Autour de la table - 04

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perfection en toutes choses, ce besoin d'un idéal absolu, ne sont-ils
pas les conditions _sine qua non_ du progrès?
JULIE.--La grand'mère voudrait faire marcher ces deux forces de l'esprit
dans le même chemin: soif de l'idéal, amour et respect pour tout ce qui
s'en rapproche.
LOUISE.--Soit dans le passé, soit dans le présent, oui! Quant à
l'avenir, c'est-à-dire au progrès, je voudrais que l'on y conduisît ceux
qui le cherchent ardemment et sincèrement, comme on conduit par la main
l'enfant ou le vieillard dont la marche est incertaine, avec douceur et
patience, disant à l'enfant: «Espoir! tu marcheras encore mieux demain;»
et au vieillard: «Courage! vous marchez presque aussi bien qu'hier...»
Au lieu de cela, je vois qu'en général on gronde durement quand l'enfant
tombe, et qu'on rit quand le vieillard trébuche. Les gens sévères comme
toi, mon cher Théodore, ont bien des meurtres à se reprocher, et je ne
vois pas ce que l'art peut gagner à tous ces coups de poignard qui
blessent mortellement l'intelligence lorsqu'elle n'est pas défendue par
une philosophie solide ou par un vaillant caractère.
--Mais suis-je donc de ces assassins, s'écria le bon Théodore tout
fâché. Ne puis-je dire ici mon opinion autour de la table sans froisser
l'orgueil de ceux que je critique?
--Que cela se chuchote autour de la table ou que cela soit crié sur les
toits, c'est tout un, répondit Julie. On sort de chez soi tout empesé
dans ce préjugé cruel qu'il ne faut rien passer à personne, et juger
durement surtout ceux dont la tête dépasse la foule, et on sème le
froid de la mort sur son passage. On glace l'inspiration chez ceux qui
parlent, on étouffe la sympathie chez ceux qui écoutent, et chacun
faisant, comme vous, la part du blâme plus large que celle de l'éloge,
on arriverait bien vite à avoir un siècle de critique improductive, et
un monde de jugeurs qui n'auraient plus rien à juger.
LOUISE.--Tandis que l'oeuvre de la critique devrait être de pousser à la
production et de semer la vie avec la confiance. Ainsi, voilà un grand
esprit, M. Michelet, que tu condamnes lestement parce qu'il a
quelquefois des élans vagues, des définitions obscures, des conclusions
brusquées. Moi, si j'avais l'honneur de lui parler, je lui parlerais
sans banale complaisance de coeur et sans vaniteuse irrévérence
d'esprit.
JULIE.--Voyons, voyons, grand'mère, comment lui parleriez-vous?
LOUISE.--Je lui dirais: «Tous n'avez peut-être pas cédé assez ingénument
au sentiment poétique et tendre qui vous a fait écrire ce livre de
l'_Oiseau_. Vous avez cru devoir rattacher votre rêve inspiré à une
théorie religieuse et philosophique; vous avez craint de n'avoir pas le
droit de chanter pour chanter; vous vous êtes imposé une sorte de
discussion. Eh bien! ces deux grandes facultés d'artiste et de
philosophe qui sont en vous se sont fait ici un peu la guerre. De là
quelques contradictions dans ce beau livre. Une suave vision de la
réconciliation de l'homme avec les animaux gracieux et faibles, et un
droit accordé à l'homme de proscrire et d'écraser d'autres créatures
(d'autres oiseaux même) également faibles devant lui; un hardi
plaidoyer en faveur de l'âme des bêtes, et une malédiction implacable
sur un grand nombre de ces bêtes dont l'âme est peut-être tout aussi
précieuse devant Dieu; d'ingénieux efforts de talent et de génie pour
lever ce voile mystérieux qui couvre le sens littéral de la création, et
de vagues ténèbres tout à coup répandues comme à dessein sur
l'impénétrable secret de la Providence.
»Mais ce que vous n'avez pu résoudre, quelque autre l'eût-il résolu
mieux que vous? Non, je ne le pense pas. Il est des vérités naissantes
dans l'esprit de l'homme qui doivent rester encore longtemps à l'état de
lueurs indécises, et qui, pour se révéler, ont besoin d'un état social
complètement nouveau; à plus forte raison, les rêves de sentiment, qui
ont besoin de l'intervention divine pour se réaliser. Il est hors de
doute pour nous tous qu'à l'apparition de notre race sur la terre, elle
put vivre en bonne intelligence avec une grande partie des créatures
d'un ordre inférieur qui l'avaient précédée dans le jardin de la nature,
et que sa vie physique et morale fut complétée par la douceur de ses
relations avec la plupart des animaux environnants. La nécessité
d'amoindrir ou d'éloigner les espèces nuisibles lui apprit le meurtre,
et l'habitude de faire bon marché de l'existence de ces êtres qui
n'avaient pas le don de la parole pour protester amena le meurtre
inutile, le mépris de la vie animale, l'extermination brutale et cruelle
de milliers d'êtres inoffensifs, dont la grâce et la douceur
attendrissent encore les femmes et les poëtes....
»Poëte et femme (car vous avez été deux pour rêver ce livre), vous avez
entrevu cet idéal d'un paradis ramené sur la terre par le progrès de
l'homme, et marquant le bout de la chaîne des temps commencée au paradis
de l'innocence irresponsable. Dans ce paradis futur, vous faites rentrer
les animaux inoffensifs exclus si longtemps de notre société barbare, et
victimes de nos habitudes sanguinaires. Ce rêve est bien permis; il est
bon et beau, mais il repose sur la réalisation de conditions nouvelles
dans notre existence; car de quel droit se nourrira-t-on de la chair des
animaux domestiques, le jour où l'on reconnaîtra les droits de la
fauvette et du rossignol?
»Cette objection si simple vous est apparue d'avance au spectacle du
grand combat auquel la création terrestre tout entière sert d'arène.
Tous avez vu la plante dévorée par l'insecte, l'insecte par le petit
oiseau et le petit oiseau par l'oiseau de proie. Vous avez constaté la
nécessité fatale de cette alimentation de tous les êtres les uns par les
autres, et, devant cette échelle de destruction universelle, vous avez
trouvé l'ingénieuse et intéressante distinction de la mort et de la
douleur. Vous avez absous celui qui tue, condamné celui qui fait
souffrir; mais si vous permettez la discussion, n'y a-t-il pas quelque
chose de bien arbitraire dans la condamnation des animaux prétendus
cruels et dans le verdict d'acquittement de ceux qui ne sont que
voraces? Qui donc prononcera sur le degré de férocité que leur a départi
la nature et qui n'est qu'un résultat fatal de leur organisation? Cette
douce et intelligente fauvette, ce poétique et divin rossignol
détruisent des millions d'insectes et des papillons splendides,
merveilles des nuits et des jours, vivantes pierreries que l'artiste, le
savant et le poëte ne peuvent se lasser d'admirer, et qui sont, en
somme, des créatures non moins innocentes que les autres.
»Qui sera l'arbitre? L'homme seul, à qui le royaume de la terre a été
donné; mais pour quelle fin? voici la grande question. Est-ce pour la
modifier et l'arranger à son usage, pour les satisfactions de sa propre
vie physique et morale? Ou bien est-ce pour y établir un système de
justice et de compensation entre les différents êtres qui l'y ont
précédé? Vous paraissez dire que c'est pour l'une et l'autre fin. Elles
semblent cependant inconciliables, ces deux justices souveraines, l'une
qui commande de protéger la société humaine contre les animaux
pernicieux, petits ou grands, l'autre qui regarderait comme
d'institution divine le soin de maintenir, par une sage prévoyance,
l'équilibre entre les forces rivales de la création animée. Nous ne
voyons nullement le moyen d'associer dans ce monde la loi de douceur et
de tolérance, qui entraîne le respect de toute vie, avec la nécessité
d'une terrible répression; et notez que le jour où la terre n'aura plus
de cimes ou de déserts inaccessibles à l'homme, la répression sera
forcément l'extermination totale d'un nombre immense de races animales.
»Pour admettre l'idée de domestication de tous les êtres, il faut
d'ailleurs admettre celle d'une modification si profonde des conditions
de la vie terrestre, que les instincts de férocité et de destruction
disparaîtraient devant un mode d'alimentation tout nouveau et
impossible à prévoir. Vous semblez tourner la difficulté en permettant à
l'homme d'aider, par certaines chasses, au travail d'épuration que fait
la culture (et la nature elle-même) sur notre planète. Vous l'instituez
protecteur du faible contre le fort. Vous reléguez le monde des
_monstres_ aux archives de la création inachevée; vous supposez une ère
de calme et de sécurité où tout être insociable aura disparu, puisque
vous dites à la fin du livre: «_L'art de la domestication doit sortir_
_principalement de la considération de l'utilité dont_ l'homme peut
être aux animaux; de son devoir d'initier_ TOUS LES HOTES _de ce globe
à une société plus douce_, _pacifique et supérieure_.» J'avoue que je
ne vois point la solution du terrible problème: le droit absolu de
l'homme sur toute vie inférieure à la sienne, servant de base et de
chemin à votre conclusion: _le ralliement de toute vie et la
conciliation des êtres_. La création, telle que nous la connaissons, ne
nous offre pas cette espérance, à moins de quelque cataclysme
indescriptible....
Louise s'arrêta, comme entraînée dans un rêve.
--Eh bien! chère mère, lui dit en riant Théodore, il me semble que vous
faites justement ce que vous me reprochez: vous vous livrez à la
critique du livre que je conteste, et vous le prenez par la moelle pour
nous en montrer les os vides.
--Non pas, répondit Louise. Je discute la donnée générale pour y
signaler des contradictions inévitables dans toute idée hardie et
nouvelle. Certains esprits chercheurs et ardents s'éprennent
particulièrement de ces idées-là, et il convenait à notre auteur, qui
est de cette royale et précieuse famille, de s'y jeter avec vaillance,
au risque de se trouver aux prises avec d'inextricables difficultés.
S'il est des ouvrages dont la charpente est moins forte que le
revêtement, ce sont précisément ceux qui cherchent le point d'appui
périlleux du sentiment tendre et du rêve enthousiaste. Il faut admettre
et accepter la délicatesse fragile de ces beaux édifices et laisser
faire l'artiste. Notre logique intérieure nous force à un peu d'examen
préalable, car il faut veiller sur soi-même devant les séductions du
génie, et se défendre d'accepter à la lettre les paradoxes poétiques
dont l'auteur naïf et généreux s'enivre peut-être; mais quant à moi, si
je vous dis, comme je les lui dirais, mes objections et mes doutes,
c'est pour me débarrasser de ce qui gêne mon adhésion, et, cette réserve
faite, je me livre au plaisir infini de l'admiration pour le détail.
Dans ce détail, je trouve le beau, c'est-à-dire de solides et touchantes
vérités, revêtues d'une forme originale et charmante, souvent
magnifique; des pages de sentiment et de poésie qui sont des modèles et
qui vous restent dans l'esprit comme des miroirs tournés vers un monde
de prestiges divins, où notre oeil n'eût su ou osé se fixer. Le rude et
ardent historien des annales humaines nous montre là toute la tendresse
de ce coeur indigné et généreux qui résout ses colères contre le fort et
le violent en larmes de pitié sainte, pour tous les petits quels qu'ils
soient; et ce qui ressort pour moi de cette lecture, c'est comme une
insufflation de la force réelle, c'est-à-dire de la bonté intelligente.
Qu'exigerez-vous donc de plus d'un écrivain? Communiquer sa chaleur a
l'âme d'autrui, n'est-ce pas là le vrai _criterium_ de l'excellence d'un
ouvrage de cette nature? Critique et juge, mon fils Théodore, cela t'est
bien permis, pourvu que tu aimes quand même! et si c'est grâce à
l'artiste discuté que tu sens ton être retrempé et meilleur, ôte-lui ton
chapeau, et demande-lui pardon d'avoir trouvé quelques _si_ et quelques
_mais_ à lui présenter.
--J'avoue, dit Théodore, qu'une face de ce livre m'a touché et frappé
particulièrement: c'est celle qui est comme un récit de la vie privée.
La description des lieux successivement habités par le couple illustre
est faite de main de maître, et devrait servir d'idéal à tous les
romanciers _dont c'est l'état_. Il y a là tout ce qu'il faut pour nous
faire voir la physionomie complète des contrées et des êtres observés,
le fond et la forme. M. Michelet a la pensée profonde qui creuse, l'oeil
artiste qui colore, le sentiment généreux qui explique: il écoute et
regarde en philosophe, en peintre et en musicien, en moraliste et en
homme de coeur. Il fait tout cela sans avoir l'air d'y toucher, et,
saisissant les points culminants de chaque aspect des choses, il a
souvent, dans sa concision pittoresque, une sûreté de pinceau et une
_maestria_ de touche qui, dans la prose française, n'appartiennent qu'à
lui seul. Il est très-certain qu'un court paragraphe de lui, quand il
est réussi, résume les impressions de cent voyageurs, et vous initie aux
secrets de la vie et aux scènes de la nature par le grand côté.
--A la bonne heure! reprit Louise; tu vois bien qu'on n'est pas un génie
si _incomplet_ et si _désordonné_ quand on peut t'arracher un pareil
éloge. Pour moi, une pensée, jetée à travers ce livre, exprime
admirablement le livre et l'auteur lui-même. La voici: elle est bonne à
relire et à méditer: «_La vraie grandeur de l'artiste, c'est de dépasser
son objet et de faire plus qu'il ne veut, et toute autre chose, de
passer par-dessus le but, de traverser le possible et de voir encore au
delà_».
Montfeuilly, 12 juillet

V

Théodore nous parla beaucoup d'un livre qu'il venait de lire et que
j'avais lu aussi. Ce n'était pas un ouvrage à bien entendre à la
veillée; mais le sujet fournissait naturellement à la conversation, car
il intéresse tout le monde, et même il n'est personne qui ne se croie
plus ou moins fondé à émettre son opinion en pareille matière.
Cette matière est l'esthétique ou la philosophie du beau. Le livre en
question est de M. Adolphe Pictet, et porte pour titre: _Du beau dans la
nature, l'art et la poésie; études esthétiques_.
Avant de faire parler Théodore, il doit m'être permis de dire mon
opinion personnelle. L'ouvrage est, selon moi, excellent. C'est un vrai
livre, qui doit faire fonds, sinon règle, et qui _restera_ comme un
important travail à méditer. Il n'est pas de ceux qui, dans notre temps
et dans notre pays, sont enlevés de la boutique du libraire en
vingt-quatre heures; mais il est bien certainement de ceux que les
esprits d'élite rechercheront toujours comme un des plus précieux
documents des notions de notre époque sur la philosophie de l'art. Nous
dirons même, en dépit de l'auteur lui-même, qui ne veut faire
l'application du mot sacré de _beau_ qu'à des oeuvres d'art de la plus
haute portée, que son oeuvre est un beau livre. L'élévation et la
chaleur du sentiment avec l'ordre et la clarté des idées, une grande
raison et un noble enthousiasme, voilà des qualités non-seulement rares
mais brillantes, et qui méritent d'être placées au premier rang.
Ce livre a donc la haute valeur des beaux livres en même temps que leur
profonde utilité, qui est de soulever dans l'esprit les questions les
plus vivifiantes, et de le faire pénétrer sans trop d'efforts dans une
immense étendue d'idées. Le style est limpide et pur, assez savant et
assez familier pour que tout le monde puisse en faire son profit.
D'excellentes définitions y résument avec un rare bonheur les parties
délicates de la discussion, et restent dans l'esprit comme des lumières
acquises une fois pour toutes. On y sent l'autorité d'une intelligence
remplie d'ordre et de goût, fruit précieux d'une vie à la fois artiste
et savante, sérieusement investigatrice et poétiquement sensitive.
Tout ceci dit avec conviction et sans complaisance, nous ferons pourtant
quelques réserves en causant avec Théodore, et nous laisserons parler,
sur le sentiment du _beau_, l'enthousiaste Julie et la sensible Louise,
bien que ni l'une ni l'autre n'ait encore lu le livre qui nous occupe.
Ceci nous conduira plus tard à examiner la théorie du _réalisme_, à
laquelle M. Pictet dit un mot en passant, et qui n'est peut-être pas une
antithèse aussi _réelle_ de l'_esthétique_ que son titre semblerait
l'indiquer. Nous verrons ce qu'en penseront nos amis autour de la table.
Aujourd'hui et demain, nous sommes à la recherche pure et simple du beau
dans la nature, l'art et la poésie.
Théodore, voulant donner à Louise, à Julie et à l'abbé une idée du livre
de M. Pictet, essaya de le résumer ainsi:
«L'auteur commence par rechercher l'origine et la source du beau. Il les
trouve dans le procédé divin, dans ce qu'il appelle les _idées_, qu'il
ne faut point confondre avec les _abstractions_, et qu'il entend à peu
près comme Platon, en ce sens que le beau est la révélation de l'idée
par la forme, et que la forme le constitue aussi bien que l'idée.»
--Si vous voulez que je vous suive avec attention, dit Julie, évitez les
formules et parlez-moi comme à une femme.
--Et puis, dites-nous, avant tout, ajouta le curé, si votre auteur croit
en Dieu.
THÉODORE.--Il y croit, puisqu'il attribue, comme vous et moi, toutes
choses à une conception et à un procédé divins: «Si quelqu'un, dit-il,
s'avisait de demander pourquoi l'idée se revêt de beauté en se révélant
dans la forme sensible, il n'y aurait qu'une réponse à faire à cette
question, et cette réponse est: _Dieu_.»
--Alors, continuez, dit l'abbé.
--Et parlez familièrement ou poétiquement, dit Julie
THÉODORE.--C'est à vous de tirer le sens poétique à votre usage de cette
simple définition, l'idée divine. Si je vous disais, avec d'autres
philosophes, que le monde des essences a précédé celui des substances,
me comprendriez-vous mieux?
JULIE.--Oui, mais je vous dirais que je n'en sais rien du tout.
THÉODORE.--Peu importe en ce moment. Disons, si vous voulez, que
l'essence a nécessairement revêtu la substance, et que cette substance a
revêtu la beauté extérieure, comme une expression de la beauté
immatérielle de l'idée.
JULIE.--Soit; je comprends tout cela à ma manière, et je dis que Dieu,
étant le foyer du sublime, a fait le beau nécessairement. Il l'a laissé
tomber sur son oeuvre comme un reflet de lui-même.
--Bien! dit l'abbé; mais ne serait-il pas nécessaire de nous dire
d'abord, mon cher Théodore, ce que vous, entendez par le beau proprement
dit?
THÉODORE.--Ah! voilà une question que le livre ne résout pas d'un seul
terme. Pour un esprit étendu comme celui de mon auteur, toute question a
plusieurs faces. Il tient compte des deux théories qui sont en présence
dans l'histoire de l'esthétique: «l'une, qui ne fait consister le beau
que dans l'impression que nous en recevons, et qui lui conteste ainsi
toute réalité en dehors de l'âme humaine; l'autre, qui ne saisit, dans
le beau, que le principe général et invariable, et néglige, comme
indigne d'attention, la partie changeante du phénomène. Toutes deux,
ajoute M. Pictet, renferment à la fois de la vérité et de l'erreur.» Il
ne veut point que l'on enlève au beau sa réalité, «ce qui le livrerait
sans défense aux attaques du scepticisme. Sans le beau naturel, les
facultés esthétiques de l'homme seraient demeurées inactives; sans le
regard admirateur de l'homme, le beau naturel serait resté sans but et
comme perdu dans cette nuit de la réalité que n'éclaire point la lumière
de la conscience.... Dans le phénomène intuitif du beau, c'est l'esprit
qui parle à l'esprit, c'est l'idée à l'intérieur, qui saisit l'idée à
l'extérieur, c'est l'élément divin en nous qui reconnaît l'élément divin
hors de nous.»
--Voilà, en effet, d'excellentes définitions, dit le curé.
THÉODORE.--Elles sont de mon auteur. Je cite en abrégeant pour ne pas
fatiguer l'impatiente Julie.
JULIE.--Je ne m'impatiente plus, j'écoute. Tout cela me rend compte du
phénomène, si phénomène il y a, mais ne me définit pas l'essence du
beau. Votre auteur semble n'en faire qu'une chose extérieure, un
vêtement, pour ainsi dire. Est-ce, selon lui ou selon vous, un attribut
de la divinité, ou une pure faculté de l'esprit humain?
LOUISE.--On t'a répondu, ma chère; c'est l'un et l'autre.
JULIE.--Relativement à nous, j'admets cette explication; mais mon
imagination va plus loin et demande davantage. Dans nos petites
conceptions humaines, nous pouvons, en effet, prétendre que, sans notre
admiration, la beauté de la création manquerait son but, parce que,
hors de nous, elle n'a pas conscience d'elle-même; mais c'est bientôt
dit, cela, et je n'en suis pas aussi persuadée que Théodore. Je ne
jurerai jamais que les bêtes, les plantes, les pierres même soient
privées de sentiment.
LE CURÉ.--Mais vous ne jureriez pas le contraire?
JULIE.--Je jurerais, du moins, que si elles sentent quelque chose, c'est
le beau répandu comme un souffle de vie dans la nature, et si vous me
demandez ce que c'est que le beau, je vais vous répondre sans façon: le
beau, c'est la vie de Dieu, comme le bien, c'est la vie de l'homme. Hors
du beau et du bien, il n'y a que le néant dans les cieux et le délire
sur la terre. Donc le beau existe indépendamment de toute notion et de
toute appréciation humaines. Il est absolu, il est éternel, il est
indestructible en tant que la loi de création et de renouvellement. Que
l'homme disparaisse de notre planète, l'herbe en poussera mieux, les
arbres se remettront en forêt vierge, tous les animaux, redevenus libres
et forts, vivront en paix avec leur espèce, et la guerre que les espèces
se font entre elles pour vivre les unes des autres maintiendra
l'équilibre nécessaire. Cette guerre providentielle redeviendra l'état
de paix et d'innocence irresponsable ordonné par la nature elle-même, et
le soleil éclairera le paradis des âges antérieurs à l'homme. Est-ce
donc lui, ce pauvre être vaniteux et vantard, qui a fait le ciel et les
soleils? Et croyez-vous réellement que Dieu ait eu besoin d'un chef de
claque tel que lui pour applaudir le sublime décor et l'immense drame de
la création?
--Allez toujours! dit Théodore; pendant que vous êtes montée, ne vous
gênez pas; méprises l'idée de Dieu en vous-même et foulez aux pieds
l'âme qu'il vous a donnée, pour attribuer aux cailloux et aux ronces une
âme plus pure et un sens plus net! Rêvez la nature affranchie du joug de
l'homme, et les astres du ciel brillant pour les lézards et les
scarabées. Toute aberration est permise quand on prétend embrasser
l'absolu à votre manière.
--N'exagérons rien, dit Louise. Julie ne parle ainsi que par boutade. Je
vois qu'elle est vivement pénétrée de la réalité du beau par lui-même,
et qu'elle s'indigne contre ceux qui ont voulu en faire une simple
convention à l'usage de l'homme. Si j'ai bien compris ce que votre
auteur conclut, c'est que le beau est l'expression la plus élevée de la
vie divine, et que le sentiment du beau est l'expression la plus élevée
de la vie humaine. Or, comme la vie et la pensée de l'homme se
rattachent, plus qu'aucune autre en ce monde, à celle de Dieu, dont
elles émanent, le beau se compose de sa propre existence et de ce qui
répond en nous à cette existence du beau.
--Vous y êtes, dit Théodore.
--Oui, vous êtes sur la terre! reprit Julie avec dédain.
L'ABBÉ.--Eh! que diantre! il le faut bien! Quand nous serons ailleurs,
nous jugerons peut-être mieux l'oeuvre divine; mais ici-bas, on ne peut
voir qu'avec les yeux qu'on a!
JULIE.--Nous avons dans l'âme des yeux plus lucides que ceux du corps.
Nous pénétrons par la pensée dans tous les mondes de l'univers. Nous y
supposons naturellement une hiérarchie d'êtres analogue à celle qui
occupe notre planète, et nous sommes conduits à penser que l'homme ou
son analogue est partout à la tête de la création....
THÉODORE.--Admettez-vous cela? En ce cas, vous convenez que, dans cet
infini d'univers soumis probablement à une certaine unité de plan,
l'idée divine s'est faite pensée dans un être supérieur aux autres, et
que cet être soit par vous qualifié d'homme ou d'ange. Il n'en est pas
moins le principal appréciateur, sinon le seul, des merveilles de la
nature qu'il habite. Donc, _ailleurs_ comme ici, le beau existe, mais à
la condition d'être vu des yeux de l'âme autant que de ceux du corps.
JULIE.--Mais, que savez-vous de l'existence de ce principal appréciateur
dans tous les mondes? Je n'admets pas du tout cette hypothèse comme une
certitude, moi! Je dis que c'est une supposition qui se présente à nous
naturellement, parce que nous vivons dans un monde d'inégalités où nous
nous sommes faits tyrans et bourreaux du reste de la création. Il n'est
pas du tout prouvé que, dans de meilleures demeures, la vie ne soit pas
manifestée par des formes toutes également belles, quoique variées,
revêtant des idées toutes également lucides, quoique spéciales, et qu'au
lieu d'une monarchie à l'usage de l'homme, il n'existe pas des
républiques à l'usage de tous les êtres qu'elles renferment.
THÉODORE.--Ce sera comme vous voudrez, ma chère devineresse: le beau
n'en sera pas moins un phénomène qui n'existera qu'à la condition
d'être vu et compris, et la proposition de mon auteur ne reçoit de vos
rêveries qu'une nouvelle confirmation.
JULIE.--Mais pourtant toutes vos notions sur le beau et le laid tombent
à plat dans le monde de mes rêveries. Ne voyez-vous pas d'ici que rien
n'est laid, que tout est beau dans l'oeuvre divine, et que cette notion
du laid dans la nature, posée comme une antithèse à celle du beau, est
une pure fiction de notre pauvre cervelle? Vous me direz en vain que
sans le laid le beau n'existerait pas, et réciproquement: je tiens pour
le beau absolu comme pour le bien absolu dans l'idée divine. Le laid et
le mal n'existent pas en Dieu; nous les créons dans notre existence;
c'est là où commence notre fiction, notre convention, notre erreur,
notre blasphème; c'est là le fruit amer de notre liberté sur la terre,
liberté un peu funeste, puisqu'elle est incomplète, lentement
progressive, et qu'elle ne nous sert encore qu'à gâter, à mutiler, à
enchaîner, à avilir les autres habitants de notre monde, et nous-mêmes
encore plus que nos victimes!
THÉODORE.--Voilà une déclamation très-morose. Sur quelle herbe a donc
marché notre enthousiaste? Elle s'en prend aujourd'hui à Dieu et lui
reproche d'avoir fait l'homme libre!
JULIE.--Non! il ne l'a pas fait libre, puisque partout l'homme exerce ou
subit la tyrannie du fait ou de l'idée. Dieu lui a donné l'aspiration à
la liberté pour moyen, et la liberté pour but; mais Dieu tient l'homme
sous le poids de mystères insondables et de problèmes insolubles où il
s'agitera jusqu'à je ne sais quelle transformation de son intelligence.
Et, jusque-là, faites donc des théories sur le beau et sur le bien; je
ne demande pas mieux, si c'est un moyen d'approcher de la vérité; mais
laissez-moi vous dire que toute votre science me paraît bien peu de
chose, et que votre antithèse du beau et du laid répond mal à ma
religion intellectuelle. Pour me résumer, je vous dis que, par le
sentiment ou par l'imagination, je vois, en songe, Dieu également
satisfait de toutes ses oeuvres, puisque toutes répondent à des idées
qui viennent de lui; je vois belles, dans l'univers et même dans notre
petit monde, toutes les choses et toutes les créatures libres, soit que
l'homme les admire, soit qu'il les calomnie. Le laid, bien défini,
devrait s'appeler accident, comme le mal devrait s'appeler ignorance; et
avec vos décrets arbitraires, vous arrivez à inventer la peine de mort
et l'enfer par-dessus le marché, ce qui est très-logique et parfaitement
odieux.
Là-dessus, le curé fit une semonce à Julie, et Louise eut beaucoup de
peine à rétablir la paix. Mais la discussion s'était égarée et ne put
être reprise que le lendemain.
Montfeuilly, 15 août 1856


VI

Si vous êtes calmée et tant soit peu raisonnable aujourd'hui, dit
Théodore à Julie, je reprendrai mon analyse. Il faut bien que vous
descendiez de vos nuages, et que vous m'accordiez que les mots ont un
sens exact qui répond en nous au sens exact des choses.
--Je connais peu de ces mots-là, dit Julie. Il n'y a rien de menteur ou
de vague comme les mots.
--Encore! s'écria Théodore impatienté. Il n'y a pas moyen de causer avec
elle!
--Laisse-la parler comme elle veut, dit Louise. Elle rêve, mais elle
vit. Toi, tu ne divagues pas, mais tu raisonnes. Entre vous deux, nous
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