Un Cadet de Famille, v. 2/3 - 02

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que les étoiles, sont maintenant ternes et sans regards; sa figure,
plus belle que la lune, est obscurcie par les sombres nuages de
l'affliction; ses lèvres, rouges comme du henné, sont blanches de
chagrin. Toute sa beauté est cachée sous une éclipse, car les larmes
sont sa seule nourriture. La paix et le sommeil ont abandonné la jeune
fille, depuis que l'âme de son père l'a laissée seule dans un monde
inconnu. Ô étranger, soyez bon pour elle, et le bonheur sera votre
récompense.


L

--Je vais me rendre auprès de lady Zéla, me dit la duègne, et dans une
heure elle sera préparée à recevoir visite.
L'heure demandée par la vieille femme fut suivie de tant de minutes,
que bien certainement mon ardeur se serait refroidie jusqu'à
l'indifférence si j'avais été un amoureux vif et impatient. Je dois
peut-être ajouter que la certitude d'être solidement marié aidait
beaucoup à calmer mes désirs, de plus que cette heure d'attente, étant
celle où j'avais l'habitude de fumer ma pipe en savourant avec lenteur
le nectar de mon café, fit qu'elle ne me parut ni plus longue ni plus
courte que tout autre moment de la journée. Je n'ai jamais perdu ce
vice ou plutôt cette vertu, car au moment où je parle, si je me trouve
dans l'obligation de sortir avant d'avoir pris mon café ou fumé ma
pipe, je suis aussi bourru qu'un dogue auquel on prend un os ou qu'une
femme qui voit son mari, harassé de fatigue, s'étendre nonchalamment
sur un chapeau neuf posé avec soin au milieu d'un fauteuil.
Au lieu de me perdre dans les vagues rêveries d'un amoureux, je me
perdais dans l'odorante fumée de tabac de Skiray; j'en remplissais mes
poumons, j'en savourais l'enivrante odeur, odeur aussi douce et aussi
parfumée que celle des roses de Bénarès. Tantôt mes lèvres
capricieuses retenaient la vapeur, tantôt elles la renvoyaient comme
un jet d'eau vers le ciel, tantôt encore elles la faisaient monter en
spirales pour la laisser s'empreindre des chatoyantes couleurs d'un
rayon de soleil égaré sur moi. Ce jeu amusait et absorbait tellement
mon attention, que je n'avais point vu entrer la vieille femme arabe.
Je suppose que les beautés de l'intéressante duègne s'étaient
cachées, comme celles de la lune, sous un nuage ou sous une éclipse,
car sa sombre figure me fit tressaillir, et je crus un instant que la
fumée de ma pipe s'était condensée dans une sorcière noire.
--Lady Zéla, me dit la vieille Arabe d'un ton de reproche, a attendu
jusqu'à ce que le café servi pour vous fût entièrement froid et que
les confitures fussent devenues aigres.
--Personne n'est venu m'avertir, répondis-je en me levant.
La figure de la messagère était si froide et si irritée, que bien
certainement un seul de ses regards avait dû opérer la transformation
de l'atmosphère du café et de la qualité des confitures. Cependant
elle dissimula sa colère et me répondit d'un ton plaintif:
--Je suis restée ici debout pendant un si long espace de temps, que
mes pieds y ont pris racine.
Je me mis à rire; la pauvre vieille disait vrai, et voici pourquoi: la
chaleur de ses pieds nus avait fait fondre le goudron, et comme le
vaisseau était penché de côté, l'Arabe avait toutes les peines du
monde à se maintenir en équilibre.
Après avoir cherché dans mon esprit les choses les plus aimables,
après les avoir dites à la messagère d'un ton et d'un air aussi
gracieux que possible, je la suivis dans la cabine qu'habitait Zéla.
La porte du mystérieux sanctuaire fut ouverte par une petite esclave
malaise (cette esclave était le premier cadeau que j'avais fait à
Zéla), et je pénétrai dans la chambre de ma jolie captive avec autant
de respect, d'émotion et de silence qu'en met une femme pieuse en
entrant dans le sanctuaire d'une église. La jeune fille était assise
les jambes croisées sur une petite couche, et elle était si
hermétiquement enveloppée dans une draperie blanche (deuil national de
son pays), qu'il me fut impossible de distinguer les merveilleuses
perfections vantées par l'Arabe. La pose de Zéla avait la grâce froide
et digne des statues de marbre qu'on pose aux portes des temples
égyptiens; mais un mouvement me révéla bientôt que la charmante statue
était une créature humaine. Après avoir lentement décroisé ses jambes,
la jeune fille se leva, glissa ses pieds nus dans des pantouffles
brodées, s'avança vers moi et me prit la main, que de son front elle
porta à ses lèvres.
--Asseyez-vous, je vous prie, ma chère soeur, lui dis-je, tout ému de
cette naïve caresse, de ce gracieux témoignage de sa reconnaissance.
Zéla reprit sa première position et resta immobile; ses bras
retombèrent nonchalamment le long de son corps, et ses pieds mignons
se cachèrent dans le lin du vêtement qui l'enveloppait, comme se
cachent de petits oiseaux sous l'aile de leur mère.
La seule chose visible de cet ensemble de grâces (suivant la vieille
Arabe) était les cheveux, et ces cheveux, d'un noir de jais,
couvraient Zéla tout entière. J'avais senti et savouré, avec un
inexprimable bonheur la douce pression des lèvres tremblantes de la
belle Arabe, et l'imagination, ou peut-être un léger contour que la
fantaisie me fit voir gravé sur ma main, me dépeignait la bouche de
Zéla adorablement petite (je déteste les grandes bouches); et je pense
maintenant que cette passion silencieuse forma le premier anneau de la
chaîne de diamant qui nous unit, chaîne qui n'a pu être brisée ni par
le temps ni par l'usage.
Quelques minutes s'écoulèrent en silence. J'étais plongé dans l'extase
d'un enchantement indéfinissable; mais j'avoue que je fus presque
heureux d'en être distrait quand la porte s'ouvrit pour donner passage
à la duègne, les mains chargées d'un plateau sur lequel étaient servis
du café et diverses espèces de confitures.
Zéla se leva une seconde fois. Je fis un geste pour essayer de l'en
empêcher, mais la vieille femme me pria de rester assis et silencieux.
Zéla prit une petite tasse sur un plateau d'argent et me la présenta.
J'étais si occupé à regarder, à admirer la blancheur et la délicatesse
de forme des jolis doigts de Zéla, que je renversai le café en portant
la tasse à mes lèvres, tasse que j'aurais pu avaler sans peine, car
elle n'était pas plus grande que l'aromatique coquille du macis
(enveloppe de la muscade).
Quelques jours après ma première entrevue avec Zéla, la vieille femme
me fit observer qu'elle regardait la maladresse de mon action comme
d'un très-mauvais présage pour mon bonheur à venir.
Après m'avoir offert des confitures, Zéla rendit le plateau à la
duègne, et se rassit sur sa couche.
J'ôtai de mon doigt un anneau d'or entouré de deux cercles formés avec
des poils de chameau (l'anneau donné par le père de la jeune fille),
et je l'offris à Zéla.
La pauvre enfant baissa les yeux et sanglota si amèrement que son
ample veste se soulevait sous les battements de son coeur. Je voulus
cacher l'objet dont la vue réveillait de si douloureux souvenirs; mais
la jeune fille tendit la main vers moi, saisit l'anneau, le porta à
ses lèvres et le baigna de ses larmes.
La vieille Arabe dit quelques mots à Zéla, et, sans être guidée par le
regard, la belle enfant tendit vers moi ses jolies petites mains, prit
une des miennes, et glissa doucement l'anneau à mon doigt.
Cet anneau était l'antique sceau de la tribu de son père, et, comme
tous les cachets des princes, il rendait vrai le faux, faux le vrai;
il donnait ou il reprenait, il faisait ou il défaisait les lois, selon
la capricieuse volonté de celui qui en était l'heureux possesseur.
Avant de laisser retomber ma main, Zéla la porta encore à son front et
l'effleura doucement de ses lèvres.
Je pris vivement dans ma poche une bague que j'avais choisie dans les
bijoux de de Ruyter, bague d'un grand prix, car elle était massive,
d'or pur, et fermée par un rubis de la grosseur d'un grain de raisin;
et, prenant avec tendresse la main de Zéla, qui pendait immobile entre
les plis de son grand voile, je plaçai cette bague au second doigt de
sa main droite.
La vieille femme sourit.
L'approbation tacite de ce sourire éveilla mon audace; je gardai,
pressée entre les miennes, la main de Zéla, et j'en couvris de baisers
les petits doigts tremblants.
J'outre-passais sans doute les droits que j'avais sur Zéla, car le
front de la vieille femme se rembrunit, ou, pour mieux dire, les rides
de sa figure devinrent plus profondes, changement de physionomie peu
avantageux aux agréments extérieurs de ce gardien de l'étiquette, dont
le temps et le soleil avaient donné au teint l'ineffaçable couleur du
bronze. Je laissai tomber la main de Zéla, qui alla se cacher, toute
rougissante d'effroi ou de pudeur, sous les plis de son voile blanc.
L'échange mutuel de nos bagues était la déclaration définitive de
notre mariage.
--Chère lady, dis-je à Zéla, veuillez me donner vos ordres; que
puis-je faire pour vous être agréable, pour vous rendre moins tristes
et moins longues les heures de votre isolement? J'ai mis en liberté
toutes les personnes qui appartenaient à la tribu de votre père, et
elles sont traitées par mes ordres avec la plus grande bonté. Je suis
un étranger, chère lady, j'ignore une grande partie de vos habitudes;
daignez donc, je vous en supplie, guider ma conduite par vos
bienveillants conseils. Le rais, qu'on nomme ici le père des Arabes,
vous aime avec tendresse; il sera, si vous le voulez, l'écho de vos
pensées; parlez-lui, ordonnez; entendre et obéir ne seront pour moi
qu'une seule et même chose.
Zéla ne répondit à mes supplications que par de violents sanglots.
Cette douleur m'attrista profondément; je gardai le silence, puis la
crainte de devenir importun me fit songer à la retraite.
--Ma chère soeur, dis-je en me levant, calmez-vous, je vous en prie,
et souvenez-vous de mes paroles: Je suis et je serai toujours votre
esclave le plus humble, le plus soumis et le plus dévoué.
Après avoir salué l'éplorée jeune fille, je sortis de la cabine triste
et heureux à la fois.


LI

Je rendis plusieurs visites à ma jolie captive avant que le bonheur
d'entendre sa voix musicale me fût accordé. Zéla semblait muette et
souvent aussi immobile qu'une statue de marbre. Ni supplications
ardentes ni prières murmurées tout bas n'avaient le don d'émouvoir
cette insensibilité extérieure, qui puisait peut-être son calme dans
la grande froideur de ses sentiments pour moi. Cependant, malgré
l'apparente monotonie de nos tête-à-tête, malgré la tristesse dans
laquelle ils me jetaient, j'éprouvais un véritable bonheur auprès de
Zéla, bonheur étrange, mystérieux, indéfinissable, bonheur réel
pourtant, car il occupait les heures du jour, car il remplissait de
rêves enchanteurs le sommeil de la nuit.
Après avoir soigneusement cherché à être agréable à Zéla en
l'entourant de toutes les choses qui, par leur possession, pouvaient
lui apporter un amusement, je fouillai dans l'immense butin enlevé aux
Marratti. Les vêtements, les meubles, les bijoux, enfin tout ce qui
appartenait à Zéla, tout ce qui venait de son père ou de sa tribu, fut
déposé dans la cabine de la jeune fille. Le désir de lui plaire, celui
d'attirer son regard, celui plus ardent encore d'entendre sa voix
mélodieuse, me rendaient infatigable; mais, à mon grand chagrin, Zéla
parut si froide, si indifférente, si insensible, que j'en arrivai à
croire qu'il serait infiniment plus logique d'adorer une momie des
pyramides, et bien certainement, si l'exaspération que je ressentais
n'avait pas été adoucie par les généreuses paroles de mon ami Aston,
je me serais donné l'amer plaisir d'exprimer à Zéla le vif
mécontentement que me faisait éprouver sa conduite. Dans l'excès de ma
mauvaise humeur, je me jurais à moi-même de cesser entièrement mes
visites; mais tout en jurant je consultais ma montre pour savoir
combien d'heures ou de minutes me séparaient encore de l'instant de
mon entrevue avec elle. J'aurais, je l'avoue, difficilement renoncé au
bonheur de la voir, et quoique ma visite fût un monologue ou un
silence, elle était l'oasis de ma vie, le repos de mon existence
active.
Heureusement pour moi la vieille Arabe n'était ni discrète, ni
silencieuse, ni réservée. Quand elle traversait le pont pour remplir
soit une commission de Zéla auprès du rais, soit une partie de son
service, elle s'arrêtait et me parlait de la jeune fille. Dans les
premiers jours de ses longues causeries, je maudissais souvent la
force des jambes de la vieille, car les miennes se fatiguaient à
rester ainsi stationnaires; mais ni engagement, ni prières ne
pouvaient parvenir à persuader à la duègne que je lui permettais de
s'asseoir.
--Non, me disait-elle d'une voix grave, je dois rester debout devant
mon malek, et, du reste, sa bonté me permettrait-elle de prendre un
siége qu'il me serait encore impossible d'user de cette bienveillante
autorisation. Lady Zéla attend mon retour pour prendre son café.
Je conclus de là que la jeune fille était douée d'une merveilleuse
patience, si elle attendait ainsi une douzaine de fois par jour la
rentrée de sa camériste, qui causait souvent de longues heures avec
moi.
J'avais tant de plaisir à écouter, à faire répéter à la vieille femme
que Zéla n'était pas insensible à mes soins, qu'elle disait que
j'étais bon, que je l'étais non-seulement parce qu'elle le jugeait
ainsi, mais parce que son peuple le trouvait, qu'il était bien dommage
que je ne parlasse sa langue qu'imparfaitement, bien dommage encore
que j'appartinsse à une tribu si éloignée de la sienne, qu'elle était
fâchée que la grande _Kala passée_ (mer Noire) se trouvât entre moi et
le pays de ses pères, mais que j'étais doux, bon, beau comme un zèbre,
et qu'elle aimait à entendre ma voix.
Ce délicieux poison rallumait des espérances qui commençaient à
s'éteindre; il me faisait croire à l'avenir et souffrir avec patience
les douleurs du présent. À mes yeux la bonne vieille devint un
personnage amusant, spirituel; elle s'embellit de ses paroles comme
d'un fard, et je finis par trouver sa voix dure et sèche plus
musicale que le son harmonieux d'une harpe éolienne. Mes veilles de
nuit s'abrégeaient merveilleusement, elles se remplissaient de
l'éclatante lumière des yeux de Zéla, que je n'avais cependant pas
vus.
Je ne m'explique pas encore par quelle puissance attractive et
magnétique j'ai pu si tendrement aimer Zéla, dont je n'avais pas
entendu la voix, dont je n'avais pas rencontré le regard, dont je
n'avais pas même reçu un signe de sympathie, car son premier et
bienveillant accueil n'avait été que l'accomplissement d'une coutume;
elle avait reçu son sauveur, son mari, mais le coeur n'entrait pour
rien dans le témoignage de son respect et de sa gratitude.
Mon esprit indépendant ne s'était jamais plié ni même arrêté à la
recherche de ce grand sentiment qu'on appelle l'amour, et en vérité je
ne sais pas quand et pourquoi, où et comment il a pu pénétrer et
remplir si exclusivement mon coeur.
Avant de comprendre que j'aimais ardemment Zéla, les soins dont je
l'entourais m'apparaissaient sous la forme froide de l'accomplissement
d'un devoir, devoir sacré, parce qu'il m'avait été imposé par un père
mourant, par un père dont la suprême volonté me confiait son enfant
prisonnière et orpheline. Dans la transparente pureté de la jeunesse,
les scènes touchantes se reflètent comme sur un lac d'azur, et cette
scène de deuil, d'exil, de larmes, fut la première dans laquelle le
hasard me fit jouer un rôle, la première où un appel sympathique fut
fait aux bons sentiments de mon coeur, qui alors était une fontaine
scellée, mais qui s'ouvrit bientôt à la pitié et à la tendresse, et
maintenant l'amour en coule comme un puissant torrent, il emporte tout
ce qu'il trouve devant lui.
Le pauvre petit oiseau captif bâtissait donc silencieusement son nid
sous l'abri de mon coeur, tandis que je le croyais tranquillement
encagé dans la chambre qui lui servait de prison.
Les paroles de la duègne, en ranimant le feu de mes espérances, me
conduisirent plus souvent auprès de Zéla, dont je regardais pendant
des heures entières la passive main pressée entre les miennes. L'air
qui entourait la jeune fille me semblait chargé de parfums
odoriférants, et le contact de ses insensibles cheveux, plus gracieux
que les branches pendantes d'un saule, remplissait mon âme d'amour
quand par hasard ils effleuraient ma joue. Tous mes sens me parurent
délicieusement raffinés, et un monde de nouvelles pensées, un monde
d'idées naquit dans mon coeur.
Quand enfin il me fut permis de voir la radieuse splendeur des grands
yeux noirs de Zéla, mes membres chancelèrent, mon coeur palpita
convulsivement, et, les deux mains de la jeune fille enfermées dans
les miennes, je restai pendant un quart d'heure dans l'extase d'une
adoration absolue et muette. Je ne sais pas si la jeune fille remarqua
mon agitation, si elle en fut émue ou seulement flattée; mais elle
retira vivement ses mains et couvrit ses yeux de diamant. Je les avais
assez vus: leur regard de flamme avait embrasé mon coeur, et le feu en
devint inextinguible.
D'une voix entrecoupée, Zéla murmura quelques paroles qui
bourdonnèrent à mon oreille comme le chant d'un colibri, oiseau
charmant et gazouilleur des bosquets de cannebiers. L'haleine de Zéla
fut plus odoriférante que ne le sont ces arbres. La tête me tourna, et
je crus devenir fou en contemplant le monde de délices qui s'ouvrait
devant mes yeux.
C'est ainsi que l'amour s'alluma dans mon sein, un amour pur, profond,
ardent et impérissable. Depuis le jour où je plongeai mon regard dans
le brillant miroir où se reflétait l'âme divine de Zéla, elle fut
l'étoile de ma vie, la déité à laquelle je devais offrir la virginité
de mes affections. Jamais un saint dévot ne s'est consacré à son Dieu
avec une adoration plus intense que la mienne. Je n'étais ni l'époux
ni l'amant de Zéla, j'étais son esclave; ma vie lui appartenait sans
partage, elle était tout pour moi, j'étais à elle pour elle.
Quand la triste mortalité rendra mon corps au néant, quand mon âme
s'envolera, comme une colombe longtemps captive, elle n'aura de joie
et de repos que le jour où il lui sera permis d'être réunie à celle de
Zéla. Alors ces deux âmes soeurs se confondront ensemble, et comme un
rayon de soleil elles s'élanceront brillantes dans l'éternité.


LII

Aucune circonstance digne d'être mentionnée ne marque dans mes
souvenirs l'époque de ce mémorable voyage. Nous nous trouvâmes bientôt
dans la latitude de l'île Maurice, à trente-deux lieues N.-O. de l'île
Bourbon.
En visitant l'île Maurice, en 1521, les Portugais la nommèrent l'île
des Cygnes, parce qu'elle était l'asile favori de cet oiseau. Les
lourds et avares Hollandais furent les premiers qui prirent possession
de cette île, mais vers une époque très-éloignée du passage des
Portugais, c'est-à-dire vers l'an 1600. Ces nouveaux possesseurs
changèrent le doux nom de l'île des Cygnes en celui de Maurice,
faisant, par cette dénomination, un compliment à l'amiral dont Maurice
était le prénom.
Comme je l'ai déjà dit, les Français succédèrent aux Hollandais, et
ils appelèrent l'île île de France; ils en firent leur place de
ralliement et le rendez-vous de tous leurs croiseurs. Les Français
avaient soin d'apprendre le moment du départ des flottes indiennes
appartenant à la compagnie qui rentraient dans leur patrie ou qui
partaient pour l'étranger. Dans l'un ou l'autre cas, ils envoyaient
leurs vaisseaux pour les arrêter, et les vaisseaux, secrètement armés
en guerre, avaient des lettres de marque.
Ce mode d'attaque faisait beaucoup de tort aux flottes anglaises, qui
souvent marchaient protégées par leurs propres vaisseaux de guerre.
Mais les petits croiseurs français, qui naviguaient très-vite et qui
étaient remplis d'aventuriers intrépides, s'attachaient aux flottes
anglaises comme s'attachent des Arabes vagabonds autour d'une caravane
dans le désert; tandis que les vaisseaux de guerre anglais étaient
empêchés d'agir par la crainte de perdre de vue les vaisseaux
marchands, qui pouvaient être arrêtés d'un autre côté pendant leur
absence.
Les Français s'exposaient rarement à attaquer les Anglais en plein
jour ou quand il faisait beau temps, à moins cependant qu'ils ne
fussent soutenus par une frégate, presque toujours à leur suite, dans
l'espoir de s'emparer de quelque traînard. Quand il faisait mauvais
temps et pendant les nuits obscures, les Français trompaient les
Anglais en faisant de faux signaux pour les attirer; cela avait lieu
au moment des rafales, qui sont très-fréquentes dans ces latitudes. Si
les Anglais perdaient leur convoi de vue, ce qui arrivait souvent, ils
étaient sûrs d'être attaqués par un ou par plusieurs de ces corsaires
français; mais étant tous très-bien armés, les vaisseaux réussissaient
quelquefois à se défendre non-seulement contre les vaisseaux de guerre
secrets de l'ennemi, mais encore ils parvenaient à chasser bravement
l'escadre française.
La possession de l'île Maurice était d'une très-grande importance
pour les Français, car elle les mettait à même de pouvoir harceler le
commerce de l'Angleterre et de tenir un pied dans l'Inde. Ils
n'épargnaient aucune dépense pour fortifier l'île, et, pour dire la
vérité, ils employèrent peu de temps pour obtenir le résultat d'en
rendre le sol utile et productif. Ils y introduisirent et y
cultivèrent avec succès les épices et les fruits de l'Inde. Ils y
ajoutèrent du riz et plusieurs espèces de blé: celui de Bourbon, de la
Cochinchine et de Madagascar. Mais l'île étant très-petite (elle n'a
que dix-neuf lieues de circonférence), les améliorations apportées par
les Français furent naturellement fort limitées.
Par leur négligence, les Hollandais avaient laissé le plus précieux de
leurs ports, au nord-ouest, se remplir de la boue et des pierres
envoyées par le torrent des montagnes qui s'élèvent tout auprès.
Dirigé par un gouverneur habile et entreprenant, les Français
débarrassèrent ce port, bâtirent un mur et construisirent un
magnifique bassin pour recevoir leurs vaisseaux de guerre et les
mettre à l'abri des vents, qui sont toujours, dans les tempêtes, d'une
violence épouvantable.
Nous découvrîmes bientôt la terre de Bourbon, et nous arrivâmes
bientôt en vue de l'île Maurice.
Cette île a une forme ovale, et la partie dont nous rasions le côté
nord-ouest est grande, inégale, ayant çà et là des signes de
végétation.
--Ce côté de l'île, nous dit de Ruyter, a été retourné sens dessus
dessous par l'action des volcans, et les gens instruits de cet
événement croient que l'île Maurice était autrefois liée à celle de
Bourbon, mais qu'elles ont été divisées en deux par la force d'un feu
intérieur.
Nous vîmes plusieurs énormes cavernes voûtées dans lesquelles la mer
s'écoulait avec un bruit de tonnerre; de gros morceaux de rocher gris,
rudes et calcinés, étaient entassés les uns sur les autres dans un
désordre fantastique, puis la terre s'éleva peu à peu, et nous vîmes
des roches escarpées, même au centre de l'île, s'unissant à une
montagne qui s'élève comme un dôme.
--Cette montagne, dit de Ruyter, était autrefois une plaine élevée de
treize cents pieds au-dessus de la mer, quoique, du côté où nous
sommes, elle nous paraisse d'une roideur impraticable; l'autre côté,
au Port-Louis, a l'élévation si graduelle qu'un cheval peut aller au
galop jusqu'à son sommet, qu'on nomme le _Piton du milieu_. Ce piton,
pointu comme un pain de sucre, est entouré par une plaine.
Nous découvrîmes encore sept montagnes qui ressemblaient à sept grands
géants tenant un conseil; puis plusieurs petits promontoires étendant
dans la mer leurs racines pleines de rochers, et qui formaient de
magnifiques baies, des rivages couverts de sable blanc et des vallées
étroites, entrecoupées par des ruisseaux et des rivières verdoyantes
et boisées. Ces vallées étaient remplies d'arbrisseaux et de fleurs.
Aston, de Ruyter et moi, nous étions debout sur le pont, armés de
télescopes, et nous admirions le ravissant paysage qui se déroulait
devant nos yeux.
--Que cette vallée est tranquille et belle! dis-je à mes amis; allons
y demeurer.
Puis, quand la marche du vaisseau nous montrait un site plus
enchanteur encore, nous répétions la même exclamation.
Tous les trois, nous aimions les beautés de la nature, et de Ruyter se
plaisait à nous faire admirer les changements merveilleux de ce
splendide panorama.
--Vraiment, m'écriai-je, cette île est le paradis des poëtes
orientaux. Quelle est la personne sensée qui voudra quitter cette
terre après l'avoir connue? Ô mes amis, abandonnons l'incertain océan,
abandonnons la mer capricieuse, la mer aux sourires perfides qui nous
attire vers la souffrance, vers le désappointement et vers la mort!
Aston n'était pas moins enthousiasmé que moi, et notre enchantement
était partagé par tout l'équipage. La joie illuminait toutes les
figures, chaque cause personnelle de chagrin ou de mécontentement
était oubliée; l'union et l'harmonie la plus parfaite régnaient sur le
vaisseau. Quand nous jetâmes l'ancre, les hommes montèrent aux mâts
comme des écureuils, et dans un instant les voiles furent ferlées. Des
canots rôdèrent bientôt autour du grab, presque submergés par la
grande quantité de poissons et de fruits qu'ils venaient nous offrir.
Le plaisir qui remplissait mon coeur était presque de l'ivresse, car
j'avais à mes côtés ma petite fée orientale, ma belle Zéla, qui,
cédant à mes ardentes prières, avait consenti à m'accompagner sur le
pont.
Quand le doux vent de la terre vint jouer dans les cheveux de la jeune
fille, quand il pressa contre elle ses légers vêtements de gaze, en
révélant les contours de ses formes élégantes, Aston la regarda avec
une admiration surprise, et compara la belle enfant à un jeune faon.
De Ruyter, qui parlait parfaitement la langue de Zéla, s'approcha
d'elle pour lui adresser quelques paroles d'affectueuse bienvenue. Il
prit sa main; mais, stupéfait de la merveilleuse beauté de la jeune
fille, il resta silencieux, ne pouvant que par sa muette contemplation
lui exprimer combien il la trouvait belle. Après quelques secondes de
cet éloquent silence, de Ruyter parla à la jeune Arabe d'une voix
douce et caressante comme un chant, puis, se tournant vers moi, il me
dit en anglais:
--Cette jeune fille est une fée de l'Orient; elle est trop délicate et
trop frêle pour être touchée par la main d'un homme. Je vous félicite
de tout mon coeur, mon cher Trelawnay, et il n'existe pas un homme qui
puisse rester froid et indifférent devant votre bonheur. Par le ciel!
mon ami, je croyais que votre mariage était un sacrifice; mais je
trouve que vous possédez un diamant pour lequel un roi donnerait sa
couronne. Souvenez-vous, mon garçon, que si vous ne gardez pas ce
trésor comme on garde son propre coeur, le bonheur vous abandonnera,
et la fortune sera toujours impuissante pour vous donner une femme
comparable à lady Zéla.
La jeune fille regardait autour d'elle comme une gazelle effrayée.
Surprise de se voir entourée et regardée par tant d'étrangers, elle
rougit; la pauvre enfant aurait bien voulu rentrer dans sa cabine;
mais je tenais sa main emprisonnée dans la mienne et je feignais de ne
pas comprendre la prière de son regard.
Pour retenir Zéla le plus longtemps possible auprès de moi, j'envoyai
chercher un tapis et des coussins, puis, environnée de ses femmes, la
jeune fille s'assit sur le pont.


LIII

De Ruyter se rendit à bord de la corvette pour dire à son capitaine
que les Anglais avaient levé le blocus du Port-Louis. Contraints à
cette retraite par les pertes qu'ils avaient faites de leurs hommes et
de leurs bateaux, les Anglais voulaient encore avoir le temps de
rentrer à Madras avant que le sud-ouest mousson commençât à se faire
sentir. D'ailleurs, comme la flotte qui devait regagner l'Angleterre
était censée avoir passé les latitudes des îles, le but des frégates
qui bloquaient Port-Louis se trouvait atteint.
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