Autour de la table - 19

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carriole et les conduit lui-même, en pleine nuit, dans des chemins
affreux où il se met plusieurs fois dans la boue jusqu'à la ceintura
pour pousser à la roue et les empêcher de verse. Cet épisode charmant de
l'_Oncle Tom_ (hors'd'oeuvre si vous voulez) peint, on ne peut mieux, la
situation de la plupart des hommes placés entre l'usage, le préjugé et
leur propre coeur, bien autrement naïf et généreux que leurs
institutions et leurs coutumes.
C'est l'histoire attendrissante et plaisante a la fois du grand nombre
des critiques indépendants. Que ce soit en fait de questions sociales ou
de questions littéraires, ceux qui prétendent juger froidement et au
point de vue de la règle pure sont bien souvent aux prises avec
l'émotion intérieure, et parfois ils en sont vaincus sans vouloir
l'avouer. J'ai toujours été frappé et charmé de l'anecdote de Voltaire,
raillant et méprisant les fables de la Fontaine, prenant le livre et
disant: «Attendez, vous allez voir! la première venue!» Il en lit une:
«Celle-là est passable; mais vous allez voir comme celle-ci est
stupide!»
Il passe à une seconde. Il se trouve qu'elle est assez jolie. Une
troisième le désarme encore. Enfin, las de chercher, il jette le volume
en s'écriant avec un dépit ingénu: «_Ce n'est qu'un ramassis de
chefs-d'oeuvre_!» Les grands esprits peuvent être bilieux et
vindicatifs, mais dès qu'ils réfléchissent, il leur est impossible
d'être injustes et insensibles.
Il en faut dire autant, proportion gardée, de tous les gens d'esprit qui
font profession de juger avec l'esprit. Si leur esprit est de bon aloi,
leur coeur ne résistera jamais à un sentiment vrai. Voilà pourquoi ce
livre, mal fait suivant les règles du roman moderne en France,
passionne tout le monde et triomphe de toutes les critiques, de toutes
les discussions qu'il soulève dans les familles.
Car il est essentiellement domestique et _familial_, ce bon livre aux
longues causeries, aux portraits soigneusement étudiés. Les mères de
famille, les jeunes personnes, les enfants, les serviteurs, peuvent le
lire et le comprendre, et les hommes, même les hommes supérieurs, ne
peuvent pas le dédaigner. Nous ne dirons pas que c'est à cause des
immenses qualités qui en rachètent les défauts; nous disons que c'est
aussi à cause de ses prétendus défauts.
On a longtemps lutté en France contre les prolixités d'exposition de
Walter Scott; on s'est récrié ensuite contre celles de Balzac, et, tout
bien considéré, on s'est aperçu que, dans la peinture des moeurs et des
caractères, il n'y avait jamais trop, quand chaque coup de pinceau était
à sa place et concourait à l'effet général. Ce n'est pas que la sobriété
et la rapidité ne soient aussi des qualités éminentes; mais apprenons
donc à aimer toutes les manières, quand elles sont bonnes et quand elles
portent le cachet d'une _maestria_ savante ou instinctive.
Madame Stowe est tout instinct. C'est pour cela qu'elle paraît d'abord
n'avoir pas de talent.
Elle n'a pas de talent!--Qu'est-ce que le talent?--Rien, sans doute,
devant le génie; mais a-t-elle du génie? Je ne sais pas si elle a du
talent comme on l'entend dans le monde lettré, mais elle a du génie
comme l'humanité sent le besoin d'en avoir: elle a le génie du bien. Ce
n'est peut-être pas un homme de lettres; mais savez-vous ce que c'est?
c'est une sainte: pas davantage.
Oui, une sainte! Trois fois sainte est l'âme qui aime, bénît et console
ainsi les martyrs! Pur, pénétrant et profond est l'esprit qui sonde
ainsi les replis de l'être humain! Grand, généreux et vaste est le coeur
qui embrasse de sa pitié, de son amour, de son respect tout une race
couchée dans le sang et la fange, sous le fouet des bourreaux, sous la
malédiction des impies.
Il faut bien qu'il en soit ainsi; il faut bien que nous valions mieux
que nous ne le savons nous-mêmes; il faut bien que, malgré nous, nous
sentions que le génie c'est le coeur, que la puissance c'est la foi, que
le talent c'est la sincérité, et que, finalement, le succès c'est la
sympathie, puisque ce livre-là nous bouleverse, nous serre la gorge,
nous navre l'esprit et nous laisse un étrange sentiment de tendresse et
d'admiration pour la figure d'un pauvre nègre lacéré de coups, étendu
dans la poussière, et râlant sous un hangar son dernier souffle exhalé
vers Dieu.
En fait d'art, d'ailleurs, il n'y a qu'une règle, qu'une loi, montrer et
émouvoir. Où trouverons-nous des créations plus complètes, des types
plus vivants, des situations plus touchantes et même plus originales que
dans l'_Oncle Tom_? Ces douces relations de l'esclave avec l'enfant du
maître signalent un état de choses inconnu chez nous; la protestation du
maître lui-même contre l'esclavage durant toute la phase de sa vie où
son âme appartient à Dieu seul. La société s'en empare ensuite, la loi
chasse Dieu, l'intérêt dépose la conscience. En prenant l'âge d'homme,
l'enfant cesse d'être nomme; il devient _maître_: Dieu meurt dans son
sein.
Quelle main expérimentée a jamais tracé un type plus saisissant et plus
attachant que Saint-Clair, cette nature d'élite, aimante, noble,
généreuse, mais trop douce et trop nonchalante pour être grande?
N'est-ce pas l'homme en général, l'homme avec ses qualités innées, ses
bons élans et ses déplorables imprévoyances, ce charmant maître qui
aime, qui est aimé, qui pense, qui raisonne, et qui ne conclut et n'agit
jamais? Il dépense en un jour des trésors d'indulgence, de raison, de
justice et de bonté; il meurt sans avoir rien sauvé. Sa vie précieuse à
tous se résume dans un mot: aspirer et regretter. Il n'a pas su vouloir.
Hélas! est-ce qu'il n'y a pas un peu de cela chez les meilleurs et les
plus forts des hommes!
La vie et la mort d'un enfant, la vie et la mort d'un nègre, voilà tout
le livre. Ce nègre et cet enfant, ce sont deux saints pour le ciel.
L'amitié qui les unit, le respect de ces deux perfections l'une pour
l'autre, c'est tout l'amour, tonte la passion du drame. Je ne sais pas
quel autre génie que celui de la sainteté même eût pu répandre sur cette
affection et sur cette situation un charme si puissant et si soutenu.
L'enfant lisant la Bible sur les genoux de l'esclave, rêvant à ses
cantiques en jouant au milieu de sa maturité exceptionnelle, le parant
de fleurs comme une poupée, puis le saluant comme une chose sacrée, et
passant de la familiarité tendre à la tendre vénération; puis
dépérissant d'un mal mystérieux qui n'est autre que le déchirement de
la pitié dans un être trop pur et trop divin pour accepter la _loi_;
mourant enfin dans les bras de l'esclave, en l'appelant après elle dans
le sein de Dieu. Tout cela est si neuf et si beau, qu'on se demande en y
pensant si le succès est à la hauteur de l'oeuvre.
Les enfants sont les véritables héros de madame Stowe. Son âme, la plus
maternelle qui fût jamais, a conçu tous ces petits êtres dans un rayon
de la grâce. Georges Shelby, le petit Harry, le cousin d'Éva, le marmot
regretté de la petite femme du sénateur, et Topsy, la pauvre, la
diabolique et excellente Topsy, ceux qu'on voit et ceux même qu'on ne
voit pas dans ce roman, mais dont il est dit seulement trois mots par
leurs mères désolées, c'est un monde de petits anges blancs et noirs, où
toute femme reconnaît l'objet de son amour, la source de ses joies ou de
ses larmes. En prenant une forme dans l'esprit de madame Stowe, ces
enfants, sans cesser d'être des enfants, prennent aussi des proportions
idéales, et arrivent à nous intéresser plus que tous les personnages des
romans d'amour.
Les femmes y sont jugées et dessinées aussi de main de maître, non pas
seulement les mères, qui y sont sublimes, mais celles qui ne sont mères
ni de coeur ni de fait, et dont l'infirmité est traitée avec indulgence
ou avec rigueur. A côté de la méthodique miss Ophélia, qui finit par
s'apercevoir que le devoir ne sert à rien sans l'affection, Marie
Saint-Clair est un portrait d'une vérité effrayante.
On frissonne en songeant qu'elle existe, cette lionne américaine qui
n'est qu'une lâche panthère; qu'elle est partout; que chacun de nous l'a
rencontrée; qu'il la voit peut-être non loin de lui, car il n'a manqué à
cette femme charmante que des esclaves à faire torturer pour qu'elle se
révélât complète à travers ses vapeurs et ses maux de nerfs.
Les saints ont aussi leur griffe, c'est celle du lion. Elle respecte la
chair humaine, mais elle s'enfonce dans la conscience, et un peu
d'ardente indignation, un peu de terrible moquerie ne messied pas à
cette bonne Harriett Stowe, à cette femme si douce, si humaine, si
religieuse et si pleine de l'onction évangélique. Oui, c'est une femme
bien bonne, mais ce n'est pas ce que nous appelons dérisoirement une
bonne femme: c'est un coeur fort, courageux, et qui en bénissant les
malheureux, en caressant des fidèles, en attirant les faibles, secoue
les irrésolus, et ne craint pas de lier au poteau les pécheurs endurcis
pour montrer leur laideur au monde.
Elle est dans le vrai sens de la lettre sacrée. Son christianisme
fervent chante le martyre, mais il ne permet pas à l'homme d'en
perpétuer le droit et la coutume. Il réprouve cette étrange
interprétation de l'Évangile qui tolère l'iniquité des bourreaux pour se
réjouir de les voir peupler le calendrier de victimes. Elle en appelle à
Dieu même, elle menace en son nom. Elle nous montre la loi d'un côté,
l'homme et Dieu de l'autre.
Qu'on ne dise donc pas que, puisqu'elle exhorte à tout souffrir, elle
accepte le droit de ceux qui font souffrir. Lisez cette belle page où
elle vous montre Georges, l'esclave blanc, embrassant pour la première
fois le rivage d'une terre libre, et pressant contre son coeur la femme
et l'enfant qui sont enfin à lui! Quelle belle page que celle-là, quelle
large palpitation, quelle protestation triomphante du droit éternel et
inaliénable de l'homme sur la terre: la liberté!
Honneur et respect à vous, madame Stowe. Un jour ou l'autre, votre
récompense, qui est marquée aux archives du ciel, sera aussi de ce
monde.
Décembre 1832.


IX
EUGÈNE FROMENTIN

I.
UN ÉTÉ DANS LE SAHARA

Au mois de mai 1853, un jeune peintre faisait, pour la seconde ou
troisième fois, un voyage en Afrique, et il écrivait à un de ses amis:
«Tu dois connaître, dans l'oeuvre de Rembrandt, une petite eau-forte, de
facture hachée, impétueuse, et d'une couleur incomparable, comme toutes
tes fantaisies de ce génie singulier, moitié nocturne, moitié rayonnant,
qui semble n'avoir connu la lumière qu'à l'état douteux de crépuscule où
à l'état violent d'éclairs. La composition est fort simple: ce sont
trois arbres hérissés, bourrus de forme et de feuillage; à gauche, une
plaine à perte de vue, un grand ciel où descend une immense nuée
d'orage, et, dans la plaine, deux imperceptibles voyageurs, qui
cheminent en hâte et fuient, le dos au vent. Il y là toutes les transes
de la vie de voyage, plus un côté mystérieux et pathétique qui m'a
toujours fortement préoccupé; parfois même il m'est arrivé d'y voir
comme une signification qui me serait personnelle. C'est à la pluie que
j'ai dû de connaître, une première fois, le pays du perpétuel été; c'est
en la fuyant éperdument qu'enfin j'ai rencontré le soleil sans brume....
«Je crois avoir un but bien défini. Si je l'atteignais jamais, il
s'expliquerait de lui-même; si je ne dois pas l'atteindre, à quoi bon te
l'exposer ici?
«--Admets seulement que j'aime passionnément le bien, et qu'il y a deux
choses que je brûle de revoir: le ciel sans nuage au-dessus du désert
sans ombre.»
Parti de Médéah le 22 mai, notre voyageur campa, le 24, à _Elyonëa_ (la
Clairière), et alla souper chez le caïd, dans sa maison fortifiée. Le
31, il était à Djelta; il racontait à son ami un de ses bivouacs dans le
désert, le plus triste sans contredit de toute la route, au bord d'un
marais vaseux, sinistre, dans des sables blanchâtres, hérissés de joncs
verts à l'endroit le plus bas de la plaine, avec un horizon de quinze
lieues au nord, de neuf lieues au sud; dans l'est et dans l'ouest, une
étendue sans limite. Une compagnie nombreuse de vautours gris et de
corbeaux monstrueux occupait la source à notre arrivée. Immobiles, le
dos voûté, rangés sur deux lignes au bord de l'eau, je les pris, de
loin, pour des gens comme nous pressés de boire. Il fallut un coup de
fusil pour disperser ces fauves et noirs pèlerins.--Les oiseaux partis,
nous demeurâmes seuls.--Était-ce fatigue? était-ce l'effet du lieu? Je
ne sais, mais le premier aspect d'un pays désert m'avait plongé dans un
singulier abattement. Ce n'était pas l'impression d'un beau pays frappé
de mort et condamné par le soleil à demeurer stérile; ce n'était plus le
squelette osseux de Boghari, effrayant, bizarre mais bien construit;
c'était une grande chose sans forme, presque sans couleur, le rien, le
vide, et comme un oubli du bon Dieu; des lignes fuyantes, des
ondulations indécises; derrière, au-delà, partout, la même couverture
d'un vert pâle étendue sur la terre.--Et là-dessus, un ciel balayé,
brouillé, soucieux, plein de pâleurs fades, d'où le soleil se retirait
sans pompe et comme avec de froids sourires. Seul, au milieu du silence
profond, un vent doux qui nous amenait lentement un orage, formait de
légers murmures autour des joncs du marais. Je passai une heure entière,
couché près de la source, à regarder ce pays pâle, ce soleil pâle; a
écouter ce vent si doux et si triste. La nuit qui tombait n'augmenta ni
la solitude, ni l'abandon, ni l'inexprimable désolation de ce lieu.»
Un jour, dans cette plaine, le voyageur rencontra, dans toute la
journée, un petit garçon qui conduisait des chameaux maigres. Le jour
suivant, rien. Si fait, des rouges-gorges et des alouettes. «Doux
oiseaux, qui me font revoir tout ce que j'aime de mon pays; que
font-ils, je te le demande, dans le Sahara? Et pour qui donc
chantent-ils dans le voisinage des autruches et dans la morne compagnie
des bubales, des scorpions et des vipères à cornes? Qui sait? Sans eux,
il n'y aurait plus d'oiseaux peut-être pour saluer les soleils qui se
lèvent.»
Le voyageur traverse un douar. Il y rencontre le pauvre derviche,
l'idiot en vénération de la tribu. Il le raconte et le décrit à son ami
en vingt lignes. Il arrive au pays de la lumière. Il en exprime ainsi la
puissante suavité: «Aujourd'hui, sous la tente, à deux heures, le soleil
a atteint le maximum de 52 degrés, et la lumière, d'une incroyable
vivacité, mais diffuse, ne me cause ni étonnement ni fatigue. Elle vous
baigne également, comme une seconde atmosphère, en flots impalpables;
elle enveloppe et n'aveugle pas. D'ailleurs, l'éclat du ciel s'adoucit
par des bleus si tendres, la couleur de ces vastes plateaux est si
tendre, l'ombre elle-même de tout ce qui fait ombre se noie de tant de
reflets, que la vue n'éprouve aucune violence, et qu'il faut presque de
la réflexion pour comprendre à quel point cette lumière est intense.»
A ce point de son voyage, notre voyageur, qui n'a pas cessé de monter le
plateau du Sahara, est à 800 mètres au-dessus de la mer. Puis il
traverse le Bordj, c'est-à-dire un des sanctuaires de la vie féodale de
l'Arabe. A travers des tableaux étranges, à la fois grandioses et
misérables, il arrive, le 3 mai, à Elaghouat, une de nos conquêtes,
«ville à moitié morte, et de mort violente.» Il y reste jusqu'en
juillet. De là, il s'enfonce encore plus dans le désert; il va de
Tadjemond à Aïn-Mahdy, revient à Elaghouat et repart pour Médéah,
écrivant toujours à son ami ce qu'il voit, ce qu'il rencontre, ce qu'il
comprend, ce qu'il éprouve. Il faudrait tout citer, car aucune page
n'est au-dessous de celles que je viens d'extraire au hasard. Tantôt,
c'est la danseuse arabe à la lueur d'un feu de bivouac; tantôt
l'importune hospitalité de Tadjemont ou la dédaigneuse réception
d'Aïn-Mahdy, la ville sainte, la Rome du désert. C'est la tribu en
déplacement, magnifique et immense tableau qui résume l'étude attentive
et consciencieuse d'Horace Vernet, et la fougue héroïque de Delacroix.
C'est le chameau qui crie douloureusement pendant qu'on le charge; c'est
le cheval qui attend son maître, «cloué sur place comme un cheval de
bois.» Douce et vaillante bête, dès que l'homme est en selle, il n'a pas
besoin de lui faire sentir l'éperon. Il secoue la tête un moment, fait
résonner le cuivre ou l'argent de son harnais; son cou se renverse en
arrière et se renfle en un pli superbe, puis le voilà qui s'élance,
emportant son cavalier, avec ces grands mouvements de corps qu'on donne
aux statues équestres des Césars victorieux.
Et puis, c'est l'été terrible, l'heure de midi, «où le désert, à force
d'être éclairé, devient comme une plaine obscure, perd les couleurs
fuyantes de la perspective et prend la _couleur du vide_, tandis
qu'autour de l'oasis, des bourrelets de sable, amassés par le vent, ont
passé par-dessus le mur d'enceinte: c'est le désert qui essaye d'envahir
les jardins.» Enfin, c'est le morne accablement des hommes et des choses
sous le soleil de feu; c'est la soif intolérable et continue; c'est le
rêve, l'idée fixe, la fureur du verre d'eau froide introuvable; c'est le
paysage, les figures, les animaux, les attitudes, les sons, le silence,
la fatigue, l'éblouissement, la rêverie. C'est tout ce qui se passe,
saisi sur le fait et _montré_, je ne veux pas dire _décrit_. Ce voyageur
ne songe qu'à rendre ce qu'il voit: il ne cherche pas l'embellissement
dans les mots, il le trouve. C'est aussi la morne et splendide extase de
la nature où rien ne passe, pas même la brise, où rien n'apparaît que le
soleil, qui tout à coup, en vous enivrant de sa splendeur vous rend
aveugle.
Le but de ce voyage, on le sait. Il l'a dit: il aime passionnément le
bleu. Il veut être peintre. Il est né pour voir, il regarde, et, en
regardant, il vit de sa pleine vie. Mais le résultat? Rapporte-t-il des
chefs-d'oeuvre? En peinture, je n'en sais rien; on m'a dit qu'il avait
du talent; lui, je ne le connais pas, et il n'est pas de ceux qui
demandent qu'on parle d'eux. Mais ce que je sais, c'est que, sans le
savoir lui-même, il a produit un chef-d'oeuvre littéraire. Ces simples
lettres, en forme de journal, adressé à son ami, et aujourd'hui publiées
en petit livre modeste et tranquille, forment un ouvrage que les
écrivains les plus exercés peuvent, je ne dis pas se proposer pour
modèle, cette manière de dire est mauvaise, en ce qu'elle suppose que
les individualités gagneraient à se copier les unes les autres, mais
examiner et approuver comme critérium des qualités les plus essentielles
dans l'art de voir, de comprendre et d'exprimer. C'est un livre
d'observation au point de vue pittoresque, et on sent que l'auteur n'a
pas visé à autre chose. Il ne raconte pas sa vie privée. Il ne faut
chercher là ni récits, ni anecdotes, ni aventures. Rien pour l'effet,
rien pour le succès. Il s'est satisfait lui-même en prenant des notes
sur un de ses albums, pendant qu'il faisait sur l'autre des croquis.
Études de dessin et de couleur, soit avec la palette, soit avec les
mots. J'ignore ce que lui a donné sa palette, mais ce que notre langue
lui a fourni de couleur et de dessin est infiniment remarquable et le
place d'emblée aux premiers rangs parmi les écrivains.
C'est que ce livre, qui n'a pas trois cents pages, a toutes les qualités
qui constituent un talent de premier choix. La grandeur et l'abondance
dans l'exquise sobriété, l'ardeur de l'artiste et la bonhomie enjouée et
spirituelle du Français jeune, dans le sérieux d'une conscience d'élite;
l'art d'exister pleinement dans son oeuvre, sans songer à parler de soi;
le goût dans sa plus juste mesure au milieu d'une sainte richesse
d'idées et de sensations; la touche énergique et délicate; le juste, le
vrai, mariés avec le grand et le fort. Ces lettres, très-supérieures,
selon moi, à celles de Jacquemont, sont appelées a un immense succès
parmi les artistes, et, comme la France est artiste, espérons que ce
sera un succès populaire.
Pour la partie du public qui ne veut que du drame, vrai ou faux, il est
bon de l'avertir que ce n'est point là son affaire. Mais si, dans un
jour de calme et de réflexion, il lui plaît de se faire une idée large
et nette de ce désert, théâtre grandiose que sa fantaisie pourra ensuite
peupler de ses propres rêves, s'il veut regarder passer, dormir ou agir
la race arabe sous tous ses aspects, il pourra, grâce au travail rapide
d'une intelligence puissante à résumer l'immensité, faire le long et
pénible voyage du Sahara en deux heures.
Mai 1857.

II.
UNE ANNÉE DANS LE SAHEL
JOURNAL D'UN ABSENT

Je ne sais si vous êtes de mon avis, mais la plus agréable lecture qu'il
y ait, me semble être celle des voyages. Il y a là plus d'intérêt que
dans les romans, et moins de souffrance que dans l'histoire. En général,
tout s'arrange trop bien dans le roman, et, dans l'histoire, tout
s'arrange trop mal. Le roman nous leurre de trop d'idéal; l'histoire
nous abreuve de trop de réalité.
Mais le voyage! Quels qu'en soient les fatigues, les dangers et les
misères, celui qui les raconte en est sorti. Nous sommes donc assurés
d'un heureux dénoûment, lequel n'est pas une fiction, et qui, pour peu
que les aventures aient été périlleuses, garde tout le charme de
l'invraisemblance et de l'inattendu.
Le voyage de découverte est si intéressant par lui-même que l'on n'exige
pas du narrateur les beautés de la forme. Par exemple, les récits que,
sous le titre de _Voyageurs anciens et modernes_, M. Édouard Charton a
récemment publiés n'ont point été accueillis dans un but littéraire,
mais en vue de l'instruction sérieuse que, sous tous les rapports, les
grands voyages apportent à chaque période de l'histoire des hommes.
Traduits ou textuels, rédigés avec élégance ou bonhomie, ces récits
sont tous attachants et laissent loin derrière eux, même au point de vue
de la simple lecture, l'intérêt des romans et des poëmes.
Le voyage est une chose si attrayante, qu'à tous les points de vue,
l'homme de talent qui raconte, soit une course lointaine, soit une
excursion dans des régions connues de tous, est toujours suivi dans sa
narration par la pensée de son lecteur comme une sorte d'oracle. Sauf à
être contredit après coup par ceux qui ont la prétention plus ou moins
fondée d'avoir mieux vu, il tient les gens sous le charme. Soit que l'on
parcoure l'Italie avec Théophile Gautier, et qu'à travers les diamants
de sa parole, on voie toutes choses se revêtir d'un éclat et d'une grâce
que ne vous avait pas toujours offerts la réalité dans vos jours de
spleen et de fatigue; soit que l'on se laisse aller à rire sur les
ruines du monde grec, un peu scandalisé de soi-même, un peu chagrin
d'avoir à rejeter tant d'illusions caressées dans l'enfance, mais dominé
par la gaieté française et l'esprit entraînant d'Edmond About; soit
enfin que, tout grelottant d'une vision de froid et de désolation, on
suive l'expédition périlleuse et sérieusement scientifique dans les mers
du nord, racontée par Charles Edmond avec tant de couleur, d'_humour_ et
de sentiment poétique; il est bien certain que le voyage aventureux,
contemplatif ou critique, s'empare de l'imagination et fouette l'esprit
comme un des appels les plus excitants de la vie. Aux voyages de
découverte et de danger, on ne demande que de l'exactitude et de la
simplicité. Aux voyages d'art, de poésie ou d'études de moeurs, on ne
demande ni périls, ni événements, sauf à être enchanté quand il s'en
trouva un peu, par fortune, dans le courant de la narration.
Un des voyageurs qui s'emparent de l'esprit avec le plus d'autorité et
d'attrait, c'est M. Eugène Fromentin, Déjà, en 1857, nous l'avons suivi
au Sahara; cette année, ou du moins à la fin de l'année dernière, nous
l'avons retrouvé avec joie, complétant son voyage, ou, pour mieux dire,
son séjour en Afrique, dont l'_Été dans le Sahara_ n'était qu'une partie
détachée.
Le nouveau récit de M. Fromentin est intitulé: _Une année dans le Sahel.
Journal d'un absent_. C'est du Sahel qu'il est parti pour le Sahara;
c'est au Sahel qu'il est venu se reposer de ce terrible été, on pourrait
dire se désaltérer, car la soif, à l'état d'idée fixe, est le principal
fléau de ces régions formidables. C'est donc le séjour dans le nord de
l'Afrique, avant et après cette dure campagne vers le centre, que nous
raconte le voyageur.
C'est malgré lui que nous l'appelons ainsi, car il se défend, avec une
rare modestie, d'être autre chose qu'un _homme errant qui aime
passionnément le bleu_, et qui voyage pour le seul plaisir d'aller et de
rester où il lui plaît, qui tantôt veut essayer du _chez soi_ sur cette
terre étrangère, et tantôt obéit à une curiosité de locomotion tout
instinctive. En un mot, c'est l'artiste qui voyage pour le seul plaisir
de vivre en voyageant. Cette modestie n'est point affectée. On sent, à
chaque page de ce beau livre, que l'auteur est un vrai poëte qui a vécu
sa vie intérieure au milieu de scènes qui venaient s'y encadrer comme
dans un miroir, mais qu'il a savourées profondément pour son compte
avant de songer à les rendre. Peintre, car il est peintre, vous le
savez, il a voyagé et vu en peintre. Il a fait, m'a-t-on dit, de la
bonne et belle peinture. Je ne puis vous en parler, je n'ai encore vu ni
l'homme ni ses toiles. D'autres apprécieront donc l'artiste qui peint.
Je reviens à celui qui écrit, et dont la forme est une des plus belles
peintures que nous ayons jamais lues.
Dans une appréciation des plus ingénieuses et des plus justes à propos
de la peinture précisément, cet éminent écrivain nous dit qu'il y a deux
hommes qu'il ne faut pas confondre: le voyageur qui peint et le peintre
qui voyage. Et il ajoute humblement: «Le jour où je saurai positivement
si je suis l'un ou l'autre, je vous dirai exactement ce que je prétends
faire de ce pays.»
La distinction entre le voyageur qui peint et le peintre qui voyage est
rétablie ensuite avec une clarté lumineuse. Le premier est celui qui
reproduit avec amour la couleur particulière d'un pays et des hommes qui
l'habitent, beauté ou étrangeté, n'importe: il fait le portrait de la
nature qu'il explore; il est fidèle, attentif, épris de son modèle. Il
rapporte des documents véridiques; homme de plus ou moins de talent, il
révèle plus ou moins ce qu'il a vu sous le ciel des horizons nouveaux.
Le peintre qui voyage est peintre avant tout; il était peintre avant de
voyager; il n'a pas besoin de voyager pour rester peintre. Il a son
individualité puissante qui le suit partout et qui s'approprie tout. Les
grands aspects peuvent le grandir, mais les nouveaux ne le changent pas.
Sa personnalité domine le sujet, et, sans trop s'inquiéter de traduire
littéralement ce qui, après tout, ne saurait l'être d'une manière
absolue, il exprime à sa manière ce qui le frappe. Du premier, l'on peut
dire: _Comme il a bien vu_! de l'autre: _Comme il a fortement senti_!
Tel est, en termes vulgaires, l'abrégé de cette excellente dissertation,
écrite de main de maître et appuyée d'exemples saisissants. Nous devions
nous y reporter justement pour caractériser le talent littéraire de
l'auteur, car ce qu'il dit de la peinture s'applique parfaitement à la
littérature, et nous ne nous sommes pas longtemps demandé, en le lisant,
s'il devait être classé parmi ceux qui traitent leur sujet en peintres
voyageurs ou en voyageurs peintres. On sait bien que son admiration
dominante est acquise au peintre qui voyage, que son aspiration
généreuse est de faire avec l'Orient quelque chose qui soit individuel
et général tout à la fois. C'est comme qui dirait vouloir appartenir en
même temps au monde extérieur et à soi-même. Eh bien, nous croyons que
la question est déjà résolue pour M. Eugène Fromentin. Il a beau
craindre d'échouer dans la grande entreprise et dire: «Il est possible
que, par une contradiction trop commune à beaucoup d'esprits, je sois
entraîné précisément vers les curiosités que je condamne, que le
penchant soit plus fort que les idées, et l'instinct plus impérieux que
les théories.» Nous pensons sincèrement pouvoir le rassurer. En tant
qu'écrivain, il est certainement le voyageur qui peint avec une vérité
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