Autour de la table - 16

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pirates, les exploits des écumeurs de mer, la vigilante audace de leurs
adversaires naturels, les gardiens de la propriété nationale; et puis
encore, la grande capacité industrielle de ces colons nomades qui, soit
au nom de leur nation, soit en vue de leur propre fortune, vont prendre
pied sur tous les récifs de l'univers; sur les neiges comme sur les
volcans, partout vainqueurs de la vie sauvage, et de la nature
elle-même dans ses plus redoutables sanctuaires.
C'est déjà un grand ouvrage et une noble tâche accomplie, que cette
personnification du génie américain dans les navigateurs des romans de
Cooper. Comme ils sont patients, obstinés, prévoyants, industrieux,
ingénieux, pleins de ressources, d'inspiration dans le danger, de calme,
de résignation et d'espérance dans le désastre! Il n'est pas possible de
nier que ce ne soient là les éclaireurs, les messagers et les
missionnaires de la civilisation d'un grand peuple à travers le monde de
la barbarie, et l'Amérique doit à Cooper presque autant qu'à Franklin et
à Washington, car si ces grands hommes ont créé la société de l'Union,
par la science législative et par la gloire des armes, lui, le modeste
conteur, il en a répandu l'éclat au-delà des mers par l'intérêt du récit
et la fidélité du sentiment patriotique.
Mais, encore une fois, cette vérité consciencieuse ne contenait pas
toute l'âme de Cooper. Il avait, en dépit de son respect et de son amour
pour la société à laquelle il appartenait, cette tendance à l'aspiration
isolée, à la rêverie poétique et au sentiment de la liberté naturelle
qui caractérisent les vrais artistes. Cette admirable placidité du
désert au milieu duquel s'est implantée, la société des États-Unis,
l'avait envahi par moments, et, malgré lui, les conquêtes de
l'agriculture et du commerce sur ces domaines vierges de pas humains
avaient fait entrer dans son âme une solennelle tristesse. Et puis, le
côté de grandeur de certaines tribus sauvages, la puissance des
instincts et des sentiments de la race indienne, la liberté de l'homme
primitif sur le sol également primitif et libre, c'était là un grand
spectacle, et il fallait au poëte des efforts de raisonnement social et
de volonté patriotique pour ne pas maudire la victoire de l'homme blanc,
pour ne pas pleurer sur la destruction cruelle de l'homme rouge et sur
la spoliation de son domaine naturel: la forêt et la prairie livrées à
la cognée et à la charrue.
Un poëte européen de cette époque n'eût pas hésité à suspendre sa harpe
éplorée aux saules du rivage, pour maudire la civilisation et les
iniquités qui lui servent fatalement de moyen. Un Américain devait
hésiter à flétrir ces iniquités, d'où naquirent la puissance et
l'individualité de sa race. Cooper s'isola dans le sentiment de sa
douleur et de sa pitié, et, quelque figure de chasseur indépendant
traversant peut-être le paysage à ce moment-là, il vit apparaître dans
sa pensée le bon, le dévoué, le pur, le fin et l'intrépide _Nathaniel_.
C'est à lui qu'il donna ses sentiments et qu'il attribua ses rêves, son
amour enthousiaste pour les splendeurs de la solitude, ses aspirations
vers l'idéal de la vie primitive, de la religion naturelle et de la
liberté absolue.
Et à ce blanc, initié aux délices du désert, il osa donner des amis
parmi des sauvages. Le _Mohican_ est aussi un grand type, et, en faisant
de lui un allié de la race blanche et une sorte d'initié au
christianisme, Cooper a pu, sans trop choquer l'orgueil de sa nation,
plaider la cause de la race indienne. Plus vrai, et plus renseigné,
d'ailleurs, que Chateaubriand qui n'avait fait qu'entrevoir et supposer,
il nous a fait pénétrer dans la réalité comme dans la poésie de la vie
sauvage, dans ses vertus homériques, dans son héroïsme effrayant, dans
sa sublime barbarie; et, par la voix tranquille mais retentissante du
romancier, l'Amérique a laissé échapper de son sein ce cri de la
conscience: «Pour être ce que nous sommes, il nous a fallu tuer une
grande race et ravager une grande nature.»
Cooper, nous parlant, lui, par la bouche de Nathaniel, ne nous a pas
laissé de doutes à cet égard, et la question est jugée. A chaque
instant, le vieux philosophe s'écrie:
«Je ne dis rien contre votre civilisation, contre vos arts, vos
monuments, votre commerce, vos religions, vos prêtres. Tout cela est
beau et bon sans doute; mais ici, dans mon désert, j'habite un plus beau
temple que vos églises; je contemple de plus sublimes monuments que ceux
élevés par l'homme; je comprends mieux la Divinité que vos prêtres; je
ne damne personne, je crois que l'homme rouge et l'homme blanc sont
égaux devant Dieu. Je suis plus heureux, plus opulent, plus riche que
vous tous; j'ai moins de besoins, de soucis et de maladies. Je trouve
moins d'ennemis que de frères parmi les sauvages, et ceux qui vous
environnent de piéges et de surprises ne font, qu'exercer contre vous,
qui les avez traqués et sacrifiés comme un bétail, de justes
représailles.»
Si Cooper ne fait pas dire textuellement tout cela à son héros, il le
fait si bien entendre qu'il n'y a pas moyen de s'y tromper. Lui, le
chasseur, il n'est l'ennemi personnel d'aucune de ces tribus redoutées
qui menacent les établissements des blancs dans le désert. C'est
toujours pour défendre ou sauver quelque ami de sa propre race qu'il se
fait de mauvaises affaires avec les Indiens. Quand il a sauvé tous ceux
auxquels il se sentait nécessaire, il s'en va, par goût, vieillir et
mourir chez les Pawnies. Disons, en passant, que le récit de cette mort
du vieux trappeur est une des plus belles choses que notre siècle
littéraire ait produites.
Cooper a donc entrevu et senti, au delà de cette vie de réalité et
d'utilité matérielle qui fait la force de l'Amérique du Nord, quelque
chose de moins sage et de plus divin que la coutume, l'opinion et la
croyance officielle: la civilisation pénétrant dans la barbarie par
d'autres moyens que les balles et l'_eau-de-feu_; la conquête par
l'esprit et non par le glaive ou l'abrutissement. Cette fatale situation
d'une puissance acquise au prix du dol, du meurtre et de la fraude, a
frappé son coeur d'un profond remords philosophique, et, malgré le calme
de son organisation et de son talent, il a exhalé comme un chant de mort
sur les restes épars et mutilés des grandes familles et des grandes
forêts du sol envahi. C'est à cet élan d'admiration et de regret qu'il a
dû l'inspiration de ses plus belles pages, et c'est par là qu'il a osé
et vibré, à un moment donné, plus que Walter Scott, dont le calme
impartial s'est moins vaillamment démenti. Scott est pourtant un noble
barde qui pleure, lui aussi, sur les grands jours de l'Écosse; mais
l'hymne qu'il chante (et qu'il chante mieux, il ne faut pas le
méconnaître) a moins de portée. Il pleure une nationalité, une
puissance, une aristocratie surtout. Ce que chante et pleure Cooper,
c'est une noble race exterminée; c'est une nature sublime dévastée;
c'est la nature, c'est l'homme.
Nous manquons de détails sur la vie de Cooper. Elle n'a point eu
d'événements, nous dit-on. Sa famille est originaire d'Angleterre; elle
émigra en Amérique en 1769.
James Fenimore Cooper est né en 1789 à Burlington, sur la Delawarre,
État de New-York. À treize ans, il fut placé au collège d'Yale, à
New-Haven. A seize ans (en 1805), il entra dans la marine; mais, après
quelques voyages, sa santé l'obligea de renoncer à cette carrière. En
1810, il se retira à Cooper's-Town, ville fondée par son père, et il ne
s'occupa plus que de littérature. Il fit, dans le but de rassembler des
matériaux à son usage, plusieurs voyages, et remplit à Lyon, de 1826 à
1829, les fonctions de consul des États-Unis. Il avait trente-deux ans
lorsqu'il publia son premier ouvrage. Il est mort à Cooper's-Town, en
1851.
On s'accorde à dire que son existence fut heureuse, unie et sage comme
son caractère lequel nous ne jugeons pas seulement par la forme et
l'esprit de ses romans, mais par ses impressions de voyage. Ces
impressions, résumées en d'assez courtes lettres ou souvenirs sur Paris,
sur Rome, sur l'Italie, l'Allemagne et l'Angleterre, sont pour les
admirateurs de Cooper de très-précieux documents. On le comprend, on le
voit, on l'estime et on l'aime à travers ces réflexions sobres et
concises, où un inébranlable fonds de bon sens juge les hommes et les
choses, tandis que les instincts de l'artiste se laissent moralement
entraîner aux séductions du vieux monde. Cette antithèse paraît animer
la vie et l'intelligence du romancier américain sans lui créer trop ces
tourments intérieurs. Il est charmé par les douceurs paresseuses, par le
luxe libéral et les tolérances philosophiques de la vie florentine, sans
cesser d'estimer et de respecter les principes de simplicité et
d'austérité démocratiques dont il porte en lui l'ineffaçable cachet.
L'indépendance critique de son esprit se fait pourtant jour hardiment en
quelques endroits:
«J'ai quelquefois formé le désir, dit-il en contemplant la cathédrale de
Liége, d'avoir été élevé dans la religion catholique, afin d'unir la
poésie de la religion à ses principes moraux. L'une est-elle
nécessairement inconciliable avec les autres? L'homme a-t-il vraiment
assez de philosophie pour concevoir la vérité dans sa pureté abstraite,
et se passer du secours de l'imagination?... Pourquoi avoir rejeté le
pieux symbole de la croix, les ornements du temple, les riches costumes
et les pieux concerts?...
«Je crois qu'il est impossible à un Américain, après avoir visité
l'Europe, de ne pas être frappé de l'insuffisance des monuments
religieux aux États-Unis. De pieuses spéculations ont établi parmi nous
un grand nombre d'églises, dans la distribution desquelles on a consulté
principalement les convenances et le bien-être des propriétaires de
bancs; mais nous manquons de temples propres à faire sentir la
suprématie de la Divinité....
«Dans l'hémisphère européen, les toitures élevées et le clocher de
l'église forment, pour ainsi dire, le noyau de chaque village, la maison
de Dieu domine les demeures humaines, et semble étendre sur elles sa
protection. Les dômes, les flèches, les dentelles des cathédrales
gothiques s'élancent au-dessus des murailles de la ville. Partout où il
y a une réunion d'hommes, elle cherche un abri sous les larges ailes de
l'église....
«Les plus hautes maisons d'une ville américaine sont invariablement ses
tavernes. Nous ne bâtissons de pyramides qu'en l'honneur des boissons
alcooliques. Lorsqu'il s'agit du culte, on se contente d'une coquille de
noix; mais quand il est question de manger ou de boire, la tante de
_Pari-Banou_ ne serait plus assez vaste pour nous contenir: j'aimerais
mieux de grandes églises et de petites tavernes.»
Ce passage peint avec une charmante bonhomie les besoins de l'artiste,
triomphant de toute étroitesse de patriotisme. Partout, dans ses voyages
en Europe, Cooper porte un vrai sentiment de compréhension du beau sous
ses divers aspects, et un touchant élan de sympathie pour les différents
caractères des peuples. Il est né généreux et bienveillant, on le voit à
chaque page, sans qu'il paraisse songer à en faire montre. Il peint
toutes choses à sa manière, et cette manière américaine est
très-remarquable et très-intéressante, surtout appliquée à
l'appréciation des pays les plus opposés aux types que le voyageur avait
pu concevoir des hommes et des choses. C'est en Italie, c'est à Rome
surtout qu'il est curieux de suivre l'auteur du _Robinson_ _américain_.
Comment cet homme si exact, si minutieux, si positif, qui sait le nombre
de clous et de chevrons nécessaires à la moindre construction, tout
aussi bien que le nom et l'usage des plus imperceptibles détails d'un
navire, va-t-il regarder, comprendre et définir cette profusion
d'oeuvres d'art où la pensée de l'utilité matérielle ne s'est présentée
que comme accessoire?
«On m'avait prédit que je serais désappointé à l'aspect de Saint-Pierre,
que je m'abuserais sur ses véritables dimensions. Je les vis telles
qu'elles étaient, sans doute parce que j'avais travaillé depuis
longtemps à me former le coup d'oeil. Dans les Alpes, je me suis souvent
trompé sur les hauteurs et les distances; mais toute erreur cesse quand
il s'agit d'un édifice ou d'un vaisseau. Avant de parcourir la Suisse,
je ne connaissais rien de semblable, rien qui pût me servir de point de
comparaison. Toutefois, si je ne possédais pas de règles certaines pour
juger la nature, je m'étais exercé à calculer exactement la grandeur des
édifices, et je fus convaincu au premier aspect, que l'église de
Saint-Pierre était le plus colossal de tous.
«Le guide me pria de faire halte pour admirer quelques-unes des sublimes
créations de Michel-Ange; mais je hâtai le pas. Gravissant les degrés du
temple, j'étreignis dans mes bras une des colonnes engagées de la
façade, non par enthousiasme sentimental, mais afin de m'assurer de son
diamètre. Cette épreuve matérielle confirma mes premières impressions.
Poussant ensuite une porte latérale, je me trouvai dans le temple le
plus grandiose ou des cérémonies religieuses aient jamais été
célébrées. Je fis une centaine de pas dans la nef, et je m'arrêtai;
ayant l'habitude de soumettre les monuments à un examen analytique,
j'avais compté mes pas à mesure que j'avançais, et il m'était facile
d'évaluer en pieds la route que j'avais faite.»
En voyant le poëte de la _Prairie_ prendre de si naïves précautions pour
ne pas se tromper sur la véritable dimension d'une église (procédé que,
du reste, beaucoup d'Anglais et d'Américains emploient encore en
visitant les monuments, et qui fait toujours rire le peuple artiste de
l'Italie), n'est-on pas tenté de se moquer un peu de cette prudence
caractéristique qui commence par se défendre de toute admiration, et qui
ne veut apprécier la grandeur intellectuelle des oeuvres d'art qu'après
avoir bien calculé en mesure leur grandeur matérielle? Il faut pourtant
s'abstenir de ce dédain pour la lenteur des impressions de certaines
races, quand on voit le grand Cooper, ce bon maître et cet excellent
peintre, en subir l'habitude, et même la proclamer ingénument comme une
règle de conscience. Après tout, ce n'est qu'un procédé inverse de celui
des gens au coup d'oeil prompt pour arriver au même résultat, l'émotion.
Un Français artiste, ou un Italien artiste commence par chercher
l'impression générale. La dimension n'est pas ce qui l'occupe, c'est la
proportion. Il voit tout d'un coup par où elle brille, et les sublimes
harmonies qu'elle lui révèle ne lui font pas désirer de se rendre compte
trop vite du plan géométrique. Quand il en vient là, sa jouissance est à
peu près épuisée, et même, si cette jouissance a été vive, il aime mieux
l'emporter vierge de tout calcul matériel.
L'Américain Cooper commence par où nous finissons, et quand il s'est
bien assuré qu'il a devant les yeux la plus vaste église qui existe, il
s'aperçoit qu'elle est belle, il s'échauffe et s'enthousiasme.
Mais c'est encore à sa manière. Il ne cherche pas à peindre son émotion
par des phrases. Quand il a bien constaté que des chérubins de marbre,
qui n'ont pas l'air plus gros que de simples enfants, ont la main quatre
fois plus grosse que la sienne; que le fameux baldaquin du maître-autel
est _plus élevé que la tour de la Trinité de New-York_, et que le trône
de marbre, «sorte de siége poétique à l'usage des papes, a de même
l'élévation d'un clocher,» il s'abandonne, se dégèle et se détend; et le
voilà qui, avec sa bonhomie accoutumée, décrit en peu de mots
très-simples, mais parfaitement sentis, son émotion et celle de son
enfant, qui, par parenthèse, met là, dans la couleur sobre et douce du
maître, un point lumineux très-charmant.
«En contemplant cet édifice immense, _si admirablement combiné dans
toutes ses parties_ (le voilà frappé par la véritable grandeur de
l'oeuvre), je ne pus retenir des larmes d'admiration. Le petit Édouard
lui-même fut ému, quoiqu'il eût passé la moitié de sa vie à voir des
monuments. Il se serra contre moi en murmurant: _Qu'est-ce que c'est?
qu'est-ce que c'est? Est-ce une église_?
«La nuit s'avançait et l'obscurité ajoutait à l'effet de la basilique.
L'atmosphère avait quelque chose d'enivrant, car ce lieu sacré a son
atmosphère différente de celle du dehors. Je sortis avec la conviction
que si jamais la main de l'homme a élevé un temple digne de la majesté
divine, c'est incontestablement celui-ci.»
Suivons encore un peu Cooper dans son voyage à travers Rome, puisque
c'est la meilleure révélation que nous avons de son caractère et de sa
nature d'esprit. Il se moque gaiement des émotions de commande et de
pompeuses descriptions.
«Des descriptions peuvent-elles donner une idée du Colisée? Ce n'est pas
la grâce, ce n'est pas la beauté qu'il faut chercher dans ces travaux
des Romains: c'est l'immensité, la grandeur gigantesque, panthéiste, que
ni peinture, ni langage, ni phrase ne peuvent reproduire.»
Et puis, il ajoute, pour résumer ses rêveries:
«Des circonstances, qui me sont personnelles, me font trouver plus de
charmes à l'aspect de ces ruines. Il y a quelques mois, j'errais sur les
bords du Mississipi. Je suis aujourd'hui sur ceux du Tibre. J'ai passé
d'un extrême à l'autre, du berceau d'un peuple enfant au tombeau d'un
peuple mort. J'ai vu des forêts encore vierges, des cités naissantes,
des institutions nouvelles, des nations jeunes et actives, travaillant à
se constituer, ayant leur carrière de gloire ou de honte à parcourir,
tournant le dos au passé, et les yeux fixés sur l'avenir. Et me voilà
entouré de colonnes renversées, de temples démolis, de palais de niveau
avec le sol, au milieu des derniers vestiges d'un peuple qui a fait son
temps et qui est enseveli. Là, je sentais en mon coeur l'espérance vive
et joyeuse; ici, je sens le triste et morne souvenir.»
On le voit, c'est toujours l'Américain qui compare, ce qui ne l'empêche
pas de sentir. En parlant du Panthéon de Rome: «Une vaste rotonde
voûtée, solidement construite, sans soubassement, éclairée par une
ouverture élégante qui permet de voir le ciel à découvert, offre un
ensemble si nouveau, pour ne pas dire si sublime, qu'on oublie les
impressions de l'extérieur. La conception de cet édifice est une des
plus belles qui existent en architecture. Le trou circulaire du centre
laisse entrer assez le jour, et l'oeil, après avoir parcouru la noble
voûte, sonde le vide azuré de l'espace infini. La disposition matérielle
du local satisfait l'esprit, et celui de nos sens, qui atteint le plus
loin, entraîne l'imagination vers la puissance et la majesté suprêmes.
L'espace sans limites est le meilleur prototype de l'éternité.»
Cet examen de Rome fut rapide, et Cooper ne vit qu'une partie des
choses; mais tout ce qu'il a vu, il l'a apprécié ou critiqué presque
toujours avec un très-remarquable discernement. Quand on songe que
c'était en 1838 et que, jeune encore, il n'avait certes pas reçu, dans
son pays, une éducation d'artiste; qu'il avait de la fortune, de la
considération, aucun sujet de dépit byronien contre sa patrie, et ce
calme de tempérament qui lui faisait compter ses pas dans la nef de
Saint-Pierre avant de rien regarder, on reconnaît qu'il est doué d'une
organisation très-complète et très-saine; et cette sorte d'universalité
d'esprit, cette grande logique éclairée d'une sereine lumière, ce
contraste même de la prudence et de l'entraînement qui trouvent le moyen
d'aller ensemble, expliquent la fécondité de son talent, la pureté de
ses conceptions et la puissance de cette belle création de Nathaniel qui
résume et le respect des civilisations progressives et l'amour de la
primitive liberté.
Cooper fut assez intimement lié, à Paris, avec la Fayette. Il traversa
sans crainte et sans malaise la grande crise de l'invasion du choléra;
il assista aux événements du cloître Saint-Merry; il lut reçu en visite
particulière par Louis-Philippe, et ne se fit pas d'illusions sur la
franchise du monarque citoyen. Il faut lire, dans ses lettres, datées de
Paris, 1832, le détail piquant de cette entrevue et les conversations
intéressantes de la Fayette avec Cooper sur la situation de l'époque.
Tout cela est fort bien résumé, et les quelques traits descriptifs qui
encadrent ces entrevues sont de ceux qui font très-bien _voir_ en peu de
mots. Dans ses romans, Cooper est sujet à des longueurs; dans ses
souvenirs personnels, il est concis et touche juste, il met en saillie
les endroits et les personnes, tout en vous menant rapidement. Lorsqu'il
raconte la cérémonie du lavement des pieds, à Rome, il rencontre une
figure intéressante et l'esquisse largement. «Chose étrange, que ces
nobles oppresseurs pensant réparer toute une année d'inflexible orgueil
par une seule soirée d'humilité!... J'entrai dans la salle du bain. Je
vis six pèlerins sales et en haillons qui ôtaient leurs souliers et
leurs bas. On apporta les bassins, et les nobles romains se mirent à
l'oeuvre. Mon oeil s'arrêta sur un des mendiants les plus laids et les
plus déguenillés, et de là s'abaissa sur le grand seigneur agenouillé
devant lui. Ce dernier avait un costume ecclésiastique; sa figure était
belle; ses yeux noirs et sombres communiquaient à tous ses traits une
expression sinistre.
«Monsieur, demandai-je à mon voisin, pourriez-vous me dire le nom du
gentilhomme qui essuie les pieds de ce mendiant?
--Quel gentilhomme, monsieur? Celui qui porte le diable sur sa face?
--Précisément.
--C'est don Miguel, ex-tyran de Portugal.»
Cooper a eu et a encore une véritable foule d'imitateurs. Le succès
européen de ses romans sur l'Amérique a fait éclore par centaines, sous
la même forme, les récits de voyages, les événements maritimes, les
combats avec les Indiens, les établissements de colons dans le désert,
et l'on ne s'est même pas gêné pour tâcher de reproduire la solennelle
figure de Nathaniel. Grâce à toutes ces imitations, nous nous promenons
en esprit, à cette heure, dans les solitudes les plus lointaines, et
nous connaissons les moeurs des animaux les plus féroces ou des hommes
les plus étranges. Mais quelque instruction et quelque amusement que
nous puissions trouver dans ces récits, les copistes de Cooper auraient
tort de croire qu'en le continuant ils le remplacent. Nous ne regrettons
pas que, faute d'une grande et forte personnalité, on s'adonne à
l'imitation d'un bon maître. Si l'on a pour soi de l'observation, de la
mémoire, et un fonds de souvenirs de voyages intéressants et de
spectacles dramatiques, on est encore lu avec curiosité, et si on ne
fait de l'art, on répand au moins des notions instructives sous une
forme qui les popularise. Mais il suffit de lire le premier venu de ces
ouvrages, pour sentir la supériorité incomparable du modèle. On est
pourtant aujourd'hui plus _habile_ que Cooper dans son propre genre; on
a pénétré plus avant dans les déserts; on a vu plus de choses et on sait
mieux le métier de conteur, devenu, en Amérique, une sorte de
concurrence. Seulement, quoi qu'on fasse, on n'est pas soi-même, et on
n'est pas Cooper. On a plus de verve et on précipite les incidents
dramatiques; mais, par cela même, on n'attache pas, on ne persuade pas
autant; et ce grand fonds de vérité saine, cette pureté d'âme et de
forme, cette individualité tranquille d'un génie fécond et bien portant,
on ne l'a pas, et on ne peut pas se l'inoculer.

Août 1836.


VII
GEORGE DE GUÉRIN

«George-Maurice Guérin du Cayla naquit au château du Cayla, département
du Tarn, vers 1810 ou 1811. Sa famille était une des plus anciennes du
Languedoc. Il commença ses études à Toulouse, et les acheva au collège
Stanislas, à Paris, sortit du collège de 1829 à 1830, passa près d'une
année en Bretagne[7], revint à Paris, y développa ses facultés, mais par
un travail sans suite, abandonné et repris souvent. Sa vie jusqu'à son
mariage, qui eut lieu en 1838, fut très-simple, nullement littéraire
dans le sens extérieur que l'on donne à ce mot. Il n'aborda jamais aucun
journal, ne publia rien, et partagea son temps entre ses lectures, ses
secrètes études poétiques, et te monde qu'il aimait beaucoup. Il mourut
l'année dernière, au château du Cayla, chez son père, ne laissant que
des fragments, et en très-petit nombre.»
[Note 7: Chez M. de Lamennais, qui s'occupait alors de l'éducation de
plusieurs jeunes gens. George Guérin fut confié à ses soins, et
perfectionna chez lui ses études. M. de Lamennais a conservé de cet
élève un souvenir affectueux et bienveillant. «C'était, nous a-t-il dit,
un jeune homme timide, d'une piété douce et timorée, d'une organisation
si frêle qu'on l'eût crue près de se briser à chaque instant, et ne
montrant point encore les facultés d'une intelligence remarquable.»]
Telle est la courte notice biographique qui nous a été transmise sur un
talent ignoré du lui-même, et révélé seulement à quelques amis,
aujourd'hui désireux de rendre hommage à sa mémoire par la publication
d'un ou deux fragments de poésie, seul héritage qu'il ait laissé, comme
malgré lui, à la postérité. Après avoir lu ces Fragments, nous nous
sommes engagé à cette publication avec ce sentiment de profonde
sympathie que chacun éprouve pour le génie moissonné dans sa fleur, et
croyant fermement accomplir un devoir envers le poëte comme envers le
public. Après la mort à la fois pénible et dramatique d'Hégésippe
Moroau, cette notice et ces citations méritent quelque attention. S'il y
a une certaine similitude dans ces mélancoliques destinées, dans ces
gloires méritées, mais non couronnées, dans ces morts prématurées et
obscures, il y a contraste dans la nature du talent, dans le caractère
de l'individu, dans les causes du dégoût de la vie (car il y a spleen
chez l'un et chez l'autre), il y a surtout matière à des réflexions
différentes. Les nôtres seront courtes et respectueuses, car la douleur
de George Guérin fut silencieuse et noblement portée jusqu'à la tombe.
Devant tant d'exemples de poésies et de morts _spleeniques_ que notre
siècle voit éclore et inhumer, le moraliste a un triste devoir à
remplir. Le désir inquiet des jouissances matérielles de la vie et le
besoin des vulgaires satisfactions de là vanité, devenus des causes
d'amertume, de colère et de suicide, ne sauraient être réprimés par de
trop sévères arrêts, et la pitié sympathique qu'inspirent de telles
catastrophes doit trouver son correctif dans une critique austère et
courageuse. L'auteur du poétique drame de _Chatterton_ l'a bien senti;
car il a placé auprès du martyr de l'ambition littéraire un quaker
rigide dans ses moeurs et tendre dans ses sentiments, qui s'efforce de
relever tantôt par la sagesse, tantôt par l'amour, ce coeur amer et
brisé. Mais en face d'une douleur muette, comprimée, sans orgueil et
sans fiel, au spectacle d'une vie qui se consume faute d'aliments
nobles, et qui s'éteint sans lâche blasphème, il y a des enseignements
profonds que chacun de nous peut appliquer à soi-même dans l'état social
ou nous vivons aujourd'hui. Le simple bon sens humain peut alors
remonter aux causes et prononcer, entre le poëte qui s'en va et la
société qui demeure, lequel fut ingrat, oublieux, insensible.
George Guérin ne fut ni ambitieux, ni cupide, ni vain. Ses lettres
confidentielles, intimes et sublimes révélations à son ami le plus cher,
montrent une résignation portée jusqu'à l'indifférence en tout ce qui
touche à la gloire éphémère des lettres. «Il portait dans le monde
(c'est ce même ami qui parle) une élégance parfaite, des manières
pleines de noblesse et un langage exquis, ne jetait pas d'éclat, n'avait
pas de trait, mais quelque chose de doux, de fin et de charmant que je
n'ai vu qu'en lui, et dont l'effet était irrésistible, il aimait
extrêmement la conversation; et quand il rencontrait par hasard des
gens qui savaient causer, il s'animait et jouissait de ce qu'ils
disaient comme il jouissait de la musique, des parfums et de la
lumière.» Il était malade, et sa paresse à produire, sa paresse à vivre,
s'il est permis de dire ainsi, sans hâter sa mort, empêchèrent peut-être
l'effort intérieur qui pouvait en conjurer l'arrêt. Ce n'est donc pas
directement à la société qu'on peut imputer cette fin prématurée, mais
c'est bien à elle qu'on doit reprocher hautement et fortement cette
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