Un Cadet de Famille, v. 2/3 - 12

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était un vaisseau du pays, attaqué par des pirates, qui, non contents
de piller le pauvre navire, en avaient massacré l'équipage.
Nous touâmes le vaisseau dans le petit port de l'île, après l'avoir
nettoyé et arrangé autant qu'il nous fût possible de le faire. J'ai
travaillé pendant toute une année pour réparer les nombreuses avaries
de ce pauvre naufragé, et vous voyez, monsieur, que mes soins et ma
bonne volonté ont produit peu de chose. Mais je n'avais ni outils
convenables, ni fer, ni cordages, ni goudron, et je manquais encore de
canevas, d'ancre et de câbles.
Je suis donc maintenant fort embarrassé, monsieur, car je ne sais si
je dois continuer ma course ou obéir à la voix de la raison, qui me
dit de regagner mon île; votre bienveillance m'encourage et m'enhardit
à vous demander un conseil. Monsieur, que dois-je faire? Quel parti
dois-je prendre?
Je pressai affectueusement les mains du capitaine, et je lui dis d'un
ton amical:
--Je ne puis vous donner de conseils, mon ami; mais quelque parti que
vous preniez, je ferai tout ce qui dépendra de moi pour qu'il soit le
plus utile et le plus favorable à vos intérêts. Nous causerons de cela
demain, car la nuit s'avance, et il faut que je retourne au schooner.
Dès que le jour parut, je me fis conduire sur le vaisseau de mon
compatriote, accompagné, dans cette seconde visite, par un charpentier
et par le bosseman; ils devaient m'aider à examiner le vaisseau, afin
de savoir s'il était possible de le mettre en mer.
Le résultat de nos observations ne fut pas tout à fait défavorable au
vaisseau. Le prince de Zaoo m'expliqua une fois encore les obligations
qui le contraignaient à visiter un port européen pour y faire achat
d'armes, de munitions et d'une quantité d'articles différents dont il
avait besoin.
Le vaisseau pouvait marcher. Je conseillai donc à Son Altesse de
diriger sa course, avec les brises de la terre, le long de la côte de
Malabar et de toucher à Poulo Pinang, où son vaisseau serait réparé et
mis en état de tenir la mer; de là, je l'engageai à se rendre au
Bengale pour y acheter les objets dont il avait besoin.
L'itinéraire de ce petit voyage une fois arrêté, nous prîmes un verre
de grog, et le capitaine répondit aux questions que je lui adressai
sur la position, la beauté et la grandeur de son île.
--Très-petite et très-basse, me dit-il, cette île est coupée en deux
par une montagne, et les natifs prétendent que, si on doit en croire
la tradition, cette montagne était autrefois toujours enflammée, ce
qui ferait supposer, ajouta le prince, que l'île était un volcan sorti
du fond de la mer, et élargi par du corail vivant; et vous connaissez,
monsieur, la rapidité merveilleuse de la végétation de ce climat. Les
natifs ajoutent que le village où demeure le roi était entouré par les
eaux de la mer et par les coquillages qu'on trouve en creusant la
terre. On peut croire à cette opinion, car elle est presque fondée sur
des preuves.
L'île entière est maintenant couverte de bois touffus et de forêts
impénétrables, à l'exception toutefois du sommet de la montagne et de
certaines places qui avoisinent les rivières et les golfes, mais cela
parce qu'elles ont été éclaircies par les naturels, qui désiraient y
construire leurs habitations. Nous avons dans l'île des sangliers, des
chèvres, des daims, des singes, de la volaille. On y trouve aussi des
racines bonnes à manger, et une grande variété d'herbes potagères, des
mangoustans, des plantins, des noix de coco, et bien d'autres fruits.
Ajoutez à cela que les côtes de la mer nous fournissent des
coquillages et du poisson. La Providence est si généreuse en notre
faveur, que la prodigalité de ces dons nous laisse peu d'inquiétude
pour nos besoins matériels. La pêche et la chasse sont nos uniques
travaux.
Assez sages pour se contenter de ce qu'ils ont, les habitants de l'île
n'usent pas leurs forces pour acquérir un superflu inutile. L'excès de
travail rend amer au goût le fruit forcément arraché à la terre, aussi
ne lui demandent-ils que les choses qu'elle veut bien donner.
Les femmes veillent avec soin à l'intérieur de leurs maisons.
Notre peuple, répandu dans l'île, habite de petits villages, gouvernés
par leurs propres lois, qui sont simples, justes et concises. Un grand
conseil est tenu deux fois par an, les rois y assistent, entendent les
plaintes, et jugent les différends.
Les femmes sont entièrement libres. Chacune d'elles peut épouser
l'homme de son choix et rentrer dans sa famille si, maltraitée par son
mari, elle désire s'en séparer.
Avant le mariage, le commerce entre personnes de différents sexes est
toléré; mais, quand on est marié, une telle liberté attirerait sur les
deux parties le déshonneur, et, de plus, le mépris de la société. La
polygamie est permise, quoique les chefs seuls aient la permission
d'avoir plus de deux femmes.
Comme chaque femme est obligée de faire l'ouvrage de sa maison, non
seulement elle est contente que son mari prenne une autre femme, mais
généralement elle la lui procure elle-même, soit une soeur favorite,
soit une amie, car il n'y a parmi elles ni servantes, ni esclaves.
Les femmes sont bien faites, agréables et très-attachées à leurs
familles; propres en leur personne, elles sont vêtues d'habits faits
de l'écorce d'un arbre, et cette écorce, qui est douce et durable, se
teint très-facilement et de toutes les couleurs.
Nos maisons sont élevées sur un étage de bambous, et la partie
inférieure sert de magasin de provisions. Le tabac que vous fumez
croît dans l'île; tout le peuple s'en sert. Les natifs fabriquent
leurs pipes de bois avec une sorte de jasmin rampant, et cela en
forçant la moelle à sortir de la tige, lorsque celle-ci est verte; le
bassin de la pipe se fait avec un bois brûlé extrêmement dur. Ils font
eux-mêmes leurs éperons et leurs couteaux, et les manches de ces
derniers sont ornés de sculptures.
Il y a une remarquable diversité dans les traits et dans le teint du
peuple.
Il y a eu autrefois quelques relations commerciales par échanges (car
la monnaie est inconnue) avec de petits vaisseaux de Bornéo, qui
apportaient du fer, des haches, du fil de métal, de solides vêtements,
de l'airain et de vieux mousquets, et qui recevaient en échange une
variété de gommes, de résines, de noix de coco, de l'huile et du bois
de sandal; mais les abords de l'île sont dangereux à cause des
courants et des immenses récifs de corail sur lesquels la mer se brise
constamment. Il n'y a qu'un port, encore est-il très-petit et très-peu
sûr.
--Avez-vous une religion, capitaine, et en quoi consiste-t-elle?
--Nous avons nos superstitions, monsieur; mais nous n'avons pas de
prêtres. Nos chefs président les cérémonies particulières, chantent
les prières et offrent des sacrifices aux mauvais esprits.
--Mais, mon cher prince, quelle est leur foi?
--Oh! elle est fondée sur le même principe que la vôtre, une croyance
dans le bon esprit qui est sur la terre, et dans le mauvais esprit qui
est dessous.
Le prince de Zaoo avait approvisionné son vaisseau de viande de daim
et de chèvre coupée en tranches de l'épaisseur d'une côtelette, de
poissons trempés dans l'eau salée et séchés au soleil, et, de plus,
d'un grand nombre de noix de coco, d'une réserve d'arrack fait de la
séve fermentée de l'arbre, avec melons, citrons, oignons, et une
extraordinaire quantité de tabac en feuilles menues, mais d'un
excellent parfum.
Le capitaine me donna une charge de tabac et une de ses pipes. J'ai
conservé et je conserve encore cette dernière comme un précieux
souvenir de cet être étrange. Des figures grotesques et sauvages
d'animaux inconnus sont profondément ciselées sur cette pipe.
Pendant la journée, une de ses femmes accoucha d'un prince, et, à ma
grande surprise, elle parut sur le pont, avec l'intention de prendre
un bain dans la mer.
Ayant déjà employé plus de temps qu'il ne m'était possible à tenir
compagnie au capitaine, je songeai à quitter définitivement son bord;
je lui fis cadeau d'une carte marine, d'une boussole, de quelques
bouteilles d'eau-de-vie et d'un sac de biscuit.
Le bon capitaine m'accabla de remercîments et me contraignit à
accepter une petite bourse de perles. Je lui promis de visiter son île
à mon premier loisir, et, après nous être cordialement embrassés, nous
fîmes voile chacun de notre côté.


LXXIX

Constamment à la recherche de quelque découverte, je ne laissais
passer ni à la portée de mon regard ni à celle de ma voix les
vaisseaux ou les embarcations du pays qui traversaient la mer. Je les
arrêtais tous, les abordant lorsqu'ils en valaient la peine, ou les
laissant continuer leur course si leur chargement ne tentait ni mes
goûts, ni l'ambition de mon équipage.
Un matin j'aperçus à notre droite, sous le vent, une jonque chinoise
chassée hors de son chemin, à son retour de Bornéo. Cette jonque
glissait et flottait si légèrement sur l'eau, qu'elle ressemblait tout
à fait à une caisse de thé. Elle avait le fond de sa carène et les
côtés du haut bord peints de décorations représentant des dragons
verts et jaunes. Les mâts, au nombre de six, étaient de bambou. Une
double galerie, ornée de la proue à la poupe, haute comme un grand mât
de hune, portait six cents tonneaux. L'intérieur de cette galerie
était un véritable bazar, et une grande foule l'encombrait. Chaque
individu avait en sa possession une petite part de la galerie, et les
parts étaient métamorphosées, là en magasins, ici en boutiques, plus
loin en tentes.
L'aspect général de cette jonque était tellement étrange, que je
ressentis le plus vif désir de l'examiner dans ses détails.
Tous les métiers y étaient pratiqués comme au milieu de la ville la
plus active, depuis la forge du fer, jusqu'à la fabrication de la
paille de riz. On s'y occupait encore de la sculpture des éventails
d'ivoire, des broderies d'or sur mousseline, et même de la préparation
des porcs gras, que l'on portait sur des bambous pour être vendus.
Dans une cabine, un Tartare voluptueux et un Chinois au ventre arrondi
se préparaient ensemble, et à l'aide d'un mélange de leurs provisions
personnelles, à faire le plus grand des festins.
Devant un brasier ardent rôtissait un superbe chien farci de curcuma,
de riz, de gousses d'ail, et lardé avec des tranches de porc. À ce
rôti, d'un choix si bizarre pour un Européen, était joint le
délectable et célèbre colimaçon de mer ou nid d'hirondelle marine, les
nageoires d'un requin cuites à l'étouffée dans une gelée d'oeufs. Un
immense bol chinois, plein de punch, était au centre de la table, et
un jeune garçon était chargé d'agiter, avec une cuiller, le contenu de
ce bol.
De ma vie je n'avais vu de pareils gourmands, et ils maniaient leurs
fourchettes avec la même dextérité qu'apporte un jongleur à faire
passer d'une main dans l'autre les objets à l'aide desquels il donne
les preuves de son adresse.
Les petits yeux noirs du Chinois étincelaient de plaisir, et le
Tartare, qui avait une bouche aussi grande que l'écoutille d'un
vaisseau, paraissait avoir tout autant d'arrimage.
Quand j'eus appris que les deux gloutons étaient les principaux
marchands du bord, et partant les personnages les plus remarquables,
je me fis annoncer auprès d'eux. Mais, pareils aux immondes pourceaux
qui s'absorbent entièrement dans la dégustation de la nourriture
étalée devant eux, ils refusèrent de m'écouter, ne voulant pas même,
par une seconde d'attention, détourner leur regard et leur esprit de
la table à laquelle ils étaient presque cramponnés.
Par mon ordre, un matelot m'introduisit dans la cabine, et dit au
propriétaire tartare que je désirais lui parler.
Le Tartare grogna une incompréhensible réponse, et sa main, salie par
la graisse, plaça une poignée de riz sur un coin de la table,
l'étendit avec ses doigts, et, après avoir ajouté au riz quelques
morceaux de lard et cinq ou six oeufs, il me fit signe de m'asseoir et
de manger.
Cette offre dégoûtante me souleva le coeur; je fis un signe de refus,
et, laissant ces brutes malpropres à leur trivial plaisir, je me
rendis dans la cabine du capitaine, cabine bâtie près du gouvernail.
Étendu sur une natte, le capitaine fumait de l'opium à travers un
roseau, et, en regardant attentivement la carte et la boussole, il
chantait d'une voix traînante:
--_Hié! Hooé! Hié! Chée!_»
J'adressai vainement à ce personnage une foule de questions, et je fus
enfin forcé de comprendre que pour obtenir une réponse, il serait
aussi raisonnable d'interroger le timon.
D'un côté, un rêveur abruti; de l'autre, deux hommes stupéfiés par la
double ivresse de la bonne chère et du punch. Nullité complète d'un
côté aussi bien que de l'autre.
Je pris vivement la résolution de me servir moi-même. En conséquence,
je hélai le schooner en lui donnant l'ordre de m'envoyer une bonne
partie de l'équipage.
Mes gens arrivés, nous commençâmes une perquisition générale. Chaque
cabine fut visitée, et tout à coup, au milieu de mes recherches, mes
oreilles furent frappées par un bruit, par un caquetage tellement
assourdissant, que, de mémoire d'homme, il ne s'en était jamais
entendu un pareil. Ajoutez à cela les mille évolutions, les allées et
venues, les tours d'adresse des singes, des perroquets, des kakatoës,
des canards, des cochons et de divers autres bêtes et oiseaux qu'on
voyait par centaines dans cette arche de Mackow.
La consternation et la terreur répandues parmi la foule bigarrée de
l'équipage ne peuvent se décrire: elles étaient délirantes. On
n'aurait jamais pu croire qu'un vaisseau placé sous le pavillon sacré
de l'empereur de l'univers, le roi des rois, le soleil de Dieu qui
éclaire le monde, le père et la mère des hommes, pût, et dans ses
propres mers, être aussi mal gouverné.
Le premier instant de stupeur passé, l'équipage s'écria:
--Qui êtes vous? Depuis quand êtes-vous là? Que faites-vous ici?
Toutes ces questions étaient faites sans qu'un regard daignât
apercevoir le schooner, dont les bords bas et noirs, tandis qu'il
était en travers de la poupe de la jonque, semblaient appartenir à un
simple bac ou à un serpent d'eau. Quand les Chinois découvrirent mon
vaisseau, ils parurent fort surpris qu'une troupe si nombreuse et si
bien armée fût sortie d'un bâtiment à l'apparence tellement
insignifiante, que sa carène sortait à peine des eaux.
En voyant transporter ses ballots de soieries dans nos bateaux, un
marchand de Hong nous offrit des foulards, en protestant contre la
confiscation de ses marchandises, et cela sous le prétexte que nous ne
saurions trouver de place pour les arrimer.
Plus irrités que ce marchand, quelques Chinois se montrèrent
réfractaires et appelèrent au secours pour défendre leur propriété. À
cet appel répondirent des soldats tartares, et leur petite troupe,
bien serrée, s'abritait sous la corpulence du gras et gourmand
propriétaire, qui, la main armée de la carcasse du chien et suivi du
Chinois, s'avançait à ma rencontre en soufflant et en crachant.
Je saisis le Tartare par ses moustaches, et cela me fut facile, car
elles pendaient jusqu'à ses genoux; de son côté, mon adversaire fit
mine de me casser un mousquet sur la figure; mais son action ne fut
qu'un insultant défi et non une véritable atteinte, car je lui fermai
pour toujours la mâchoire d'un coup de pistolet. La balle entra dans
la bouche du gros personnage. Comment aurait-elle pu faire autrement,
cette bouche étant fendue d'une oreille à l'autre?
L'homme tomba avec moins de grâce que César, mais comme un boeuf
frappé à la tête par un coup de massue.
Les Chinois ont autant d'antipathie pour le salpêtre (excepté dans les
feux d'artifice) que les boeufs de Hotspur et les seigneurs bien
vêtus, et leur empereur, la lumière de l'univers, punit aussi
sévèrement celui qui tue ses sujets qu'un propriétaire celui qui tue
ses oiseaux.
Un comte anglais me disait l'autre jour qu'il ne voyait pas de
différence entre le meurtre d'un lièvre et le meurtre d'un homme, car
il réclamait la même punition pour les deux cas. Cependant j'ai tué
bien des lièvres sur les propriétés du Comte, et bien des hommes dans
le temps de mes excursions au travers du globe.
Mais revenons à la jonque.
Une escarmouche fut livrée sur le pont, mais elle ne dura qu'une ou
deux minutes; quelques flèches furent tirées et deux hommes tombèrent.
Irrité de l'opposition que les Chinois tentaient de mettre à la
réalisation de mes desseins, je ne ramassai point les objets de prix
que j'avais convoités, je refusai l'argent qu'ils m'offrirent pour
racheter leur cargaison, et je m'emparai de la jonque comme d'une
proie légitime.
Nous commençâmes alors un pillage régulier, et l'intérieur des
magasins et des cabines fut entièrement dévalisé. Tout fut fouillé:
coins obscurs, réduits discrets, coffres, boîtes, malles, et les
ballots ouverts tombèrent sur le pont.
La partie massive de la cargaison, qui consistait en camphre, bois de
teinture, drogues, épices, fer, étain, fut abandonnée, mais les soies,
le cuivre, une quantité considérable d'or en lingots, quelques
diamants et des peaux de tigre devinrent notre propriété.
En mémoire du vieux Louis, je mis de côté plusieurs sacs remplis de
colimaçons de mer, car j'avais trouvé une prodigieuse quantité de ces
précieux animaux dans la cabine du marchand tartare. Je n'oubliai pas
de m'emparer des oeufs salés qui, avec du riz et de la graisse de
porc, formait la première partie de l'approvisionnement de la jonque.
Quelques milliers de ces oeufs me donnaient pour mes hommes une
excellente et agréable nourriture.
Les Chinois conservent les oeufs en les faisant simplement bouillir
dans l'eau salée jusqu'à ce qu'ils soient durs: le sel pénètre à
travers la coquille, et ils peuvent être gardés ainsi pendant de
longues années.
Le capitaine philosophe, dont la mission était de veiller à la
navigation et au pilotage de la jonque, n'ayant rien à faire avec les
hommes et la cargaison, continuait à aspirer paisiblement sa drogue
narcotique.
Son regard appesanti était encore fixé sur la boussole, et sa voix
psalmodiait:
--_Hié! Hooé! Hié! Chée!_
Quoique je lui eusse demandé à plusieurs reprises et sur tous les tons
s'il était attaché à sa natte, je n'avais pu obtenir pour toute
réponse que cet éternel refrain:
--_Hié! Hooé! Hié! Chée!_
Voyant l'inutilité de mes demandes, je dirigeai mon couteau sur la
poitrine du capitaine; mais mon geste passa inaperçu, car les yeux du
dormeur éveillé restèrent fixés sur la boussole. Je cassai le
réservoir de sa pipe, et il continua à aspirer par le tuyau, en
répétant:
--_Hié! Hooé! Hié! Chée!_
Je poussai le capitaine hors de sa cabine, et, passant à la poupe, je
coupai les cordes du timon; la jonque glissa au gré des flots; mais
j'entendis encore le capitaine chanter sur le même ton de calme
indifférence:
--_Hié! Hooé! Hié! Chée!_
Nous avions fait une bonne capture; tout notre vaisseau était rempli
de marchandises; nos hommes échangèrent leurs guenilles contre des
chemises et des pantalons de soie aux couleurs variées, et cet
accoutrement leur donnait plus de ressemblance avec des jockeys
qu'avec des matelots.
Quelques jours après, je fis sortir d'un ballot de pourpre, dans
lequel elle s'était nichée, une nonchalante et belle truie chinoise,
qui pensait peut-être que ce lit royal lui était acquis parce qu'il
faisait partie de l'équipage, ou parce qu'il avait servi à la
transporter à bord.
J'eus aussi quelques armes curieuses, entre autres le mousquet qui,
s'il avait obéi à la bienveillante intention de son maître, eût
terminé ma carrière. Le canon, la platine et les montures de ce
mousquet étaient profondément ciselés, des roses et des figurines d'or
massif les couvraient. Je conserve ce mousquet, parce que sa vue me
rappelle la circonstance qui l'a mis en ma possession. Sans l'intérêt
du souvenir que j'y attache, il aurait, comme tant d'autres objets,
été éloigné de moi, et par le temps, dont l'immensité absorbe tout, et
par la préoccupation de plus graves événements.


LXXX

Je me trouvai bientôt au sud-est de l'île de Bornéo; le moment de
rencontrer de Ruyter était proche; je songeai donc à me diriger en
toute hâte vers le lieu de notre rendez-vous, qui était un petit
groupe d'îles situé tout près de Bornéo. Mais, au moment de gagner la
vue de la terre, le vent s'abaissa tout à fait, et nous restâmes
stationnaires pendant trois ou quatre jours. Cet arrêt me fut
doublement fatal, car il retarda mon arrivée auprès de de Ruyter, et
me fit perdre un de mes meilleurs hommes. Attaché par des cordes et
suspendu au-dessus de la proue, sur laquelle il clouait un morceau de
cuivre, cet homme jeta tout à coup un cri terrible. J'étais sur le
pont: je courus vers la proue, et je vis un énorme requin dont la
mâchoire monstrueuse s'était saisie de la jambe du matelot. Le monstre
fouettait la mer à l'aide de sa longue queue, et il tiraillait sa
victime en cherchant à l'entraîner avec lui. Une forte corde était
attachée sous les aisselles de l'homme, qui se cramponnait aux
chaînes en faisant de violents efforts pour échapper à la cruelle mort
qui le menaçait. Quand il m'eut aperçu, il s'écria d'un ton
lamentable:
--Ô capitaine, capitaine, sauvez-moi!
Je dis aux hommes accourus à l'appel désespéré de leur malheureux
camarade d'apporter des harpons, des piques d'abordage, et de mettre à
l'eau le bateau de poupe.
Avec la promptitude des matelots, qui ne craignent rien quand ils
voient un de leurs amis en danger, ils attaquèrent le monstre. Un
frère du malheureux sauta dans la mer, armé d'un poignard. L'écume
était rougie par le sang, car le vorace et cruel démon de la mer avait
été blessé et harponné avant d'avoir lâché sa proie. Malheureusement
la corde du harpon ne put résister au double effort de la lutte du
requin et de la persistance des hommes: elle se brisa, et notre proie
disparut dans la profondeur de la mer.
Évanoui de douleur et d'épouvante, le pauvre matelot fut doucement
posé sur le pont; sa jambe était mutilée d'une manière horrible, la
chair du mollet était arrachée; elle pendait comme un bas, en laissant
les os entièrement à découvert.
J'avais, à bord du schooner, une espèce de chirurgien que Van
Scolpvelt avait ramassé à l'île de France. C'était un paresseux, un
ivrogne, mais il connaissait parfaitement son métier. Malgré les soins
habiles du docteur, le blessé mourut. Cette perte était inévitable,
car la gravité de la blessure dépassait l'art de la chirurgie.
À bord d'un vaisseau, une mort inattendue produit toujours de
profondes et douloureuses sensations; tous les hommes de l'équipage en
souffrent. Ces sensations se traduisent chez les uns par un abattement
moral qui vient de la crainte d'un pareil sort; chez les autres, par
une sorte de superstition craintive. Les matelots sont aussi ignorants
et ont aussi peu de rapport avec les gens instruits que les Arabes
emprisonnés dans l'immensité du désert.
Le matelot n'étudie que la mer, l'Arabe ne voit que ses landes
sablonneuses, les vents et les étoiles. Semblable aux livres de magie,
le caractère des éléments ne peut être déchiffré, et qui pourrait
contempler les puissances mystérieuses du ciel et de la mer sans
devenir superstitieux? Certainement ce n'est ni l'Arabe rêveur ni le
matelot craintif, car la croyance de ces deux hommes dans la vérité
des signes et des présages est aussi vieille que le sable et la mer.
Cette superstition est donc générale; elle a été partagée par les
marins de toutes les nations et de tous les cultes, depuis le grand
Nelson, depuis même le capitan-pacha, commandant de la marine
ottomane, jusqu'au corsaire mainotte et au rais arabe, qui assurent
que c'est un terrible présage de malheur de commencer un voyage le
vendredi. Cependant ce jour est celui du sabbat, du mosleum et de plus
encore celui du crucifiement du Sauveur des hommes.
J'avais commencé mon dernier voyage et quitté l'île de Poulo-Pinang
pendant la matinée d'un de ces jours néfastes; et une chose digne de
remarque, c'est que trois hommes de mon bord, et trois des meilleurs
marins et des plus estimables par la grandeur de leur caractère,
s'étaient montrés vivement peinés lorsque j'avais donné l'ordre de
lever l'ancre. La moquerie insouciante avec laquelle j'accueillis
l'expression de leurs superstitieuses craintes m'attira cette
prophétique réponse:
--Vous verrez, monsieur, vous verrez; nous ne sommes pas encore
rentrés au port.
Le malheureux dont j'avais à déplorer la perte était un de ces trois
hommes, et le frère de cet infortuné mourut peu de temps après, et
d'une manière aussi bizarre.
Un jour que je me trouvais en panne à la hauteur de Bornéo, je quittai
le schooner dans un bateau pour aller voir une petite baie située à
l'embouchure d'une rivière. Quand j'eus visité la baie, nous suivîmes
le courant de la rivière et nous jetâmes le grappin afin de dîner en
repos. À la chute du jour, mes hommes se baignèrent. Le frère du mort,
nageur de première force, engagea un Malais à lutter avec lui de
vigueur et d'adresse; ils se jetèrent ensemble au milieu du courant et
disparurent bientôt à nos regards. Cette disparition me parut si
longue, que je commençai à m'en effrayer. Tout à coup, la noire tête
de l'Indien se montra à la surface de l'eau.
--Sur mon âme, s'écria-t-il en aspirant l'air à pleins poumons, cet
homme est le diable en personne, car il m'a vaincu.
Le noir regagna le bateau, mais le marin ne revint pas. Notre anxiété
fut terrible: tous les regards étaient tournés vers l'eau comme s'ils
avaient eu la puissance d'en pénétrer le profond courant; mais le
malheureux plongeur ne se montrait pas. Nous sondâmes la rivière, et
j'employai à cette malheureuse recherche tous les moyens dont il
m'était possible de disposer. Ils furent infructueux.
La nuit nous obligea à regagner le schooner. La mort bizarre de ces
deux frères produisit sur l'équipage une douloureuse impression. Quel
obstacle avait arrêté ce pauvre garçon dans son retour vers nous?
Était-ce la végétation touffue qui rampait dans le fond de la rivière,
ou bien encore les branches d'un arbre l'avaient-elles entouré de
leurs réseaux de mort? Je m'adressai vainement toutes ces questions,
questions insolubles et dont le secret était entre les mains de Dieu.
Quelques-uns de mes hommes pensèrent que le chagrin avait porté le
pauvre matelot à chercher un refuge dans une mort volontaire.
La fatale destinée de ces deux hommes nous attrista horriblement, et
leur souvenir couvrit le schooner d'un voile de deuil.
Nous reprîmes notre course en nous avançant avec lenteur le long de la
côte du sud-est pour gagner le port où avait été fixé le rendez-vous
avec de Ruyter. Le temps, extraordinairement clair et beau, était
rafraîchi par de calmes et douces brises.
Un soir, quelques minutes avant le coucher du soleil, de légères et
diaphanes vapeurs commencèrent à envelopper les montagnes du côté de
l'ouest. Au moment où le soleil disparut derrière ce voile de gaze,
une barre de flamme s'élança le long du sommet des montagnes,
s'entrelaça autour du sombre dôme de la cime la plus élevée et y resta
pendant dix minutes, étincelante comme une couronne de rubis. La lune
était d'un rouge sombre, la mer changea de couleur et devint
extraordinairement calme et transparente. Je tressaillis en voyant les
rochers, les poissons et les coquillages qu'elle renfermait dans son
sein. Nous sondâmes, il y avait douze brasses d'eau. L'atmosphère
était brûlante et lourde, et la flamme d'une chandelle allumée sur le
pont s'élevait aussi claire que si elle avait été dans une caverne.
Je donnai l'ordre de ferler les voiles, de laisser tomber l'ancre en
attendant, pour la lever, le premier souffle du vent.
--Mon brave, dis-je au second contre-maître, qui, avec les deux
frères, s'était montré soucieux quand j'avais choisi un vendredi pour
le jour de mon départ, maintenant que nous sommes amarrés, le charme
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