Autour de la table - 06

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Quelquefois, le vivant s'éveille dans la tombe. Imaginez l'épouvante de
ce réveil, le désespoir, la rage de cette seconde agonie! Il crie, il
frappe les parois étroites de sa bière. Un passant l'entend par hasard;
mais il croit aux âmes en peine; il promet une messe et s'enfuit.
Hélas! si jamais _âme en peine_ mérita ce nom, c'est celle du pauvre
martyr enfermé dans ce hideux instrument de torture. Il s'était
peut-être endormi avec calme, croyant s'endormir pour toujours; il avait
fait ses adieux à la vie, à la famille; résigné, au seuil de l'éternité,
il avait édifié ses proches par sa foi ou par son repentir. Il avait
expié ou réparé ses fautes. Il était absous par la croyance catholique;
il était marqué par elle pour le ciel. Et le voilà qui s'éveille, qui
s'étonne, qui s'effraye, qui a froid, et faim, et peur de la mort sous
cette forme atroce. Le voilà qui rugit, qui devient fou et furieux, qui
ronge ses mains ou déchire sa gorge avec ses ongles, pour finir par le
suicide au milieu des hurlements étouffés du blasphème. Et quels
regrets, quelle douleur pour ceux qui se savent aimés! O ma mère! ô ma
femme! ô ma soeur! si vous pouviez m'entendre! si vous me saviez là
vivant!
--Vous me donnez froid, taisez-vous! s'écria Julie. Jamais la mort ne
m'a fait peur. Cette idée est, au contraire, très-douce en moi, pleine
de poésie, d'espérance religieuse et même d'enthousiasme. Vous me la
gâtez, car j'avoue ne me sentir aucune force contre la pensée d'un
réveil dans le cercueil et d'une seconde mort dans les accès d'une
insurmontable frénésie. Cela se présente à moi comme un cauchemar
effroyable. Ah! mes amis, si je meurs près de vous, faites-moi
embaumer!... Mais non! L'idée de cette dissection répugne à la pudeur
d'une femme. Celle dont nous parlions dernièrement, cette femme illustre
qui était le type des distinctions exquises de l'esprit et du sentiment,
avait défendu que l'on touchât à son corps.
--Et elle avait raison, dit Théodore. L'embaumement est accompagné de
circonstances dégoûtantes; et l'autopsie, qui n'est pas nécessaire à la
science ou à la légalité, devrait être considérée comme une profanation.
Précisément, dans les magnifiques vers que madame de Girardin a fait
dire à Cléopâtre, elle peignait rapidement le côté antihumain, et, pour
ainsi dire, _antivivant_ de la vieille Egypte absorbée par l'_art
monstrueux_ de la momification:
On dirait un pays de meurtre et de remords:
Le travail des vivants, c'est d'embaumer les morts;
Partout dans la chaudière, un corps qui se consume;
Partout l'âcre parfum du naphte et du bitume;
Partout l'orgueil humain follement excité,
Luttant, dans sa misère, avec l'éternité!
--D'ailleurs, reprit Julie, la conservation de nos restes par ces
procédés est quelque chose de si laid, que, pour rien au monde, je ne
voudrais prévoir que l'on me verra encore dans cinq cents ans.
LOUISE.--Et puis, la question n'est pas de consulter les gens qui ont le
moyen de s'occuper de la figure qu'ils veulent faire après leur vie. Si
nous étions tous riches, nous arriverions très-facilement à ne pas
rendre nos sépultures dangereuses pour les populations; mais comme les
riches sont le petit nombre, et que le grand nombre est forcé de faire
de ses dépouilles une sorte de voirie et un foyer d'infection, il serait
grand temps de réformer ce fatal système.
--C'est une réforme où il y aurait donc trois choses à détruire, dit le
méthodique Théodore. D'abord, et avant tout, le malheur ou le crime
fréquent des inhumations précipitées; deuxièmement, le manque de respect
aux morts; troisièmement, l'effet désastreux, constant et certain, pour
la santé publique, de la méthode actuelle. Donc, il y aurait à trouver:
1° La certitude de la cessation de la vie, problème que la médecine n'a
pas résolu, et qu'il serait nécessaire de suppléer par une certitude de
la mort, c'est-à-dire par l'épreuve d'un délai sérieux et par une
constatation légale réelle. Comme on n'obtiendra jamais ce dernier point
dans les campagnes, il faudrait soustraire les morts à l'aversion
superstitieuse du paysan, en les plaçant dans un local d'attente,
semblable à celui qui est en usage dans d'autres contrées. Ce délai
n'offrirait pas de dangers pour la santé publique; les fonctionnaires
particuliers, payés par les communes, veilleraient aux premiers
symptômes de la putréfaction, _seul indice certain de la mort_, les
médecins l'avouent et plusieurs le déclarent. Les cérémonies du culte
conduiraient ce corps à son lit d'attente, comme elles le conduisent au
lit définitif de la tombe. Quelle belle cérémonie à instituer que celle
de son retour parmi les vivants quand le cas se présenterait!
2° Le système le plus économique, le plus décent et le plus religieux
pour la conservation des restes humains, entassés aujourd'hui, et demain
éparpillés et profanés, soit dans les fosses communes des grandes
villes, soit dans les cimetières de campagne, où manquent l'ordre et
l'espace, et où les enfants sentent craquer sous leurs pieds les
ossements de leur grand-père, avec la plus cynique insouciance ou avec
le plus insultant dégoût. L'incinération ou la dessication, par le feu
ou par les agents chimiques qui viendraient à le remplacer sans grandes
dépenses, est le meilleur mode, car l'urne est le meilleur tombeau; le
plus portatif, si l'on autorise les parents pauvres et les amis à ne pas
se séparer des restes sacrés (liberté que je n'accorderais pourtant pas,
si j'étais législateur, dans une société aussi peu religieuse que la
nôtre); et le plus durable, parce qu'il est le moins volumineux, le plus
facile à préserver des outrages de la préoccupation, de la brutalité des
effervescences politiques, et des empiétements des sépultures les unes
sur les autres, créés par la nécessité, par le manque d'espace ou de
temps.
3° Le moyen le plus efficace de préserver les vivants de la contagion de
la mort par les exhalaisons des cadavres, par l'assimilation de l'air,
des eaux et des plantes aux principes putrides de ces dissolutions. Je
me souviens d'avoir vu, au cimetière Montmartre, la forme d'un corps
humain comme tracé en relief sur la terre humide. En me baissant, je vis
que ce relief était le résultat d'une couche épaisse de petits
champignons vénéneux. Le pauvre mort était dessiné là, tête, corps, bras
et jambes, et comme revenu à la surface du terrain, sous forme de
végétation hideuse et infecte. Et pourtant c'était un particulier aisé,
il avait, pour dernière demeure, son petit carré de terre, sa barrière
peinte, sa croix sculptée, son banc de gazon, sa plate-bande de fleurs.
Il avait été probablement enterré honorablement, à la profondeur voulue,
dans un caveau cimenté et dans un cercueil convenable. La putréfaction
avait percé le bois, la pierre et l'épaisseur du sol. Elle avait fait
surgir, en dépit des soins donnés à cette sépulture, l'immonde
végétation qu'on eût pu appeler le poison vital de la mort, et qui, en
se desséchant, devait se répandre en poussière impalpable dans l'air
respiré par les vivants.
JULIE.--Vous avez, ce soir, d'abominables historiettes. Dites-nous vite
votre remède, et parlons d'autre chose.
--Julie! dit Théodore d'un ton rude et triste, vous n'avez encore perdu
aucun de ceux que vous aimez. Quand ce malheur vous arrivera, vous
sentirez se joindre à vos regrets je ne sais quel effroi, quelle
angoisse physique, et vos genoux trembleront en s'appuyant sur cette
terre ou sur ce marbre, au sein desquels s'accomplira la terrible et
repoussante transformation de l'être aimé. Alors, vous comprendrez que
les restes humains ne devraient pas subir, comme ceux des animaux
inutiles, cette opération lente de la destruction par le ver de la
tombe. Vous frémirez à l'idée de ce que vous éprouveriez s'il vous
fallait revoir ces traits chéris ou vénérés devenus des objets
d'épouvante ou de répulsion. Vous aurez besoin de fuir ces sépulcres
barbares qui matérialisent l'idée de la mort, qui dégradent et
défigurent l'image restée dans nos souvenirs. Alors, vous regretterez
de ne pouvoir pleurer sur une cendre purifiée par le feu, sur un cadavre
dont l'annihilation subite laisserait intacte, en vous, la beauté des
formes de votre enfant, ou la majesté des traits de votre mère.
--Vous avec raison! dit Julie. L'homme doit disparaître, il ne doit pas
pourrir; il ne doit devenir ni une momie ridiculement parée, objet
d'horreur grotesque, ni une couche d'immondes champignons, poison
répandu dans l'atmosphère. Il doit devenir cendre. S'il pouvait ne rien
devenir du tout et se consumer entièrement, ce serait encore mieux, car
le rôle de son corps est fini au moment ou celui de son âme recommence;
et, pour se pénétrer de l'instinct de l'immortalité, ceux qui lui
survivent devraient ne pas même savoir ce que la putréfaction peut faire
de la beauté de cette forme. Il faudrait l'anéantir comme un vêtement
que l'on a vu porter à un ami, et que l'on brûle, plutôt que de le voir
traîner dans la boue. J'adopte donc l'idée de l'incinération, et je la
trouve religieuse, morale et civilisatrice.
--Oui, oui, dit Julie, demandons qu'on érige le _columbarium_, qui
mettra nos morts plus près de nous, et qu'on ferme le cimetière qui nous
en sépare à jamais. Dans le _columbarium_, point de corruption, point
d'animaux carnassiers attirés par l'odeur de la chair. Une poussière
inodore, inaltérable. Pas de terreur laissée après soi, pas de dégoût
autour de la dernière demeure. Des flammes purifiantes pour linceul, une
petite urne pour sépulcre, relique sacrée qui peut recevoir les baisers
et les larmes maternelles tant que la mère existe. Et, dans les
fantasmagories de la nuit, que le moyen âge a rêvées si atroces et que
l'imagination populaire voit encore sous des couleurs si noires et si
grossières, au lieu d'une danse macabre de squelettes grimaçants, des
ombres douces et poétiques qui gardent l'apparence et la beauté de la
vie, de suaves ou d'imposantes apparitions qui ne viennent pas menacer
des tourments éternels le pauvre hors d'état de payer la messe, mais
qui, prévoyants et généreux amis au delà de la mort, viennent consoler
des maux du présent et préserver des fatalités de l'avenir.
--Sur ce, dit Julie, prions pour que le plaidoyer de M. Alexandre
Bonneau ait le retentissement qu'il mérite, et pour que la civilisation
l'emporte de nos jours sur la barbarie.
Montfeuilly, 20 octobre 1836.


VIII

--Je vous trouve, quoi que vous en disiez, bien aristocrate dans vos
lectures. Il vous faut des noms illustres, et je vois une foule
d'excellentes choses, qui n'ont pas encore la consécration d'une
célébrité retentissante, passer sur cette table sans qu'on leur fasse
l'honneur de les lire et d'en causer.
Ainsi parla Théodore. Julie lui objecta la beauté du temps.
--On se promène et on travaille dehors tant que le jour dure, lui
dit-elle, et, à force d'avaler de l'air, on est un peu grisé et
somnolent quand on rentre au salon. Alors on n'a pas trop sa tête pour
essayer des auteurs nouveaux; on risque de tomber sur ce qu'il y a de
plus médiocre et de s'endormir tout à fait sur sa chaise; au lieu que,
comme des mets de haut goût réveillent l'appétit, les livres éminents
qui font naître des disputes raniment les esprits assoupis. Pourtant, si
vous avez, dans toutes ces nouveautés, quelque chose de bon à nous lire,
faites, nous écoutons.
THÉODORE.--Au train dont vous y allez, toutes les nouveautés sont
vieilles. Ainsi, voilà un adorable ouvrage bien court qui n'a pas encore
obtenu un regard de vous, superbe Julie, bien qu'il soit sur le piano
depuis six mois.
JULIE.--Quoi? le _Livre du bon Dieu_, d'Édouard Plouvier? J'ai lu la
musique.
THÉODORE.--Moi, je ne la connais pas. Elle est de Darcier?
JULIE.--Oui.
THÉODORE.--Est-elle jolie?
JULIE.--Oui.
LOUISE.--Elle est même charmante en plusieurs endroits. Celle de la
lune, par exemple, est tout à fait à la hauteur des paroles, et ce n'est
pas peu dire.
JULIE.--Vous les avez donc lues, vous, grand'mère? Moi, je ne lis jamais
cela. Ne chantant pas, je ne lis que les notes, et quand même je
chanterais, je crois que je dirais les paroles sans y rien comprendre et
sans avoir conscience de ce que je prononce. Il m'a toujours semblé
que, dans l'association du chant et de la poésie, cette dernière devait
être sacrifiée et par celui qui l'a faite et par ceux qui l'écoutent.
Les paroles de musique ne sont jamais qu'un prétexte pour chanter, et
plus elles sont insignifiantes, mieux elles remplissent leur office.
THÉODORE.--C'est un tort grave. Ce préjugé-là sert à conserver des
libretti stupides dans de la musique durable, comme de mauvais fruits
que l'on mettrait dans l'esprit de vin. Je vous accorde que les paroles
doivent être très-simples, parce que la musique étant une succession
d'idées et de sentiments par elle-même, n'a pas besoin du développement
littéraire, et que ce développement, recherché et orné, lui créerait une
entrave et un trouble insurmontables. Je crois que de la musique de
Beethoven sur des vers de Goethe (à moins qu'ils n'eussent été faits _ad
hoc_ et dans les conditions voulues) serait atrocement fatigante. Mais
de ce que j'avoue qu'il faut que le poëte s'assouplisse et se contienne
pour porter le musicien, il n'en résulte pas que j'abandonne, comme
vous, le texte littéraire à un crétinisme de commande. Nous sommes, du
reste, en progrès sous ce rapport, et j'ai entendu, dans ces derniers
temps, des opéras très-bien écrits et d'excellents ou de charmants vers
qui ne gênaient en rien la belle musique: entres autres, la _Sapho_ de
Gounod, dont Emile Augier avait fait le poëme. Et si vous voulez monter
plus haut encore dans la région de l'art, vous reconnaîtrez que le _Dies
irae_ de Mozart, doit l'ampleur sublime de son style à la couleur sombre
et large du texte latin.
--D'accord, dit Julie, si vous convenez qu'il faut que les vers
lyriques soient faits d'une certaine façon, car c'est de ceux-là qu'on a
dit: _Il faut les chanter, non les lire_. Donc les vers de M. Plouvier
ne se passeraient pas de musique, et je ne suis pas si coupable de ne
pas les avoir lus.
LOUISE.--Il faut que tu t'avoues coupable. Ces vers-là peuvent être lus
sans musique; ils sont de la musique par eux-mêmes, et quand même le
musicien ne se serait pas trouvé, par un rare bonheur, à la hauteur de
leur interprétation, ces poëmes n'en resteraient pas moins exquis.
--Des poëmes! dit Julie; j'avais pris ça pour des couplets.
Lisez-les-moi, _quelqu'un d'ici_?
Théodore lut les dix pièces de vers dont ce livre-album se compose.
Louise et moi nous les savions par coeur; mais nous en fûmes encore émus
comme au premier jour. Théodore ne les lut pas très-bien; mais je les
entendais encore par le souvenir, à travers le suave organe et
l'harmonieuse prononciation d'une des plus belles et des meilleures
femmes de notre temps, madame Arnould-Plessy. Je me souvins qu'en
écoutant ces doux chants récités par cette douce muse, j'avais été
attendri jusqu'aux larmes, et qu'elle-même essuyait ses beaux yeux à
chaque strophe. C'était un prestige dont il eût fallu peut-être se
défendre pour juger l'oeuvre, et je ne m'étais pas défendu. Je fus donc
enchanté de retrouver mon émotion lorsque Théodore, sans art et sans
charme, nous lut ces courts chefs-d'oeuvre qu'on devrait apprendre à
tous les beaux enfants intelligents, comme un catéchisme moral et
littéraire.
--Eh bien, dit Théodore à Julie silencieuse, lorsqu'il ferma le livre:
c'est indigne de vos sublimes régions?
--Non pas, répondit-elle; cela m'y a conduit par un chemin auquel je ne
m'attendais pas; un chemin sans abîmes et sans vertige; un sentier de
fleurs et de gazon où, d'abord, je me suis impatienté de voir des
madones et des angelots, figures trop jolies pour n'être pas usées en
poésie, mais qui se sont trouvées rajeunies tout à coup par un
symbolisme clair et pénétrant. Et puis voilà ces deux pièces vraiment
admirables, la _Mère providence_, limpide et tendre comme un cantique
chanté par un chérubin; le _Père_, un poème biblique, une parabole
d'Évangile racontée par un patriarche. Et je me trouve remontée au grand
ciel de ma croyance nouvelle, à travers les images qui plaisaient jadis
à mon enfance, mais qui, depuis longtemps, ne satisfaisaient plus mon
imagination lassée. Comment cela se fait-il? Comment ce petit vallon en
pente douce, où je croyais ne plus pouvoir repasser sans sourire,
m'a-t-il menée si haut que j'ai quitté la terre et regardé encore une
fois dans le vieux paradis avec des larmes d'enthousiasme et des élans
de foi? Je n'en sais rien. Quelqu'un pourrait-il me le dire?
--C'est peut-être, répondit Louise, que les idées vraies sont _unes_.
Les formes allégoriques ou philosophiques dont on les revêt nous
paraissent vagues ou lucides, neuves ou vieilles, selon le degré de
conviction, selon la force du sentiment de l'artiste qui les emploie. Au
fond, quand la grande et sereine notion du bon, du bien et du beau est
au sommet du temple, nous n'avons point à critiquer les figures et les
ornements de l'édifice. L'auteur de ces gracieux poëmes est-il un
philosophe ou un mystique? croit-il réellement aux anges et à la vierge
Marie? Ceci ne nous regarde pas. Il a dans l'âme la révélation des vrais
attributs de la divinité: l'amour infini, la miséricorde sans limites
qui, chez l'être parfait, n'est que la stricte justice. Sa foi parle le
langage de la légende. Il a gardé de ce symbolisme ce qui sera
éternellement frais pour l'imagination, éternellement chaud pour le
coeur; mais, fils du siècle, il n'est pas resté en arrière du progrès de
la révélation et du développement de la vraie doctrine; et, si vous y
regardez bien, la conclusion du _Livre du bon Dieu_ est la même que
celle des _Contemplations_:
...Hélas! c'est qu'au dehors de la maison en fête,
Le fils rebelle est là, qui, d'un oeil ébloui,
Contemple le festin, et de la voix arrête
Chaque enfant, chaque ingrat attendu comme lui.
Mais, dans son ombre même,
Le père a reconnu
Ce premier-né qu'il aime,
Ce révolté vaincu!
Oh! dit-il, qui l'enchaîne
Loin de moi, dans ce jour?
A-t-il donc plus de haine
Que mon coeur n'a d'amour?
Il sait qu'un seul regret à jamais me désarme,
Que je souffre avec lui de son iniquité;
Que, pour lui pardonner, je n'attends qu'une larme,
Et que je l'attendrai toute une éternité!
Comparez cette conclusion, d'une suavité et d'une simplicité adorables,
avec le grandiose tableau de la dernière apocalypse annoncée par la
_Bouche d'Ombre_ et ces vers sublimes que nous redisions l'autre jour:
Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure,
Lui dira: C'est donc toi?
Vous verrez que, chez les poëtes vraiment inspirés de ce temps-ci, la
réhabilitation par l'expiation est annoncée, et que cette doctrine,
sortant victorieuse de la démonstration philosophique, a trouvé dans
l'art son expression éloquente et sa forme vulgarisatrice. C'est la
prédiction du progrès indéfini, c'est la bonne nouvelle des âges futurs,
l'accomplissement des temps, le règne du bien vainqueur du mal par la
douceur et la pitié; c'est la porte de l'enfer arrachée de ses gonds, et
les condamnés rendus à l'espérance, les aveugles à la lumière; c'est la
loi du sang et la peine du talion abolies par la notion du véritable
Évangile; c'est en même temps les prisons de l'inquisition rasées et
semées de sel; ce sont les chaînes, les carcans et les chevalets à
jamais réduite en poussière; c'est l'échafaud politique renversé, la
peine de mort abolie; c'est la révolte de Satan apaisée, le jour où
finira son inexorable et inique supplice.
Le dix-neuvième siècle a pour mission de reprendre l'oeuvre de la
Révolution dans ses idées premières. Avant que la fièvre du combat eût
enivré nos pères, ce monde nouveau leur était apparu; puis il s'effaça
dans le sang. Nos poëtes descendent aujourd'hui dans l'arène du progrès
pour purifier le siècle nouveau, et cette fois leur tâche est à la
hauteur d'un apostolat.
THÉODORE.--Puisque votre thèse favorite revient toujours sur le
tapis....
JULIE.--Il faut vous attendre à cela!
THÉODORE.--Je ne demande pas mieux, et c'est pour cela que je vous prie
de prendre connaissance de quelques poëmes que vous avez là sous la
main. L'un est en italien: c'est la _Tentation_, de Giuseppe Montanelli,
un des hommes dont s'honore l'Italie patriotique et littéraire.
JULIE.--Je ne sais pas assez l'italien pour être juge d'une forme plus
ou moins belle dans la langue moderne. Je comprends mieux le Dante que
Foscolo, parce que mes premières études ont été classiquement tournées
de ce côté, et je suis un peu, à l'égard de cette langue, comme certains
Anglais et certains Allemands, qui comprennent Montaigne aussi bien que
nous, et nos écrivains d'aujourd'hui tout de travers. Racontez-moi en
peu de mots le poëme de Montanelli.
THÉODORE.--Raconter un poëme? Dieu m'en garde! Parcourez-le. Vous savez
assez la langue pour voir que c'est très-beau, comme sujet et comme
pensée; et, quant au dénouement, vous serez servie à votre goût: Satan
se repent et se convertit.
JULIE.--Satan est-il donc le héros du poëme, et, comme dans Milton, le
plus intéressant des personnages?
THÉODORE--Non; ici, c'est Jésus; c'est l'idée de douceur, de chasteté,
de dévouement et de pitié qui domine le poëme. D'abord, on voit ce type
de vertu, divine sur la montagne avec le tentateur qui lui montre les
royaumes de la terre, et, comme dans l'Évangile, le Sauveur répond
simplement: «Satan, ne me tente point; c'est inutile.» Au second chant,
Satan voit passer les martyrs dans leur gloire, et, renonçant à perdre
le Christianisme par la terreur des supplices, il espère que les prêtres
du Christ succomberont aux séductions de l'orgueil. Au troisième chant,
nous le voyons égarer l'esprit du grand Hildebrand. Il le surprend au
milieu de sa prière et lui offre l'empire du monde. Le saint zèle du
pontife s'égare, et, trompé par l'espérance de soumettre tous les
esprits à la loi du Christ, il est saisi de la fièvre de l'ambition du
monde temporel. Satan le quitte en s'écriant: «Spiritualisme superbe! te
voila enchaîné par le plus tenace de mes liens: l'orgueil!»
De ce moment, la papauté entre dans la voie de perdition. Le Christ
pleure sur les guerres iniques dont l'Italie devient l'arène sanglante.
L'ange de la renaissance italienne appelle à lui les grands Italiens:
Dante, Pétrarque, Raphaël, Michel-Ange, Colomb, Arioste, Tasse, Galilée,
etc. Ils se lèvent avec de sublimes aspirations et d'immenses promesses;
mais Satan vient, avec la papauté corrompue, exploiter et avilir l'art,
la science, l'idéal. Dante lui-même s'égare au sein de la tourmente, et,
dans sa douleur, il invoque le secours de César. Puis, apparaît le pape
Borgia, au milieu d'une orgie tracée rapidement de main de maître:
cardinaux, moines, abbés, démons et courtisanes mènent la danse.
Savonarola passe avec le Christ; ils vont vers l'Allemagne, vers
Luther.... Mais je vois que je vous raconte le poëme, et c'est le
déflorer. Arrivons au dénouement.
--Attendez, dit Julie, c'est donc un poëme historique?
THÉODORE.--C'est une oeuvre philosophique et patriotique; c'est une
large esquisse symbolique de l'histoire de l'Italie papale et politique.
JULIE.--Qui résume, ce me semble, la pensée d'un travail du même auteur,
intitulé: _Le parti national italien, ces vicissitudes et ses
espérances_. J'ai lu cela dernièrement dans la _Revue de Paris_. C'est
très-bien fait et très-intéressant. M. Montanelli appartient, je crois,
à la politique révolutionnaire libérale de son pays. Il conclut, comme
Manin, par l'alliance avec la monarchie sarde pour sauver la nationalité
italienne. Est-ce la le dénouement de son poëme?
THÉODORE.--Non: son poëme finit, comme je vous l'ai dit, par
l'embrassement final du Sauveur et du démon.
Julie partit d'un éclat de rire; puis elle soupira.
--Qu'est-ce qui vous prend? lui demanda Théodore.
--Rien, dit-elle d'un ton mélancolique. Je songeais à Dante appelant
César au secours de l'Italie dévorée par les discordes intestines. Je
vois que votre poëte repousse la souveraineté temporelle du pape; je
sais qu'il maudit le trône de Naples et qu'il dévoile les turpitudes des
autres tyrans de la Péninsule. Je comprends que son espérance se rallume
à l'idée d'une grande fusion d'efforts et de sympathie avec le vaillant
peuple sarde. Ma!... comme ils disent là-bas!
--Eh bien! dit Théodore, qu'ont-ils de mieux à faire, ces pauvres
Italiens qu'on a coutume d'assister en paroles?
JULIE.--Je ne sais pas, et je ne ris plus.
--Pourquoi avez-vous ri?
JULIE.--Que sais-je? Jésus, cet éternel martyr, ouvrant ses bras à celui
dont le métier est de susciter les puissances temporelles et d'enivrer
souvent ceux qu'il place sur les trônes.... J'ai fait un rapprochement,
et j'ai ri de chagrin... ou de crainte! Mais ne parlons pas
politique.... Donc, dans le poëme, Satan se convertit?
THÉODORE.--N'est-ce pas votre rêve? La fin du règne de Satan,
c'est-à-dire la vraie lumière du progrès chassant les ténèbres de la
fausse science?
JULIE.--Oui; le mal considéré comme un accident passager dans l'histoire
des hommes, et prenant fin par la diffusion de la lumière, qui, seule,
est une chose absolue et impérissable; c'est là l'avenir, ou bien la
race humaine disparaîtra de la terre sans mériter un regret.
Racontez-nous le dernier chant de Montanelli.
THÉODORE.--Satan est seul sur la montagne où, jadis, il essaya de tenter
le Christ. Il est seul à jamais, car les autres esprits de ténèbres ont
cessé de lui obéir. Les vices grossiers ont disparu devant la vraie
civilisation. Satan, type de l'orgueil et de l'ambition, résiste encore;
mais l'effroi de la solitude et l'horrible ennui de l'égoïsme l'ont
saisi. Pour la première fois il se rend compte de son épouvantable
souffrance. Jésus a pitié et vient à lui. «J'ai vaincu tes sujets, lui
dit-il; j'ai fait la lumière dans les âmes; j'ai plié les puissants de
la terre au _droit_, et le droit à la charité. Souviens-toi que tu es né
de la lumière, et reviens à la lumière.» Satan, ébranlé, s'écrie: «O
Nazaréen! à ton tour, voudrais-tu tenter Satan?» Mais il se débat dans
sa douleur jusqu'à ce qu'une larme tombe des yeux de Jésus. Cette larme
divine transforme le diable en chérubin. _Esprit d'amour, tu as vaincu:
j'aime_! s'écrie Satan en prenant son vol vers les cieux. Tout cela est
dit en vers nerveux, pleins de pensées, c'est-à-dire gros de vérités.
Mettez donc Giuseppe Montanelli parmi vos poëtes.
--Accordé, dit Julie. Mais vous avez dit qu'il n'était pas le seul: où
prenez-vous les autres?
THÉODORE.--Pour aujourd'hui, je vais vous lire, si vous voulez, la _Mort
du Diable_, de Maxime du Camp[2].
[Note 2: _Revue de Paris_, 15 juillet 1858.]
JULIE.--Nous voulons
bien: j'y ai déjà jeté les yeux; je suis restée en route, pensant que
c'était un poëme burlesque.
THÉODORE.--Vous vous êtes trompée. La forme est un mélange de tristesse,
d'ironie et d'enthousiasme: c'est ce que l'on peut appeler de
l'_humour_, et vous verrez que cela mène à une conclusion philosophique
aussi forte que vous pouvez la souhaiter.
Théodore nous lut ce poëme remarquable, abondant, facile, un peu trop
facile parfois, mais dont les longueurs sont rachetées par des traits
brillants et un sentiment profond. Une vive fantaisie le traverse et le
soutient: c'est l'amour inextinguible du vieux Satan pour la belle Ève.
Condamné à avoir la tête écrasée par elle, le tentateur vient, à la fin
des temps, subir l'arrêt céleste. La femme s'avance, et Satan,
En voyant s'approcher l'Ève du premier jour,
Sentit une lueur, dernier rayon d'amour,
Adieu suprême et doux, glisser sur sa paupière.
La femme contemplait, dans la pleine lumière
Avec un sentiment d'ineffable pitié,
Son antique ennemi, pantelant, châtié,
Et qui, vaincu, devait enfin mourir par elle;
Des larmes de pardon brillaient sur sa prunelle;
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