Un Cadet de Famille, v. 2/3 - 14

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une tache blanche sur les eaux en me disant:
--C'est un canot du pays, très-cher; cachons-nous!
--C'est notre bateau, mon amour, il n'y a aucun danger à craindre.
--Parions, dit Zéla.
--Parions, répétai-je d'un ton joyeux.
Mais afin qu'on ne m'accuse pas d'avoir de si bonne heure le goût du
jeu, il faut que je dise que le gain de nos paris n'était que des
baisers. De sorte que, bateau ou canot, je gagnais toujours, car
c'était donner au lieu de recevoir, ce qui est aussi agréable l'un que
l'autre. Quand j'eus persuadé à Zéla que la tache blanche était notre
bateau, je lui demandai un baiser. La chère enfant me le donna; mais
je fus obligé de le lui rendre. Le sujet de notre joyeux pari était le
canot du docteur. Tout à coup un petit bruit sourd se fit entendre
dans les jungles. Cachés par une saillie du rocher, il nous fut facile
de nous mettre sans être vus en état de défense; j'armai
silencieusement ma carabine.
Un taoo parut au-dessus de nos têtes.
--Soyez prudent, mon ami, me dit Zéla: un tigre s'approche, car cet
oiseau le précède toujours de quelques pas.


LXXXIV

J'ajoutai une balle de plomb à ma carabine, dont j'appuyai la crosse
sur le rocher, décidé à ne faire feu qu'en cas d'attaque, et je
calculai rapidement qu'il nous serait possible de fuir et de gagner le
bateau à la nage si notre ennemi n'était pas atteint par ma balle.
Après avoir ôté ma casquette, je jetai un coup d'oeil au-dessus du
rocher; le bruit ne cessait pas. Tout à coup, et à ma grande surprise,
j'aperçus un vieillard gris et couvert de poils. Il écarta les
buissons, et après un long examen de son entourage, il se baissa et
sortit de l'ouverture de la petite baie. Au geste que je fis pour
m'élancer vers l'inconnu, Zéla tressaillit, et me prit la main en
murmurant à voix basse:
--Cachez-vous et ne bougez pas.
L'étranger avait la plus étonnante figure du monde, et cette figure ne
ressemblait à aucune de celles que j'avais vues chez les différents
peuples de la mer des Indes. Ses membres étaient remarquablement
longs, et la seule arme qu'il portât était une énorme massue,
pareille, du reste, à celles dont se servent les insulaires du Sud. La
figure de cet homme était noire, couverte de poils gris et
profondément ridée; sa taille semblait courbée par l'âge et par les
infirmités, mais néanmoins il marchait à grands pas sur le terrain
inégal. Les yeux de cet étrange personnage avaient une expression de
malignité qui les faisait ressembler à ceux d'un démon.
Quand il fut arrivé sur les bords de la mer, mais dans une direction
opposée à celle où nous nous trouvions, il s'assit sur un rocher, et,
à l'aide d'une pierre pointue qu'il avait ramassée, il arracha des
moules qu'il dévora d'un air horriblement avide. Après avoir terminé
son repas, le sauvage cueillit une grande feuille, y mit des huîtres
et des moules, puis il serra sa pêche avec soin. Avant de s'éloigner,
l'homme examina pendant quelques minutes le canot de Van, qui voguait
rapidement vers nous, hocha la tête, et d'un pas alerte il reprit le
chemin des jungles et disparut.
--Je veux le suivre, dis-je à Zéla, et je me levai vivement.
Zéla voulut me retenir.
--C'est un _Jungle-Admée_, me dit-elle; on assure qu'ils sont plus
rusés, plus cruels et plus féroces que les tigres et les lions.
--Il est seul, mon amie, et bien certainement j'ai assez de force et
d'énergie pour lui tenir tête; d'ailleurs, en le suivant, je trouverai
un chemin qui me sera utile.
Je mis aussitôt mon idée à exécution, et, après m'être traîné sous un
massif de kantak, je découvris un étroit et tortueux sentier que le
vieillard suivait à pas lents; je me glissai sur ses traces,
accompagné de l'intrépide Zéla.
Après un quart d'heure de marche, le vieillard dirigea sa promenade
vers le marais, traversa le lit d'un ruisseau de la montagne, grimpa
sur un rocher d'une quinzaine de pieds de haut, et de là sur un vieux
pin couvert de mousse.
Quand le sauvage eut gravi le tronc de l'arbre, il se trouva plus
élevé que le rocher; alors il s'attacha par les bras à une branche
horizontale, et, semblable à un matelot qui traverse les étais d'un
mât et change continuellement la position de ses membres, l'étranger
gagna le sommet du rocher. Une fois là, il soutint son corps avec ses
mains, et, se laissant doucement tomber de l'autre côté, il continua
sa marche. Nous le suivîmes en évitant avec soin de faire le moindre
bruit.
L'inconnu franchit plusieurs rochers, dans les crevasses desquels
poussaient les pins dont j'avais besoin.
Arrivé là, le vieillard suspendit sa marche pour considérer un énorme
pin qui, tombé de vieillesse, produisait encore une infinité de
vigoureux rejetons. Le sauvage arracha quatre jeunes pins, qu'il
dépouilla de leurs branches pour les placer commodément sur son épaule
gauche. Cela fait, il se dirigea vers un petit espace de terrain sur
lequel se trouvaient des mangoustans sauvages et des bananes. Après
avoir cueilli quelques fruits bien mûrs, le sauvage fit plusieurs
détours et arriva sur un petit emplacement ombragé par un arbre
couvert de grandes fleurs blanches. Sous la merveilleuse épaisseur des
branches de cet arbre, nous aperçûmes une jolie petite hutte
construite avec des cannes entrelacées ensemble.
Ce fut avec une véritable admiration que mes regards parcoururent le
délicieux entourage de la pittoresque habitation du solitaire, car un
goût parfait avait présidé au choix de l'emplacement et à
l'harmonieuse disposition des objets extérieurs. À droite de la hutte
se trouvait un banc de rochers couvert de tamarins et de muscades
sauvages; à la base de ce banc, on voyait une excavation à moitié
ombragée par trois grands arbres de bétal, qui, avec leurs troncs
droits, à l'écorce d'un blanc argenté, étaient d'une beauté tellement
resplendissante, qu'ils semblaient être les Grâces de la forêt.
Derrière l'ermitage s'étendait à perte de vue un jungle impénétrable,
dans lequel je distinguai le tamarin, la muscade, le cactus, l'acacia
et le sombre feuillage du bambou.
Après avoir déposé le paquet de jeunes pins à la porte de sa demeure,
le vieux sauvage entra à quatre pattes dans la hutte, dont la porte
était très-basse, car le toit, couvert de feuilles de palmier, n'était
élevé que de deux pieds au-dessus de la terre.
Pendant que j'examinais attentivement la hutte, un bruit sourd dans le
buisson sous lequel j'étais caché me fit tourner la tête, et je vis
avec un indicible effroi la tête noire et l'oeil brillant d'un
cobradi-capello. L'horrible bête dirigeait sa marche vers Zéla, qui,
muette de terreur, semblait fascinée par les yeux du reptile.
Le danger de ma femme étouffa ma prudence. Je courus à elle en
poussant un cri formidable. Le serpent ne parut point alarmé; il se
retira doucement dans un buisson et disparut.
--Oh! le Jungle-Admée, s'écria Zéla.
Je me retournai vivement.
Le vieillard s'avançait vers nous en tenant fermement serrée dans ses
deux mains la massue, qu'il faisait voltiger au-dessus de sa tête
comme un bâton à deux bouts.
À en juger par la férocité du regard du vieux scélérat décharné, par
le grincement de ses dents, par la fureur qu'exprimaient tous ses
gestes, il était bien certain qu'il se préparait au combat.
J'avais à la main ma carabine armée; mais, avant d'avoir eu la
possibilité de la diriger contre mon agresseur, je fus obligé de
reculer vivement en arrière pour éviter un coup de massue. Éloigné du
sauvage par ces quelques pas, je visai sa poitrine, et tout le contenu
de mon arme fut logé dans son corps. Le vieillard bondit sur ses pieds
et vint lourdement tomber sur moi. Le choc me fit trébucher, et, me
croyant perdu, je criai à Zéla de courir au bateau, afin de se sauver.
Mais, au lieu de fuir, l'héroïque enfant enfonça une lance de sanglier
dans le dos du sauvage, en me disant d'une voix calme:
--Il est tout à fait mort, mon ami; levez-vous.
J'eus quelque peine à me débarrasser de l'étreinte du sauvage, et, en
me relevant, je vis que la balle, en traversant le coeur, était la
cause de l'élan convulsif qui avait failli causer ma perte.
Bien certain de la mort du Jungle-Admée, nous pénétrâmes dans sa
maison. L'intérieur différait fort peu de celui des habitations de
tous les hommes de l'île, seulement cet intérieur était plus propre,
et surtout plus commode.
À un bout de la chambre s'élevait un mur mitoyen, sorte de défense
opposée à l'invasion des voleurs pendant l'absence du maître. Sur une
table grossièrement construite était soigneusement étalée une
provision de racines et de fruits. En vérité, on eût dit que la
chambre de cet homme était la demeure d'un philosophe écossais.
En entendant la détonation des mousquets et le son des voix qui nous
appelaient, je fus tout surpris de m'apercevoir que nous étions tout
près de la mer.
Nous nous hâtâmes de regagner le rivage, où stationnait Van dans son
canot.
L'endroit où nous nous étions arrêtés avait été désigné au docteur par
les hommes de notre bateau; la détonation de ma carabine avait si fort
épouvanté notre Esculape, qu'il avait donné l'ordre à ses compagnons
de tirer, en forme d'appel, plusieurs coups de mousquet.
--Bonne nouvelle, Van! lui dis-je; j'ai trouvé pour vous ici un
magnifique sujet.
Et je racontai au docteur mon aventure avec l'homme sauvage.
--Où est-il? s'écria Van.
Brûlant de curiosité, le docteur me suivit sur le lieu du combat.
--Comment! c'est cela? Mais cet être n'appartient pas à la classe
_bimana_, à la classe _genus homo_ ou homme; il appartient à la
seconde classe des _quadrumana_, êtres de la race _simii_, qui se
compose de singes, de guenons et de babouins: le _pelvis_ étroit, le
_falx_ allongé, les bras longs, les pouces courts et les côtes plates.
»Celui-ci, continua Van en tournant le corps, est un orang-outang. En
vérité, je n'en ai jamais vu un aussi grand: il ressemble beaucoup au
_genus homo_; mais touchez-le, il a treize côtes, et il n'y a guère de
différence entre votre conformation et la sienne. Buffon dit que les
orangs-outangs n'ont aucun sentiment de religion, et quel sentiment en
avez-vous? Ils sont aussi braves et aussi féroces que vous; de plus,
ils sont très-ingénieux, et vous ne l'êtes pas. D'ailleurs, autre
supériorité, c'est une race réfléchissante, sensée, et ils ont le
meilleur gouvernement du monde; ils divisent un pays en départements;
ils ne se rendent jamais coupables d'une invasion et ne détruisent
point les biens des autres.
»Ils sont gouvernés par des chefs et vivent bien sous la douceur d'une
loi juste et protectrice. Celui-ci a été méchant, séditieux, et sans
nul doute banni de la communauté de ses semblables.
»Je conserverai son squelette pour en faire hommage au collége de
chimie d'Amsterdam, car c'est une espèce rare.»
Nous laissâmes Van travailler sur l'orang-outang pour aller examiner
les bois de charpente et tracer un chemin jusqu'au rivage.
Vers le soir, nous regagnâmes nos bateaux, car les natifs nous
assurèrent que l'île était infestée par des tigres et par des
serpents.


LXXXV

J'ai remarqué que les individus qui possèdent des qualités réelles
sont détestés et maltraités. La masse du peuple s'occupe généralement
à s'aimer elle-même, à penser à son bien-être personnel et à dire du
mal des autres, et cela pendant qu'elle essaye de leur enlever une
portion de leurs richesses. Il faut que tous ceux qui ambitionnent son
estime mentent, se plient à ses caprices et lui rendent hommage.
Le mérite, la vaillance, la sagesse et la vertu sont presque toujours
sans pain et sans vêtements.
Les Malais, dispersés sur les bords de la mer des Indes et sur ses
plus belles îles, sont déclarés, d'après l'opinion publique, féroces,
perfides, ignorants et rebelles à toute tentative de civilisation, et
même incapables d'aucun sentiment de bonté, par la raison qu'ils sont
capables de commettre tous les crimes.
De Ruyter, qui n'ajoutait aucune foi dans les clameurs du monde, qui
n'était jamais guidé par l'opinion des autres quand il avait la
possibilité de juger par lui-même, me donna bientôt sur le caractère
des Malais de véritables renseignements. En disant que ce peuple était
généreux, esclave de sa parole, doué d'un courage invincible, de
Ruyter lui rendait justice.
Tous les efforts tentés par les Européens pour arriver à vaincre ce
peuple ont été sans succès. Si une partie de leur pays est prise par
une force supérieure à leurs moyens de défense, ils abandonnent la
lutte, mais avec le courage qui cède sans plier, mais avec leur
profond amour de la liberté, qu'ils acquièrent par les conquêtes de
leurs victorieuses batailles. Sur la côte du Malabar et dans les trois
grandes îles de la Sonde, les Malais sont fort nombreux et sont encore
le seul peuple de l'Inde qui ait conservé un caractère national et le
libre arbitre de leur sort.
Les Malais ont peu de besoins, et sont hardis, braves et aventureux,
et il n'y a guère de pays dans le monde où une pareille race ne puisse
trouver les moyens de vivre. Semblables au coco, ils ne sont jamais
loin de la mer, et, comme les Arabes, ils s'approprient sans scrupule
le superflu des riches étrangers: mais quelle est la créature pauvre
qui ne désire pas un peu une partie du bien des riches?...
Les lâches mendient, les rusés volent, et l'homme brave prend à l'aide
de sa force.
Les richesses de l'Inde et celles de l'Asie, obtenues par la force et
par la ruse, sont journellement transportées le long des côtes
malaises en voguant vers l'Europe, et les Malais seraient de
véritables barbares s'ils n'en prenaient pour eux une petite portion.
Donc, ils s'emparent de tout ce qui tombe sous leurs mains; et,
quoique leur pays ait été ravagé, quoiqu'on les ait massacrés en
grande partie, ils n'ont perdu ni leur force ni leur courage.
Les Malais possèdent plusieurs colonies sur la côte à l'est de Bornéo,
et la situation de cette côte leur permet d'exercer sur le commerce
chinois un constant maraudage.
Les Portugais, les Hollandais, les Anglais, ainsi que plusieurs autres
nations, ont de temps en temps formé des colonies sur diverses parties
de l'île, protégés dans leur installation par le roi de Bornéo. Mais
cette protection eut une grande ressemblance avec celle qu'un fermier
accorde à l'industrieuse abeille. Ainsi, quand les colons eurent
établi des usines, quand ils eurent encaissé les trésors produits par
leur travail, on les chassa, et leurs biens furent confisqués.
Le roi moresque, qui demeure à Bornéo, la capitale de l'île, n'a ni
influence ni pouvoir en dehors de sa province, et, de plus, fort peu
d'autorité sur les Chinois, qui ont accaparé tout le commerce de l'île
et qui vivent à Bornéo dans une complète indépendance.
Mais revenons à nos amis les Malais.
Sur la partie de la côte où nos vaisseaux étaient amarrés se trouvait
une colonie malaise; nous nous liâmes bientôt avec les principaux
habitants, afin de nous débarrasser des Beajus, qui sont le peuple le
meilleur, mais aussi le plus stupide de la terre.
Un matin, de Ruyter exprima au chef de cette colonie le vif désir que
nous avions de faire une chasse au tigre.
--Je suis tout à fait à vos ordres, nous répondit le Malais, et demain
nous organiserons cette partie. Je vous servirai de guide, quoique le
plaisir que vous vous promettez me soit entièrement inconnu, car ici
nous n'attaquons le tigre qu'en cas de légitime défense ou pour
protéger nos propriétés contre ses dangereuses invasions.
Je ne dois pas oublier de dire que, pendant la durée de notre
amarrage, de Ruyter fit de temps en temps lever l'ancre du grab, afin
d'aller voir si la mer était traversée dans nos parages par quelque
vaisseau de la Compagnie. Pendant l'excursion de notre commandant, je
veillais sur le schooner, dont les réparations marchaient à grands
pas, car, grâce à l'orang-outang, nous avions trouvé du bois
convenable.
Nous faisions souvent des parties de chasse sur la terre pour tuer des
daims, des sangliers, des chèvres et quelquefois des buffles, afin
d'approvisionner nos vaisseaux de viandes fraîches et d'épargner nos
provisions pour la mer.
L'intention de de Ruyter était d'attendre, pour s'en emparer, le
passage d'une flotte chinoise qui faisait voile pour la France.
Ce temps d'arrêt nous permit de visiter l'île, et les natifs nous
parlèrent des ruines d'une ancienne ville, située sur les bords du
grand marais, en ajoutant que ces ruines étaient la demeure des tigres
et d'une infinité d'autres bêtes sauvages. Nous nous décidâmes bientôt
à aller les visiter.
Nos vaisseaux étaient toujours en ordre, et aucun soin n'était mis en
oubli pour les préserver d'une attaque soit par terre, soit par mer.
Nous avions monté deux canons et élevé une batterie pour protéger le
schooner et les malades débarqués sur l'île, et trois de nos hommes
étaient constamment placés en sentinelle à la porte des huttes et en
face du vaisseau.
Nous nous occupâmes enfin des préparatifs qu'exigeait notre chasse aux
tigres. Le chef malais nous servait de guide; de Ruyter prit avec lui
une vingtaine d'hommes, je me fis suivre de plusieurs marins du
schooner, et nous partîmes joyeusement.


LXXXVI

Les Malais ont le caractère vraiment chevaleresque. Ils adorent la
guerre et son inséparable accompagnement de bruit et de danger. La
chasse au faucon, les combats de coqs, l'amour, sont les exercices
récréatifs qui plaisent le plus à cette nation et surtout à notre
chef malais.
Une des plus grandes particularités de son caractère était
l'observation scrupuleuse du code qui dit: Dent pour dent, oeil pour
oeil, mal pour mal. Je doute fort, en vérité, qu'il soit possible
d'établir une comparaison entre les chevaliers de la Croix-Rouge et
notre Hotspur de l'Est: il leur était trop supérieur en énergique
cruauté.
Pendant un voyage, ce terrible chef s'arrêta à Batavia pour y vendre
la cargaison d'un vaisseau dont il avait fait la conquête. Batavia
était gouvernée par des Hollandais. Les Hollandais sont aussi
scrupuleux et minutieux pour la propreté de leur maison qu'un laird
écossais. En revanche, ils n'ont aucun soin de leur propre personne et
aucune recherche de confort dans leurs habitudes. Un Hollandais bien
carrément assis dans un fauteuil, la pipe aux lèvres, une bouteille de
skédam à la portée de sa main, ressent tous les plaisirs qu'il rêve
dans les délices du paradis. En fumant, il regarde par sa fenêtre ce
qui se passe dans la rue, et pour éviter de salir sa maison, il jette
sa salive au dehors. Un malheureux débit de cette espèce, venant de la
croisée d'une maison hollandaise, tomba un beau jour sur le front du
chef malais. Après avoir vainement cherché l'auteur de cet affront, le
Malais, ivre de colère, tira son poignard du fourreau, en courant
comme un fou dans toutes les rues de la ville; il massacra sans pitié
les inoffensives personnes qui se rencontrèrent sur sa route. Les
Hollandais se ruèrent sur l'intrépide chef; toute la garnison le
poursuivit de ses coups et de ses clameurs; il ne tomba pas. Sa
vengeance accomplie, quinze ou seize personnes étaient mortes; il se
précipita et gagna son bateau à la nage.
Une autre fois, et peu de temps après cet événement, un vaisseau de
Bombay ayant jeté l'ancre à la hauteur de la côte où son père était
chef, fit avec le vieillard l'échange de plusieurs armes, telles que
mousquets de Birmingham, haches, doloires, contre des produits du
pays. Le propriétaire du vaisseau avait certifié au vieux chef que les
armes étaient toutes en bon état. Confiant en ses paroles, le Malais
se servit du mousquet pour chasser des oiseaux. Le mousquet éclata
entre les mains du chef, et un morceau du canon, entré dans sa
cervelle, le tua. Le fils de la victime fit assembler tous les gens de
la maison de son père, aborda le vaisseau pendant la nuit, s'en rendit
maître, et, de sa propre main, massacra tout l'équipage. Après cette
horrible revanche, il fit élever un bûcher sur le vaisseau même, plaça
sur ce bûcher le corps de son père, et y mit le feu après avoir
entouré le mort de trente cadavres.
Cependant, la première journée de notre chasse, je fus témoin d'un
exploit de cet être irascible.
Un Tiroon, qui remplissait le rôle de mahout (conducteur) auprès du
petit éléphant sur lequel Zéla était assise, fit signe à
l'intelligente bête de tuer un pauvre malheureux qui sortait, pour
mendier un secours, des ruines d'une citerne.
L'éléphant obéit au mahout.
Je causais avec le chef lorsque la voix de Zéla me fit tourner la
tête. Ma femme me montrait du regard un sale lépreux dont le corps
était tellement couvert d'ulcères, que le malheureux n'avait plus de
ressemblance avec un être humain.
Le Tiroon mahout appartenait à une race qui se plaît à verser le sang,
car ils font journellement des sacrifices à leurs dieux et à la femme
qu'il aiment. Un Tiroon ne peut se marier qu'après avoir présenté à sa
fiancée une tête sanglante; peu importe de quelle manière il l'a
conquise: ruse, force, adresse, lâcheté, tout moyen est bon; le
résultat le justifie. Il faut donc que le cadeau de noce soit une vie
humaine, et l'amoureux qui présente à la femme de son choix un bouquet
de têtes voit toujours sa demande parfaitement accueillie. Aussitôt
que le chef malais se fut aperçu de l'odieuse conduite du mahout, il
saisit un bâton et bondit sur lui en le frappant avec une extrême
violence. Le Tiroon prit à sa ceinture une flèche empoisonnée, dont il
essaya de se faire une arme; mais le chef la lui arracha des mains,
jeta le mahout contre un arbre et l'y maintint à l'aide de ses pieds.
Livré sans défense à la fureur de son maître, le Tiroon tomba pour ne
plus se relever. Il est impossible de se faire une idée de la furieuse
exaspération du Malais. Ses yeux brillaient comme des diamants, tout
son corps frémissait de rage: il ressemblait tout à fait à un démon
vengeur.
--Je vais préparer ma carabine, dis-je à de Ruyter; cet homme est
ivre de colère, bien certainement il va tout à l'heure s'attaquer à
nous.
Quand le chef se fut assuré de la mort du Tiroon, il jeta son corps
auprès de celui du lépreux, puis regarda le ciel.
--Les voici! hurla-t-il d'un ton de triomphe sauvage, en montrant,
avec sa main rougie par le sang, un faucon aux longues ailes occupé à
se battre avec un corbeau, que l'odeur du sang avait attiré près nous.
Le chef nous déclara positivement que le faucon était l'âme du
lépreux, et le corbeau celle du Tiroon.
Les deux oiseaux se battaient avec acharnement; d'abord ils dirigèrent
leur vol oblique vers la terre, puis il gagnèrent le sommet des
arbres, puis enfin ils montèrent dans l'espace et furent pour nos
regards aussi peu visibles que les atomes perdus dans un rayon de
soleil; mais les yeux d'aigle du chef suivaient les combattants, ils
ne perdaient aucune des péripéties de cette lutte aérienne.
--Le lépreux triomphe! s'écria le Malais; il descend sur l'âme de son
noir assassin.
En effet, le faucon tomba comme la foudre sur sa victime, l'enveloppa
de ses ailes, et tous deux tombèrent à terre.
Le chef se frotta joyeusement les mains et courut à l'endroit où
étaient tombés les deux oiseaux. Ce fut avec une sorte de cri sauvage
que le Malais nous apprit le résultat de la victoire. Le corbeau était
bien mort; quant au faucon, triomphalement perché sur la branche d'un
arbre, il parut attendre notre départ pour commencer son repas.
C'était donc sous la protection de ce fougueux personnage que nous
étions placés; mais je dois dire qu'à part les rages insensées dont il
se sentait quelquefois invinciblement atteint, c'était un brave et bon
compagnon. Doué d'une très-grande sagacité, le chef était un excellent
guide et nous faisait prendre toutes les précautions possibles afin
d'éviter la rencontre des peuplades dont nous traversions les
districts.
Un constant exercice avait rendu les sens du Malais excessivement
fins; il pouvait distinguer les objets, leur forme et leur couleur,
avant même que nous les eussions aperçus, et son ouïe était plus vive
que celle d'un chien.
Nous marchions malgré nous avec une désespérante lenteur, et les
éléphants étaient obligés de nous creuser des chemins à travers les
jungles. Rien ne révélait dans ces solitudes profondes le voisinage
des hommes, car il n'y avait ni blé ni culture, et quoique le paysage
fût toujours le même, nous rencontrions à chaque instant des animaux
inconnus et des oiseaux étrangers à nos souvenirs et à nos regards.


LXXXVII

Pendant la chaleur de la journée et le soir, nous nous exercions à
tirer avec une seule balle sur les daims, les sangliers et les paons
sauvages, car ces derniers voltigeaient par milliers au-dessus de nos
têtes pour aller chercher leurs juchoirs dans les bois. Autant que
possible, nous avions soin de chercher du repos loin des arbres, et
surtout à une assez grande distance des jungles. Si la nécessité nous
mettait dans l'obligation de coucher près des savanes, le chef malais
en faisait incendier une partie, afin de chasser les bêtes venimeuses
et de purifier l'air.
Quand nous quittâmes les bois, ce fut pour traverser une grande
étendue de plaine, couverte d'énormes roseaux, entremêlés de cannes
aussi hautes que de jeunes sapins. Si les éléphants sauvages ne
s'étaient pas créé un chemin que nous suivions sur leurs traces, il
nous eût été impossible de traverser ce sauvage désert.
En face de nous s'élevaient des montagnes dont toute la hauteur était
ombragée par des arbres d'une prodigieuse force; à notre gauche
s'étendait un massif de rochers, et du centre de ces rochers on voyait
surgir une élévation de terre semblable à une île entourée de récifs.
Les Malais nous dirent que sur cette élévation de terre se trouvaient
les ruines d'une grande ville moresque, nommée autrefois la Ville des
Rois.
Le soir du cinquième jour de notre marche, nous approchâmes du lieu de
la chasse, sur la côte, au sud-est de l'île. L'atmosphère était
chargée de miasmes si impurs, que nous étions obligés, par précaution,
de fumer sans cesse. Zéla imitait mon exemple, et le mahout, assis sur
le cou de mon dromadaire, portait devant lui un pot de charbon de
terre allumé et un grand sac de tabac. Le tabac me préserva de la
fièvre, car tous ceux qui, malgré mes conseils, dédaignèrent de s'en
servir, eurent le vertige, des maux de coeur et crachèrent le sang.
Nous arrivâmes enfin au massif de rochers au bas duquel s'étendait
vers le nord, et beaucoup plus bas que la plaine que nous venions de
traverser, un immense et fétide marais. Nous avions encore une journée
de marche à faire pour arriver à la colline verte et boisée vers
laquelle nous nous dirigions. Une terrible et profonde obscurité
couvrait le marais, sur la surface duquel ondoyaient les noires et
soyeuses touffes des roseaux, et cependant l'air était tellement calme
que les feuilles des arbres restaient dans la plus complète
immobilité. Quand la nuit fut venue, quand le vent de la terre passa
sur le marais, des éclairs faibles et d'un bleu pâle illuminèrent ce
noir séjour du mal. Ce spectacle me donna le frisson, car il me fit
songer au malheur qui avait failli m'atteindre lorsque la tempête
m'avait jeté sur ces bords.
Après avoir disloqué ma mâchoire dans l'infructueuse tentative de
manger un paon sauvage à moitié cuit, je me couchai dans ma tente, sur
une peau de tigre, en mettant ma carabine sur ma tête. Zéla vint se
nicher auprès de moi, et nous nous couvrîmes avec une peau d'élan
tannée. Au milieu de la nuit, je fus réveillé par Zéla. La vie sauvage
et dangereuse que la jeune fille avait menée depuis son enfance était
cause qu'elle se réveillait au moindre bruit. Je lui ai vu
très-souvent ouvrir les yeux au léger bourdonnement que faisait
entendre un moustique en voltigeant au-dessus de nous.
Zéla venait donc d'être réveillée par un petit bruit sourd; en se
levant pour en chercher la cause autour d'elle, la jeune femme aperçut
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