Autour de la table - 02

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implanter le progrès. Cela fait, la guerre cesse, les combattants
s'apaisent, et les vainqueurs sont les premiers à tendre la main aux
morts illustres. Cette nouvelle réaction en leur faveur est quelquefois
aussi ardente que l'a été celle qui les a dépossédés du rôle de modèles.
En deux ou trois siècles, les grands noms sont faits, défaits ou
refaits. Ils ne sont réellement consacrés qu'après l'épuisement des
réactions contraires; et alors, on sent pour eux une indulgence absolue,
qui n'est que justice absolue. De même qu'il n'est pas de grand
personnage historique qui n'ait eu dans sa vie quelque erreur ou quelque
tache, il n'est pas de grand artiste qui n'ait eu son côté faible ou
désordonné, et dont on ne puisse dire: il fut homme; ce qui n'empêche
pas d'ajouter: il fut grand.
Quand vous regardez les _Noces_ de Paul Véronèse, songez-vous à
critiquer les costumes, le local, les accessoires si peu appropriés au
temps et au sujet? La _Diane_ de Jean Goujon ne pèche-t-elle pas contre
toutes les règles de la statuaire du Parthénon? Sa riche et étrange
coiffure est-elle en rapport logique avec sa nudité? Les _Grâces_ de
Germain Pilon ne sont-elles pas de pure convention, comme formes et
comme ajustement? Quels sont les habitants d'une planète supérieure à la
nôtre qui ont posé pour _Moïse_, pour les _Sibylles_, pour l'_Adonis_ de
Michel-Ange? Si vous jugez avec le compas et avec le raisonnement, tous
ces chefs-d'oeuvre sont inadmissibles dans votre musée. Vous y recevrez
tout au plus l'Apollon du Belvédère, un bien joli petit monsieur, mais
qui ne pèse pas beaucoup auprès du _Christ vengeur_ de Michel-Ange. Il
est cependant plus élégant, plus correct. Il dut être l'idéal des dames
de son temps, alors qu'on se représentait le dieu des vers frisé et
parfumé comme Alcibiade. Il est charmant, ne vous fâchez pas, et le
Christ de la chapelle Sixtine, avec ses formes athlétiques et sa pose
terrifiante, n'est que sublime.
Permettez-moi de vous dire: Oui, Victor Hugo a des fantaisies Watteau
tout au beau milieu de ses fièvres dantesques; oui, ses statues ont des
jambes trop longues ou des poitrines trop étroites, comme celles des
divinités de Jean Goujon, ou des têtes trop grosses et des jambes trop
courtes, comme quelques-uns des personnages de Michel-Ange; oui,
l'ornement est quelquefois trop capricieux et trop prodigué chez lui,
comme chez Paul Véronèse, Titien, Giorgione et tous les artistes de la
Renaissance. Et c'est pour cela qu'il est un maître que l'on peut, que
l'on doit nommer à côté de ceux-là; c'est pour cela que, n'étant pas
toujours correct et charmant, il a, lui aussi, le malheur de n'être que
sublime.
--Allons, dit Théodore, je me laisse aller à tout ce que vous voudrez,
pourvu que vous me prouviez par quels endroits il est synthétique. Au
moins tous ceux que vous venez de me citer ont été d'accord avec
eux-mêmes; mais Victor Hugo ne me semble pas être _quelqu'un_, tant il
est multiple dans sa fantaisie. Je vous accorde qu'il a résumé par la
parole la grande peinture et la grande sculpture, qui ne semblaient pas
pouvoir y être contenues: c'est pardieu bien pour cela que je lui
reproche de n'avoir rien à lui en fait d'idées. Le talent est immense,
mais l'âme est incomplète, incertaine ou insaisissable. Voyons quelle
définition vous me donnerez d'un génie si chatoyant et si déréglé?
--Je vous répondrai comme je viens de le faire, en vous donnant, jusqu'à
un certain point, gain de cause, sauf à vous dire qu'on perd plus
souvent les bons procès qu'on ne les gagne, quand on plaide contre une
idée qui fait loi dans certains esprits. Je voudrais en vain vous
convaincra; si vous avez un parti pris contre les organisations à grande
extension, vous me direz toujours, et de tous, même de Shakspeare, et
surtout de Shakspeare: «Je veux qu'il se résume, qu'il se retienne,
qu'il se prononce, qu'il se fixe... ou qu'il se taise!»
--Ce serait dommage quant à celui-ci, dit avec aménité le bon Théodore;
et j'aime mieux lui passer ses excès. Mais expliquez-moi ce que vous
entendez par génie à grande extension?
--L'extension dans tous les sens, et c'est là ce qui caractérise les
véritable maîtres. Quand le divin Homère, au moment de mettre en
présence ses héros de cent coudées, s'interrompt tout à coup pour
décrire minutieusement le bouclier chargé de sujets et de figures, et
non-seulement l'objet d'art, mais encore les sept couches de cuir ou de
métal qui en assurent la solidité, il est certain qu'il pèche contre la
règle de la composition et contre l'intérêt dramatique, impitoyablement
suspendu pour faire place au goût de l'artiste et à la science de
l'armurier. Si quelqu'un se permettait aujourd'hui pareille chose....
--Victor Hugo se le permet! il vous arrête sur un détail, sur un
incident, et, après avoir bien posé son idée, il vous leurre de la
conclusion ou vous la fait attendre, par une véritable promenade de
propriétaire dans tous les palais de sa fantaisie.
--C'est vrai! répondit Julie. Qu'il soit donc maudit, le maladroit, et
qu'il s'en aille au panier de Théodore, avec ce bavard d'Homère, cet
insensé de Dante et ce possédé de Michel-Ange.
Et, comme Théodore riait de l'indignation de notre belle amie,
j'ajoutai:
--J'ai fini mon plaidoyer, car je ne vois rien de mieux que la
conclusion de Julie. A toutes vos critiques, nous répondrons: _c'est
vrai_; et vous voilà empaillé, cristallisé, momifié dans votre victoire
avec deux ou trois grands noms, Boileau, Voltaire, Racine, tout au plus.
--Et Raphaël, s'il vous plaît! et La Fontaine, et Béranger, et tant
d'autres qui ont du se contenir et se coordonner!
--Oh! certes, vous êtes en bonne compagnie, et vous nous rendriez jaloux
si vous en aviez le monopole: mais vous ne l'avez pas; nous réclamons.
--Vous n'en avez pas le droit; si vous admirez sincèrement les miens,
vous ne pouvez pas admirer les vôtres sans restriction.
--Il en est pourtant ainsi, et notre tolérance pour ce que vous appelez
nos défauts nous rend plus heureux et plus riches que vous puisque à la
liste de votre Panthéon, que nous signons des deux mains, nous pouvons
ajouter celle de tous ces pauvres qui s'appellent saint Jean, Homère,
Shakspeare, Michel-Ange, Puget, Beethoven, Byron, Mozart....
--Celui-là est à moi, je le retiens! s'écria Théodore.
--Allons donc! Est-ce qu'il est digne de votre sanctuaire? dit Julie. Et
don Juan? Vous ne voyez donc pas que c'est du romantisme?
--Je ne veux pas, répondit Théodore, que vous m'enrégimentiez dans une
école. Je ne suis pas si pédant que vous croyez, belle anarchiste. Je
n'ai jamais fait la guerre qu'à l'étiquette placée sur l'oeuvre du
romantisme, et si l'on n'eût jamais traité Racine de crétin, et
Despréaux de _monsieur_ Boileau, j'aurais laissé dire qu'il ne fallait
plus de lisières à la forme. Mais, sortons de ces distinctions qui
deviendraient trop subtiles et insolubles, si nous voulions ranger les
grands noms du passé, et même ceux du présent, en deux classes
tranchées. C'est au point de vue philosophique que je veux envisager les
choses: c'est à ce point de vue que je vous avoue ma préférence pour les
génies à idées nettes et à volontés soutenues; c'est à ce point de vue
que je vous demande si, en fait de génie, le premier rang appartient,
selon vous, à ceux qui ont le plus de défauts et non à ceux qui en ont
le moins?
--Voilà une question insidieuse et mal posée, dit Julie. Il faut nous
demander lequel nous préférons, du génie qui a le plus de qualités ou de
celui qui a le moins de défauts. Alors nous vous répondrons, c'est le
premier. Prenez vos balances, homme sage, et pesez la Nuit de
Michel-Ange avec la Vénus de Médicis; vous trouverez la première
beaucoup plus lourde d'invraisemblances et de sublimités; la seconde,
beaucoup plus légère de toutes façons; l'une réelle et jolie, qui vous
porte à la sensualité, l'autre impossible, mais idéale, et qui vous
porte à l'enthousiasme.
--Est-ce donc à dire, reprit Théodore, qu'il n'est possible d'avoir de
grandes puissances qu'à la condition d'avoir de grandes erreurs?
--Eh! eh! peut-être, dit Louise, qui semblait lire le journal et ne pas
écouter la conversation. L'inspiration n'est peut-être jamais complète
si elle ne s'est permis, à ses heures, d'être excessive; et il y a
longtemps que quelqu'un a dit; Là où il n'y a pas trop, il n'y a jamais
assez. Je crois que si l'on épluchait tes idoles, mon cher Théodore, on
y trouverait plus d'incorrections et de disproportions que tu n'en veux
avouer; et si, dans ce musée que tu t'es arrangé, il s'est glissé
quelqu'un d'incontesté, je crains fort qu'il ne soit pas incontestable,
ou qu'il ne soit pas tout à fait digne d'y prendre place.
--Allons, dit Théodore, me voilà battu, puisque la grand'mère s'en mêle.
Qui croirait à tant d'enthousiasme révolutionnaire sous ces bons et
chers cheveux blancs? Mais encore une fois laissons la question
littéraire, puisque vous voilà tous contre moi. Résolvez-moi seulement
la question philosophique. Dites-moi où est la synthèse par vous aperçue
dans ces deux nouveaux volumes.
Sommé de répondre, je répondis:
--Ces deux volumes sont une histoire personnelle. Vous demandez une
synthèse; eh bien, l'odyssée intellectuelle d'une existence de poëte,
c'est, j'espère, une synthèse qui se dégage et s'affirme. Faut-il y
trouver un titre plus explicite pour vous que celui de _Contemplations_;
appelons cela, si vous voulez, «Journal d'une âme.» Toute analyse bien
faite implique une synthèse prochaine, inévitable. Toutes les fois que
vous me peindrez admirablement et fidèlement comment une certitude vous
est apparue, j'en conclurai que cette certitude vous est déjà acquise;
et, quelle qu'elle soit, je ne vous accuserai plus de n'en avoir et de
n'en vouloir aucune.
Or, cette analyse s'est faite lentement, à travers de grandes agitations
et de terribles désespoirs; raison de plus pour qu'elle prouve. Il ne
faut point parler de ces choses-là trop à son aise. La plupart des
intellects humains est portée à une certaine docilité qui n'est pas le
fait des grands poëtes. Ceux qui, comme vous, s'absorbent de bonne heure
dans les études philosophiques vivent de bonne heure sur le fonds amassé
par les autres, et se font aisément un ensemble d'idées à leur usage.
Tout adepte d'une science posée et définie procède du connu à l'inconnu,
et, traîné sans secousse dans la voiture suspendue et arrangée par ses
maîtres, avance avec une tranquillité sage vers les sublimes horizons.
Le vrai poëte n'est pas né métaphysicien. Ce qu'il a appris facilement,
il l'oublie de même. Emporté par ses propres ailes, il veut aller au
hasard, tout tirer de son propre fonds et découvrir tout sans rien
chercher. Il ne médite guère; il rêve et contemple, il s'agite et il
souffre. Instrument exquis, il ne peut vibrer que sous un souffle libre
et divin. Nulle main humaine ne peut effleurer ses cordes sans les
briser ou les faire détonner.
Souvenez-vous que la poésie ne s'enseigne pas. Vous ferez des savants,
des industriels, des érudits, des géomètres, des théologiens, des
administrateurs, des virtuoses même; vous donnerez tout par
l'éducation, hormis la haute révélation de l'art, hormis l'inspiration
de la véritable poésie. Aucun livre, aucun professeur, aucun
enseignement, aucun conseil même, n'a jamais pu et ne pourra jamais
faire un poëte, un artiste; ne vous étonnez donc pas qu'un vrai poëte
vibre et frissonne à tous les vents qui passent. Plus il est grand, plus
le tressaillement est profond et invincible.
Vous vous levez tranquille et serein, vous, mon digne et cher ami. Vous
mettez votre manteau ou votre chapeau de paille, selon le temps qu'il
fait. Vous sortez avec un livre ou avec le souvenir d'un livre pour
regarder la nature et vous-même; et si votre propre logique s'en mêle,
c'est grâce à une foule de notions acquises qui vous ont fait un
tempérament doux, une philosophie soutenue, une individualité arrêtée:
je ne dis pas arrêtée stupidement et à jamais, Dieu m'en garde! mais
sagement et patiemment expectante. Tel n'est pas le poëte.
Il n'a dans l'arsenal de sa rêverie ni parapluie, ni paratonnerre, ni
livre qui lui serve d'arbitre, ni fonds de souvenirs classiques vénérés
et redoutés qui lui soit un thermomètre. Il s'en va à travers les champs
et les bois, ne commandant à aucun être, à aucune chose, attendant, naïf
et fièrement désarmé, que les choses et les êtres lui parlent, que
l'orage le ploie, que la fleur l'enivre, que le soleil l'embrase, que
les flots de la mer l'accablent; et ce qu'il aura vu, ce qu'il aura
senti, il vous le dira au retour; mais ne lui demandez pas au départ ce
qu'il vous rapportera de sourires ou de larmes, d'enthousiasme ou de
désolation. Il ne s'appartient pas. Si son âme est souffrante, il
remplira de deuil l'univers qui le force à chanter en mineur ou en
majeur, selon l'accord de sa lyre. S'il est heureux pour un moment, la
création lui révélera son éternelle beauté, son éternelle sagesse; mais
n'exigez pas que demain confirme aujourd'hui, ni qu'aujourd'hui soit la
conséquence apparente d'hier.
L'âme du poëte est mobile; si elle renfermait Minerve tout armée, elle
ne serait plus inspirée. Elle est faible et changeante à votre point de
vue: c'est-à-dire qu'elle est douée d'une force et d'une ténacité dont
vous ne pouvez distinguer et définir la source cachée. Il y a en elle un
mystère qui échappe à votre analyse et que peut seule vous révéler l'âme
qui possède et subit cette fatalité, tantôt délicieuse, tantôt
effroyable.
--Est-ce à dire, demanda Théodore, que le poëte soit un souverain
absolu, irresponsable? C'est admettre une royauté de droit divin contre
laquelle je vous avertis que je me révolte absolument.
--Oh! vous êtes libre de vous révolter, s'écria Julie. La poésie manque
absolument de mouchards et de gendarmes pour s'imposer aux
récalcitrants; c'est ce qui fait la force de son empire.
Le droit du poëte est toujours inoffensif, puisque chacun peut s'y
soustraire. L'usage bon ou mauvais de ce droit est le châtiment ou la
récompense de celui qui l'exerce. S'il ne soufflait que fureur et
désespoir, il rétrécirait son influence à celle des passions du moment;
mais quand il fait rayonner le beau et le vrai, il l'étend à jamais à
toutes les âmes. Quand la sienne est foncièrement belle et magnanime,
ses amertumes passent, Dieu les dissipe, et l'humanité toute entière
reçoit le bienfait de son inspiration.
--A la bonne heure! répondit Théodore; l'Apocalypse est une splendide
vision, mais elle se complaît dans trop de châtiments qui font Dieu
vindicatif et méchant. Saint Jean en rappela et prêcha l'amour, après eu
avoir prêché la colère.
--C'est, lui dit Julie en riant, qu'il avait trouvé sa synthèse.
Est-elle moins belle et moins vraie, parce qu'il a prédit la chute des
étoiles?
--Je crois, dis-je à mon tour, que nous arrivons à être tous d'accord.
Théodore nous accorde que les sibylles et les prophètes sont des esprits
très-orageux, et qu'ils n'en sont pas moins une grande famille
d'inspirés. Il me semble que Julie nous accorde aussi quelque chose:
c'est que l'inspiration est un trépied ou la vérité ne se révèle pas à
tout moment sereine et lucide, et que l'homme, quelque puissant, quelque
excité qu'il soit, est toujours cet être _obscur_ et torturé dont le
poëte lui-même nous exprime la douleur et la misère avec des cris si
profonds et si vrais. Donc ce poème, cette vie si troublée, si
_ondoyante et diverse_, comme eût dit Montaigne, est une suite de crises
fatidiques où l'effort gigantesque retombe parfois sur lui-même en
magnifiques divagations. C'est à ce prix que la lumière est aperçue dans
de meilleures jours, et c'est alors que le poëte trouve de ces clartés
grandioses qui couronnent son oeuvre et qui tout à coup le mettent
d'accord avec les plus grands et les plus sérieux penseurs de
l'humanité. Laissez-le donc lancer ces sinistres éclairs qui s'éteignent
trop vite à votre gré dans d'imposantes ténèbres. Ardent et sombre par
la nature de son génie, il a la flamme des volcans, leurs mystères
effrayants, leurs terribles explosions, leurs fêtes infernales; mais
ramené à Dieu par la douleur, après des crépuscules d'une suave
mélancolie, il a des splendeurs de soleil. La sérénité de l'espérance ne
peut habiter facilement cette âme froissée. Ne lui demandez pas les
molles quiétudes de l'inexpérience, les faciles mansuétudes de l'oubli.
C'est un archange foudroyé qui parle en elle, et ses heures de
soumission sont comptées. Il est né pour la lutte, il luttera toujours;
mais sa logique ardente consistera à savoir triompher toujours des
noires pensées et des amers abattements qui le torturent. L'humilité
chrétienne n'est pas son fait. Il est trop fort pour se soumettre avant
d'avoir trouvé à sa soumission une raison supérieure. Écoutez-le
constater la fatalité des choses suprêmes:
Je sais que vous avez bien autre chose à faire
Que de nous plaindre tous,
Et qu'un enfant qui meurt, désespoir de sa mère,
Ne vous fait rien, à vous!
* * * * *
Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue,
Que l'oiseau perd sa plume et la fleur son parfum,
Que la création est une grande roue
Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu'un.
* * * * *
Nos destins ténébreux vont sous des lois immenses,
Que rien ne déconcerte et que rien n'attendrit;
Vous ne pouvez avoir de subtiles clémences
Qui dérangent le monde, ô Dieu, tranquille esprit!
Voilà, sons la forme de la résignation un amer et sublime reproche que
sentent bien ceux qui ont vu la grande roue du destin écraser l'objet de
leurs plus saintes amours. Mais le poëte qui ose interroger Dieu et
commenter ses arrêts implacables, reçoit de Dieu même une sublime
réponse au fond de son coeur, et il s'écrie tout à coup:
Dans vos cieux, au delà de la sphère des nues,
Au fond de cet azur immobile et dormant,
Peut-être faites-vous des choses inconnues,
Où la Couleur de l'homme entre comme élément!
--Attendez! nous dit alors Louise; nous voici arrivés, vous et moi, je
pense, aux mêmes conclusions. Moi aussi, j'ai lu tout le livre dans la
journée; j'ai été si bouleversée et si pénétrée, que j'ai écrit à
l'auteur sous le coup de mon émotion.
--Quoi, mère! dirent les jeunes gens, vous avez écrit à Victor Hugo que
vous ne connaissez pas? Montrez-nous votre lettre!
--Va la chercher sur la table, me dit-elle, et tu nous la liras. Je n'ai
jamais eu l'intention de la lui envoyer. Les gens célèbres sont écrasés
de lettres indiscrètes. La mienne m'a soulagée; peut-être
résumera-t-elle votre conversation.
Voici la lettre de Louise; elle avait pour épigraphe les vers que je
venais de citer:
Peut-être faites-vous des choses inconnues,
Où la douleur de l'homme entre comme élément!
«Ne dites plus _peut-être_, ô poëte! Cette chose inconnue, c'est un
monde meilleur, c'est un doux paradis parmi tous ces astres que votre
génie peuple d'êtres plus ou moins punis, plus on moins rachetés. Oui,
parmi ces mondes innombrables, où la vie prend tous les modes et toutes
les formes de l'existence, il en est un pour nos enfants morts, pour ces
êtres appelés dans toute la fleur de leur innocence et de leur beauté.
C'est un monde heureux et plus élevé dans la sphère de l'esprit que le
nôtre. Nos larmes, qui sont des prières, et notre foi, qui est un
mérite, nous donneront le droit d'y pénétrer pour les y revoir. Elles
sont le ciment du pont invisible jeté sur les abîmes du ciel entre cet
Éden et notre terre d'exil.
«Vous le savez, vous l'avez dit, et vous l'avez dit comme personne au
monde ne saurait le dire: nos désirs et nos aspirations sont, au-delà de
ce monde étroit qui nous retient, le vrai monde, le monde réel; nos
malheurs et nos désastres ici-bas sont le rêve qui passe; les choses
célestes que nous croyons rêver sont le monde durable et assuré; et le
jugement qui nous emporte vers les régions funestes ou délicieuses de
l'univers, c'est notre liberté qui le prononce, c'est notre élan qui
imprime la direction de notre vol. Sous des figures et des symboles
divers, cette croyance est celle de tous les grands esprits de tous les
temps, des grands philosophes, des grands saints et des grands poëtes.
C'est celle de Byron et la vôtre; et quand votre pensée entrevoit cet
espoir et s'y élance, elle est une puissante autorité de plus dans la
somme de nos croyances et dans le trésor de notre foi.
«Songez-y, là-bas, sur votre rocher, il ne faut pas vous éteindre et
mourir comme les rois dans l'exil.
Agité de fureurs prophétiques, il faut sortir de cette tourmente et vous
oublier vous-même, pauvre père, homme désolé, souverain banni! Il ne
faut penser à vous que pour penser à tous; et vous, le plus souffrant de
tous, devenir le consolateur et le soutien de tous. C'est la mission du
poëte, car le vrai poëte est un voyant, et c'est en vous que cette
puissance exceptionnelle se manifeste le plus vivement de nos jours.
«Je ne vous demande pas de nous consoler mollement ou hypocritement des
maux de ce monde. Non, votre mission n'est pas de plaire aux égoïstes;
elle n'est peut-être pas non plus d'aggraver nos peines par une peinture
effroyable de la vie humaine et des fatalités de l'histoire. Le cadre de
vos tables est plus vaste, et sur la pierre de votre Sinaï, si vous
voulez parler à tous, c'est du Dieu bon qu'il faut leur parler.
«Vous l'avez compris, vous l'avez fait. Il y a toute une révélation dans
le livre que vous appelez _Aujourd'hui_. Quel autre que vous, dans ce
temps de petitesse intellectuelle et de scepticisme farouche, pouvait
espérer de la formuler et de la faire entendre? Ce don est plus grand,
plus sérieux que ne s'en doutent la plupart de ceux qui vous lisent, et
vous inspirez beaucoup d'enthousiasmes littéraires qui sont d'instinct
plus que de réflexion.
«Peu importe; si l'esprit que charme ou transporte votre parole est
saisi, à son insu, par la profondeur de votre pensée, il s'est élevé de
beaucoup au-dessus de lui-même, et vous avez ébranlé en lui le petit
édifice de sa froide raison au profit des croyances supérieures.
«Osez donc! On sait bien que ce n'est pas le courage qui vous manque
vis-à-vis des événements, mais peut-être n'avez-vous pas encore,
vis-à-vis de votre idéal, toute la confiance que vous lui devez. De là
peut-être ces angoisses, ces troubles mortels à l'idée de la
destruction, ces noires imaginations, ces frissons sur le trépied sacré.
Une sorte de panthéisme grandiose vous agite, la lumière vous inonde;
puis l'horreur des ténèbres vous saisit.... Ah! devrait-on, adepte
impatient, vous demander d'apaiser ce désordre sublime? Quel oracle
antique, parlant par la bouche des poëtes mystérieux et des prophètes
terrifiés, a mieux dépeint cette fièvre de l'inconnu qui vous dévore,
cette sueur froide que l'abîme côtoyé fait passer sur votre front, ces
transports de Titan, ces abaissements de rêveur, cette audace désespérée
et ces déchirements profonds; puis ces doutes, ces vertiges, cette
attraction des ténèbres, ce besoin de se reposer dans le vague de la
faiblesse humaine?
«Qui a jamais révélé dans des mots aussi grands que l'idée, dans des
images aussi colossales que le chaos, une lutte de cette nature et des
tourments intérieurs de cette portée? Personne! Le mal est nouveau, il
appartient à notre génération placée entre la foi et la négation, entre
l'espérance et le blasphème, entre la fureur sauvage et
l'attendrissement divin. Vous êtes la plus impétueuse personnification
de ce mal sublime, depuis le Manfred de Byron; vous êtes l'Hamlet des
temps modernes qui va s'arracher à la tombe d'Yorick et s'écrier, en
laissant retomber dans la fosse muette le crâne vide: «L'âme est
ailleurs!»
«Oui, oui, elle est ailleurs! Sortez-nous de vos doutes, et sortez-en
vous-même. Le temps est venu pour vous de terrasser l'esprit sombre
contre lequel vous avez si vaillamment lutté. Arrachez-vous de ces
tombeaux; laissez dormir ces ossements. Montez sans crainte vers ces
régions éclatantes où des images célestes, souvent entrevues, vont se
montrer à vous, plus limpides et plus sereines. Cherchez votre Béatrix
dans les cercles divins. Toute vision de poëte emporté dans l'extase est
une vérité pour qui sait lira à travers le symbole. Incompris, les
prophètes sont des insensés, et c'est ainsi que, de leur temps, le
vulgaire les juge.
«La vision de Platon, contemplant les âmes cramponnées à la poulie qui
les monte ou les descend dans le milieu dont le mal ou le bien de leurs
désirs les rend avides, est une folle imagination pour qui ne veut pas
dégager l'esprit de la lettre. Ces figures naïves de l'antiquité ne font
plus sourire quand on en a saisi le sens, et vos images à vous,
empreintes de toute la poésie de l'art moderne, s'éclaircissent plus
aisément pour laisser passer la vérité.
«Vous nous annoncez _Dieu_, vous nous annoncez la _fin de Satan_, déjà
esquissée si magnifiquement:
Et Jésus, se penchant sur Bélial qui pleure,
Lui dira: c'est donc toi!
* * * * *
Tout sera dit: Le mal expirera, les larmes
Tariront; plus de fers, plus de deuil, plus d'alarmes;
L'affreux gouffre inclément
Cessera d'être sourd et bégaîra: Qu'entends-je?
Les douleurs finiront; dans toute l'ombre, un ange
Crîra: COMMENCEMENT!
«Soyez pour nous ce génie bienfaisant qui, dans la petite sphère du
temps mesuré à nos destinées, nous fera entendre une de ces paroles qui
ne meurent pas avec nous; et si une pensée de doute, une sueur de
défaillance traversent quelquefois votre nouvelle contemplation,
recueillez dans l'air lointain ce cri d'une voix faible, mais sincère,
qui vous dit: «Marchez!»
--Oui, oui! s'écria-t-on autour de la table, qu'il marche et qu'il voie!
Et Julie ajouta:
--Il a assez vu la terre et les monstres qui rampent à sa surface, la
mort, la corruption, le silence, l'effroi, le néant! Le ciel commence à
se révéler à lui, et son oeil ardent interroge les destinées des astres.
Il en a encore peur, il les voit terribles, il y rêve des tourments et
des frayeurs inconnus aux hommes d'ici-bas; mais qu'il ouvre les yeux
encore plus haut, il y verra des lieux de délices, des sanctuaires de
rémunération, où l'âme qui a souffert et pardonné aux hommes leurs
clameurs, à Dieu son silence, trouvera dans une lumière toujours plus
pure, le mot toujours plus transparent de son obscure et triste destinée
d'aujourd'hui.
--Vous voilà dans le Ciel de Jean Reynaud, dit Théodore, et vous croyez
que votre poëte y montera avec lui?
--Il y montera de son côté par le chemin qui lui est ouvert, répondit
Julie; tous ceux qui ont des ailes se rencontrent à une certaine
hauteur, et là, le poëte voit clair dans la métaphysique comme le
métaphysicien dans la poésie. Croyez bien que déjà leurs rayons se
rencontrent et se pénètrent, à leur insu peut être, mais
inévitablement. Quand ces lumières divines se rallument sur la terre,
elles entrent dans toutes les grandes intelligences presque
simultanément.
--Vous arrangez tout cela à votre guise, reprit Théodore. Ces inspirés
ne sont nullement d'accord entre eux; Jean Reynaud n'admet guère les
purs esprits, et Victor Hugo veut anéantir la matière. Son monde futur
n'est qu'apparence et transparence, tandis que celui de Pierre Leroux
est encore plus positif que celui de Jean Reynaud; il nous interdit la
sortie de ce monde maudit, et j'avoue que son système, aussi beau, aussi
ingénieux, aussi éloquemment exposé que les autres, me paraît le plus
admissible.
--Dieu ne dira jamais le fin mot à aucun homme d'ici-bas, si grand que
cet homme puisse être, dit Ernest qui venait d'entrer et qui écoutait;
mais il envoie aux grands penseurs comme aux grands songeurs des rêves
qui ne différent pas tant les uns des autres que vous voulez bien le
dire. La forme varie dans l'imagination et dans le raisonnement, mais le
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