Un Cadet de Famille, v. 2/3 - 06

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Comme je savais qu'il était parfaitement inutile de disputer avec Van
Scolpvelt, je me contentai de refuser nettement sa charmante
proposition en lui exprimant l'horreur que je ressentais pour tout ce
qu'il avait déjà fait.
Le docteur se tourna vers Aston et vers de Ruyter en les suppliant
l'un et l'autre, toujours au nom de la science, de se soumettre à
cette savante expérience. Mais les trouvant sourds à ses ardentes
prières, le docteur donna à ses traits la mine la plus plaintive et la
plus attendrissante, et dit à Zéla:
--Et vous, me...
La jeune fille n'en écouta pas davantage; elle se sauva avec la
rapidité d'un lièvre.
Van Scolpvelt gronda sourdement contre l'égoïsme des hommes, contre la
légèreté d'esprit des femmes, puis il dit d'un air inspiré:
--Eh bien, ce sera moi! oui, moi! Je me coucherai auprès du mur; qu'on
m'y fasse immédiatement porter une couche ou des tapis suffisants.


LXI

Aston et moi nous nous jurâmes de punir Van Scolpvelt de sa cruauté
envers les chauves-souris. Notre plan d'attaque fut arrêté, et pendant
que de Ruyter tint compagnie au docteur, je me fis suivre de deux
garçons noirs afin d'examiner sur toutes leurs faces les localités du
puits. Bâti à la façon orientale, ce puits était large, profond, et
des marches de pierre cassées, usées, conduisaient à la proximité de
l'eau. Couchées au centre d'une végétation de plantes grasses, de
fleurs gluantes, les marches étaient glissantes, et les excréments des
chauves-souris, le passage des crapauds, ne contribuaient pas
faiblement à les rendre fort dangereuses. Quand je fus parvenu, avec
une peine inouïe, à descendre ce gluant escalier, je plongeai un
bambou dans l'eau afin de me rendre compte de sa profondeur; cette
profondeur n'était que de trois pieds.
J'envoyai un garçon me chercher le hamac de de Ruyter, et nous le
plaçâmes, la tête sur les marches du puits, en passant une corde dans
les anneaux qui étaient à chaque bout; à ces deux soutiens nous
joignîmes une seconde corde mise transversalement, afin de donner de
la roideur au hamac quand le docteur y serait étendu.
Les branches d'un grand arbre ombrageaient l'ouverture du puits, nous
attachâmes une poulie à la plus forte des branches, à celle dont le
feuillage nous parut assez épais pour dissimuler le jeu de la poulie.
Ceci fait, j'instruisis les noirs de mes projets; je leur appris les
rôles qu'ils avaient à jouer, et je les emmenai à la maison, pour les
habiller suivant les exigences du devoir qu'ils devaient
consciencieusement remplir.
En entrant dans la salle pour appeler de Ruyter,--car il avait été
convenu qu'Aston resterait avec le docteur pour l'amuser jusqu'à
l'heure qui devait sonner le repas,--je fus obligé de m'arrêter pour
écouter avec une juste admiration le discours prononcé par le savant
Esculape.
--Je voudrais, criait Van Scolpvelt d'une voix stridente, je voudrais
que ma mère ne m'eût point donné la vie, ou bien encore que cette vie
m'eût été accordée par le ciel mille années avant cette époque de
ténébreuse ignorance, époque désastreuse, qui laisse lâchement dépérir
la science. Si les hommes étaient sages, sensés ou seulement
raisonnables, ils eussent fait des prodiges pour activer la marche
tortueuse de la science. Elle se serait avancée à la voix protectrice
de l'encouragement, à l'aide des protections du pouvoir; elle eût
prospéré, grandi, et son éclatante lumière serait venue dissiper les
sombres nuages qui nous enveloppent. Le chimiste et sa batterie
galvanique ne seraient pas en train de détruire, mais de créer! Ô ma
mère, si vous étiez arrivée jusqu'à cette sombre période, si vous
aviez connu une époque de faiblesse telle, qu'il soit impossible au
savant de trouver un homme assez généreux pour se coucher auprès d'un
puits! Qu'auriez-vous dit dans la stupeur de votre affliction? vous,
ma mère, qui m'aimiez, vous qui ne révériez que la science et moi,
votre unique enfant; et, en aimant ce fils de vos entrailles, vous
aimiez encore la science! la science, à laquelle j'avais consacré mes
jours et mes nuits; et vous savez, ma mère, avec quelle ardeur les Van
Scolpvelt ont poursuivi leur divine, leur sainte profession. Vous
souvient-il encore du jour où les suites d'une trop grande application
à l'étude vous donnaient une vive douleur à l'oeil? cette douleur
s'augmenta, et je vous dis:
--Ma mère, si vous ne me laissez pas arracher votre oeil, vous aurez
un cancer.
--Mon fils, ôtez-le.
Ce fut votre seule réponse. J'enlevai à l'instant votre oeil, et vous
ne laissâtes échapper ni une plainte, ni un regret, ni un soupir;
votre beau front rayonna de joie, car la main de l'opérateur avait été
calme, légère, sûre et ferme; et, ajouta Van Scolpvelt avec
exaltation, où trouveriez-vous aujourd'hui une pareille femme?
Notre réponse fut un immense éclat de rire.
Van Scolpvelt se leva furieux; il alluma, en grondant de sourdes
paroles, l'inséparable amie de ses études, son _écume de mer_, et il
se rendit au jardin en rappelant à Aston qu'il avait promis d'aller,
d'heure en heure, lui rendre visite dans sa couche aérienne.
Nous préparâmes aussitôt les noirs aux rôles qu'ils avaient à jouer.
Avec de la chaux liquide, de Ruyter dessina sur le corps nu des
jeunes garçons des lignes blanches, et dont l'éclat ressortait
vivement sur la teinte noire de leur peau; ces lignes donnaient à nos
acteurs une apparence de squelette réellement effrayante. Ce ne fut
pas tout; nous attachâmes à leur dos, en forme d'ailes, des archets
malais couverts de papier noir rayé de blanc, ensuite nous leur mîmes
entre les mains des aiguilles à coudre, liées ensemble avec du fil,
mais séparées les unes des autres comme celles dont les matelots se
servent pour tatouer leur peau.
Vers minuit, Aston et de Ruyter se placèrent au bout du cordage qui
devait être hissé au moment du signal. Sans être ni vu, ni entendu,
je me glissai sous l'arbre qui avoisinait le puits, et les garçons
spectres se cachèrent sous les buissons de chaque côté du hamac.
Les noires chauves-souris voltigeaient les unes autour du puits,
les autres au-dessus de la tête de Van Scolpvelt, qui était couché
sur le dos, et qui semblait les regarder avec une anxiété curieuse
et non effrayée. Van s'était muni d'un bandage, afin d'arrêter
l'écoulement du sang, quand, en sa qualité de médecin, il se serait
écrié:--Arrêtez! assez!...
Le plus profond silence régnait dans le jardin. Je donnai le signal de
l'entrée en scène. Aussitôt les spectres se levèrent, et leur voix
criarde jeta un hurlement aigu; ils battirent bruyamment leurs ailes,
et vinrent envelopper le docteur dans les pans du hamac. Un second
signal éleva l'amant de la science au-dessus de l'arbre, et, quand il
redescendit à la hauteur du puits, les noirs gambadèrent autour du
docteur et le piquèrent du bout de leurs aiguilles avec une rapidité
si légère et à la fois si tourmentante, que le docteur dut se croire
la proie d'un essaim de guêpes sauvages.
Après cette seconde scène, nous précipitâmes le hamac dans les
profondeurs du puits; alors le spectacle devint étrange: troublées
dans leur retraite, les chauves-souris s'élancèrent dehors en battant
confusément leurs ailes; les crapauds et les rats augmentèrent le
tapage, et ce fut la symphonie la plus horriblement discordante que
j'aie jamais entendue. Quand le hamac fut posé au fond du puits, nous
poussâmes ensemble le cri aigu des Indiens; ce cri retentissant
effraya tous les habitants du puits, qui sortirent en désordre de leur
sombre demeure.
Pour nous, qui ne faisions que regarder dans le puits, ce spectacle
était épouvantable, et pour celui qui était au centre même de
l'insurrection, il devait être horrible.
Je commençai à comprendre que mon espièglerie pouvait devenir
dangereuse, et je fis part de mes craintes à de Ruyter.
--Ne vous tourmentez pas, me répondit-il, Van Scolpvelt a le coeur
d'un stoïcien; c'est sa philosophie ou sa peur,--car ces deux
sentiments ne sont pas incompatibles, quoiqu'ils doivent l'être,--qui
l'empêche d'appeler au secours.
--Chut! dis-je tout bas, j'entends sa nageoire agiter l'eau; il se
remue, écoutez: son coassement s'élève plus haut que celui des
crapauds.
Nous entendîmes Van marmoter des plaintes en faisant des effort
inutiles pour se délivrer de sa prison. Il clapota dans l'eau quelques
instants, et resta enfin silencieux.
Nous étions assez certains de ne faire qu'une méchanceté sans
conséquence pour ne pas nous effrayer du silence de Van. Une heure
s'écoula. À la dernière minute de cette éternité (pour le docteur),
Aston se dirigea vers le puits d'un air nonchalant, parut très surpris
de ne pas trouver le docteur, et l'appela en arpentant le jardin dans
toutes les directions. J'avais suivi Aston, et nous approchâmes
doucement du puits. Van se débattait dans l'eau en maudissant le jour
de sa venue dans le monde, les chauves-souris, le puits et tous les
diables qui se trouvaient dedans. Ces malédictions étaient proférées
en hollandais, en latin et en anglais. Aston daigna enfin entendre la
voix du docteur; il s'exclama, s'attendrit, s'indigna, et nous
courûmes chercher des cordes et des lumières.
Un garçon descendit dans le puits, attacha une corde autour des reins
du docteur, et nous le hissâmes jusqu'aux dernières branches de
l'arbre avec une telle rapidité, que le pantalon et la chemise du
pauvre savant se déchirèrent par lambeaux.
Quand le docteur fut déposé par terre, il était tellement épuisé,
tellement ému, qu'il lui fut à peine possible de respirer. La
résurrection de Lazare ne donne qu'une faible idée de la figure de Van
Scolpvelt, dont la pâleur livide prenait, sous la terne lueur de nos
lanternes, des teintes cadavéreuses. La tête du docteur oscillait sur
ses épaules; ses jambes pliaient comme des bambous sous les caresses
du vent; son cou, ses mains et son front étaient couverts d'une vase
verte; ses cheveux longs et minces pendaient comme ceux d'une sirène;
les sourcils de Van se tenaient droits, et son regard effaré
paraissait aussi bourru et aussi furieux que celui d'un chacal pris
dans un piége.
Quand il se sentit en état de marcher, il nous tourna le dos et se
dirigea vers la maison sans répondre un seul mot à nos pressantes
questions.
--Eh bien, docteur, lui demandai-je, avez-vous vu les vampires? Qui
donc vous a poussé dans le puits? Avez-vous été saigné?
Van Scolpvelt me regarda d'un air féroce et ne répondit rien.
On lui prépara un verre de skédam; il le but sans mot dire, passa une
chemise et se coucha sur le divan de la salle.


LXII

Le lendemain, munis de nos lances, Aston et moi, nous grimpâmes le
côté boisé de la montagne. Après avoir rôdé pendant quelque temps,
nous suivîmes le cours d'une petite rivière qui était à moitié
consumée par l'aride chaleur d'un temps sec et sans air. Les eaux de
cette rivière serpentaient sous l'ombrage des arbres et des
arbrisseaux qui, maintenus dans leur verdure par l'humide contact de
l'eau, se penchaient amoureusement vers leur faible nourrice pour lui
payer en retour de ses bienfaits le tribut de leur ombre.
Le soleil brûlant dévorait comme un ardent incendie tout ce qui
affrontait ses rayons. Le chêne robuste, le fin pin, le palmier
gigantesque, le teck majestueux, qui s'élèvent comme des chefs
au-dessus de tous les arbres de la forêt, montraient tristement leurs
cimes brûlées, séchées, presque anéanties par l'angoisse de la soif.
Les bruyants perroquets étaient silencieux, et les singes inconstants,
à moitié endormis, se traînaient sur les branches avec une apathie si
nonchalante, qu'ils nous laissaient passer indifféremment.
Si je cherchais à attirer leur attention en leur jetant ma lance ou
une pierre, ils montaient doucement et d'un air chagrin sur une
branche plus élevée, ou bien encore ils changeaient simplement de
place. Il n'y avait pas, sous ce ciel brûlant, un autre animal
visible.
Notre vive jeunesse, notre santé de fer semblaient nous mettre à
l'épreuve du soleil, car nous marchions joyeusement, insouciants de
tous les obstacles que nous présentaient les buissons, les bambous et
les ronces. Nous débarrassions les chemins avec nos lances, et nous
nous faisions un passage aussi adroitement que les sangliers dont nous
cherchions les traces.
En traversant la rivière pour rentrer au logis (midi venait de sonner
dans nos estomacs), nous fûmes étonnés d'entendre tout près de nous
la détonation d'une arme à feu. Cette détonation, dont le silence
tripla la sonorité, fut semblable à celle d'un coup de canon, car elle
se répéta de rocher en rocher.
Dans une seconde, tout le bois fut en confusion; tous ses hôtes,
effrayés, s'agitèrent. Nous courions vers l'endroit d'où le coup de
mousquet avait dû partir, quand un sanglier, suivi par une litière de
petits, qui joignaient au cri de leur mère leur timide voix, passa
rapidement devant nous.
Nous nous jetâmes hardiment à la poursuite de cette précieuse bande.
La féroce mère se retourna et mit sa poitrine entre ses enfants et nos
armes.
Je voudrais que ma bonne mère pensât ainsi quelquefois aux siens; mais
il y a si longtemps qu'elle leur a donné le jour, qu'il est bien
possible qu'elle ne s'en souvienne plus.
Je devançai Aston, et je me précipitai au-devant du sanglier. Ma lance
se brisa, car le coup, mal dirigé, ne fit qu'effleurer la peau dure et
ridée de l'animal. La terre, sèche et glissante, me fit perdre pied,
et je tombai devant la bête. Je saisis le petit poignard que j'avais
dans ma poitrine, et, sans m'effrayer des regards féroces et des
défenses énormes de mon ennemi, j'allais l'attaquer quand Aston me
cria:
--Restez tranquille! ne bougez pas!
Je retins mon haleine, et je sentis la lance d'Aston glisser au-dessus
de moi. Elle atteignit le sanglier au coeur, et la bête, expirante,
tomba sur moi.
Une voix inconnue s'écria aussitôt et d'un ton ravi:
--Cette belle personne fera des jambons excellents. Je l'emporterai
là-bas pour la saler et la préparer.
Et au même moment quelqu'un, le propriétaire de la voix, empoigna mes
jambes.
--Que je sois pendu si vous faites cela! m'écriai-je en me levant et
en regardant le personnage, qui n'était autre que Louis, arrivé le
matin à la maison avec une provision de vivres.
--Ah! me dit-il, je ne vous avais pas vu. Le beau porc!
Et le munitionnaire riait de plaisir, se régalait en imagination sur
le cadavre encore chaud de la victime d'Aston.
Tout à coup l'attention de Louis fut attirée par les cris des
pourceaux, qui couraient éperdus en cherchant leur mère çà et là.
--Comment! cria-t-il, elle a des petits et vous ne me le dites pas?
Nous réussîmes sans peine à attraper tous les orphelins. Louis les
dorlota, les caressa; il les pressa dans ses bras en les appelant ses
jolis petits chéris.
--Ne pleurez pas, mes amours, leur dit-il; je vous donnerai des soins
aussi tendres que ceux que vous a prodigués votre mère.
En achevant cette bienveillante promesse, Louis se tourna vers nous.
--Avez-vous faim? nous demanda-t-il; si vous le voulez, je vais
allumer du feu, afin de faire cuire deux de ces petits?
--Sur quel animal avez-vous tiré un coup de fusil, Louis?
--Ah! c'est vrai. J'ai tiré, et fort adroitement. Je l'avais tout à
fait mis en oubli; mais, avant de vous montrer ma victime, laissez-moi
attacher les jambes de ces belles petites créatures. Mon fusillé n'est
pas encore mort.
Après avoir enchaîné ses jolis petits chéris, Louis nous montra un
arbre sur une branche duquel était couché un énorme babouin.
Les entrailles de la pauvre bête sortaient de son corps au milieu d'un
ruisseau de sang.
Quoique à l'agonie, il se collait à l'arbre avec ses pieds de
derrière.
À notre approche, il nous fit la grimace et se mit à caqueter.
Louis rechargea son fusil, et, quand il dirigea le canon vers l'arbre,
la pauvre bête parut désespérée; sa colère se changea en peur, elle
nous jeta un regard pitoyable et fit un dernier effort pour fuir vers
une branche moins à portée des coups de son ennemi. Ce mouvement fut
fatal au babouin, car il tomba sans vie au pied de l'arbre.
Louis sauta sur le singe, le saisit promptement par la nuque et lui
coupa la gorge.
Cette action ressemblait tellement à un homicide, que je frissonnai.
--Allons-nous-en, dis-je d'un ton impatienté; laissons-le,
laissons-le!
--Pourquoi? demanda Louis; moi je veux l'emporter, la chair du singe
est excellente: si vous ne savez pas cela, vous ne savez rien du
tout.
--En vérité, s'écria Aston, cet homme est un cannibale,
allons-nous-en.
Nous quittâmes Louis en lui promettant d'envoyer une litière et des
domestiques pour enlever le sanglier.


LXIII

Notre première rencontre fut celle de Van Scolpvelt, qui, assis sous
une haie de poiriers épineux, dévorait du regard et de la pensée les
caractères d'un grand in-folio ouvert devant lui. De temps à autre il
s'occupait attentivement à regarder, à l'aide d'un microscope, un
objet d'abord invisible à nos yeux.
Van Scolpvelt ne fit pas le moins du monde attention à notre approche.
Il continua à tenailler avec un petit couteau un malheureux hérisson.
--Regardez, dit-il à Aston d'un ton dur, regardez cet héroïque animal;
je le perce de part en part, il est vivant, il a des muscles, des
nerfs, et cependant il ne remue pas, il ne se plaint pas, il ne fait
pas le moindre bruit, il ne trouble pas inutilement, sottement, le
cours d'une savante expérience: que ce calme dévoué soit une leçon
pour vous!
En entrant dans la maison, nous trouvâmes de Ruyter occupé à
parcourir des journaux et à feuilleter des livres nouvellement
arrivés.
--Jetez un coup d'oeil sur les papiers du grab, me dit-il en me les
montrant du regard; ils sont dignes d'intérêt.
--Mon cher de Ruyter, dit Aston, je vous renouvelle devant Trelawnay
une prière que je vous ai déjà faite: celle de livrer à la publicité
les charmants récits que renferme votre journal particulier.
J'attendis avec impatience la réponse de de Ruyter, et elle frappa
vivement mon esprit.
--Si j'étais ambitieux, nous dit-il, si j'aspirais à la vaine gloire
de rendre mon nom immortel, et si pour le faire je n'avais qu'à
écrire, je n'écrirais pas. Quand la vie d'un homme est pure de toute
mauvaise action, quand elle est brillante et sans tache, il a conquis,
par l'effort seul de sa volonté, la plus appréciable des gloires,
celle de l'estime de ses concitoyens.
Il y a peu de héros grecs et romains qui aient été des auteurs, et
cependant leurs noms, illustrés par leurs actions, se sont perpétués
jusqu'à nous. Eschyle, Sophocle sont lus; mais Socrate, Timoléon,
Léonidas, Portia et Arie sont admirés et connus. Les éclatantes
actions de l'héroïsme, de la dévotion, de la générosité, les ont
préservés de l'oubli. L'immortalité qui est conquise par la conduite
est la plus honorable. Il y a des milliers de gens qui sont incapables
de comprendre les idées d'un grand auteur, mais qui s'échauffent et
qui brûlent de plaisir en écoutant le récit d'une action noble et
généreuse.
Pour en revenir à la demande que vous m'avez faite, je ne puis en
satisfaire les désirs, parce que je ne tiens qu'à une seule chose, et
cette chose est la bonne opinion, l'estime, l'amitié de ceux que
j'aime. Je tiens à la vôtre surtout, mes chers amis, et j'y attache
plus de valeur qu'à l'approbation du gouvernement français, qui m'a
écrit ici, mon cher Aston, que vous deviez être emprisonné en
attendant la possibilité d'un échange. Cet ordre n'a point de
personnalité, mais, en égoïste, je vous offre votre liberté sans
conditions, et je vous donnerai un passage dans un de vos ports,
aussitôt que la vie de ma résidence vous paraîtra fastidieuse.
--Si vous attendez cette époque pour m'embarquer, mon cher de Ruyter,
j'ai de longs jours devant moi, car bien certainement elle n'arrivera
jamais. Jusqu'à présent j'ai à peine joui d'un plaisir vrai ou
ressenti une joie qui puisse être comparée à celle qui remplit mon
coeur depuis que j'habite votre résidence. Je suis parfaitement
heureux ici, et je n'y éprouve pas un désir qui ne soit à l'instant
satisfait. Le seul nuage qui obscurcisse mon bonheur est l'incertitude
de sa durée. De sorte, mon cher de Ruyter, que je me vois obligé de
vous confesser sincèrement que mes lèvres démentiraient mon coeur si
je vous remerciais, en voulant les mettre à profit, des bonnes
intentions que vous avez pour moi en me rendant libre.
--Épargnez-vous cette inutile phraséologie, répondit de Ruyter en se
levant et en serrant la main d'Aston; vous vous plaisez ici, restez-y,
amusez-vous et laissez-moi arranger le reste. Je ménagerai le
commandant, et, d'après ce que vous m'avez dit de vos affaires, votre
séjour au milieu de nous ne peut vous faire aucun tort dans votre
profession.
--Que ma profession soit maudite! s'écria Aston lorsque de Ruyter eut
quitté la salle. Je n'étais qu'un enfant quand je suis entré au
service, et je n'ai été qu'un imbécile de persister dans cette
carrière; elle ne me laisse voir dans l'avenir ni gloire ni fortune,
et je me sais incapable aujourd'hui de remplir un emploi sérieux et
productif. Je suis dans la marine depuis l'âge de dix ans, et j'en ai
vingt-cinq. Je n'ai jamais séjourné trois mois consécutifs sur terre;
ma peau est noircie par le soleil, mes cheveux presque blanchis par
les orages; je possède des cicatrices, le rang de lieutenant, et voilà
tout ce que j'ai gagné et probablement tout ce que je gagnerai.
--Oui, ajoutai-je, et vous aurez de plus, dans vos vieux jours, une
bonne place à l'hôpital de Greenwich, une jolie petite cabine grande
de six pieds, mais toute à vous seul; des vivres, un jardin planté de
choux pour promenade, et trois sous par jour, juste assez pour acheter
votre tabac. Que peut-on désirer de plus?
Aston continua de se plaindre, de maugréer, et moi de lui donner pour
consolation la perspective de l'hôpital.
--Croyez-moi, mon cher Aston, lui dis-je en quittant le ton de la
plaisanterie, abandonnez la carrière maritime; vous la suivez sans
espoir de promotion, et elle ne vous mènera pas à la gloire. Puisque
vous n'avez point de fortune, associez-vous avec nous, et bien
certainement, au bout de quelques années, vous aurez une aisance qui
vous permettra de jouir en repos de la seule ambition de votre coeur:
celle de consacrer vos jours à la culture de la terre. Car,
continuai-je, un homme sans argent n'a point de patrie. D'ailleurs,
Aston, vous êtes Canadien, et, si vous allez en Angleterre sans
argent, vous serez obligé de vous apercevoir qu'à l'entrée des villes
il y a de laides affiches, des affiches très-désagréables à la vue,
quoique proprement peintes, et qui glissent dans l'intelligence des
arrivants pauvres de malhonnêtes insinuations; quelque chose comme
ceci: «_Les mendiants ne sont pas reçus ici_,» de sorte que
Greenwich...
Aston se leva, saisit une lance, et je me sauvai en riant par la
fenêtre.
Aston refusait d'écouter avec sérieux mes propositions, et il m'était
impossible de lui infuser mes goûts et les principes qui en
dérivaient.
Quant à de Ruyter, il ne songeait même pas à lui demander quel parti
il voulait prendre.
C'était assurément un excès de délicatesse, car Aston et lui étaient
des amis sérieux et inséparables.
Je me rendis au port, où était amarré le grab, pour donner aux hommes
une considérable portion de leur part de prise. J'en congédiai un
grand nombre, ne laissant sur le grab que les hommes nécessaires au
vaisseau. Je dis au rais que deux fois par semaine je me rendrais à
bord du grab, et qu'à son tour il viendrait nous voir à la résidence.
Quand j'eus réglé tous les comptes qui regardaient le grab, je me
dévouai de coeur, de corps et d'âme aux plaisirs de la vie rurale.
Presque tous les jours j'explorais l'île dans une nouvelle direction;
je découvrais les endroits bien fournis de gibier, les rivières et les
lacs riches en poisson; quelquefois de Ruyter était mon guide; mais
plus souvent encore je servais de cicerone à Aston.
Quand le jour était bon pour la chasse, nous allions tous ensemble,
chargés de provisions, dîner à l'ombre des bois. Dans ces occasions,
comme il n'y avait presque rien à faire sur le grab, Louis était notre
pourvoyeur. Si le temps se montrait favorable aux travaux du jardin,
nous passions la journée à planter, à bêcher, à arroser. L'orage, la
pluie ou les variations capricieuses de l'atmosphère nous trouvaient
dans la salle escrimant, lisant, écrivant ou dessinant. Nous évitions
autant que possible l'ennui d'aller à la ville, et nous répondions
assez mal aux invitations journalières qui nous étaient faites par la
femme du commandant, ainsi que par les officiers et les marchands. De
Ruyter et, pour dire la vérité, chacun de nous détestait ce qu'on
appelle le monde. En conséquence, mon ami avait, pour y construire son
habitation, choisi un endroit presque inaccessible, surtout dans la
saison des pluies. Il fermait ainsi avec finesse l'entrée de sa
solitude aux paresseux, frivoles et ennuyeux visiteurs. À ce propos,
de Ruyter citait les paroles de Morin, philosophe français, qui
disait:
«Ceux qui viennent me voir me font un honneur, mais ceux qui s'en
abstiennent me font une faveur.»
Quand quelques personnes de Port-Louis se hasardaient à venir nous
rendre une visite, leurs discours n'avaient qu'un sujet, celui des
dangers qu'ils avaient affrontés en passant à gué les rivières et les
marais. En écoutant ces lamentations, de Ruyter souriait avec malice,
et il montrait qu'on pouvait remédier au mal par quelques travaux dont
il avait déjà le plan.
--Au retour de mon prochain voyage, ajoutait-il, mes projets prendront
une forme, je ferai construire une route directe d'ici à Port-Louis.
Quand les niais visiteurs nous avaient débarrassés de leur présence,
de Ruyter s'écriait:
--Comment s'y sont-ils pris pour arriver ici avec tant de facilité? Il
faut que nous enfermions l'eau, afin d'augmenter le marécage des
prairies, la force du torrent et les vibrations du pont de bambou.
Malgré cet amour de la solitude, de Ruyter n'était pas insociable; les
hommes de coeur, de talent ou d'esprit, en un mot, les hommes
estimables étaient les bienvenus, et quand la porte de la maison
s'ouvrait devant eux, de Ruyter serrait leurs mains, et chaque trait
de son visage exprimait le plaisir. De Ruyter sentait et faisait
sentir que l'offre de son hospitalité, que l'acceptation de cette
offre étaient des deux parts une grande preuve d'amitié.
Plus le séjour de ces personnages privilégiés et dignes de l'être
était long, plus de Ruyter paraissait content. J'ai vécu dans peu de
maisons (celles des hommes mariés sont en dehors de la question) où
les convives, ainsi que leur hôte, eussent le droit de jouir d'une
liberté égale à celle qui régnait chez de Ruyter. Si les hommes qui
s'appellent gentlemen ressemblaient à de Ruyter, ils n'auraient pas
besoin de grands mots, de vernis sur leurs bottes et d'amidon à leur
chemise pour se distinguer du commun des martyrs.
Ma petite épouse, orpheline, ne connaissait point la civilisation, que
le ciel en soit béni! car sa timidité naïve et vraie était celle du
pigeon ramier et non la mine affectée d'une coquette. Pauvre chère
enfant, elle croyait que son mari seul avait le droit d'occuper ses
pensées, et elle ne s'imaginait pas qu'en Angleterre la fashion fait
de ce sentiment un crime plus odieux que celui de l'adultère.
Les circonstances de notre première rencontre, notre vie sur le
vaisseau et enfin notre séjour sous le même toit achevèrent en peu de
temps de former un lien d'intimité qui, dans d'autres circonstances,
eût demandé bien des mois.
D'ailleurs les coutumes arabes, toutes favorables au mari, le
dispensent sagement du fatigant ennui de faire la cour. Je dis
sagement, parce que, quand on offre son amour à une femme jeune et
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