos.
À cette époque, mon cher Trelawnay, j'étais aussi jeune et aussi
romanesque que vous; il ne vous sera donc pas difficile de comprendre
que le lendemain, au réveil, je songeai, en fumant ma pipe, à ne
jamais abandonner la solitude de ce magnifique désert. La transition
de la nuit au jour s'opéra si doucement, que j'y fis à peine
attention.
Vers le matin, un troupeau de buffles sauvages vint paître à quelques
pas de nous. Pendant que j'examinais leur forme surnaturelle, un bruit
confus, qui ressemblait au sourd grondement de l'orage, se fit
entendre dans la forêt.
Les chacals, les renards et les daims marquetés s'élancèrent hors du
bois, et le troupeau de buffles noirs cessa de paître et se tourna
vers la place d'où venait le bruit. Une foule de brillants paons
voltigea au-dessus de nos têtes en jetant de grands cris, et un
pélican, qui venait de prendre une couleuvre, laissa tomber sa proie
et s'envola lourdement. Nos petits éléphants, qui mangeaient les
arbrisseaux autour de nous, s'effrayèrent tellement, qu'ils firent la
tentative d'échapper à leurs gardiens pour grimper sur les rochers.
Tout à coup, un mohr de la race des élans sortit de la forêt: sa
taille dépassait celle qui est ordinaire à ces animaux, et ses cornes
entortillées étaient aussi longues que la lance d'un Malais. Après
l'apparition du mohr, un rugissement clair, sonore, terrible comme un
éclat de tonnerre, annonça le lion chasseur suivi de quatre lionceaux;
il se creusa un chemin à travers les buissons et les ronces. En
entrant dans la plaine, le lion chercha la piste en posant son nez
pointu sur la terre. Quand il l'eut trouvée, il poussa un second
rugissement, et ce cri de triomphe fut répété par sa royale escorte.
Le lion se remit à la poursuite du cerf, suivi de sa bande; cette
bande formait une ligne, et je fis la remarque qu'il n'était point
permis de devancer le roi, car au premier mouvement d'insubordination,
il s'arrêtait court, et sa voix se faisait entendre plus sonore et
plus tonnante.
Avec la vitesse d'un aigle, l'élan se dirigeait vers le lac. Mais, en
essayant de franchir d'un bond un morceau de rocher, il tomba dans
l'eau; promptement relevé, il suspendit un instant sa course haletante
et parut écouter la voix rugissante de son ennemi. Après ce court
instant de repos, le cerf gravit le talus et se glissa dans le lit du
torrent.
J'ai oublié de vous dire, mon cher Trelawnay, que le troupeau de
buffles, en s'écartant pour livrer passage aux lions, n'en parut
nullement effrayé. Mes guides m'assurèrent que ces animaux sont plus
forts que le lion, et qu'ils peuvent se rendre facilement maîtres de
plusieurs tigres. Quand le lion traversa la ligne formée par ces
énormes boeufs, sa crinière droite et terrible, sa queue raboteuse
ondoyèrent au-dessus d'eux. Évidemment le lion chassait par l'odeur et
non par la vue, car, au lieu de traverser la rivière dans la plus
proche direction de l'endroit où le cerf était tombé, il suivit le
cours de l'eau, grimpa sur le talus, et, toujours sur la piste de sa
proie, il traversa la source du torrent.
Selon toute probabilité, le pauvre cerf avait été blessé dans sa
chute, car la vitesse de sa fuite diminua de rapidité, tandis que
celle du lion augmentait de minute en minute. Suivi de près par les
lions, le cerf avait rasé la base du rocher sur lequel j'étais debout.
De mon poste, je pus parfaitement distinguer tous les acteurs de ce
drame: le premier lion était vieux, décharné, sa peau noire luisait à
travers ses poils minces, étoilés et rougeâtres; sa queue était nue,
sale, et les poils de sa crinière étaient en mottes; la longue et
énorme mâchoire de ce vieux roi des forêts était abaissée et sa langue
pendait en dehors comme celle d'un chien fatigué. Le cerf fit des
efforts terribles pour monter le banc, il semblait vouloir gagner les
jungles; mais la terre n'était pas solide et il perdait pied à chaque
instant. Quand la pauvre bête eut franchi les trois quarts de
l'élévation escarpée, elle tomba et fut incapable de se relever; les
rugissements du lion étaient magnifiques lorsqu'il sauta sur le cerf à
l'aide d'un puissant élan. Alors, une patte posée sur le corps du
vaincu, il gronda les lionceaux qui voulaient approcher, et fit, avec
lenteur, les préparatifs de son festin. La famille dut se contenter
des membres du cerf et des os que le vieux lion jetait royalement
derrière lui.
Mais voilà notre sauvage chef, finissez de boire votre café,
Trelawnay, et partons pour la Ville des Rois; j'entends, en
imagination, un concert de rugissements.


LXXXIX

Le terrain qui avoisinait la colline était rougeâtre, et les jungles
parsemés çà et là couvraient le sol d'un tapis de baies jaunes et
rouges. Une quantité prodigieuse de poules d'Inde sauvages, de hérons,
de grues et d'oiseaux de mer voltigeaient dans l'air, et nous étions
surpris à chaque instant par l'apparition inattendue d'une bande de
chacals, d'une troupe de renards et de beaucoup d'autres animaux que
je n'avais jamais vus. De temps en temps un coup d'oeil jeté en
arrière nous faisait apercevoir des troupeaux d'éléphants sauvages et
de buffles qui paissaient sur la plaine que nous venions de traverser.
À midi, nous fûmes arrêtés par une rivière large, boueuse, peu
profonde, mais qui, sans doute, inondait le haut de la plaine pendant
la saison pluvieuse, c'est-à-dire sept ou huit mois de l'année, et se
faisait ensuite un passage jusqu'au marais. Après une longue
hésitation, les éléphants se décidèrent à traverser le gué de la
rivière; une fois sur l'autre bord nous nous reposâmes. Le lendemain
il fallut gravir la colline hantée par les esprits. Cette colline
inspire aux natifs une superstition si respectueuse, qu'ils n'osent
troubler par leur présence ce lieu consacré aux géants et aux esprits,
qui, disent-ils d'un air convaincu, veillent nuit et jour sur leur
sauvage propriété. La crédulité de ce peuple primitif avait un appui
sur les restes d'une ville quelconque, et de Ruyter nous dit que les
ruines qui parsemaient la plaine étaient moresques. Nous trouvâmes
d'énormes masses de pierre, des citernes bouchées, des puits que la
végétation couvrait de mauvaises herbes, de plantes rampantes et d'une
infinité d'arbrisseaux.
Nous dressâmes nos tentes sur la partie de la colline la plus couverte
de rochers et la moins voisine des jungles. Après avoir allumé des
feux et mangé un jeune cerf, nous fîmes les arrangements nécessaires à
la journée du lendemain, et nous nous endormîmes. Le chef malais fut
debout avant l'aurore; il réveilla ses gens, fit préparer nos montures
et disposa tout pour le départ. Zéla, qui voulait absolument nous
accompagner, fut assise sur un petit éléphant, et enfermée dans le
seul houdah que nous eussions.
Après de longues recherches, nous découvrîmes plusieurs traces de
tigres dans les lieux couverts et sur le bord des étangs, mais les
hautes herbes et l'épaisseur des buissons nous empêchèrent de suivre
leurs traces jusque dans leurs retraites. En revanche, nous trouvions
à chaque pas des daims, des sangliers, et une grande variété
d'oiseaux.
Quand de Ruyter eut soigneusement examiné le voisinage, il nous assura
que trois tigres habitaient le jungle, car il avait découvert les os
d'un élan récemment tombé sous leurs griffes.
Cette nouvelle nous combla de joie, et, bien préparés pour l'attaque,
nous nous dirigeâmes vers la retraite de nos ennemis. Guidés par de
Ruyter, il nous fut facile d'atteindre sans de longs détours le lieu
où se trouvaient les restes du cerf. Ces restes étaient entourés d'une
terre humide qui conservait jusqu'au jungle les traces du passage des
tigres.
Avant de commencer la chasse, de Ruyter, qui voulait bloquer toutes
les sorties, divisa notre troupe. La plupart de mes hommes étaient à
pied, et ils semblaient aussi tranquilles et aussi rassurés qu'à
l'approche de l'attaque d'un nid de belettes. Je laissai Zéla à
l'entrée du bois, sous la garde de quatre Arabes, et je descendis de
cheval pour aider de Ruyter à débarrasser le passage. Les Malais
furent divisés en deux groupes, et nous recommandâmes aux matelots
d'agir avec une extrême prudence en faisant usage de leurs armes à
feu, car les accidents étaient plus à craindre que la férocité des
tigres.
--J'ai grand'peur, dit de Ruyter, que nos éléphants ne soient pas de
force à faire face aux tigres. Mais cependant il est nécessaire, avant
de renoncer à nous en servir, que nous les mettions à l'épreuve.
En approchant des buissons, nous mîmes en déroute des daims, des
lièvres et des chats sauvages.
De Ruyter me montra les ruines d'un palais moresque, en me disant que
la sagacité de nos éléphants nous ferait éviter les masses brisées des
édifices, les abîmes et les puits couverts de verdure humide.
L'endroit où nous nous trouvions était d'une sauvagerie surnaturelle;
elle impressionna tellement nos matelots, que leur joie orageuse fut
changée en une sorte de tristesse rêveuse. Les furieux trépignements
de pieds de nos éléphants nous apprirent que l'antre des tigres était
proche. Une ruine voûtée s'étendait devant nous, et un bruit
indistinct agitait les buissons.
--Tenez-vous fermes, mes garçons! cria tout à coup de Ruyter.
Au même instant un tigre monstrueux s'élança sur nous.
Nous fîmes feu tous ensemble, mais pendant les premières minutes qui
suivirent cette terrible décharge, je ne pus en connaître le résultat,
car, enragés de terreur, nos éléphants désertaient.
Mon mahout se jeta par terre et une branche d'arbre me fit tomber.
J'entendis un effroyable cri de guerre, et on fit une seconde fois un
feu bien nourri.
L'éléphant de de Ruyter bondit en arrière et tomba dans un puits à
moitié caché sous une couche d'herbe; l'intrépide chasseur se dégagea
lestement, et nous laissâmes nos montures agir à leur guise.
--Il y a encore des tigres sous la voûte de ces ruines, me dit de
Ruyter; forçons-les à sortir.
Nous réunîmes quelques-uns de nos hommes, et, d'un pas ferme, guidés
par l'abominable odeur qu'exhalent ces bêtes fauves, nous gagnâmes le
lieu de leur retraite. Bientôt des rugissements sonores et des
grognements aigus nous donnèrent l'assurance d'un prochain succès.
--Attention! dit de Ruyter, l'antre renferme une tigresse avec ses
petits; prenez garde à vous, mes garçons: ne tirez que sur elle, et
tirez bas.
Un jeune tigre sortit le premier pour nous attaquer.
--La mère va sortir, me dit tout bas de Ruyter, ne tirez pas encore.
Effrayé de notre position hostile, le tigre courut se cacher sous un
épais buisson; il y resta en grognant; une seconde après, deux autres
petits sortirent à leur tour et se cachèrent avec autant d'effroi et
de promptitude qu'en avait montré le premier.
Le rugissement de la mère devint terrible, et un coup de fusil tiré
par de Ruyter sur un des jeunes tigres la fit apparaître à l'ouverture
de la voûte, les yeux en feu, et écumant de rage. La tigresse se
précipita violemment sur nous. Je fis feu des deux canons de mon
fusil, et nous reculâmes de quelques pas.
Atteinte par mon arme, la tigresse frissonna, et, toute chancelante,
elle voulut attaquer de Ruyter; mais, trop faible pour l'atteindre,
elle ploya sur ses jarrets. Un coup de lance l'étendit sans vie à nos
pieds.
Pendant que je rechargeais mon fusil, un jeune tigre s'élança sur moi.
L'attaque fut si brusque, si inattendue, qu'elle me renversa. Avant de
pouvoir me relever, je vis de Ruyter mettre tranquillement son fusil
dans l'oreille de la bête déjà blessée, et lui faire sauter la
cervelle en l'air. Pendant cette lutte partielle avec la mère et le
premier tigre, les matelots continuaient à faire feu, et les balles
volaient au-dessus de nos têtes; quelques-unes blessèrent les jeunes
tigres, mais sans les tuer, car ils se sauvèrent.
--Plaçons-nous derrière ce rocher, me dit de Ruyter; les matelots se
servent d'un mousquet comme ils se servent d'un cheval: ils emportent
tout ce qui se trouve sur leur passage.
Des Malais, envoyés en éclaireurs par le chef, vinrent nous dire que
le jungle était vivant de tigres, qu'ils en avaient déjà tué deux, et
qu'un de leurs hommes était mort.
Une heure après cette première victoire, il y avait autant de bruit et
de confusion dans le jungle que pendant une bataille navale ou qu'au
saccagement d'une ville. Je remarquai cependant que les tigres ne sont
point aussi formidables qu'on veut bien le dire. Ils se couchaient en
rampant dans les longues herbes, et nous avions de grandes peines à
prendre avant de pouvoir les en faire sortir. Pour arriver à ce but,
nous étions obligés de leur envoyer une balle, et bien des fois, au
lieu de se jeter sur nous, ils essayaient de fuir sous le couvert, et
c'était seulement en face des passages bloqués que, poussés par le
désespoir, ils se précipitaient aveuglément sur nous.
Deux hommes courageux et bien armés peuvent aller sans crainte
jusqu'aux approches de l'antre d'un tigre et le forcer à quitter sa
retraite pour venir tomber sous leurs coups.
Un grand nombre de tigres se sauva vers la plaine, et il nous était
impossible de diriger notre chasse de ce côté-là. Plusieurs de nos
hommes étaient blessés, soit par les tigres, soit par des chutes dans
les décombres, et un Malais eut l'échine dorsale si fracassée,
qu'après une heure d'agonie il expira.


XC

Quand la chasse fut désorganisée, je songeai à Zéla, qui, bien
certainement, devait s'effrayer des bruits du combat et de ma longue
absence. Je me dirigeai donc seul,--car tous nos gens étaient
dispersés çà et là,--vers la partie du jungle où quatre Arabes
devaient faire la garde autour d'elle.
En approchant de l'endroit où la jeune femme devait attendre mon
retour, j'entendis un bruit affreux, un bruit entremêlé de cris
perçants, de rugissements de tigres et de trépignements de pieds. Je
hâtai ma course, autant que purent me le permettre les épais buissons
et l'inégalité du terrain; car, à chaque pas que je faisais en avant,
j'entendais, plus féroces, plus sonores et plus distincts, les
effroyables rugissements du fauve habitant des jungles.
Arrivé à quelques mètres de l'endroit où devait se trouver Zéla,
j'aperçus un énorme tigre suspendu par les pattes aux flancs de
l'éléphant de ma pauvre abandonnée. Zéla n'était pas visible, et le
tigre portait sa tête, en écumant de rage, jusqu'au houdah.
--La malheureuse enfant a été dévorée! m'écriai-je en me frappant le
front. Oh! fou, fou que je suis!
Un frisson mortel arrêta dans mes veines la circulation du sang, puis
il fit place à une flamme brûlante dont la vapeur me monta au cerveau.
Ma carabine n'était pas chargée: je la rejetai loin de moi, et, sans
aucune autre arme qu'un poignard malais, je me précipitai, furieux et
sans crainte, au secours de Zéla. À quelques pas du groupe formé par
l'éléphant et son sauvage antagoniste, un petit tigre déchirait à
belles dents un objet que je ne pris point le temps d'examiner.
L'éléphant de Zéla trépignait, criait, se débattait avec désespoir
pour se débarrasser du tigre. L'affreuse bête tomba, mais en emportant
dans sa chute une victime humaine, enveloppée dans un vêtement blanc.
Je bondis sur le tigre, qui gronda sourdement, et dont la patte,
appuyée sur sa victime, n'oscilla même pas. Il attendait mon attaque.
Je frappai l'animal d'un coup de poignard, et lorsque, près d'être
atteint par le blessé, je cherchais autour de moi un moyen de défense
plus sûr que mon poignard, j'entendis murmurer cette douce invocation:
--Saint prophète, protégez-le!
Comme pour exaucer la prière de cette douce voix, l'éléphant frappa le
tigre avec son pied de derrière. Le coup fut bien porté, car mon
ennemi roula sur les flancs, et je pus lui enfoncer dans le coeur mon
poignard jusqu'à la garde.
Un cri terrible, cri dont la bruyante clameur étouffa le rugissement
du tigre, vint tout à coup frapper mon oreille; je me retournai
vivement: c'était le chef malais. Son arrivée était d'un admirable
à-propos, car le tigre se relevait, et son jeune compagnon courait sur
moi. Le Malais perça le jeune tigre avec sa lance, et enfonça vingt
fois son poignard dans le corps du vieux.
--Quel plaisir! me dit-il en brandissant sa lance, je suis fou de
bonheur. Allons encore dans les jungles, il y a un monde de tigres:
nous les tuerons tous.
Le chef disait ces paroles en rugissant comme un lion. Voyant que je
n'y prêtais pas une bien grande attention, il secoua sa lance et
disparut dans le bois.
Heureusement pour moi, mes regards éperdus tombèrent sur la douce
figure de Zéla, qui s'était prosternée à mes pieds. Je fis vainement
la tentative de la relever, je n'avais plus de force, je chancelais,
je me sentais sur le point de devenir fou. Quand les deux bras de la
jeune femme eurent entouré ma tête, je repris mes sens, et je couvris
son visage adoré des plus tendres caresses.
Zéla était hors de danger; les corps des deux tigres gisaient à nos
pieds: tout était calme autour de nous.
En apercevant la victime du tigre, je dis à Zéla, car je ne pouvais en
distinguer ni les traits ni la forme:
--Qui a donc succombé sous les coups de cette horrible bête?
--Le pauvre mahout, très-cher, et j'ai grand'peur qu'il ne soit mort.
--Heureusement, ce n'est que lui, chérie; je craignais tant que ce ne
fût vous! Je craignais tant que vous ne fussiez devenue un esprit, mon
bon esprit; car, vous le savez, la foi arabe me permet deux guides
spirituels: un bon et un mauvais.
Ma colère tomba bientôt sur les Arabes auxquels j'avais confié Zéla,
et, à mon appel, ils sortirent d'un fourré où, me dirent-ils d'une
voix tremblante, ils avaient trouvé le petit d'un léopard tué par de
Ruyter.
J'étais tellement furieux contre ces hommes, qu'avec l'intention d'en
tuer un, j'armai mon pistolet.
L'arme était dirigée sur la poitrine de l'Arabe le plus proche de moi;
j'allais lâcher la détente quand une main retint mon bras.
Je me retournai brusquement: les yeux de Zéla rencontrèrent les
miens, son regard pénétra mon coeur, regard charmant et qui eût
apporté le calme dans l'esprit irrité d'un fou.
--Il est notre frère, me dit la jeune femme d'une voix vibrante et
mélodieuse. Ne nous détruisons pas les uns les autres. Remercions le
prophète, dont la miséricorde vous a fait le sauveur du dernier enfant
de notre père. Le mauvais esprit qui a poursuivi mon père jusqu'au
jour de sa mort est-il donc descendu sur vous? Sa main cruelle est
dans ce moment-ci posée sur votre coeur. Prenez garde, mon ami, car
l'ombre du mauvais esprit plane sur vous comme l'ombre sur le soleil;
elle vous fait paraître, même à mes yeux, féroce et inexorable.
--Vous êtes le faucon de notre Malais, chère, mais l'aile du noir
corbeau a disparu; le soleil ne s'est point obscurci; l'oiseau de
mauvais augure m'a quitté. Allons, la paix est faite, n'est-ce pas? Il
faut que je rentre dans le jungle; montez sur votre éléphant; je
préfère vous confier à sa sagacité qu'à un millier d'Arabes. C'est une
noble et courageuse bête.
Je flattai l'éléphant avec la main, et je donnai à Zéla du pain et des
fruits pour les faire manger à notre sauveur.
L'éléphant semblait être plongé dans une triste contemplation, et il
regardait avec un sentiment de pitié sympathique le corps prosterné du
mahout mourant. Il ne fit pas attention à nous, et quand ses yeux
tombèrent sur le tigre mort, il trépigna, prit un air féroce et fit
entendre un cri de sauvage triomphe.
Puis, mécontent de lui-même pour n'avoir fait que venger le mahout,
qu'il eût voulu sauver, il baissa sa trompe et ses oreilles vers la
terre, et, quoique blessé et sanglant, il paraissait ne songer ni à
lui ni à nous, mais à son ami mort. Les yeux humides et rêveurs de
l'éléphant montraient que toutes ses pensées étaient absorbées par la
perte qu'il venait de faire. Son regard pensif était fixé sur les
Arabes occupés à faire une sorte de claie pour emporter le moribond,
car sa poitrine était lacérée par les coups de griffe.
La noble bête, tout à son chagrin, refusa de manger, et, lorsque je
plaçai l'échelle de bambou pour faire monter Zéla dans le houdah, elle
tourna sa trompe, me regarda, et, voyant que c'était encore la jeune
femme qu'elle allait porter, elle reprit sa première position en
continuant à pousser de sourds gémissements.
L'homme que pleurait l'éléphant avait été longtemps le pourvoyeur de
ses besoins, et depuis la mort du Tiroon, tué par le chef, cet homme
avait pris la place de mahout. L'éléphant n'avait point paru attristé
à la mort de son premier conducteur, qui avait été, sans nul doute, un
maître méchant et cruel. S'il m'eût été possible de garder l'éléphant,
je m'en serais fait un devoir et un plaisir; car quand nous le
quittâmes, Zéla l'embrassa en pleurant, et coupa, près de ses
oreilles, quelques-uns de ses poils. J'ai conservé et je conserve
encore ce souvenir du sauveur de Zéla; il remplit le chaton d'une
bague sur laquelle est gravé, comme dans mon coeur, le nom de cette
chère moitié de moi-même.
Mais j'éloigne mon esprit du sujet qui m'occupe en cet instant; c'est
une faute involontaire, car, malgré moi, je suis entraîné à faire le
récit des puérils événements qui me rendent Zéla pleine de vie!
Aujourd'hui, ma cervelle ressemble à un griffonnage confus encore,
croisé en tous les sens et illisible pour tout autre que moi.


FIN DE LA DEUXIÈME SÉRIE
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  • Un Cadet de Famille, v. 2/3 - 01
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