Un Cadet de Famille, v. 2/3 - 04

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Sous l'influence de mon étrange hallucination, je me précipitai vers
Zéla, je saisis la bride de son cheval, dont j'excitai vivement la
marche. J'avais peur de voir ma petite fée se transformer en faon
blanc et s'élancer vers les bois. La suite de cette métamorphose
devait m'envelopper dans la peau d'un chien noir et me condamner à
poursuivre la fugitive dans les mystérieux sentiers de cette
ténébreuse et impénétrable forêt.
Mes craintes se dissipèrent un peu quand je vis Zéla maintenir avec
force l'impétuosité de son cheval, qui voulait s'élancer en avant, et,
penchée vers moi, me dire de sa voix musicale:
--Laissez-moi libre, mon frère, vous allez me faire tomber; marchez un
peu en avant, je désire parler à Kamalia et lui demander le nom des
belles fleurs rouges qui sont sur cet arbre. Oh! regardez, ce ne sont
point des fleurs, mais de petits oiseaux; vous les avez effrayés en
voulant arrêter ma marche. Quel malheur! ils se sont enfuis.
Revenu à moi, je communiquai en riant mes chimériques angoisses à la
jeune fille.
--Et, me demanda-t-elle, quelle figure avais-je prise dans votre
esprit avant d'être transformée en faon?
--Vous, chère, vous êtes le doux Ariel, l'esprit enchanteur de ce
bois, votre demeure, votre empire. Rien d'humain ne doit vous
entourer, car chaque chose humaine a sa faiblesse ou son défaut. Ici,
il y a des murs de fleurs pour vous cacher à tous les regards: vous
vivrez comme les abeilles, comme les brillants oiseaux que vous venez
d'admirer, de parfums, de fruits et de rosée.
--Ce bois est un séjour vraiment enchanté, mon frère, je partage votre
admiration; mais je ne voudrais pas y vivre toute seule, puis je ne
saurais être heureuse emprisonnée: fleurs ou barreaux, marbre ou
pierre, les murs sont toujours sombres, et j'aime la liberté,
l'espace, le caprice qui m'emporte où m'appelle ma fantaisie.
--Ma bien-aimée, répondis-je à Zéla, je resterai avec vous comme votre
esclave.
--Mon esclave! oh! non, non, non, pas d'esclave; vous avez dit hier
qu'il ne devait point y en avoir, je pense et je dis comme vous: la
liberté pour tous.
Le sentier que nous suivions s'élargit bientôt; son obscurité se
dissipa, et nous atteignîmes l'entrée d'une grande plaine.
L'éblouissante clarté d'un ciel limpide, brillamment inondé par les
rayons du soleil, nous rendit presque aveugles.
En traversant une rivière sur un pont rustique, je reconnus la main de
de Ruyter dans la construction forte et élégante de ce pont. Après
avoir gravi de nouveau un sentier très-irrégulier, nous montâmes, au
travers d'une longue allée d'arbres et de buissons, sur une
plate-forme élevée. Sur cette plate-forme était assise la maison de de
Ruyter.
--Aston, criai-je joyeusement au lieutenant, voici notre résidence, je
suis certain que c'est bien elle. Quel autre que de Ruyter aurait eu
l'esprit de trouver cette délicieuse, cette ravissante situation!
Toutes les beautés que nous avons admirées ne sont point comparables à
celles qui environnent ce charmant séjour. La possession de ce
paradis terrestre doit satisfaire à jamais toutes les ambitions, tous
les désirs d'un homme; car la nature y a jeté à profusion toutes ses
parures pour le rendre parfait.
--Vous dites vrai, me répondit Aston en regardant autour de lui et
dans l'immensité de l'espace; quelle magnificence! quelle grandeur! je
n'ai jamais rêvé rien d'aussi splendidement beau.
--Allons, allons, cria de Ruyter, descendez de cheval; demain, vous
aurez la journée entière pour admirer tout cela. Maintenant il faut
songer au repas; votre mari, continua de Ruyter en se tournant vers
Zéla, n'est bon à rien, si ce n'est cependant à rôder dans les
déserts; regardez, mon enfant, il a choisi la place la moins ombragée
du jardin, afin de recevoir sur sa tête toute la chaleur des rayons du
soleil. Par le ciel! je crois qu'il ôte son turban; il serait un saint
parmi les Raypaats (descendants du soleil).
Zéla accourut vers moi et me dit doucement:
--Ne restez pas au soleil, mon frère; dans ce moment-ci sa chaleur est
très-dangereuse. Voyez comme les boutons et les fleurs cherchent à
échapper à son brûlant contact, en fermant leurs corolles et en se
cachant sous l'ombre des feuilles, qui baissent également avec
tristesse leur tige fatiguée. Les oiseaux, les insectes sont tous
endormis dans les bois; il n'y a pas un animal qui ose rester sans
abri quand la chaleur est aussi étouffante. Tout dort maintenant; le
vent même est allé se cacher dans les cavernes que nous avons vues ce
matin sur le rivage. Il n'y a que la méchante mouche qui soit
éveillée; elle ramasse les vapeurs empoisonnées pour s'en faire un
venin, et la nuit elle jette son cri de guerre; puis elle perce avec
sa lance le doux et bienfaisant sommeil: la mouche est le mauvais
esprit des ténèbres et le sommeil en est le bon. Venez, mon frère, le
capitaine l'ordonne, et vous obéissez mieux à sa voix qu'à celle de
Zéla.
Je suivis la jeune fille, en pensant qu'elle avait fait une très-jolie
description de la tribu des mouches.
Tout le monde mit pied à terre sous une verandah, et nous fûmes
conduits par de Ruyter dans l'intérieur de la maison. Une double
rangée de persiennes protégeait les appartements contre les ardeurs du
soleil, et laissait l'air et le vent circuler par les ouvertures en
toute liberté. La salle d'entrée occupait le tiers de la maison: elle
était pavée en grands carreaux de marbre blanc, et un bassin d'une
forme ovale, rempli d'eau, jetait dans l'air la fraîcheur la plus
suave.
En visitant le jardin, je découvris une citerne dont l'eau, après
avoir arrosé la terre, formait une cascade et allait sauter de rocher
en rocher, jusqu'à ce qu'elle eût atteint la rivière, dont on voyait,
des hautes fenêtres de la maison, la nappe calme et argentée.
De Ruyter avait fait creuser la montagne jusqu'à la source d'une de
ces fontaines, dont il dirigeait le cours dans ses terres.
Autour de la salle dans laquelle nous étions entrés s'étendait un
large divan garni de coussins; les murs étaient ornés d'armes
indiennes et européennes pour la chasse, mêlées à des dessins et à des
gravures de prix.
Zéla et ses femmes furent conduites dans une aile de la maison, et sur
la porte d'entrée de l'appartement qui s'y trouvait était écrit ce mot
en caractères persans: _Le Zennanah_.
--Cette désignation, nous dit de Ruyter, est une fantaisie de
l'artiste qui a peint l'intérieur de la maison; car votre Zéla est la
première femme qui entre ici.
Après avoir montré à Aston la chambre qui lui était destinée, de
Ruyter se tourna vers moi et me dit:
--Je crois, mon Trelawnay, qu'une chambre entourée de murailles ne
pourrait convenir à votre esprit errant: nous vous laisserons aller çà
et là; du reste, je sais que vous le feriez sans ou avec ma
permission. Si vous avez besoin de quelque chose, frappez dans vos
mains, et si ces besoins sont des besoins réels, ils seront à
l'instant satisfaits. Quant aux choses luxueuses, j'évite ce luxe du
climat; mais il n'est pas défendu. La défense n'atteint jamais son but
et met une valeur sur des ombres. Quand la cloche sonnera une heure,
le déjeuner sera servi dans la salle.


LVI

Quand de Ruyter nous eut quittés, Aston s'écria d'un ton surpris:
--Que veut-il dire? Quel est le sens réel de sa phrase? Parle-t-il
bien sérieusement du luxe intérieur de sa maison, de ce luxe dont la
grandiose simplicité surpasse les splendeurs les plus raffinées et les
plus exquises de la civilisation?
--Je crois, répondis-je en riant, que de Ruyter se moque de nous, ou
qu'il cherche à se mettre en garde contre les excès complimenteurs de
notre juste admiration.
--Vous avez peut-être raison, mon cher Trelawnay, reprit mon ami; mais
une chose dont je suis bien certain, c'est qu'un long séjour dans
cette royale résidence du désert nous rendra fort difficiles sur le
choix d'une habitation, en les faisant toutes paraître à nos yeux plus
laides et plus sales qu'une hutte irlandaise.
Tout en causant, nous nous promenions autour de la salle, et j'allais
proposer à Aston de m'accompagner dans le jardin, lorsque la cloche
dont nous avait parlé de Ruyter annonça que le déjeuner était servi.
Nous nous mîmes à table.
--Je crains fort, mon cher Trelawnay, me dit de Ruyter en riant, que
vous ne soyez un triste convive, si la reine des abeilles ne daigne
pas abandonner en votre faveur les coutumes de son pays pour se
conformer à celles du nôtre.
Une femme fut appelée, et je lui donnai l'ordre d'aller chercher lady
Zéla. Après d'assez longues hésitations entremêlées de pourparlers, la
jeune fille se décida à se rendre à nos prières.
Une couche disposée à la hâte reçut la belle Arabe, qui ne s'était
jamais assise sur une chaise.
Les jolis petits doigts de Zéla essayèrent vainement de se servir pour
manger d'une vilaine fourchette de fer: leurs gracieux et impuissants
efforts donnaient à tous les gestes de la jeune fille une si adorable
gaucherie, qu'après avoir contemplé un instant son léger embarras, je
lui ôtai la fourchette des mains en la priant de m'apprendre à me
servir de mes doigts pour ramasser les grains de riz servis sur mon
assiette et les porter à mes lèvres; mais la leçon, rieusement donnée,
fut très-peu profitable, car l'impatience me faisait avaler ensemble
et le riz et la chair du poulet.
Zéla sortit de table avant la fin du déjeuner, et nous promit
gracieusement que sa présence charmerait notre promenade du soir.
Quand les débris du repas eurent été remplacés par le café et les
pipes, nous nous couchâmes sur les divans qui entouraient la salle, et
nos yeux, alanguis par la fatigue, se reposèrent doucement dans la
contemplation de l'eau limpide du bassin, qui ressemblait à une glace
entourée d'un cadre de marbre. Trop heureux pour analyser nos
jouissances et nous faire part mutuellement des sensations de
bien-être qui remplissaient nos coeurs, nous restions silencieux, et
cet engourdissement moral se répandit peu à peu sur la nature
physique; car nous tombâmes, sans nous en apercevoir, dans le repos
d'un profond sommeil.
* * * * *
Deux heures après nous sortions du bain, et on nous apportait des
rafraîchissements avec une corbeille remplie de fruits et de
confitures. Quand nous eûmes savouré le jus acide de la grenade et
celui de l'orange mêlé à de l'eau glacée, nous rentrâmes dans la
salle, où du café brûlant et nos pipes nous aidèrent à attendre sans
impatience la disparition du soleil derrière les montagnes. À la chute
du jour, Zéla se rendit à notre appel, et nous visitâmes les terres
cultivées qui entouraient la maison de de Ruyter.
Un sentier sablonneux, ombragé d'arbres touffus, nous conduisit par
une montée facile dans une chambre d'été, dont la construction
extérieure, aussi bien que la couleur des murs, ressemblaient
exactement aux draperies d'une tente. Des fenêtres de cette chambre on
découvrait un panorama magnifique, car toutes les mystérieuses beautés
de l'île se montraient sans voile: d'un côté, les plaines laissaient
pleinement voir leur robe de pourpre et d'émeraude; de l'autre, la mer
et le port entier de Bourbon s'offraient aux regards.
--Je vois le vaisseau! s'écria Zéla en frappant joyeusement ses
petites mains l'une contre l'autre; regardez, mon frère, ne dirait-on
pas qu'il est tout près de nous?
Armé d'un télescope, je vis si distinctement le grab, que mon
imagination me montra aussitôt Louis-le-Grand, l'air empressé,
égorgeant des tortues sous la banne du pont.
Je sortis avec Zéla de la chambre d'été, et j'allai m'asseoir sur un
morceau de rocher, qui formait un dôme arrondi au-dessus d'un profond
abîme. Des hauteurs de ce trône improvisé je pus, sans être importun,
suivre des regards les mouvements légers et souples de Zéla, qui
voltigeait, comme une abeille, de fleurs en fleurs, d'arbres en
arbres, effleurant tout du bout de ses jolis doigts, penchant sur
chaque arbuste ou sur chaque buisson sa jolie tête et ses beaux yeux
rayonnants de plaisir.
Les mouvements gracieux et élégants du corps, l'adresse modeste et
dégagée des gestes atteignent dans l'Est une réelle perfection. Comme
si elle redoutait la rivalité de l'art, comme si elle s'en indignait,
tout en dédaignant de le combattre, la nature a jeté là ses dons les
plus rares, les plus précieux et les plus recherchés. Innés chez ce
peuple, ils sont défigurés sous la laide forme de l'affectation dans
les pays qu'on appelle civilisés; la beauté du corps, la majesté
simple et naturelle des gestes, la grâce des mouvements, cet ensemble
des qualités extérieures qui ont un charme si séduisant, a déserté les
villes populeuses pour se jeter dans les déserts et dans les
montagnes. La beauté vit là; elle joue avec les enfants, elle pare le
front des jeunes filles, elle flotte sur l'aile du pigeon ramier, elle
étincelle dans le brillant et doux regard de la sauvage gazelle.
Un enfant du désert ressemble à une vigne vierge étendant avec
profusion ses branches couvertes de feuilles. Arrêtez cette
croissance, taillez la vigne, rendez-la productive, et vous aurez un
vilain feuillage et une mesquine vendange. La vigne et l'olivier sont
les enfants des collines et des sables, ils sont nourris par les
rayons du soleil; libres de grandir, ils deviennent splendides. Le
cheval du désert et l'antilope sont les plus rapides et les plus
beaux des animaux.
Le majestueux roi des oiseaux, ce roi dont le plumage voltige sur le
diadème des souverains du monde ou se penche en triomphe sur un
corbillard royal, habite les landes sablonneuses.
Les fruits les plus riches, les fleurs les plus belles, l'air le plus
odoriférant, l'eau la plus limpide, se trouvent dans les plaines, dans
les rochers, dans les sables, et sont tous nourris dans la solitude
par le soleil de la liberté.
C'est là que l'homme parle avec son Dieu jusqu'au moment où le coeur,
rempli d'amour et d'admiration, divinise ses sentiments.
J'ai vu les vierges de l'Est (Zéla en était une) aussi ignorantes que
ses plus sauvages enfants, et dont la beauté exquise ferait tomber le
ciseau des mains des sculpteurs grecs. J'ai regardé leurs formes,
leurs traits, l'expression de leurs figures, et tout se mêlait si
harmonieusement ensemble, que je ne pouvais pas comprendre qu'il fût
possible de rester froid devant tant de beauté, en cherchant à
découvrir si les lignes étaient de la forme grecque ou romaine. Il
serait plus facile au hibou de regarder le soleil sans en être ébloui,
qu'à un homme de coeur et d'imagination de contempler avec calme
l'idéale beauté des vierges de l'Est.
La plus belle et la plus délicieuse de ces vierges était à mes yeux ma
jeune et charmante femme. Zéla venait d'atteindre sa quinzième année;
et quoique ne pouvant, même dans l'Est, être considérée comme une
femme faite, son développement précoce donnait des promesses de la
plus rare beauté. Élevée dans l'ombre, Zéla avait le teint pâle, et
cette pâleur de camellia paraissait de l'albâtre au milieu des femmes
brunes qui entouraient la jeune fille. La largeur et la profondeur du
front de Zéla, clair et poli comme de l'ivoire, étaient à moitié
cachées par une magnifique couronne de cheveux fins, abondants et
légèrement ondulés.
Ses yeux étaient expressifs, même pour une Orientale, mais ni
brillants, ni saillants; ils étaient aussi doux que ceux d'une grive,
lorsque le calme du repos ne laissait ni la joie, ni la douleur, ni la
surprise y jeter leur brillante étincelle de satisfaction ou de
souffrance. Les cils d'ébène qui ombrageaient ce beau regard étaient
extraordinairement longs, et quand la jeune fille dormait, ils se
pressaient contre ses pâles joues en y jetant le doux reflet de leur
ombre. La bouche était pleine d'harmonie et de grâce; la figure,
petite et ovale, était fièrement portée par un joli cou aux mouvements
onduleux; les membres de Zéla, longs, pleins et arrondis, avaient des
gestes vifs et légers.
Au moment où j'analysais les rares perfections de la jeune fille, elle
se tenait debout sous l'ombrage d'un arbre dont les languissantes
branches tombaient en grappes autour d'elle. Cet arbre indou cache,
dit-on, dans ses feuilles fermées, l'asile d'une fée. Je crus que
Zéla, leur reine, était descendue de sa demeure de verdure pour
folâtrer un instant sur un gazon de fleurs, et, sous la fascination de
cette idée, je descendis rapidement auprès d'elle.
--J'ai guetté votre chute, lui dis-je en la prenant dans mes bras,
chère enfant! Je vous tiens, je vous garderai auprès de moi.
--Oh! mettez-moi par terre, s'écria la jeune fille effrayée, vous me
faites mal. Je ne suis pas tombée; laissez-moi, je vous prie,
laissez-moi m'en aller.
--J'y consens, si vous voulez me promettre de ne pas fuir, de ne pas
remonter dans le feuillage de cet arbre, votre féerique habitation.
--Je ne vous comprends pas, me répondit Zéla en ouvrant de grands
yeux; laissez-moi, vous me serrez avec trop de violence.
Je posai doucement la jeune fille à terre et je lui fis part de mes
craintes; mais elle m'écouta à demi, car, à peine libre, elle courut
vers sa vieille nourrice d'un air aussi effrayé qu'un jeune levraut.
Le lecteur aurait tort s'il m'accusait d'exagération dans l'éloge que
je fais des Arabes de l'Inde. S'il doute de ma véracité, il en croira
peut-être mieux les paroles d'un savant voyageur tout à fait exempt de
préjugés. Ce voyageur dit:
«Les Arabes sont nombreux dans l'Inde; ce sont des hommes magnifiques,
au teint blanc, aux formes belles, osseuses et musculeuses; leurs
mines nobles, leurs costumes pittoresques, leurs regards intelligents,
hardis, etc, etc.»
Ceci est donc le portrait du père de Zéla. Sa mère, d'une beauté
célèbre, avait été apportée du Caucase géorgien, et le hasard de la
guerre l'avait faite deux fois captive. La naissance de Zéla fut la
mort de cette femme, et elle quitta le monde, heureuse d'y laisser sa
vivante image.
Zéla était belle, plus belle que je n'ai pu la décrire, car je ne suis
pas versé dans la science des paroles, et les paroles sont souvent
impuissantes à représenter ce que l'oeil voit, aussi bien qu'à
exprimer ce que le coeur ressent.


LVII

Quand je rejoignis Aston et de Ruyter, je les trouvai en train de
discuter sur la nécessité de faire une visite officielle au commandant
de Saint-Louis. Comme cette visite, dont ils fixèrent l'heure pour le
lendemain, ne me paraissait ni agréable à faire ni urgente à mes
intérêts personnels, je priai de Ruyter de vouloir bien m'en
dispenser. La soirée se termina très-agréablement, quoiqu'il y eût
manqué, pour l'entière satisfaction de mon coeur, la présence aimée de
la belle Arabe.
Obligés de nous lever le lendemain aux premiers rayons du soleil, nous
nous couchâmes de bonne heure, et, si Aston et de Ruyter se
reposèrent, il me fut bien impossible de trouver le sommeil. Mon
esprit inquiet me jeta bientôt hors du lit et hors de la maison.
J'errai dans les champs, je pris un bain, je tuai les heures, et je
vis arriver, sans avoir fermé les yeux un instant, les splendides
lueurs de la plus belle journée.
Quand mes deux amis parurent, nous allâmes visiter les plantes et les
arbrisseaux que de Ruyter avait apportés des différentes îles de
l'archipel des Indes. De Ruyter avait une grande passion pour le
jardinage, la construction et l'agriculture. Il aimait l'île Maurice,
non-seulement pour la douceur de son climat, mais encore pour la bonté
de son terrain, qui produisait toute chose et en profusion.
--J'ai questionné sur leur bonheur, nous dit-il, toutes sortes de
gens, même des princes, et j'ai vu que les hommes heureux, mais
heureux dans toute l'acception du mot, sont les jardiniers. Je
confesse avec franchise que si le hasard ne m'avait pas fait marin,
j'aurais été, par choix, un modeste cultivateur.
Il n'existe pas dans le monde un fruit ou une fleur qui soit resté
inconnu à de Ruyter. Il avait tout vu, tout recueilli, tout réuni dans
son jardin, et au milieu de cette quantité innombrable d'arbres et de
plantes, il y en avait au moins le quart qui m'étaient complétement
inconnus. À l'exception de la plate-forme, sur laquelle était bâtie la
maison, et qui comprenait le jardin, les terres d'alentour étaient
incultes. On avait en partie déraciné tous les arbres, en laissant çà
et là des groupes de cannelliers ou de chênes d'une hauteur
prodigieuse.
La maison n'avait qu'un seul étage. Sa façade regardait le sud, en
dominant une plaine; la mer formait l'horizon au nord-ouest, et l'est
déployait un immense rideau de bois, de précipices et de rochers. À
l'exception d'une plaine voisine de la maison, rien n'indiquait le
travail de la culture; on se serait cru dans la solitude d'un immense
désert, si, dans le clair-obscur des avenues et des sentiers qui
coupaient cette plaine, on n'eût découvert des chaumières de bois. De
Ruyter avait eu le soin de faire produire à ses terres les choses
indispensables à la vie, et de les peupler de travailleurs heureux
dans leur dépendance libre.
--Il serait, nous dit-il, plus avantageux, d'après les règles du
calcul, d'ensemencer la terre des grains, des fruits ou des végétaux
qu'elle reproduit avec le plus d'abondance, pour en échanger le
surplus inutile à la consommation de la maison contre les choses de
luxe qui y manquent: mais, outre la satisfaction que je ressens de
voir tout le monde heureux autour de moi, j'ai le plaisir de la
distraction, le bonheur de la santé et celui plus grand encore
d'améliorer la cruelle destinée de ceux qui souffrent sous les
impitoyables lois d'un système détestable, d'un système que j'abhorre,
mais auquel malheureusement il m'est impossible d'apporter des
remèdes: ce système est celui de l'esclavage.
J'ai fait pour le bien-être des noirs tout ce que j'ai pu; vous ne
trouverez pas un seul esclave dans mon domaine. Le pain que vous
mangez n'est peut-être pas le meilleur, le plus blanc, le plus exquis
des pains, mais il n'est ni aigri ni taché par le sang ou les larmes
d'un pauvre captif surchargé de travail. Une centaine d'esclaves, que
j'ai rachetés ou trouvés libres, sont devenus mes fermiers.
Je reçois d'eux une partie des fruits de la terre: un m'apporte tous
les ans du blé, un autre du café, et ainsi de tous. J'ai donc de cette
manière du riz, du sucre, des épices, du coton, du tabac, du vin, de
l'huile, enfin tout ce que la terre produit. Je dispose à ma guise du
superflu des choses que vous mangez; ici ce sont les fruits d'un
travail libre, et je crois que cette connaissance des faits vous
rendra la modeste chère que je vous fais faire infiniment plus
savoureuse.
Je ne suis point un de ces pédants et lourds moralistes qui prêchent
l'émancipation des nègres en faisant des pas de géant pour fuir
l'exécution de leurs pompeuses paroles, ni un de ces gaillards qui
examinent la doctrine d'un tailleur avant de se hasarder à porter
l'habit qu'il leur a fait, quoiqu'ils n'aient pas l'idée honnête et
juste de le lui payer. Je regarde la perfection de l'ouvrage et non la
piété de ceux qui l'ont fait, et je suis mieux servi par des gens
libres, travaillant de bonne volonté, que par des mains d'esclaves
sans coeur.
La visite que de Ruyter et Aston devaient faire au commandant de
Saint-Louis fut remise au lendemain, et nous procédâmes à nous occuper
suivant la loi de nos fantaisies. De Ruyter traça le plan d'un
pavillon qu'il voulait construire, comme un _zennanah_, pour les
femmes. Aston arracha des pommes de terre et des yams; moi, je
construisis un berceau de bambous entrelacés, et je plantai sous son
abri notre arbre mystique, le jahovnov chéri de ma chère Zéla.
Après avoir terminé mon petit travail, la fatigue d'une nuit sans
repos se fit sentir: elle affaiblit mes forces, et, n'ayant ni
l'envie ni la prudente pensée de gagner mon lit, je me couchai sous
l'ardeur d'un soleil brûlant, près du faible ombrage d'un
laurier-rose, et je m'endormis profondément.
Je fus éveillé par la chaleur intense des rayons du soleil, qui
dardaient sur moi leur fulgurante lumière. Je sentais que ma tête,
presque sans abri, allait être livrée à la flamme de cette lave
ardente, et que j'en éprouverais de vives douleurs. Mais mes forces
étaient tellement abattues, que je n'avais pas l'énergie de me
relever.
Au moment où j'allais forcer la paresse à se plier aux ordres de la
raison, j'entendis un léger frôlement. D'où pouvait-il provenir? Tout
en m'adressant cette question, je restais immobile, car j'étais étendu
sur la terre avec tant d'indolence, que je ne pouvais ni remuer ni
regarder, quoique mon ouïe fût violemment tendue dans la direction de
l'indistinct murmure qui venait de se faire entendre. Je sentais
pourtant qu'il était nécessaire de quitter la position nonchalante que
j'avais prise, car le bruit augmentait de minute en minute. «C'est
peut-être un serpent» pensai-je en moi-même. Ce rapide soupçon fut
bientôt détruit par le souvenir de l'assurance que de Ruyter m'avait
donnée qu'il n'y avait dans l'île aucun reptile venimeux. J'écoutai
encore, et, toujours immobile, je me dis: «Ce sont des lézards qui
attrapent des mouches;» au même instant, je sentis sur mon front un
toucher froid et dont la douce sensation me fit soudain ouvrir les
yeux. Zéla et Ador, la petite esclave malaise, cherchaient à me
garantir contre les rayons du soleil en plaçant sur ma tête un morceau
de feuille de palmier tallipot, car une feuille entière a quelquefois
trente pieds de circonférence.
Quand Zéla s'aperçut que j'étais éveillé, elle voulut s'enfuir, mais
je saisis avec promptitude l'ourlet de son ample pantalon brodé, et je
lui dis en souriant:
--Laissez-moi vous remercier, chère.
--Non, je ne suis pas contente de vous; pourquoi vous coucher ainsi au
soleil? Ne savez-vous pas que sa chaleur est plus dangereuse que la
morsure du _chichta_? et que, si elle tombe sur un front nu, elle est
plus fatale que le _bahr_?
--Douce Zéla, pourquoi êtes-vous venue ici?
--Pour cueillir des fruits.
--Pour quelle raison avez-vous apporté cette feuille de palmier? il
n'y en a pas de ce côté du jardin.
Les yeux de la jeune fille découvrirent l'arbre que j'avais planté; et
elle me répondit vivement:
--Pour qui pensez-vous donc que j'aie pu l'apporter? J'ignorais que
vous étiez assez imprudent pour vous coucher au soleil; ma feuille est
destinée à couvrir le jahovnov.
--Comment avez-vous appris, chère soeur, que je l'avais planté? je
n'en ai parlé à personne.
Zéla rougit, et je lus dans ses yeux charmants, dans l'expression de
ses traits, ce limpide miroir de l'âme, que je ne lui étais plus
indifférent. Je pris la main de la jeune fille, et nous regagnâmes
l'habitation le sourire aux lèvres et la joie dans le coeur.


LVIII

À la porte de la maison nous rencontrâmes de Ruyter, qui dit à Zéla:
--J'allais vous rendre une visite, chère lady, et vous demander une
tasse de ce café exquis que fait si bien la vieille Kamalia.
--Venez, je vous en prie, capitaine, répondit en souriant la jeune
fille; ma nourrice excelle, il est vrai, dans l'art de distiller les
liqueurs; elle fait non-seulement de très-bon café, mais encore des
sorbets délicieux, et son _arekec_ est excellent; de plus, la science
de Kamalia ne se borne point à cette seule connaissance; elle est
très-savante, car elle sait lire dans les vieux livres de notre pays
et dans un ciel plein d'étoiles.
--Son air antique me laisse croire, répondit de Ruyter, qu'elle a
étudié dans des papyrus, et je ne serais pas étonné si elle pouvait
découvrir le mystère des hiéroglyphes.
Nous nous rendîmes au _zennanah_, et quand la vieille gouvernante nous
eut comptés sur ses quatre maigres doigts, elle alla remplir le rite
sacré qui n'est jamais négligé dans l'Est, celui de présenter des
rafraîchissements sans la cérémonie avare et sans coeur qui est
usitée en Europe, cérémonie qui consiste à demander aux visiteurs
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