Un Cadet de Famille, v. 2/3 - 05

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s'ils veulent oui ou non prendre quelque chose, puis à les regarder
d'un air féroce s'ils acceptent l'offre.
Je suivis Kamalia pour apprendre comment se fait le véritable café
oriental.
Les musulmans seuls savent faire le café, car les liqueurs fortes leur
étant défendues, leur palais est plus fin et leur goût plus exquis.
Un feu brillant de charbon de terre brûlait dans un poêle; Kamalia
prit quatre poignées de baies de moka, pas plus grandes qu'un grain
d'orge (ces baies avaient été soigneusement choisies et nettoyées),
puis elle les mit dans une casserole de fer où elles furent lestement
rôties; la vieille femme ne les retira de cette casserole qu'au moment
où elles eurent atteint une couleur d'un brun foncé; les baies trop
cuites furent enlevées et les autres mises dans un grand mortier de
bois pour y être broyées. Réduit en poudre, le café fut tamisé au
travers d'un morceau de drap en poil de chameau, et, pendant cette
opération, une cafetière qui contenait quatre tasses d'eau bouillait
sur le feu. Quand la gouvernante se fut assurée de la finesse de la
poudre de café, elle la versa dans l'eau, replaça la cafetière sur le
feu, et, au moment où ce mélange fut sur le point de bouillir, elle
ôta la cafetière, la frappa contre le poêle et la remit sur les
charbons; cette dernière opération fut répétée cinq ou six fois.
J'ai oublié de dire que Kamalia avait mis dans le café un très-petit
morceau de macis, mais pas assez cependant pour qu'il fût possible
d'en distinguer la saveur. Pour faire ainsi le café, il faut que la
cafetière soit en étain et sans couvercle, autrement il serait
impossible que l'ébullition pût former sur sa surface une épaisse
couche de crème.
Quand le café fut tout à fait ôté du feu, Kamalia le laissa reposer un
instant et le versa dans les tasses, où il garda pendant quelques
instants une onctueuse couche de crème.
Ainsi préparé, le café a non-seulement une délicieuse odeur, mais
encore le goût le plus exquis. On pourrait croire que l'opération est
ennuyeuse à faire, à en juger par mon récit; elle n'est cependant ni
longue ni difficile. Kamalia demandait deux minutes par personne, de
sorte que pour quatre tasses elle avait employé huit minutes.
Zéla nous offrit le café; la petite esclave malaise la suivait auprès
de chacun de nous, portant dans ses mains des confitures et de l'eau.
Après avoir servi le café, Zéla m'apporta une chibouque (pipe turque),
car quand une femme arabe est dans son propre appartement, elle emplit
et allume une pipe, mais seulement pour son père ou pour son mari.
Zéla ôta de ses lèvres de corail le pâle bout d'ambre de la pipe et me
l'offrit, en croisant ses mains sur son front, puis elle me quitta
pour s'occuper d'Aston et de de Ruyter.
La seule boisson admissible pour conserver la sensibilité du goût,
pendant qu'on respire la vapeur de cette exquise et inestimable
feuille qui pousse à Chiraz, sur un bras de mer, à l'est du golfe
Persique, est le café comme je l'ai dépeint, ou le jus d'un fruit
dans de l'eau glacée, ou bien encore du thé du Tonkin, cueilli pendant
que les feuilles étaient imbibées de la rosée du matin. Pour bien
faire le thé, il faut choisir les meilleures feuilles et les mettre
dans l'eau un instant avant qu'elle ne bouille, et non les étuver
comme on fait en Europe. Quand les feuilles commencent à s'ouvrir,
l'infusion est piquante et aromatique, sans être ni devenir amère ou
fade. Les fumeurs raffinés ont une antipathie prononcée pour les
liqueurs fortes, parce qu'ils trouvent qu'elles affaiblissent la
sensation délicate du palais, en détruisant la saveur de la pipe.
Le père de Zéla était profondément versé dans l'art de fumer, et il
avait initié théoriquement sa fille dans ses mystères les plus cachés,
comme étant une partie indispensable de l'éducation féminine, et de
Ruyter, qui n'était point ignorant de cette science pratique, nous
disait entre deux nuages de fumée odorante:
--Je considère les perfections des femmes européennes comme des pièges
dans lesquels les imbéciles seuls se laissent attraper. Ces femmes
n'ont généralement aucune connaissance utile; elles sont coquettes,
vaniteuses, et ressemblent beaucoup au muckarungo, au pimpant paon, ou
au geai bigarré, stupide, arrogant et bavard, et cependant elles se
moquent des filles arabes, les traitent de barbares, parce qu'elles
seules ont l'esprit d'apprécier les choses utiles.
Les femmes arabes savent fabriquer des étoffes, en faire des
vêtements, semer le blé, le broyer et en confectionner le meilleur
pain, chasser et tuer l'antilope ou l'autruche, et les faire cuire de
plusieurs manières. Fidèle au serment d'amour qui l'attache à un
homme, l'Arabe est active, vigilante, dévouée, courageuse; sa poitrine
et son amour sont le bouclier qui protége, qui sauve quelquefois leur
mari. Quant à la beauté des femmes en général, c'est une question qui
ne peut être résolue que par le goût.
À Siam et à Arracan, les grandes oreilles et les dents noires sont
trouvées charmantes, et, en Chine et en Tartarie, la beauté consiste
en de grosses lèvres. Dans d'autres parties de l'Europe, les points de
beauté sont considérés homogènes à ceux d'un cheval; il faut là
grandeur, largeur et solidité de structure. En Angleterre, il y a une
race amazone qui est arrivée à réunir en elle les perfections du
cheval, du boeuf et du chêne. Mais ceux qui aiment les formes
délicates, friandes et féminines doivent les chercher dans les pays ou
fleurissent le cerba aux belles fleurs cramoisies, la datte et
l'ondoyant bambou, car ces arbres aiment les coins les plus sauvages
de la nature, et refusent de mêler leurs beautés avec le jungle et
surtout avec les plantes cultivées.
Le lendemain matin, Aston et de Ruyter se rendirent à Port-Louis pour
faire au commandant de la ville la visite qui avait été projetée. Je
regardai partir mes deux amis, et, fort peu désireux de les
accompagner, je pris une bêche et je me rendis dans le jardin.
Zéla commençait à se plaire auprès de moi, et je n'étais réellement
heureux que pendant les heures qui nous réunissaient soit dans le
_zennanah_, soit à l'heure des repas ou des promenades.
La figure si placide et si calme de la jeune fille s'animait un peu;
la pâleur des joues avait fait place à l'incarnat du bonheur; nous
étions pourtant l'un et l'autre bien ignorants de l'amour. Malgré les
fautes que je faisais en parlant la langue arabe, nous causions assez
bien sur les sujets ordinaires, mais nous étions également novices
dans le langage du coeur. La violence de mes passions, violence qui me
rendait si impétueux, était maintenue par la plus grande sensibilité.
Je ne pouvais trouver des paroles assez tendres, assez émouvantes pour
exprimer mes nouveaux sentiments, car leur profondeur exigeait, pour
être bien comprise, la perfection de l'éloquence. Si j'essayais de
parler, les mots expiraient sur mes lèvres, et quand j'étais assis
auprès de Zéla, sous l'ombre d'un arbre, nous causions à l'aide des
antiques caractères de son pays, et ces caractères sont pour des
amoureux bien supérieurs à l'alphabet de Cadmus.
Nous dessinions sur le sol rouge et sablonneux des images d'oiseaux,
de vaisseaux, de maisons, et à ces hiéroglyphes nous ajoutions le
langage muet des fruits et des fleurs. Ces figures charmantes, nos
regards, le doux mouvement des lèvres de Zéla, le toucher de nos mains
unies me semblaient une langue éloquente, et surtout fort
intelligible. Le temps passait aussi rapidement que les petites
bouffées du vent qui agitaient la surface miroitante de la citerne ou
que celles qui courbaient, en nous effleurant, la tige des fleurs.
Après avoir longuement causé, nous nous promenions çà et là, ravageant
le jardin, le dépouillant à plaisir de ses plus beaux fruits, et nos
grandes disputes avaient pour cause la grosseur ou la maturité d'un
fruit. Zéla s'animait dans ses éloges sur la fraîcheur d'une datte,
moi je soutenais que rien ne pouvait surpasser l'ananas à la fière
crête ou le doux brugnon. Pendant l'ébat de cette joyeuse querelle,
Aston, qui s'était tout doucement approché de nous, s'écria en riant:
--Le mangoustan est le meilleur des fruits, car non-seulement il a une
saveur personnelle, mais encore celle du brugnon, de la datte et de
l'ananas.
--Eh quoi! Aston, vous êtes là? Je vous croyais parti pour la ville;
mais c'est trop tard maintenant, le soleil est chaud. Pourquoi
n'êtes-vous pas allé avec de Ruyter?
--Vous rêvez, répondit Aston. De Ruyter et moi nous sommes partis il y
a de cela six heures, et nous sommes de retour. Midi vient de sonner,
nous vous avons cherché partout; le dîner est prêt.
--Vous plaisantez, très-cher. Zéla et moi nous sommes ici depuis une
heure.
--Éveillez-vous, rêveur que vous êtes! et regardez le soleil. Ne
voyez-vous pas qu'il a passé le sud, et qu'il plane maintenant
au-dessus de votre tête? Il faut en vérité qu'il ait affecté votre
cervelle! Mais, allons, Trelawnay, levez-vous: nous qui comptons le
temps par nos appétits et les dates du calendrier, nous avons besoin
de quelque chose de plus substantiel et de plus solide que la délicate
nourriture de l'amour.
Étonnés de comprendre avec quelle rapidité le temps s'était écoulé,
nous rentrâmes à la maison, et, ignorante de tout artifice, Zéla ne
sut répondre aux railleries de de Ruyter que par cette phrase ingénue:
--Je ne savais pas qu'il était si tard, et je crains d'avoir trop
dormi.
Comme j'avais, ainsi que Zéla, mangé beaucoup de fruits, nous avions
parfaitement oublié l'heure du dîner.
--Le commandant de Port-Louis désire vous voir, me dit de Ruyter. Il
nous a tous invités à dîner, et Aston a été reçu avec la plus grande
bonté.
Quelques jours après, de Ruyter décida que le lendemain, à la pointe
du jour, nous nous rendrions à la ville. En conséquence, aux premiers
rayons de l'aurore, nous nous mîmes en route. Nous passâmes le
_Piton_, et, par un chemin assez beau, nous arrivâmes à la ville de
Port-Louis. Sur ce côté, les montagnes penchent aussi doucement vers
la mer, que de l'autre elles s'élèvent hautes et escarpées. Les
terres voisines de la ville étaient bien cultivées; des groupes de
jolies cabanes, aux verandahs vertes, étaient dispersées çà et là
dans des plantations, et ces plantations étaient séparées les unes
des autres par des avenues d'arbres. Ces arbres étaient des vacours
impénétrables, à cause de l'épaisseur et de la quantité de leurs
feuilles hérissées et pointues. Nous vîmes une grande variété de
bananiers et de champs d'ananas fermés par des haies de pêchers, de
roses persanes et par un magnifique arbrisseau indien, nommé le
_neshouly_, puis encore, pareil à un saule pleureur, le bambou qui
penchait sa tête sur la rivière d'un air amoureux de sa gracieuse
forme.


LIX

En arrivant à la ville, qui est bâtie près du port, à l'entrée d'une
charmante vallée que nous venions de franchir, et au-dessus de
laquelle était une montagne, nous passâmes devant d'assez jolies
maisons entourées de jardins remplis de fruits et de fleurs. Après
avoir traversé les faubourgs, nous franchîmes plusieurs rues sales,
étroites, dépavées, aux maisons construites avec des matériaux
mélangés de mauvaises pierres, de boue et de bois. En approchant du
havre, nous découvrîmes la maison du commandant, et les vilaines
habitations qui entouraient cette résidence lui donnaient l'apparence
extérieure d'un magnifique palais.
Le commandant nous reçut avec une politesse parfaite, avec cette
politesse française qui contraste si vivement avec les manières du
grossier et roide Anglais au pouvoir, qui, du haut de sa puissance,
regarde chaque étranger comme un importun, et lui demande d'un air
bourru:
--Que voulez-vous, monsieur?
Si, contre sa nature, ce personnage vous engage à entrer dans
l'intérieur de sa maison, et si vous trouvez sa femme, qui n'est point
préparée à recevoir votre visite, elle rougit de colère, et, après
avoir adressé à son mari quelques mots à demi prononcés, elle sort du
salon comme une furie; à moins que vous n'ayez personnellement ou par
un moyen quelconque la puissance de calmer cette femme, elle sera de
mauvaise humeur pendant toute la durée du jour, et à ses yeux vous
passerez éternellement pour un importun.
La réception que nous fit le commandant français fut tout à fait
différente, car il nous accabla de prévenances et d'amitiés.
Pendant qu'on préparait des rafraîchissements, il m'entraîna dans le
boudoir de sa femme et lui dit:
--Ma chère, je vous présente un jeune chef arabe.
Quand le commandant nous eut quittés, la dame me fit asseoir à côté
d'elle sur un canapé, et m'adressa, sans en attendre la réponse, une
foule de questions, ne mettant pas un seul instant en doute que je
n'étais pas ce que je semblais être.
--Vous êtes fort beau, me dit-elle, mais vos châles sont encore plus
magnifiques que vous. Je désirerais bien savoir s'ils sont de
véritables cachemires. Pourquoi rasez-vous votre tête? Croyez-vous à
la vierge Marie? Avez-vous jamais aimé? Voudriez-vous être baptisé?
Les mains de la dame étaient aussi vives que sa langue, et elle me
déshabillait presque pour examiner plus à l'aise chaque partie de mes
vêtements.
--Votre peau est bien douce, reprit-elle après un court silence, et
vous n'êtes pas très-noir. Les femmes arabes sont-elles belles?
Aimez-vous les Françaises? Mon intention est de rentrer bientôt en
France. Je ne puis plus supporter ni la chaleur, ni l'entourage d'un
peuple barbare, ni le manque absolu d'une société amusante; les choses
indispensables au bien-être de l'existence sont ici en profusion, mais
j'en suis lasse, car elles ne satisfont plus que des besoins
matériels.
L'arrivée de de Ruyter suspendit pendant quelques minutes le bavardage
de l'éloquente dame, et elle accueillit mon ami avec un empressement
qui prouvait la haute considération qu'elle avait pour son hôte. Pour
elle, de Ruyter était le seul gentleman de l'île; il avait passé
plusieurs années à Paris, et elle lui parlait sans cesse de cette
chère ville.
--Cher de Ruyter, ce garçon vous appartient-il? Où l'avez-vous trouvé?
Il me plaît beaucoup, et je suis positivement déterminée à l'emmener
avec moi à Paris. Pensez donc à la magique sensation qu'il y fera!
N'est-il pas surprenant que ces peuples, qui vivent dans les déserts
avec des lions et des tigres, aient un air si distingué et se
comportent d'une manière si convenable? Mon cher de Ruyter, vous
faites-vous une idée de ce que sera ce garçon quand il aura passé un
hiver à Paris, et appris à valser? La belle et chère créature!
Souvenez-vous bien que vous m'avez donné ce garçon, de Ruyter. Qu'il
met donc bien son turban! Quel est votre nom? Allons, montrez-moi
comment vous pliez vos châles; tout Paris raffolera de vous.
Madame *** bavarda ainsi jusqu'à ce que l'accès de fatigue la
contraignît à se taire, puis elle protesta qu'il lui serait impossible
de supporter que je la quittasse un instant. Elle se coucha sur le
canapé et me dit de lui donner un _punka_ et un éventail.
--Ah! s'écria-t-elle, qui voudrait vivre dans un pays où la chaleur
est si insupportable; on ne peut dire un seul mot de bienvenue à un
ami sans être près de mourir de fatigue. Je vous assure que ce mois-ci
je n'ai pas prononcé vingt paroles. Ce garçon doit être bien las
aussi. Vous connaissez notre maison, de Ruyter, et je vous prie--voilà
une chère créature!--de m'envoyer quelques-unes de mes femmes et de me
passer cette eau de Cologne.
Après un magnifique déjeuner, le commandant nous conduisit, avec le
capitaine et quelques officiers de la corvette, qui était alors à
Port-Louis, dans un cabinet de lecture que les marchands avaient
établi là; nous trouvâmes rassemblées les principales personnes
militaires, civiles et mercantiles du pays. Le commandant fut prié de
lire une lettre de remercîments, adressée par tous les habitants de
l'île au capitaine de la corvette, aux officiers, à de Ruyter, en un
mot à tout l'équipage du grab et de la corvette, pour le grand service
qu'ils avaient rendu en exterminant les pirates de Saint-Sébastien.
Le capitaine français dit que le succès de l'entreprise devait être
attribué à l'adresse et à l'intrépidité de de Ruyter.
Après cet éloge, auquel répondirent des félicitations chaleureuses, le
commandant offrit aux capitaines des vaisseaux deux belles épées, et
au premier lieutenant et à moi deux coupes d'argent avec des
inscriptions dessus.
Pour se conformer à un désir exprimé par de Ruyter, le commandant de
l'île ne fit aucune mention de la frégate anglaise.
Après avoir pris quelques rafraîchissements, feuilleté des livres et
parcouru des journaux, nous nous séparâmes.
À notre rentrée dans la maison du commandant, où un dîner public
devait se donner le soir, nous trouvâmes sa femme, qui voulait
absolument nous contraindre à dormir pendant la chaleur de la journée,
mais je pris la fuite et je me rendis sur le port.
Le magnifique schooner américain était là, et j'aurais volontiers
consacré mon séjour à Port-Louis à la contemplation de ses formes
merveilleuses, si les plaintes des esclaves chancelants sous leurs
lourds fardeaux, si leurs fronts couverts de sueur, leurs yeux
fatigués et leurs dos meurtris ne m'eussent chassé loin de ce triste
spectacle.
Je poursuivis ma promenade autour de Port-Louis. La ville a une
population de dix-sept à dix-huit mille âmes, et il y a au moins huit
cents Européens. Le reste est un mélange de toutes les nations, ce qui
fait que le nombre des esclaves y est énorme. Ces esclaves sont
presque tous natifs de Mozambique, de Madagascar ou de différentes
îles. La ville n'emploie pour le transport de ses marchandises ou de
ses denrées ni chevaux ni charrettes, et les esclaves et les buffles
sont les bêtes de somme. Je pénétrai dans les cabanes des natifs et
je causai avec eux jusqu'au moment où l'heure m'annonça qu'il était
temps de rentrer dans la maison du commandant.
À la nuit tombante, notre hôte nous conduisit jusqu'au dehors de la
ville, et nous quitta en nous engageant à aller lui rendre visite
toutes les fois que nous voudrions bien songer à lui.


LX

J'éprouvais une si ardente impatience de rentrer à la maison, que je
n'accordai aucun égard au paysage.
--Quelle opinion avez-vous de cette dame? me demanda de Ruyter.
--C'est un ange de douceur; elle a un caractère divin, des sentiments
et un courage de lionne! Quoiqu'elle soit très-silencieuse, elle est
spirituelle, parce que son silence est la timidité d'une méditation
profonde, car des yeux si beaux et une bouche si adorable ne peuvent
être sans signification.
--Arrêtez là, mon jeune ami, vous en avez assez dit. J'admets qu'elle
possède les beautés de sa nation, c'est-à-dire la jeunesse et la
toilette; quant aux charmes que vous énumérez si pompeusement, je ne
suis pas sur la voie qui peut me les faire découvrir, et je n'ai même
aucune idée de leur mystérieuse existence. J'ai vécu, Trelawnay.
Appelez-vous timidité l'air et les manières d'une courtisane? Quant à
sa profonde méditation, vous pouvez tout aussi bien appeler
contemplatifs les criards perroquets. Vous parlez encore de son
extrême silence, mais je préférerais être couché dans un gouffre avec
un ouragan sur ma tête, ou bien encore être condamné aux galères, que
de supporter l'horrible torture d'entendre parler une Française une
heure par jour dans un climat des tropiques.
--Une Française! m'écriai-je, de qui parlez-vous?
--De qui? Mais de quelle autre personne, pensez-vous que je puisse
parler, si ce n'est de la femme avec laquelle nous avons passé la
journée?
--Ah! je l'avais tout à fait oubliée; j'ai cru que vous me parliez de
Zéla.
--Ah! ah! répondit de Ruyter en riant, vous êtes le garçon qui écrivit
à son père en finissant ainsi sa lettre:
«Ma bien-aimée Zéla, je suis toujours à toi.»
Je vous croyais plus grand dans vos vues que cela, Trelawnay. Les
esprits sérieux ne doivent jamais se laisser assujettir par un ennemi
aussi rampant et aussi faible que l'amour. Vous vous nourrissez d'un
poison qui tuera les nobles sentiments de votre coeur et l'énergie de
votre nature; vous avez maintenant dans le sein un feu aussi
inextinguible que celui qui brûle dans le flanc de cette montagne.
Souvenez-vous de mes paroles, mon garçon; il vous détruira comme ce
volcan détruira cette montagne, quoiqu'elle soit de granit.
Pauvre enfant, je vous plains, car je vois que vous êtes déjà soumis
et résigné comme un esclave sans espoir, résigné et soumis à la plus
énervante des passions humaines!
Les femmes ressemblent à des plantes parasites qui jettent leurs
sauvages tendrons sur un arbre, sur deux, sur trois, jusqu'à ce que,
devenues un dur cordage, elles étranglent ceux qu'elles embrassent.
Votre front grand et ouvert indique un jugement qui, à sa maturité,
devra écraser la vile passion au premier jour de sa naissance. Des
hommes comme vous, Trelawnay, sont créés pour accomplir de nobles et
grandes choses, pour faire des actions qui les placent au-dessus de la
faiblesse du genre humain; ils ne doivent consacrer leur temps ni aux
idées étroites et intéressées, ni aux plaisirs d'un seul individu,
quelque digne qu'il en soit. Comment, vous vous livrez à l'amusement
puéril de caresser une pauvre petite babiole, une poupée d'enfant!
Me voyant silencieux et attristé, de Ruyter termina son discours par
la citation d'une phrase de son auteur favori (Shakspeare), mais,
comme tout le monde, il citait dans l'espoir de gagner sa propre
cause:
«Réveillez-vous, enfant, et le faible, le lascif Cupidon desserrera de
votre cou son étreinte amoureuse, et, comme une goutte de rosée
rejetée de la crinière d'un lion, il tombera à vos pieds.»
Pour adoucir la peine qu'il m'avait faite, de Ruyter ajouta:
--Je ne blâme pas positivement l'amour que vous avez pour Zéla: elle
est votre femme, et, de plus, digne d'être aimée; mais je blâme une
affection exclusive qui vous fait perdre votre temps et vos talents,
et ils peuvent l'un et l'autre être utilement employés.
Quand de Ruyter eut épuisé un sujet de conversation auquel mon silence
donnait des limites restreintes, il essaya de réveiller en moi
l'intérêt que j'avais autrefois pour mes devoirs particuliers.
Je répondis peu à ses bienveillantes paroles, et, pour éviter une plus
longue discussion, je donnai un coup de cravache à mon cheval, et je
laissai de Ruyter causer avec Aston.
En galopant vers la hauteur sur laquelle était située la maison, je
fus très-surpris de voir que les fenêtres et les jalousies de la salle
du milieu étaient hermétiquement fermées. La soirée était fraîche, le
soleil avait disparu derrière les collines; à l'ouest, une douce brise
venant de la mer faisait bruire les arbres et demandait l'ouverture de
toutes les croisées. Un malheur devait être arrivé, pour que la
préoccupation empêchât de prendre le soin habituel de changer l'air
des appartements. Comme Zéla occupait entièrement mes pensées, malgré
la censure que de Ruyter venait de me faire sur l'amour, je sautai à
bas de mon cheval, je brisai une jalousie, et je tombai dans la salle.
La soudaine transition de la lumière à une complète obscurité
m'empêcha de distinguer les objets.
--Qui est là? criai-je vivement.
--Fermez la fenêtre, me répondit une voix, fermez la fenêtre; elle se
sauvera; fermez vite.
En avançant, je fis un faux pas et je tombai dans le bassin.
La voix vociférait toujours:
--Fermez la fenêtre. Ah! elles se sauveront! elles se sauveront!
Je sortis du bassin, et en regardant autour de la salle, je vis une
forme longue, maigre et sombre qui s'avançait vers moi.
Je reconnus bientôt le pas flasque et le visage fantastique de Van
Scolpvelt.
D'une main le docteur tenait une lanterne, et de l'autre il
brandissait un long bambou blanc.
Il passa près de moi sans me regarder, car ses yeux, presque hors des
orbites, dévoraient le plafond.
Après avoir fermé la fenêtre, il murmura:
--Elles ne se sont pas échappées, les voilà, et l'air leur a fait du
bien; elles étaient un peu étourdies, mais elles ont repris leur
vivacité première. Eh bien! c'est vraiment merveilleux; regardez...
Ah! c'est vous, capitaine?... Je croyais que c'était un des noirs; je
suis content que vous soyez venu, car vous serez enchanté de voir les
jolies bêtes qui folâtrent dans l'air.
--Que voulez-vous dire, docteur? Je ne vois rien; je crois, en vérité,
qu'une vision diabolique occupe votre esprit; il le faut vraiment pour
que vous ayez la force de supporter l'étouffante atmosphère de cette
chambre.
--Je ne sens pas la chaleur, répondit Van Scolpvelt. N'ouvrez pas les
fenêtres, regardez-les, je vous en prie.
--Je les vois et j'entends leurs faibles cris. Que faites-vous
renfermé avec ces oiseaux? Êtes-vous en train de les ensorceler?
--Des oiseaux, hum! des oiseaux! Elles ne sont pas plus des oiseaux
que moi, elles sont vivipares et classées dans le même rang que les
animaux, et que vous-même. L'autre jour, quand je vous ai envoyé mon
Spallanzani, vous l'avez rejeté. Eh bien! si vous l'aviez lu, vous ne
seriez pas si ignorant; une chauve-souris un oiseau!
--Allons, Van, ouvrez les fenêtres, j'ai mal au coeur.
--Mal au coeur! qu'est-ce que cela fait, ne suis-je pas ici? Je désire
vous faire voir le secret de l'expérience. Ne croiriez-vous pas, en
regardant leurs mouvements, qu'elles ont l'usage de leurs orbes
visuels? Imaginez-vous qu'ils ont été brûlés!
--Brûlés?
--Oui, il y a une demi-heure.
--Quelle est la brute qui a fait cela?
J'ouvris la porte et je vis accourir Zéla, qui me dit en pleurant:
--Je suis bien contente que vous soyez revenu; cet horrible Indien
jaune a attrapé des chauves-souris et il leur a arraché les yeux avec
des aiguilles brûlantes.
Voici ce qui était arrivé. En venant rendre visite à de Ruyter, le
docteur avait trouvé des chauves-souris dans les trous d'un vieux mur
en ruine. Il en avait attrapé trois, aveuglé deux avec un fil de fer
rouge, et après avoir arraché les yeux à la troisième, il les avait
mises en liberté dans la chambre, afin de voir s'il leur était
possible de diriger leur vol avec la même rapidité et la même
précision qu'avant d'être si horriblement privées de la vue. Van
nommait cela une expérience intéressante, délicieuse, et surtout
satisfaisante.
--Spallanzani, me dit-il, a fait ce même essai sur la chauve-souris
ordinaire, mais moi j'essaye sur la classe vampire. Ce soir je
résoudrai une autre question. On dit que les chauves-souris sont de si
admirables phlébotomistes qu'elles insinuent leurs langues,--qui sont
pointues comme les plus fines lancettes,--dans les veines des
personnes endormies; elles se servent de leurs longues ailes comme
d'un éventail pour rendre le sommeil plus calme, puis elles extraient
une énorme quantité de sang. Ces vampires ailés préfèrent les veines
qui sont derrière le cou ou sur les tempes. Quelquefois la victime
meurt insensiblement, affaiblie degré à degré par la perte de son
sang.
Maintenant, capitaine, vous qui êtes jeune, échauffé, fiévreux; vous
dont les veines sont grandes et pleines, vous devez aller reposer
cette nuit à côté de ce vieux mur. Je réglerai la quantité de sang
qu'aspirera le vampire, et je m'engage à empêcher que vous saigniez
après, ce qui constitue le seul danger de cette expérience. Pensez
au bienfait dont vous doterez la science, car si le succès couronne
notre tentative, les ventouses, les sangsues, enfin tous les moyens
employés pour ôter le sang seront avantageusement remplacés par cet
inestimable phlébotomiste. Vers le matin nous ferons l'examen de la
construction physiologique de la langue du vampire, car peut-être y
découvrirons-nous un moyen pour perfectionner les lancettes dont on
se sert usuellement.
Échauffé par ses désirs, le docteur devint éloquent, et son éloquence,
que n'interrompit pas l'arrivée de de Ruyter et d'Aston, me faisait
rire aux éclats.
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