Autour de la table - 07

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Une larme coula de son oeil éperdu,
Satan cria: Merci!...
Alors chacun cria dans un immense choeur:
Il est mort! Il est mort!...
...Et puis....
On entendit un cri terrible, à tout courber:
C'était l'arbre du mal qui venait de tomber.
--Dans ce poëme, le diable n'est pas réhabilité, dit Théodore; mais il
est absous, puisque las de vivre, il ne demandait pour pardon que d'être
débarrassé de l'éternité. Vous voyez que votre utopie est à la mode en
poésie.
--Eh bien, dit Louise, c'est là un bon et grand symptôme; et, dans la
bouche de l'Italien Montanelli, ce que tu appelles notre utopie prend
beaucoup de portée. L'Italie est le pays du diable par excellence. C'est
par lui, en effet, bien plus que par Jésus, que l'Église romaine a
gouverné les esprits, c'est-à-dire par la personnification du mal
absolu, menaçant l'homme d'une éternelle société avec lui et d'une
torture éternelle sous ses lois. Cette création des âges de barbarie a
fait son temps, et, en attendant qu'elle tombe sous la risée du peuple,
il est permis aux poëtes de la conduire au tombeau avec tous les
honneurs dus à un symbole qui a tant vécu; mais il est bien temps que
l'homme soit guidé vers le bien par l'idée du beau, et que le laid
périsse en prose comme en vers.
--Ainsi, dit Théodore, vous arrivez toujours à votre conclusion que
l'homme doit devenir l'ange de cette pauvre terre? Je voudrais en être
aussi persuadé que vous.
--Si vous voulez que ce ne soit pas un rêve, dit Julie, partagez-le,
vous tous qui vous en défendez! C'est par la foi, ce rêve sublime, que
tout ce à quoi l'homme aspire devient une certitude, une conquête, une
réalité.
Montfeuilly, 20 septembre 1853.


I
ESSAI
SUR LE DRAME FANTASTIQUE
GOETHE--BYRON--MICKIEWICZ

Le vrai nom qui conviendrait à ces productions étranges et audacieuses,
nées d'un siècle d'examen philosophique, et auxquelles rien dans le
passé ne peut être comparé, serait celui du _drame métaphysique_. Parmi
plusieurs essais plus ou moins remarquables, trois se placent au premier
rang: _Faust_, que Goethe intitule _tragédie, Manfred_, que Byron nomme
_poëme dramatique_, et la troisième partie des _Dziady_, que Mickiewicz
désigne plus légèrement sous le titre d'_acte_.
Ces trois ouvrages sont, j'ose le dire, fort peu connus en France.
_Faust_ n'est bien compris que de ce qu'on appelle l'aristocratie des
intelligences; _Manfred_ n'a guère contribué, même en Angleterre, à la
gloire de Byron, quoique ce soit peut-être le plus magnifique élan de
son génie. Jeté comme complément dans le recueil de ses oeuvres, s'il a
été lu, il a été déclaré inférieur au _Corsaire_, au _Giaour_, à
_Childe-Harold_, qui n'en sont pourtant que des reflets arrangés à la
taille de lecteurs plus vulgaires, ou des essais encore incomplets dans
la pensée du poëte. Quant à cet acte des _Dziady_, d'Adam Mickiewicz, je
crois pouvoir affirmer qu'il n'a pas eu cent lecteurs français, et je
sais de belles intelligences qui n'ont pas pu ou qui n'ont pas voulu le
comprendre.
Est-ce que la France est indifférente ou antipathique aux idées
sérieuses qui ont inspiré ces ouvrages? Non, sans doute. Dieu me
préserve d'accorder à l'Allemagne cette supériorité philosophique à
laquelle le moindre de nos progrès politiques donne un si éclatant
démenti, car je ne comprends rien à une sagesse qui ne rend pas sage, à
une force qui ne rend pas fort, k une liberté qui ne rend pas libre;
mais je crains que la France ne soit beaucoup trop classique pour
apprécier de longtemps le fond des choses, quand la forme ne lui est pas
familière. Quand _Faust_ a paru, l'esprit académicien qui régnait encore
s'est récrié sur le désordre, sur la bizarrerie, sur le décousu, sur
l'obscurité de ce chef-d'oeuvre, et tout cela, parce que la forme était
une innovation, parce que le plan, libre et hardi, ne rentrait dans
aucune de nos habitudes consacrées par la règle, parce que _Faust_ ne
pouvait pas être mis à la scène, que sais-je? parce que l'Académie en
était encore à l'_Art poétique_ de Boileau, qui certes n'eût pas
compris, et eût été très-bien fondé, de son temps, à ne pas comprendre
ce mélange de la vie métaphysique et de la vie réelle qui fait la
nouveauté et la grandeur de la forme de _Faust_.
Il ne fut peut-être donné qu'à un seul contemporain de Goethe de
comprendre l'importance et la beauté de cette forme, et ce contemporain,
ce fut le plus grand poëte de l'époque, ce fut lord Byron. Aussi
n'hésita-t-il pas à s'en emparer; car, aussitôt émise, toute forme
devient une propriété commune que tout poëte a droit d'adapter à ses
idées; et ceci est encore la source d'une grave erreur, dans laquelle
est tombée trop souvent la critique de ces derniers temps. Elle s'est
imaginé devoir crier à l'imitation ou au plagiat, quand elle a vu les
nouveaux poëtes essayer ce nouveau vêtement que leur avait taillé le
maître, et qui leur appartenait cependant aussi bien que le droit de
s'habiller à la mode appartient au premier venu, aussi bien que le droit
d'imiter la forme de Corneille ou de Racine appartient encore, sans que
personne le conteste, à ceux qui s'intitulent aujourd'hui les
conservateurs de l'art.
Et cependant on n'avait pas crié au plagiat lorsque Molière et Racine
avaient traduit littéralement des pièces quasi-entières d'Aristophane et
des tragiques grecs. C'est que le siècle de nos vrais classiques avait
été plus tolérant et plus naïf que le nôtre, et c'est pourquoi ce fut un
grand siècle.
Byron prit donc la forme du _Faust_, à son insu sans doute, par instinct
ou par réminiscence; mais, quoiqu'il ait récusé la véritable source de
son inspiration pour la reporter au _Prométhée_ d'Eschyle (qui,
disons-le en passant, lui a inspiré la plus faible partie de _Manfred_),
il n'en est pas moins certain que la forme appartient tout entière à
Goethe: la forme et rien de plus. Mais pour faire comprendre la
distinction que j'établirai plus tard entre ces poëmes, je dois remettre
sous les yeux des lecteurs le jugement de Goethe sur _Manfred_, et celui
de Byron sur lui-même.
JUGEMENT DE GOETHE
TIRÉ DU JOURNAL L'ART ET L'ANTIQUITÉ

La tragédie de Byron, _Manfred_, me paraît un phénomène merveilleux et
m'a vivement touché. Ce poëte métaphysicien s'est approprié mon _Faust_,
et il en a tiré une puissante nourriture pour son amour hypocondriaque.
Il s'est servi pour ses propres passions des motifs qui poussaient le
docteur, de telle façon qu'aucun d'eux ne paraît identique, et c'est
précisément cause de cette transformation que je ne puis assez admirer
son génie. Le tout est si complètement renouvelé, que ce serait une
tâche intéressante pour la critique, non-seulement de noter ces
altérations, mais leur degré de ressemblance ou de dissemblance avec
l'original. L'on ne peut nier que cette sombre véhémence et ce désespoir
exubérant ne deviennent, à la fin, accablants pour le lecteur; mais,
malgré cette fatigue, on se sent toujours pénétré d'estime et
d'admiration pour l'auteur.

FRAGMENT DE LETTRE DE LORD BYRON A SON ÉDITEUR
Juin 1820

Je n'ai jamais lu son _Faust_, car je ne sais pas l'allemand; mais
Matthew Lewis, en 1816, à Coligny, m'en traduisit la plus grande partie
de vive voix, et j'en fus naturellement très-frappé; mais c'est le
Steinbach, la Jungfrau et quelques autres montagnes, bien plutôt que
_Faust_, qui m'ont inspiré _Manfred_. La première scène, cependant, se
trouve ressembler à celle de _Faust_.

AUTRE FRAGMENT
1817

J'aimais passionnément le _Prométhée_ d'Eschyle. Lorsque j'étais enfant,
c'était une des pièces grecques que nous lûmes trois fois dans une année
à Harrow. Le _Prométhée, Médée_ et _les Sept chefs devant Thèbes_ sont
les seules tragédies qui m'aient jamais plu. Le _Prométhée_ a toujours
été tellement présent à ma mémoire, que je puis facilement concevoir son
influence sur tout ce que j'ai écrit; mais je récuse Marlow et sa
progéniture, vous pouvez m'en croire sur parole.
Je ne comprends pas plus l'assertion de Goethe se croyant imité, que les
dénégations de Byron craignant d'être accusé d'imitation. D'abord la
ressemblance des deux drames, quant à la forme, ne me paraît pas aussi
frappante qu'il plaît à Goethe de le dire. Cette forme n'est qu'un essai
dans _Faust_, essai magnifique, il est vrai, mais que l'on voit élargi
et complété dans _Manfred_. Ce qui fait la nouveauté et l'originalité de
cette forme, c'est l'association du monde métaphysique et du monde réel.
Ces deux mondes gravitent autour de _Faust_ et de _Manfred_ comme autour
d'un pivot. Ce sont deux milieux différents, et cependant étroitement
unis et habilement liés, où se meuvent tantôt la pensée, tantôt la
passion du type Faust ou du type Manfred. Pour me servir de la langue
philosophique, je pourrais dire que Faust et Manfred représentent le
_moi_ ou le sujet; que Marguerite, Astarté et toutes les figures réelles
des deux drames représentent l'objet de la vie, du _moi_; enfin que
Méphistophélès, Némésis, le sabbat, l'esprit de Manfred et tout le monde
fantastique qu'ils traînent après eux, sont le rapport du _moi_ au _non
moi_, la pensée, la passion, la réflexion, le désespoir, le remords,
toute la vie du moi, toute la vie de l'âme, produite aux yeux, selon le
privilège de la poésie, sons des formes allégoriques et sous des noms
consacrés par les croyances religieuses chrétiennes ou païennes, ou par
les superstitions du moyen âge. Cette représentation du monde intérieur,
ce grand combat de la conscience avec elle-même, avec l'effet produit
sur elle par le monde extérieur dramatisé sous des formes visibles, est
d'un effet très-ingénieux et très-neuf.
Oui, neuf, malgré le Prométhée d'Eschyle, malgré les furies d'Oreste et
tout le monde fantastique des anciens, malgré les spectres d'Hamlet, de
Banco et de Jules César, malgré, enfin, le don Juan de Molière et le don
Juan de Mozart. Toute cette intervention du remords ou de la fatalité
dans l'action dramatique sous la forme de larves et de démons a été de
tout temps du domaine de la poésie, et Voltaire, le plus froid et le
plus positif des écrivains dramatiques, n'a pas dédaigné de reproduire à
la scène l'ombre de Ninus. Mais dans les anciens comme dans les modernes
qui les ont imitées ou reproduites, ces apparitions n'ont pas le
caractère purement métaphysique que Goethe leur a donné. Elles tiennent
à des croyances ou à des superstitions contemporaines, et si les
intelligences supérieures en ont saisi le sens allégorique, les masses
qui ont assisté à leur représentation scénique les ont prises au
sérieux. Les femmes enceintes avortaient à la représentation d'Oreste
tourmenté par les furies. Au temps de Shakespeare, l'ombre d'Hamlet
produisait plus d'effroi et d'émotion qu'elle n'éveillait de réflexions
philosophiques, et au temps de Molière, la statue du commandeur, malgré
le comique au milieu duquel elle se présentait, faisait encore passer un
certain frisson dans les veines des spectateurs. Quelle qu'ait été la
pensée frivole ou sérieuse de tous ceux qui, avec Goethe, avaient fait
intervenir des êtres surnaturels dans l'action dramatique, il est
certain qu'ils ont eu recours à cette intervention comme moyen
dramatique bien plus que comme moyen philosophique. Ils ont eu, sans
doute, en ceci, une pensée de haute moralité ou de critique incisive;
mais cette pensée n'était pas la pensée fondamentale de leur oeuvre,
comme il a plu à la critique moderne de le croire. Il n'en pouvait pas
être ainsi, et le temps montrera que nos interprétations du XIXe siècle
sur les mystères des poésies antérieures, comme sur les mythes
historiques, ont manqué de circonspection, et sont, en grande partie,
très-arbitraires. Malgré l'ingénieuse explication d'Hamlet par Goethe,
je suis persuadé que Shakespeare a conçu son magnifique drame beaucoup
plus naïvement que Goethe ne put se le persuader, et que ce qui semblait
à celui-ci si subtil et si mystérieux dans le héros de Shakespeare,
avait une explication très-claire et très-ingénue dans les idées
superstitieuses de son temps. Autrement, comment concevoir l'immense
popularité des drames les plus profonds de Shakespeare? Il faudrait
supposer un public composé de métaphysiciens et de philosophes,
assistant à la première représentation d'_Hamlet_ ou de _Macbeth_. Or,
malgré le progrès des temps, John Bull serait encore aujourd'hui fort
scandalisé des interprétations fines et poétiques de Goethe; et le bon
Shakespeare, lui-même, beaucoup plus artiste et beaucoup moins sceptique
qu'on ne le croit en Allemagne et en France, serait sans doute
émerveillé, s'il revenait à la vie, de lire tout ce qui s'est publié en
tête ou en marge de nos traductions depuis vingt ans.
Tout _Hamlet_, tel qu'il est analysé dans _Wilhem Meister_, appartient
donc à Goethe, et non à Shakespeare, de même que tout le _Don Juan_ de
Mozart, tel qu'il est analysé dans le conte d'Hoffmann, appartient à
Hoffmann et nullement à Mozart, nullement à Molière, nullement à la
chronique espagnole, de même encore que _Faust_ n'appartient ni à la
chronique germanique, ni à Marlow, ni à Widmann, ni à Klinger, mais à
Goethe seul. Et c'est ici le lieu de dire que _Faust_ est né de
l'_Hamlet_ de Shakespeare indirectement, vu qu'il est né directement de
l'_Hamlet_ de Goethe dans _Wilhem Meister_, heureux témoignage du génie
puissant et créateur de Goethe, qui, ne trouvant pas encore suffisante
la grandeur d'_Hamlet_, a su s'élever à la taille du génie de son siècle
et lui donner un héritier tel que _Faust_!
Le drame de _Faust_ marque donc, à mes yeux, une limite entre l'ère du
fantastique _naïf_ employé de _bonne foi_ comme ressort et effet
dramatique, et l'ère du fantastique profond employé philosophiquement
comme expression métaphysique, et... dirai je religieuse? Je le dirai,
car ces grands ouvrages dont j'ai à parler appartiennent à la
philosophie, c'est-à-dire à la religion de l'avenir, le scepticisme de
Goethe, comme le désespoir de Byron, comme la sublime fureur de
Mickiewicz.
Mais nous n'en sommes pas encore là. Je demande hardiment, vu mon
inaptitude à écrire sur ces matières, qu'on me pardonne la longueur de
ces développements sur une simple question de forme. Il ne me semble pas
que ma tache soit frivole. Il ne s'agit de rien moins que de restituer à
deux des plus grands poëtes qui aient jamais existé, la part
d'originalité qu'ils ont eue chacun en refaisant ce qu'il a plu à la
critique d'appeler le même ouvrage. Je m'imagine accomplir un devoir
religieux envers Mickiewicz en suppliant la critique de bien peser ses
arrêts quand de tels noms sont dans la balance.
Ainsi toute l'Europe littéraire a cru Goethe sur parole lorsqu'il a
décrété, avec une bienveillance superbe, que Byron s'était _approprié
son Faust, et qu'il s'était servi pour ses propres passions, des motifs
qui poussaient le docteur_. Byron lui-même était effrayé de cette
ressemblance qui frappait Goethe, lorsqu'il écrivait avec une légèreté
affectée: «Sa première scène, cependant, se trouve ressembler à celle de
Faust.» Ainsi le peu de critiques français qui ont daigné jeter les yeux
sur la magnifique improvisation de Mickiewicz, ont dit à la hâte: «Ceci
est encore une contrefaçon de _Faust_,» comme Goethe avait dit que
_Faust_ était l'_original_ de _Manfred_. Eh bien! soit: _Faust_ a servi
de modèle dans l'art du dessin dramatique à Byron et à Mickiewicz, comme
Eschyle à Sophocle et à Euripide, comme Cimabue dans l'art de la
peinture à Raphaël et à Corrége, et leurs drames rassemblent à celui de
Goethe beaucoup moins qu'une pièce classique quelconque en cinq actes et
en vers ne rassemble à une autre pièce classique quelconque en vers et
en cinq actes, comme _Athalie_ ressemble au _Cid_, comme _Polyeucte_
ressemble à _Bajazet_, etc. Le drame métaphysique est une forme. Elle a
été donnée; elle est retombée dans le domaine public le jour où elle a
été conçue, et il ne dépendait pas plus de Goethe de s'en faire le
gardien jaloux, qu'il ne dépend de ceux qui s'en serviront après lui
d'ôter quelque chose à la gloire de l'avoir trouvée. C'est une invention
dont l'honneur revient à Goethe et qui lui a été payée par d'assez
magnifiques apothéoses. Maintenant elle appartient à l'avenir, et
l'avenir lui donnera, comme Byron et Mickiewicz ont déjà commencé à le
faire, les développements dont elle est susceptible.
J'ai essayé de prouver qu'il n'y avait ni plagiat ai servilité à modeler
son oeuvre sur une forme connue. Il me reste à prouver que le fond, la
portée et l'exécution des trois drames métaphysiques dont je m'occupe
diffèrent essentiellement. Je ne reviendrai plus au point de vue de la
défense des deux grands poëtes prétendus imitateurs du premier. Je
m'efforcerai de faire ressortir, quant au fond et quant à la forme, le
grand progrès philosophique et religieux que signalent ces trois poëmes,
nés pourtant à des époques très-rapprochées.


FAUST

Goethe ne vit et ne put voir dans l'homme qu'une victime de la fatalité;
soit qu'il croupit dans l'ignorance, soit qu'il s'élevât par la science,
l'homme lui sembla devoir être le jouet des passions et la victime de
l'orgueil. Il ne reconnut qu'une puissance dans l'univers, l'inflexible
réalité. Goethe ferma le siècle de Voltaire avec un éclat qui effaça
Voltaire lui-même. «On sent dans cette pièce, dit madame de Staël on
parlant de _Faust_ et en le comparant _à plusieurs écrits de Voltaire_,
une imagination d'une toute autre nature; ce n'est pas seulement le
monde moral tel qu'il est qu'on y voit anéanti, main c'est l'enfer qui
est mis à sa place. Il y a une puissance de sorcellerie, une pensée de
mauvais principe, un enivrement du mal, un égarement de la pensée, qui
fait frissonner, rire et pleurer tout à la fois. Il semble que, pour un
moment, le gouvernement de la terre soit entre les mains du démon. Vous
tremblez, parce qu'il est impitoyable; vous riez, parce qu'il humilie
tous les amours-propres satisfaits; vous pleurez, parce que la nature
humaine, ainsi vue des profondeurs de l'enfer, inspire une pitié
douloureuse.»
Ce passage est beau et bien senti. Goethe, tout disciple de Voltaire
qu'il est, le laisse bien loin derrière lui dans l'art de rapetisser
Dieu et d'écraser l'homme: c'est que Goethe a de plus que Voltaire la
science et le lyrisme, armes plus puissantes que l'esprit, et
auxquelles il joint encore l'esprit, dernière flèche acérée qu'il tourne
contre la patience de Dieu aussi bien que contre la misère de l'homme.
Certes, Goethe passe pour un grand poëte, et le nier semblerait un
blasphème. Cependant, dans les idées que nous nous faisons d'un idéal de
poëte, Goethe serait plutôt un grand artiste; car nous, nous ne
concevons pas un poëte sans enthousiasme, sans croyance ou sans
passions, et la puissance de Goethe, agissant dans l'absence de ces
éléments de poésie, est un de ces prodiges isolés qui impriment une
marche au talent plus qu'aux idées. Goethe est le vrai père de cette
théorie, tant discutée et si mal comprise de part et d'autre, de l'_art
pour l'art_. C'est un si puissant artiste que ses défauts seuls peuvent
être imités, et qu'en faisant, à son exemple, de l'_art pour l'art_, ses
idolâtres sont arrivés à ne rien faire du tout. Cette théorie de Goethe
ne devait pas et ne pouvait pas avoir d'application puissante dans
d'autres mains que les siennes: ceci exige quelques développements.
Je ne sais plus qui a défini le poëte, un composé d'artiste et de
philosophe: cette définition est la seule que j'entende. Du sentiment du
beau transmis à l'esprit par le témoignage des sens, autrement dit _du
beau matériel_, et du sentiment du beau conçu par les seules facultés
métaphysiques de l'âme, autrement dit _du beau intellectuel_, s'engendre
la poésie, expression de la vie en nous, ingénieuse ou sublime, suivant
la puissance de ces deux ordres de facultés en nous. L'idéal du poëte
serait donc, à mes yeux, d'arriver à un magnifique équilibre des
facultés artistiques et philosophiques; un tel poëte a-t-il jamais
existé? Je pense qu'il est encore à naître. Faibles que nous sommes, en
ces jours de travail inachevé, nous sentons toujours en nous un ordre de
facultés se développer aux dépens de l'autre. La société ne nous offre
pas un milieu où nos idées et nos sentiments puissent s'asseoir et
travailler de concert. Une lutte acharnée, douloureuse, funeste, divise
les éléments de notre être et nous force à n'embrasser qu'une à une les
faces de cette vie troublée, où notre idéal ne peut s'épanouir. Tantôt,
froissés dans les aspirations de notre âme et remplis d'un doute amer,
nous sentons le besoin de fuir la réflexion positive et le spectacle des
sociétés humaines; nous nous rejetons alors dans le soin de la nature
éternellement jeune et belle, nous nous laissons bercer dans le vague
des rêveries poétiques, et, nous plaçant pour ainsi dire tête à tête
avec le créateur au sein de la création, aspirant par tous nos pores ce
qu'Oberman appellerait _l'impérissable beauté des choses_, nous nous
écrions avec Faust, dans la scène intitulée _Forêts et Cavernes_:
«Sublime esprit, tu m'as donné, tu m'as donné tout, dès que je te l'ai
demandé... tu m'as livré pour royaume la majestueuse nature et la force
de la sentir, d'en jouir. Non, tu ne m'as pas permis de n'avoir qu'une
admiration froide et interdite: en m'accordant de regarder dans son sein
profond, comme dans le sein d'un ami, tu as amené devant moi la longue
chaîne des vivants, et tu m'as instruit à reconnaître mes frères dans le
buisson, tranquille, dans l'air, dans les eaux....»
Dans cette disposition nous sommes artistes; dans cette disposition
Goethe était panthéiste, ce qui n'est qu'une certaine manière
d'envisager la nature en artiste, en grand artiste, il est vrai.
Mais la solitude et la contemplation ne suffisent pas plus à nos besoins
qu'elles ne suffisent à ceux de Faust, et ce n'est pas la voix de
Méphistophélès qui vient nous arracher à ces retraites, c'est la voix
même de l'humanité qui vient nous crier comme lui: _Comment donc
aurais-tu, pauvre fils de la terre, passé ta vie sans moi_? En effet,
nous sentons que toutes nos aspirations vers la Divinité sont
impuissantes, que nous travaillons à nous élever jusqu'à elle hors de la
voie qu'elle nous a assignée. Nous sentons que cette belle nature n'est
rien sans l'action de l'humanité, à qui Dieu a confié le soin de
continuer l'oeuvre de la création. En vain notre imagination peuple ces
solitudes de rêves enchantés: les anges du ciel ne descendent pas à
notre voix. Notre puissance ne peut évoquer ni les génies de l'air, ni
les esprits de la terre. Nous savons trop bien que le génie qui protège
la nature terrestre, que l'esprit qui alimente sa fécondité, que l'ange
qui forme un lien entre la beauté intelligente de la matière et la
sagesse aimante de Dieu, nous savons bien que tout cela c'est l'homme,
c'est l'être voué ici-bas au travail persévérant, et investi de
l'intelligence active. D'ailleurs, notre vie ne se borne pas seulement à
la faculté de voir et d'admirer le monde extérieur. Il faut qu'il aime,
qu'il souffre, qu'il cherche la vérité à travers le travail et
l'angoisse. C'est en vain qu'il voudrait se soustraire aux orages qui
grondent sur sa tête; l'orage éclate dans son coeur, la société ou la
famille le réclament, le lien des affections ne vent pas se rompre: il
lui faut retourner à la vie!
Et bientôt recommence autour de nous le tumulte du monde; bientôt les
sentiments humains s'agitent en nous plus héroïques ou plus misérables
que jamais; et si, dans cet ouragan qui nous entraîne, les pensées de
notre cerveau et les besoins de notre coeur cherchent une foi, une
vertu, une sagesse, un idéal quelconque, nos travaux d'esprit prennent
une direction nouvelle. Ce sentiment du beau matériel, dont l'art était
pour nous l'expression naguère, s'applique désormais, riche des formes
que l'art nous inspire, à des sujets plus étendus et plus graves. Dans
cette disposition nous sommes philosophes; nous serions vraiment poëtes
si nous pouvions manier assez bien l'art pour en faire l'expression de
notre vie métaphysique aussi bien que celle de notre vie poétique.
Mais cela serait un progrès que l'art n'a pu porter encore à un degré
assez éminent pour vaincre les résistances du préjugé qui veut limiter
la tache de l'artiste-poëte à la peinture de la vie extérieure, lui
permettant, tout au plus, d'entrer dans le coeur humain assez avant pour
y surprendre le mystère de ses passions. Goethe, le plus grand artiste
littéraire qui ait jamais existé, n'a pas su ou n'a pas voulu le faire.
Dans le plus philosophique et le plus abstrait de ses ouvrages, dans
_Faust_, on le voit trop préoccupé de l'art pour être complètement ou du
moins suffisamment philosophe. Dans ce poème magnifique où rien ne
manque d'ailleurs, quelque chose manque essentiellement, c'est le secret
du coeur de Faust. Quel homme est Faust? Aucun de nous ne peut le dire.
C'est l'homme en général, c'est la lutte entre l'austérité et les
passions, entre l'idéal et l'athéisme. Mais que cette lutte est faible,
et comme le frivole esprit du doute l'emporte aisément sur cet homme
mûri dans l'étude et la réflexion! Comme on voit le néant de cet homme,
que Dieu pourtant appelle son serviteur, dans un prologue puéril et de
mauvais goût, étroit portique d'un monument grandiose[3]!
[Note 3: Sauf les strophes chantées dès le début par les trois
archanges, qui sont d'une poésie sublime.]
Il me cherche ardemment dans l'obscurité, et je veux
bientôt le conduire à la lumière.
Si c'est de l'homme en général que la Divinité parle ainsi, il faut
avouer que l'esprit de malice a beau jeu contre elle, et qu'il n'a qu'à
effleurer la terre de son aile pour que la terre entière tombe en sa
puissance. Si le fameux docteur Faust est là seulement en question, Dieu
et le lecteur se trompent grandement au début, sur la puissance
intellectuelle de ce sage que la moindre plaisanterie de Méphistophélès
va déconcerter, que la moindre promesse de richesse et de luxure va
précipiter dans l'abîme. Si c'est _Goethe_ lui-même dont la grande
figure nous apparaît à travers celle du docteur, nous voici éclairés, et
nous comprenons pourquoi, dans la forme et dans le fond de son oeuvre,
l'artiste est resté incomplet, obscur, embarrassé ou dédaigneux de se
révéler. Nous comprenons pourquoi la chute de Faust est si prompte et le
triomphe de Méphistophélès si naïf. Nous pensions assister à la lutte
de l'idéal divin contre la réalité cynique; nous voyons que cette lutte
ne peut se produire dans une âme toute soumise par nature à la réalité
la plus froide. La où il n'y avait pas de désirs exaltés, il ne peut
arriver ni déception, ni abattement, ni transformation quelconque. Voilà
pourquoi Goethe ne m'apparaît pas comme l'idéal d'un poëte, car c'est un
poëte sans idéal.
Il nous faut donc chercher le secret de Faust au fond du coeur de
Goethe. Alors que le poëte nous est connu, le poëme nous est expliqué.
Sans cela, Faust est une énigme, il est empreint de ce défaut capital
que l'auteur ne pouvait pas éviter, celui de ne pas agir conformément à
la nature historique du personnage et au plan du poëme. Il y avait
longtemps que Goethe était intimement lié avec Méphistophélès lorsqu'il
imagina de raconter les prouesses de celui-ci à l'endroit du docteur
Faust, et, s'il lui fut aisé de faire agir et parler le malin démon avec
toute la supériorité de son génie, il lui fut impossible de faire de
Faust un disciple de l'idéal détourné de sa route. Faust, entre ses
mains, est devenu un être sans physionomie bien arrêtée, un caractère
flottant, tourmenté, insaisissable à lui-même; il n'a pas la conscience
de sa grandeur et de sa force; il n'a pas non plus celle de son
abaissement et de sa faiblesse. Il est sans résistance contre la
tentation; il est sans désespoir après sa chute. Son unique mal, c'est
l'ennui; il est le frère aîné du spleenétique et dédaigneux Werther.
Avant son pacte avec le diable, il s'ennuie de la sagesse et de la
réflexion: à peine s'est-il associé ce compagnon _froid et fier_, qu'il
s'ennuie encore plus de cette éternelle et monotone raillerie qui ne lui
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