Autour de la table - 11

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pleures? Pour moi peut-être? Je le demande, de quelle
utilité est ma vie? Encore si nous avions la guerre; j'ai
quelque talent pour me battre, et je pourrais larder les
reins à quelques cosaques du Don. Mais en paix! A quoi
bon vivrais-je une centaine d'années?... Pour maudire les
Moscovites, pub mourir et devenir poussière! Libre,
j'aurai passé ma vie inaperçu, comme la poudre ou le
vin médiocre. Aujourd'hui que le vin est bouché et la
poudre bourrée, j'ai en prison toute la valeur d'une bouteille
ou d'une cartouche. Libre, je m'évaporerais comme
le vin d'un broc débouché, je brûlerais sans bruit, comme
la poudre sur un bassinet ouvert. Mais si l'on m'entraîne,
chargé de fers, en Sibérie, les Lithuaniens, nos frères, se
diront en me voyant passer: «Voilà ce noble sang, voilà
notre jeunesse qui s'éteint! Attends, infâme czar! attends,
Moscovite!» Un homme comme moi, Thomas, se ferait
pendre pour que tu restasses un moment de plus dans le
monde; un homme comme moi ne sert sa patrie que par
sa mort. Je mourrais dix fois pour te faire ressusciter, toi
ou le sombre poëte Konrad, qui nous raconte l'avenir
comme un bohémien. A Konrad. Je crois, puisque Thomas
le dit, que tu es un grand poëte; je t'aime, car tu ressembles
aussi à la bouteille: tu verses tes chants, tu inspires
le sentiment, l'enthousiasme!... mais nous, nous
buvons, nous sentons..., et toi, tu décrois, tu te dessèches.
A Thomas et à Konrad. Vous savez que je vous aime, mais on
peut aimer sans pleurer. Allons, mes frères, plus de tristesse;
car, si je m'attendris une fois et si je me mets a
larmoyer, alors plus de feu, plus de thé.
Il fait le thé.--Un moment de silence.
JACOB.--Quel long silence! N'y a-t-il pas de nouvelles
de la ville?
TOUS.--Des nouvelles!
ADOLPHE.--Jean est allé aujourd'hui à l'interrogatoire;
il est resté une heure en ville. Mais il est silencieux et
triste, et, à en juger par sa mine, il n'a guère envie de
parler.
UN DES PRISONNIERS.--Eh bien! Jean, des nouvelles?
JEAN SOBOLEWSKI, tristement.--Rien de bon aujourd'hui....
On a expédié vingt kibitka pour la Sibérie.
JEGOTA.--De qui? des nôtres?
JEAN.--D'étudiants de Samogitie.
TOUS.--En Sibérie!
JEAN.--Et en grande pompe; il y avait affluence de
spectateurs. Je demandai au caporal de m'arrêter un instant,
il me l'accorda. Je me tins au loin, caché entre les
colonnes de l'église. On disait la messe; le peuple affluait
de toutes parts. Soudain il s'élance à flots vers la porte,
puis vers la prison voisine. Seul, je restai sous le portique,
et l'église devint si déserte que, dans le lointain, j'entrevoyais
le prêtre tenant le calice à la main, et l'enfant de
choeur avec sa sonnette. Le peuple ceignait la prison d'un
rempart immobile; les troupes en armes, les tambours en
tête, se tenaient sur deux rangs comme pour une grande
cérémonie; au milieu d'elles étaient les kibitka. Je lance
un regard furtif, et j'aperçois l'officier de police s'avancer
à cheval. Sa figure était celle d'un grand homme conduisant
un grand triomphe... oui... le triomphe du czar du
Nord, vainqueur de jeunes enfants! Au roulement du tambour,
on ouvre les portes de l'hôtel de ville... ils sortent....
Chaque prisonnier avait près de lui une sentinelle, la
baïonnette au fusil. Pauvres enfants!... ils avaient tous,
comme des recrues, la tête rasée, les fers aux pieds!... Le
plus jeune, âgé de dix ans, se plaignait de ne pouvoir soulever
ses chaînes et montrait ses pieds nus et ensanglantés.
L'officier de police passe, demande le motif de
ces plaintes.... L'officier de police, homme plein d'humanité,
examine lui-même les chaînes.... Dix livres... c'est
conforme au poids prescrit!... On entraîna Jancewski: je
l'ai reconnu!... les souffrances l'avaient fait laid, noir,
maigre; mais que de noblesse dans ses traits! Un an
auparavant, c'était un sémillant et gentil petit garçon;
aujourd'hui, il regardait de la kibitka comme de son rocher
isolé le grand empereur!... Tantôt, d'un oeil fier, sec,
serein, il semblait consoler ses compagnons de captivité;
tantôt il saluait le peuple avec un sourire amer, mais
calme; il semblait vouloir lui dire: Ces fers ne me font
pas tant de mal!... Soudain j'ai cru voir son regard tomber
sur moi. Comme il n'apercevait pas le caporal qui me
tenait par mon habit, il me supposa libre! il baisa sa
main en signe d'adieu et de félicitation, et soudain tous
les yeux se tournèrent vers moi. Le caporal me tirait de
toutes ses forces pour me faire cacher; je refusai, mais je
me serrai contre la colonne; j'examinai la figure et les
gestes du prisonnier. Il s'aperçut que le peuple pleurait
en regardant ses fers, et il secoua les fers de ses pieds
comme pour montrer à la foule qu'il pouvait les porter.
La kibitka s'élance... il arrache son chapeau de la tête, se
dresse, élève la voix, crie trois fois: «La Pologne n'est
pas encore morte!...» et il disparaît derrière la foule.
Mes yeux suivirent longtemps cette main tendue vers le
ciel, ce chapeau noir pareil à un étendard de mort, cette
tête violemment dépouillée de sa chevelure, cette tête
sans tache, fière, qui brillait au loin, annonçant à tous
l'innocence et l'infamie des bourreaux. Elle surgissait du
milieu de la foule noire de tant de têtes, comme, du sein
des flots, celle du dauphin prophète de l'orage. Cette main,
cette tête, sont encore devant mes yeux et resteront gravées
dans ma pensée. Comme une boussole, elles me marqueront
le chemin de la vie et me guideront à la vertu....
Si je les oublie, toi, mon Dieu! oublie-moi dans le ciel!
LWOWICZ.--Que Dieu soit avec vous!
CHAQUE PRISONNIER.--Et avec toi!
JEAN SOBOLEWSKI.--Cependant les voitures défilaient,
on y jetait un à un des prisonniers. Je lançai un regard
dans la foule serrée du peuple et des soldats. Tous les visages
étaient pâles comme des cadavres, et dans cette foule
immense, il régnait un tel silence que j'entendais chaque
pas et chaque bruissement des chaînes! tous sentaient
l'horreur du supplice!... Le peuple et l'armée le sentaient,
mais tous se taisaient, tant ils ont peur du czar.... Enfin
le dernier prisonnier parut: il semblait résister; le malheureux!
il se traînait avec effort et chancelait à chaque
pas.--On lui fait descendre lentement les degrés; à peine
a-t-il posé le pied sur le second, qu'il roule et tombe:
c'était Wasilewski. Il avait reçu tant de coups à l'interrogatoire,
qu'il ne lui était pas resté une goutte de sang sur
le visage. Un soldat vint et le releva; il le soutint d'une
main jusqu'à la voiture, et de l'autre il essuya de secrètes
larmes.... Wasilewski n'était pas évanoui, affaissé, appesanti,
mais il était roide comme une colonne. Ses mains
engourdies, comme si on les eût dégagées de la croix,
s'étendaient au-dessus des épaules des soldats. Il avait les
yeux hagards, hâves, largement ouverts!... Et le peuple
aussi a ouvert les yeux et les lèvres.... Et soudain un seul
soupir, parti de mille poitrines, retentit autour de nous,
un soupir creux et comme souterrain; on eût dit un gémissement
qui sortait à la fois de toutes les tombes enfouies
sous l'église. Le détachement l'étouffa par le roulement
du tambour et par le commandement: «Aux armes!
marche!...» On se met en mouvement, et les kibitka fendent
la rue, rapides comme le vol d'un éclair. Une seule
paraissait vide: elle contenait pourtant un prisonnier,
mais un prisonnier invisible!... Seulement, au-dessus de
la paille apparaissait une main ouverte, livide, une main
de cadavre, qui tremblotait comme un signe d'adieu.--La
kibitka s'enfonce dans la mêlée....--Avant que le
fouet ait dispersé la foule, on s'arrête devant l'église....
Soudain j'entends la sonnette; le cadavre était là.... Je
jette les yeux dans l'église déserte, je vois la main du
prêtre élever au ciel la chair et le sang du Seigneur, et je
dis: «Seigneur, toi qui, par le jugement de Pilate, as
versé ton sang innocent pour le salut du monde, accueille
cette jeune victime de la justice du czar; elle n'est ni
aussi sainte ni aussi grande, mais elle est aussi innocente!»
(Long silence.)
L'Abbé Lwowicz.--Frère, ce prisonnier peut vivre encore.
Dieu seul le sait.... Peut-être nous le dérobera-t-il
un jour. Je prierai.... Joignez vos prières aux miennes
pour le repos des martyrs: savons-nous le sort qui nous
attend tous demain?
Frejend.--Quel affreux récit! il m'a arraché la dernière
de mes larmes.... Je sens que ma raison s'égare....
Félix, console-nous un peu...! O toi, si l'envie t'en prenait,
ne ferais-tu pas rire le diable dans les enfers?
Plusiers Prisonniers.--Oui, Félix, une chanson!...
Versez-lui du thé, du vin.
Félix.--Vous le voulez tous: il faut que je sois gai
quand mon coeur se brise. Eh bien, je serai gai, écoutez
ma chanson. (Il chante.)
«Peu m'importe la peine qui m'attend, les mines, la Sibérie
ou les fers! toujours, en fidèle sujet, je travaillerai
pour le czar.
«Si je bats le métal avec le marteau, je me dirai: «Cette
mine grisâtre, ce fer, servira un jour à forger une hache
pour le czar!
«Si l'on m'envoie peupler les steppes, je prendrai en
mariage une jeune Tartare; peut-être de mon sang naîtra-t-il
un Pahlen pour le czar.
«Si je vais dans les colonies, je cultiverai un jardin, je
creuserai des sillons, et, chaque année, je ne sèmerai que
du lin et du chanvre.
«Avec le chanvre, on fera du fil, un fil grisâtre qu'on enveloppera
d'argent: peut-être aura-t-il l'honneur de servir
un jour d'écharpe au czar.»
Les prisonniers chantent en choeur.
«Naitra-t-il un Pahlen pour le czar?»
SUZIN.--Mais voyez: Konrad est immobile, absorbé,
comme s'il se remémorait ses péchés pour la confession.
--Félix! il n'a rien entendu de ta chanson.--Konrad!...
Voyez!... son visage pâlit... il se colore de nouveau.... Est-il
malade?
Félix.--Attends!... silence!... Je l'avais prévu!... Oh!
pour nous qui connaissons Konrad, ce n'est pas un mystère.--Minuit
est son heure! silence, Félix!... nous
allons entendre une autre chanson!
JOSEPH, regardant Konrad.--Frères, son âme est envolée...
elle erre dans une contrée lointaine.... Peut-être lit-elle
l'avenir dans les cieux?... Peut-être aborde-t-elle les esprits
familiers qui lui raconteront ce qu'ils ont appris
dans les étoiles!... Quels yeux étranges!... la flamme
brille sous ses paupières... et ses yeux ne disent rien, ne
demandent rien... ils n'ont pas d'âme... ils brillent comme
les foyers qu'a délaissés une armée partie en silence et
dans l'ombre de la nuit pour une expédition lointaine:
avant qu'ils s'éteignent, l'armée sera de retour dans ses
quartiers.
KONRAD chante.--Mon chant gisait moite dans le tombeau,
mais il a senti le sang!... Le voilà qui regarde de
dessous terre, et, comme un vampire, il se dresse, avide,
de sang!... Oui!... vengeance!... vengeance!... vengeance
contre nos bourreaux, avec l'aide de Dieu, et même malgré Dieu!...
Et le chant dit:
«Moi, je viendrai un soir, je mordrai mes frères, mes
compatriotes. Celui à qui je plongerai mes défenses dans
l'âme, se dressera, comme moi, vampire... et criera: «Oui,
vengeance!... vengeance!... vengeance contre nos bourreaux,
avec l'aide de Dieu, et même malgré Dieu!»
«Puis nous irons, nous nous abreuverons du sang de
l'ennemi; nous hacherons son cadavre! Nous lui clouerons
les mains et les pieds pour qu'il ne se relève pas, et qu'il
ne reparaisse plus même comme spectre.
«Nous suivrons son âme aux enfers!... Tous, nous lui
pèserons de notre poids sur l'âme jusqu'à ce que l'immortalité
s'en échappe... et tant qu'elle sentira, nous la mordrons!...
Oui!... vengeance! vengeance! vengeance contre
nos bourreaux, avec l'aide de Dieu, et même malgré
Dieu!»
L'ABBÉ LWOWICZ.--Konrad, arrête, au nom de Dieu!
c'est une chanson païenne.
LE CAPORAL.--Quel regard affreux!... C'est une chanson
satanique!
KONRAD.--Je m'élève!... je m'envole!... Là, au sommet
du rocher... je plane au-dessus de la race des hommes,
dans les rangs des prophètes!... De là, ma prunelle fend,
comme un glaive, les sombres nuages de l'avenir; mes
mains, comme les vents, déchirent les brouillards!... Il
fait clair... il fait jour!... J'abaisse un regard sur la terre:
là se déroule le livre prophétique de l'avenir du monde!...
Là, sous mes pieds! vois, vois les événements et les siècles
futurs, pareils aux petits oiseaux que l'aigle poursuit!...
Moi, je suis l'aigle dans les cieux!... Vois-les sur la terre
s'élancer, courir; vois cette épaisse nuée se tapir dans le
sable!...
QUELQUES PRISONNIERS.--Que dit-il?... Quoi?... Qu'est-ce
donc?... Vois, vois quelle pâleur!
Ils saisissent Konrad.
Calme-toi!
KONRAD.--Arrêtez! arrêtez!... arrêtez! je recueillerai
mes pensées, j'achèverai mon chant, j'achèverai!...
LWOWICZ.--Assez! assez!
D'AUTRES.--Assez!
LE CAPORAL.--Assez! que Dieu vous bénisse!... La
sonnette, entendez-vous la sonnette? la ronde, la ronde
est à la porte... éteignez la chandelle: chacun chez soi!...
UN DES PRISONNIERS, regardant à la fenêtre.--La porte est
ouverte... les voilà....--Konrad est évanoui: laissez-le
seul dans sa cellule! (Tous s'échappent.)
SCÈNE II
KONRAD, après un long silence.
Je suis seul!... Eh! que m'importe la foule? Suis-je
poëte pour la foule?... Où est l'homme qui embrassera
toute la pensée de mes chants, qui saisira du regard tous
les éclairs de mon âme? Malheur à qui épuise pour la
foule sa voix ou sa langue!... La langue ment à la voix, et
la voix ment aux pensées... La pensée s'envole rapide de
l'âme avant d'éclater en mots, et les mots submergent la
pensée et tremblent au-dessus de la pensée, comme le sol
sur un torrent englouti et invisible. Au tremblement du
sol, la foule découvrira-t-elle l'abîme du torrent, devinera-t-elle
le secret de son cours?
Le sentiment circule dans l'âme, il s'allume, il s'embrase
comme le sang dans ses prisons profondes et invisibles.
Les hommes découvriront autant de sentiment dans
mes chants qu'ils verront de sang sur mon visage.
Mon chant, tu es une étoile au delà des confins du
monde!... L'oeil terrestre qui se lance à ta poursuite peut
étendre ses ailes... jamais il ne t'atteindra... il frappera
seulement la voie lactée... Il devinera qu'il y a des soleils,
mais non quel est leur nombre et leur immensité!...
A vous, mes chants, qu'importent les yeux et les oreilles
des hommes? Coulez dans les abîmes de mon âme; brillez
sur les hauteurs de mon âme, comme des torrents souterrains,
comme des étoiles sublunaires.
Toi, Dieu! toi, nature! écoutez-moi!... Voici une musique
digue de vous, des chants dignes de vous!--Moi,
grand maître, grand maître, j'étends les mains, je les
étends jusqu'au ciel.... Je pose les doigts sur les étoiles
comme sur les cercles de verre d'un harmonica.
Mon âme fait tourner les étoiles d'un mouvement tantôt
lent, tantôt rapide; des millions de tons en découlent;
c'est moi qui les ai tous tirés. Je les connais tous, je les
assemble, je les sépare, je les réunis, je les tresse en arc-en-ciel,
en accords, en strophes; je les répands en sons et
en rubans de flamme.
J'ai relevé les mains, je les ai dressées au-dessus des
arêtes du monde, et les cercles de l'harmonie ont cessé
de vibrer. Je chante seul, j'entends mes chants, longs,
traînants comme le souffle du vent; ils retentissent dans
toute l'immensité du monde, ils gémissent comme la
douleur, ils grondent comme des orages; les siècles les
accompagnent sourdement. Chaque son retentit et étincelle
à la fois: il me frappe l'oreille, il me frappe l'oeil;
c'est ainsi que, quand le vent souffle sur les ondes, j'entends
son vol dans ses sifflements, je le vois dans son
vêtement de nuages.
Ce sont des chants dignes de Dieu, de la nature!... C'est
un chant grand, un chant créateur!... Ce chant, c'est la
force, la puissance; ce chant, c'est l'immortalité.... Que
pourrais-tu faire de plus grand, toi, Dieu?... Vois comme
je tire mes pensées de moi-même; je les incarne en mots;
elles volent, se disséminent dans les cieux, roulent, jouent
et étincellent.... Elles sont déjà loin, et je les sens encore;
je savoure leurs charmes; je sens leurs contours dans la
main, je devine leurs mouvements par ma pensée. Je vous
aime, mes enfants poétiques!... mes pensées!... mes
étoiles!... mes sentiments!... mes orages!... Au milieu
de vous, je me tiens comme un père au sein de sa famille;
vous m'appartenez tous!...
Je vous foule aux pieds, vous tous, poëtes, vous tous,
sages et prophètes, idoles du monde! Revenez contempler
les créations de vos âmes!--Que vos oreilles et vos
coeurs retentissent des justes et bruyants applaudissements
des hommes, que vos fronts rayonnent de tout
l'éclat de votre gloire; et tous les concerts des éloges,
tous les ornements de vos couronnes, recueillis dans tant
de siècles et de nations, ne vous procureront pas la félicité
et la puissance que je sens aujourd'hui dans cette
nuit solitaire, quand je chante seul au fond de mon âme,
quand je ne chante que pour moi seul.
Oui, je suis sensible, je suis puissant et fort de raison;
jamais je n'ai senti comme dans ces instants.--Ce jour
est mon zénith, ma puissance atteindra aujourd'hui son
apogée. Aujourd'hui, je reconnaîtrai si je suis le plus
grand de tous... ou seulement un orgueilleux. Ce jour est
l'instant de la prédestination.--J'étends plus puissamment
les ailes de mon âme.--C'est le moment de Samson,
quand, aveugle et dans les fers, il méditait au pied
d'une colonne. Loin d'ici au corps de boue; esprit, je revêtirai
des ailes! Oui, je m'envolerai!... je m'envolerai de
la sphère des planètes et des étoiles, et je ne m'arrêterai
que la _où se séparent le créateur et la nature_.
Les voila... les voilà... les voila ces deux ailes... elles
suffiront... je les étendrai du couchant à l'aurore; de la
gauche je frapperai le passé, et de la droite l'avenir... je
m'élèverai sur les rayons du sentiment jusqu'à toi!... et
mes yeux pénétreront tes sentiments, à toi qui, dit-on,
sont dans les cieux. Me voilà... me voilà: tu vois quelle
est ma puissance;--vois où s'élèvent mes ailes: je suis
homme, et là sur la terre... est resté mon corps!... C'est
là que j'ai aimé, dans ma patrie!... là que j'ai laissé mon
coeur; mais mon amour dans le monde ne s'est pas reposé
sur un seul être, comme l'insecte sur une rose; il ne s'est
reposé ni sur une famille, ni sur un siècle!... Moi, j'aime
toute une nation; j'ai saisi dans mes bras toutes ses générations
passées et à venir; je les ai pressées ici sur le
coeur, comme un ami, un amant, un époux, comme un
père. Je voudrais rendre à ma patrie la vie et le bonheur,
je voudrais en faire l'admiration du monde. Les forces
me manquent, et je viens ici, armé de toute la puissance
de ma pensée, de cette pensée qui a ravi aux cieux la
foudre, scruté la marche des planètes et sondé les abîmes
des mers. J'ai de plus cette force que ne donnent pas les
hommes, j'ai ce sentiment qui brûle intérieurement comme
un volcan, et qui parfois seulement fume en paroles.
Et cette puissance, je ne l'ai puisée ni à l'arbre d'Éden,
dans le fruit de la connaissance du bien et du mal, ni
dans las livres, ni dans les récits, ni dans la solution des
problèmes, ni dans les mystères de la magie. Je suis né
créateur. J'ai tiré mes forces d'où tu as tire les tiennes,
car toi, tu ne les as pas cherchées... tu les possèdes, tu ne
crains pas de les perdre... et moi, je ne le crains pas non
plus! Est-ce toi qui m'as donné, ou bien ai-je ravi, là où
tu l'as ravi toi-même, cet oeil pénétrant, puissant? Dans
mes moments de puissance, si j'élève les yeux vers les
traces des nuages, si j'entends les oiseaux voyageurs naviguer
à perte de vue dans les airs; je n'ai qu'à vouloir,
et soudain je les retiens d'un regard comme dans un filet
la nuée fait retentir un chant d'alarme; mais, avant que
je la livre aux vents, les vents ne l'ébranleront pas.--Si
je regarde une comète de toute la puissance de mon âme,
tant que je la contemple, elle ne bouge pas de place....
Les hommes seuls, entachés de corruption, fragiles, mais
immortels, ne me servent pas, ne me connaissent pas....
Ils nous ignorent tous deux, moi et toi: moi, je viens ici
chercher un moyen infaillible, ici dans le ciel. Cette puissance
que j'ai sur la nature, je veux l'exercer sur les
coeurs des hommes: d'un geste je gouverne les oiseaux et
les étoiles; il faut que je gouverne ainsi mes semblables,
non par les armes, l'arme peut parer l'arme; non par les
chants, ils sont longs à se développer; non par la science,
elle est vite corrompue; non par les miracles, c'est trop
éclatant: je veux les gouverner par le sentiment qui est
en moi, je veux les gouverner tous, comme toi, mystérieusement
et pour l'éternité!--Quelle que soit ma volonté,
qu'ils la devinent et l'accomplissent, elle fera leur
bonheur; et, s'ils la méprisent, qu'ils souffrent et
succombent!--Que les hommes deviennent pour moi comme
les pensées et les mots dont je compose à ma volonté un
édifice de chants: on dit que c'est ainsi que tu gouvernes!...
Tu sais que je n'ai pas souillé ma pensée, que
je n'ai pas dépensé en vain mes paroles. Si tu me donnais
sur les âmes un pareil pouvoir, je recréerais ma nation
comme un chant vivant, et je ferais de plus grands prodiges
que toi, j'entonnerais le chant du bonheur!
Donne-moi l'empire des âmes. Je méprise tant cette
construction sans vie, nommée le monde, et vantée sans
cesse, que je n'ai pas essayé si mes paroles ne suffiraient
pas pour la détruire; mais je sens que, si je comprimais et
faisais éclater d'un coup ma volonté, je pourrais éteindre
cent étoiles et en faire surgir cent autres... car je suis
immortel!... Oh! dans la sphère de la création, il y a
bien d'autres immortels.... Mais je n'en ai pas rencontré
de supérieurs! Tu es le premier des êtres dans les cieux!...
Je suis venu te chercher jusqu'ici, moi le premier des
êtres vivants sur la vallée terrestre.... Je ne t'ai pas encore
rencontré. Je devine que tu es. Montre-toi et fais-moi
sentir ta supériorité.... Moi, je veux de la puissance,
donne-m'en ou montre-m'en le chemin. J'ai appris qu'il
exista des prophètes qui possédaient l'empire des âmes....
Je le crois.... Mais ce qu'ils pouvaient, je le puis aussi! Je
veux une puissance égale à la tienne; je veux gouverner les
âmes comme tu les gouvernes. (Long silence.--Aveu
ironie.) Tu gardes le silence!... Toujours le silence! Je le
vois, je t'ai deviné, je comprends qui tu es, et comment
tu exerces ta puissance; il a menti celui qui t'a donné le
nom d'Amour, tu n'es que Sagesse. C'est la pensée et non
le coeur qui dévoilera tes voies aux hommes; c'est par la
pensée, non par le coeur, qu'ils découvriront où tu as
déposé tes armes. Celui qui s'est plongé dans les livres,
dans les métaux, dons les nombres, dans les cadavres, a
seul réussi à s'approprier une partie de ta puissance. Il
reconnaîtra le poison, la poudre, la vapeur; il reconnaîtra
tes éclairs, la fumée, la foudre; il reconnaîtra la légalité
et la chicane contre les savants et les ignorants. C'est aux
pensées que tu as livré le monde, tu laisses languir les
coeurs dans une éternelle pénitence; ta m'as donné la plus
courte vie et le sentiment le plat puissant.
Un moment de silence,
Qu'est mon sentiment?
Ah! rien qu'une étincelle.
Qu'est ma vie?
Un instant.
Mais ces foudres qui gronderont demain, que sont-ils
aujourd'hui.
Une étincelle.
Qu'est la série entière des siècles, que l'histoire nous
révéle?
Un instant.
D'où sort chaque homme, ce petit monde?
D'une étincelle.
Qu'est la mort qui dissipera tous les trésors de mes
pensées?
Un instant.
Qu'était-il, lui, quand il portait le monde dans son sein?
Une étincelle.
Et que sera l'éternité du monde quand il l'engloutira?
Un instant.
VOIX DES DÉMONS.
Je sauterai sur ton âme comme
sur en coursier. Marche, marche!
VOIX DES ANGES.
Quel délira! Défendons-le! défendons-la!
couvrons-lui les tempes
de nos ailes!
Instant!... étincelle!... quand il se prolonge, quand elle
s'enflamme, ils créent et détruisent.... Courage!... courage!...
étendons, prolongeons cet instant!... Courage!...
courage!... étendons, enflammons cette étincelle....
--Maintenant... bien... oui... une fois encore, je t'appelle,
je te dévoile mon âme.... Tu gardes te silence! N'ai-je pas
combattu Satan en personne? Je te porte un défi solennel!
Ne me méprise pas!... Seul je me suis élevé jusqu'ici.
Pourtant je ne suis pas seul: je fraternise sur la terre
avec un grand peuple. J'ai pour moi les armées, et les
puissances, et les trônes; si je me fais blasphémateur, je
te livrerai une bataille plus sanglante que Satan. Il te
livrait un combat de tête; entre nous, ce sera un combat
de coeur. J'ai souffert, j'ai aimé, j'ai grandi entre les supplices
et l'amour; quand tu m'eus ravi mon bonheur, j'ensanglantai dans
mon coeur ma propre main; jamais je ne la levai contre toi!

LES DÉMONS.
Coursier, je te changerai en
oiseau; sur tes ailes d'aigle, va,
monte, vole.
LES ANGES.
L'astre tombe; quel délire!... Il
se perd dans les abîmes.
Mon âme est incarnée dans ma patrie; j'ai englouti
dans mon corps toute l'âme de ma patrie!... Moi, la
patrie, ce n'est qu'un. Je m'appelle _Million_, car j'aime et
je souffre pour des millions d'hommes. Je regarde ma
patrie infortunée comme un fils regarde son père livré
au supplice de la roue; je sens les tourments de toute une
nation, comme la mère ressent dans son sein les souffrances
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