Autour de la table - 01

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AUTOUR DE LA TABLE
PAR
GEORGE SAND
(L.-A. AURORE DUPIN)
VEUVE DE M. LE BARON DUDEVANT

M · L
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPÉRA
LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15,
AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT
1876
Droits de reproduction et de traduction réservés


AUTOUR DE LA TABLE

I

Quelle table? C'est chez les Montfeuilly qu'elle se trouve; c'est une
grande, une vilaine table. C'est Pierre Bonnin, le menuisier de leur
village, qui l'a faite, il y a tantôt vingt ans. Il l'a faite avec un
vieux merisier de leur jardin. Elle est longue, elle est ovale, il y a
place pour beaucoup de monde. Elle a des pieds à mourir de rire; des
pieds qui ne pouvaient sortir que du cerveau de Pierre Bonnin, grand
inventeur de formes incommodes et inusitées.
Enfin c'est une table qui ne paie pas de mine, mais c'est une solide,
une fidèle, une honnête table, elle n'a jamais voulu tourner; elle ne
parle pas, elle n'écrit pas, elle n'en pense peut-être pas moins, mais
elle ne fait pas connaître de quel esprit elle est possédée: elle cache
ses opinions.
Si c'est un être, c'est un être passif, une bête de somme. Elle a prêté
son dos patient à tant de choses! Écritures folles ou ingénieuses,
dessins charmants ou caricatures échevelées, peinture à l'aquarelle ou à
la colle, maquettes de tout genre, études de fleurs d'après nature, à la
lampe, croquis de _chic_ ou souvenirs de la promenade du matin,
préparations entomologiques, cartonnage, copie de musique, prose
épistolaire de l'un, vers burlesques de l'autre, amas de laines et de
soies de toutes couleurs pour la broderie, appliques de décors pour un
théâtre de marionnettes, costumes _ad hoc_, parties d'échecs ou de
piquet, que sais-je? tout ce que l'on peut faire à la campagne, en
famille, à travers la causerie, durant les longues veillées de l'automne
et de l'hiver.
La table du soir (c'est ainsi qu'on la nomme, parce que, durant le jour,
chacun vaquant à ses occupations ou courant à sa fantaisie, elle reste
seule et tranquille dans le salon) a donc, chez les Montfeuilly, un rôle
assez important. Que ferait-on sans elle, bon Dieu, même tes soirs
d'été, quand l'orage emplit le ciel et que la pluie précipite au dedans
de la maison les hôtes et les papillons de nuit? Alors chacun apporte
son travail ou son délassement, et on se querelle, on se pousse, on se
serre pour que tout le monde tienne sur la grande table. On a
quelquefois parlé d'en avoir plusieurs petites, mais la grand'mère,
Louise de Montfeuilly, qui est le chef actuel de la famille, a repoussé
cette innovation perverse. Elle a bien fait; où serait la vie, où
seraient l'attention, l'enjouement, l'union, l'unité dans ces travaux ou
dans ces amusements éparpillés, la nuit, dans une vaste pièce? La
grande pièce réunit toutes les études et toutes les pensées, elle en est
le centre et le lien. Elle est à la fois la classe et la récréation de
la famille, l'harmonie et l'âme de la maison. C'est un sanctuaire
d'intimité, c'est presque un autel domestique, et la grand'mère dit
souvent: «Le jour où la table sera au grenier et moi _à la cave_, il y
aura du changement ici.»
Mais le plus grand charme de la table, c'est la lecture en commun, à
tour de rôle. Si peu qu'on ait de poumons, on peut bien lire chacun
quelques pages, et l'on n'exige du lecteur aucun talent: on est si
habitué au bredouillage de l'un, aux _lapsus_ de l'autre, que l'on ne
s'arrête plus à se railler ou à se quereller. Je connais peu de plaisirs
aussi doux, aussi soutenus, aussi attachants que celui d'avoir les mains
occupées d'un travail quelconque, pendant qu'une voix amie (sonore ou
voilée, peu importe!) vous fait entendre simplement, sans emphase et
sans prétention, un beau et bon livre. Le feu pétille dans l'âtre. Le
vent chante dans les arbres; les phalènes on la grêle battent les
vitres; quelque _cri-cri_ familier vient, aux jours d'hiver, jusque sous
la table, comme pour applaudir à sa manière, et personne n'ose remuer,
dans la crainte d'écraser l'hôte menu et confiant du foyer. Le papier se
couvre de dessins ou de peintures; le canevas, la mousseline ou la soie
se remplissent de fleurs ou d'arabesques, et si quelque pas inusité se
fait entendre dans la salle voisine, si une main incertaine cherche à
ouvrir la porte, on tressaille, on se regarde consterné, on redoute
l'arrivée d'un étranger, d'une conversation quelconque venant
interrompra la lecture chérie. Mais, grâce au ciel, les Montfeuilly ne
sont point gens du monde; c'est presque toujours un bon voisin, un ami
qui vient nous surprendre. «Ah! c'est toi! A la bonne heure! Tu nous as
fait bien peur, nous lisions....--Oui, oui, dit-il, j'en suis,» et il
prend le livre.
Vous m'avez autorisé à vous rendre compte, dans la forme sérieuse ou
familière qui se présentera, de l'impression produite sur nous par ces
lectures. Elles ne sont pas tellement fréquentes et tellement suivies
que je ne puisse vous parler de temps en temps de tout ce que nous
aurons lu ou _relu_; car je ne saurais, en aucune façon, m'astreindre
exclusivement à un compte rendu d'ouvrages nouveaux, et il pourra bien
m'arriver de vous parler de choses anciennes et consacrées. Pour vous
faire agréer mes réflexions, il faut que je vous dise et que je vous
fasse agréer aussi l'entière liberté de choix, le manque absolu de
méthode avec lesquels on procède ici. Il y a quelque chose de plus
capricieux et de plus inconstant qu'un lecteur, c'est plusieurs lecteurs
réunis. Ce qui charme l'un ennuie ou fatigue souvent l'autre, et
réciproquement. On abandonne quelquefois de bons livres pour en prendre
de moins bons. C'est que beaucoup d'ouvrages, qui ont un certain charme
dans l'isolement, en manquent tout à fait, on ne sait trop pourquoi,
dans l'audition collective. Le style y est pour beaucoup, mais il y a
encore d'autres raisons que je saurai peut-être vous dire en leur lien.
Ce préambule est déjà trop long, et je me hâte de remplir mon
engagement.
Toutefois, un mot encore pour en rafraîchir les termes dans notre
mémoire. Il est convenu que lorsqu'on aura causé pendant un certain
temps en lieu de lire, je vous parlerai de ce qui aura fait le sujet de
la causerie, pour peu qu'elle ait eu rapport à des impressions, a des
souvenirs d'art quelconques, et qu'il en soit sorti quelque chose
d'assez précis et d'assez bien résumé pour être recueilli ou commenté.
Ce genre de causerie surgit rarement dans la complète intimité de la
famille. Quand le nid est bien chaudement blotti sous le toit, on
discute peu, on vit; c'est-à-dire qu'on lit ensemble et qu'on avance
dans l'émotion ou dans l'intérêt sans s'interrompre pour juger. Mais
quand l'été, sans vous éloigner de la table, agrandit le cercle
affectueux des commensaux, les uns parlent, les autres écoutent. Je suis
souvent parmi les derniers, sauf à discuter après coup avec moi-même.
Ainsi je vous parlerai de tout ce qui nous aura frappés, mais non pas de
tout ce qui aurait mérité de nous frapper ou de nous occuper dans la vie
en commun, car cette vie, lorsqu'elle se passe aux champs, est pleine de
lacunes et d'imprévus. Un rayon de soleil emporte toutes choses et
toutes gens dans le domaine de la rêverie et des contemplations.
_Contemplations_! Voilà un mot qui me presse! car c'est la plus fraîche,
la plus récente de nos lectures, et c'est un beau sujet pour entrer en
matière.
Il est rare que nous lisions des vers autour de la table. Les vers
veulent être lus tout haut beaucoup mieux que nous ne savons lire, et
ceux-ci ont fait exception. Bien ou mal, nous étions impatients de nous
les communiquer, sauf à relire chacun pour soi après l'audition.
Il eût fallu procéder avec ordre, mais les recueils de poésies sont
exposés à cette profanation d'être ouverts au hasard, comme s'ils
avaient été faits pour servir de rafraîchissements entre deux
contredanses. Les plus fervents ou les plus consciencieux commettent
cette faute tout comme les autres, et pourtant, s'il est un recueil de
vers qui mérite le nom de _livre_ et qui soit un _ouvrage_, c'est
celui-ci.
C'est hier que la grand'mère nous apporta ces deux volumes. Comme on se
les arrachait, elle m'en mit un dans les mains, en me priant de le lire
haut, là où elle l'ouvrirait avec son aiguille à tapisserie. Nous
tombâmes sur la pièce intitulée _Villequier_, un vrai chef-d'oeuvre.
--Attendez, dit Théodore, l'aîné des Montfeuilly; avant que vous
commenciez, je vous avertis que je ne suis pas un séide et que je ne
vais pas suivre l'auteur dans ses fantaisies avec un plaisir sans
mélange: il a de trop grandes jambes pour cela.
--C'est peut-être aussi que vous avez le pas trop court, lui répondit la
belle Julie, la fille enthousiaste et généreuse du vieux voisin.
--C'est possible, répliqua Théodore. Je ne suis pourtant pas de ceux qui
se gendarment contre l'emploi des mots. Je sais que M. Victor Hugo
impose son choix, son goût, son vocabulaire, ses contrastes, sa raison
d'agir avec une _maestria_ si heureuse, qu'après un peu de grimace on
arrive à dire naïvement: Au fait, pourquoi pas? Il a raison. Tu
l'emportes, Galiléen, c'est-à-dire tu triomphes, novateur. Pour ma part,
je n'ai jamais défendu la vieille césure inflexible, et je trouve celle
de Victor Hugo excellente. Ses rimes me paraissent merveilleusement
belles la plupart du temps. Quant au bon ou mauvais goût, qui en décide?
Le goût de chaque lecteur, c'est-à-dire personne. On pourra donner des
théories, des définitions du goût, tout le monda tombera d'accord; mais
apportez des preuves, citez des exemples, tout le monde disputera.
--Alors, pourquoi disputez-vous d'avance? dit Julie.
--Je tiens, reprit Théodore, à vous dire que je reconnais ceci: que le
goût d'un maître peut s'imposer et faire loi. Est-ce un droit _légal_?
Non, c'est le droit du _plus fort_. En fait d'art, tous les autres
droits comptent peu. Qu'un autre maître arrive, aussi châtié, aussi
austère, aussi retenu que celui-ci est indépendant, fougueux,
indomptable, il imposera sa manière, s'il en a la puissance, et il
n'aura ni plus tort ni plus raison en théorie. Il s'agira d'être fort
dans la pratique. Sous ce rapport-là, je ne vois pas que personne puisse
lutter aujourd'hui contre M. Victor Hugo; mais ceux que l'on traita de
cuistres parce qu'ils défendaient Racine et Boileau ne furent pas
cuistres pour cela. Ils furent cuistres parce qu'apparemment ils les
défendirent faiblement et à contre-sens. Racine et Boileau avaient eu
leur droit comme M. Victor Hugo à le sien.
--Finissons-en, s'écria Julie; dites-nous votre critique afin qu'il n'en
soit plus question.
--Je vais vous la dire, bien à regret.
--Oh ciel! quel est donc le critique qui souffre d'égorger les gens?
--Moi, s'écria Théodore avec conviction. D'abord, je ne suis pas de
force à égorger une victime de cette taille; ensuite, je n'en aurais
pas le goût. Je tiens pour une vérité vraie que, de toutes les joies que
l'esprit peut goûter, celle de savourer les grandes oeuvres d'art est la
plus douce et la plus vive. Il est donc ennemi de soi-même, il tue sa
propre flamme, celui qui se refuse ou se dérobe à la vivifiante chaleur
de l'admiration, et il est donc très-vrai pour moi de dire que, quand je
ne peux pas entrer entièrement dans l'embrasement du génie d'un maître,
c'est une souffrance, un chagrin, une angoisse dont je me prends à
lui....
--Quand vous devriez ne vous en prendre qu'à vous-même, répliqua Julie.
--Soit, reprit-il; mais soyez-en juge! J'ai été souvent choqué d'un
manque de proportion entre l'imagination et la pensée du poëte. Enchanté
qu'il nous ait débarrassés des petits dieux gracieux ou badins qui, sous
la plume des modernes, resserraient à leur image et à leur taille les
grandes scènes de la création et les grands aspects de la beauté, je
trouve pourtant qu'en se servant parfois de comparaisons trop
familières, il nous rapetisse encore davantage ces grandes choses. Et
ces caprices d'artiste sont d'autant plus sensibles que le sentiment du
grand dans la peinture est souvent élevé chez lui à la plus haute
puissance qu'ait jamais atteinte la parole humaine. Cela me fait donc
l'effet d'une grimace comique passant tout à coup sur une face sublime.
On est tenté de lui dire: Qu'est-ce que nous vous avons fait, pour que
vous vous moquiez de nous, au moment où nous vous suivions avec docilité
ou avec enthousiasme?
--Est-ce tout? dit Julie.
--Non; attendez! d'autres fois, cette malice du poëte ressemble à une
mièvrerie. C'est comme un Titan qui, tout à coup, se mettrait une boucle
d'oreille dans le nez. La perle en est fine, c'est vrai, mais que diable
fait-elle là?
Enfin, c'est comme un parti pris de vous éblouir de merveilles, et de
vous jeter du sable par la figure, pour vous tirer brusquement du charme
ou de l'extase.
Et ce n'est pas au mot, je le répète, que je fais résistance. Le mot
s'élève et prend son droit, dès qu'il sert à donner de l'énergie à la
pensée. C'est l'image qui se déplace d'une magnifique apparition des
choses, grandement évoquée, et qui fait descendre la vue sur des objets
trop petits pour la satisfaire, ou trop vulgaires pour l'intéresser. Je
comprends, et je suis le poëte quand, usant du procédé inverse, il part
du petit pour s'élever au grand. Quand l'examen de la petite fleur
l'emporte jusqu'aux astres, ces immenses harmonies qui le pénètrent si
rapidement m'emportent avec lui, parce qu'alors il me semble dans son
rôle, dans sa mission, qui est, sans doute, de nous prendre où nous
sommes et de nous faire monter avec lui aux sommets de la pensée.
Enfin, je trouve aussi en lui un manque de mesure et de proportion dans
l'expansion, un trop grand dédain pour l'ordonnance de la composition.
Si quelque chose doit être sévèrement composé, c'est une pièce de vers.
Béranger a la sagesse et l'art de la composition par excellence. Chaque
idée a, en lui, son développement nécessaire et modestement arrêté à sa
limite rationnelle. L'ordre et la clarté, ces qualités exquises,
sont-elles donc presque toujours inconciliables avec l'abondance et
l'intensité de la flamme sacrée? M. Victor Hugo semble tout le premier
être la preuve de cet accord possible. Certains chefs-d'oeuvre de lui
l'attestent. Il ne lui plaît donc pas toujours de faire de _son mieux_,
et quelque désordre qu'il ait dans la pensée, il ne peut donc se
défendre de nous en imposer le trouble et l'étonnement.
Je sais, chère et impérieuse Julie, ce que vous allez me dire: Ce poëte
est un intrépide cavalier. Son _Pégase_, à lui, est un cheval terrible,
un dragon de feu: convenez donc qu'il ne peut pas toujours le gouverner.
Qu'il lui plaise ou non d'augmenter son allure ou de la modérer pour
traverser le monde de ses rêves, il est parfois emporté majestueusement
dans l'espace, parfois ralenti et enchaîné dans le vague de son rêve,
comme un paladin dans quelque forêt enchantée. Cette lyre merveilleuse
n'obéit donc pas toujours à la main, cependant merveilleusement habile,
qui la fait vibrer. Elle se met quelquefois à jouer toute seule comme la
harpe de ce maître chanteur d'Hoffmann, qui s'était laissé posséder d'un
esprit terrible; et on l'écoute alors comme on écoutait Henri de
Ofterdingen, c'est-à-dire avec stupeur, avec effroi, avec souffrance. On
se demande les uns aux autres: Où va-t-il? qu'a-t-il voulu nous dire, ou
plutôt que refuse-t-il de nous dire? Est-ce de l'enfer qu'après ces
chants sublimes lui viennent tout à coup ces rugissements mystérieux et
ces ricanements amers?
Eh bien, il s'est passé des années pendant lesquelles le poëte, livré
aux soins du monde réel, a paru quitter le désert de la rêverie pour
traverser le _désert des hommes_, et voici que, toujours portant en
croupe son génie familier, _ange ou démon, qu'importe?_ il reparaît à
la Wartbourg, pour remporter le pris du chant: voyons, lisez.
On le voit, c'était ici, autour de la table, comme partout dans le
monde, un grand événement littéraire. Et c'est plus que cela pour
quiconque réfléchit: c'est un événement social et philosophique. Un
grand changement a dû s'opérer chez le poëte. Il a franchi des mers, il
a traversé des abîmes, il a dû vieillir, se calmer ou se lasser, devenir
sage.
Eh bien, pas du tout, et voilà le merveilleux de la chose; il est resté
_lui_, il n'a pas vieilli d'un jour, quoi qu'il dise; il est plus
fougueux, plus agité que jamais. Seulement, il a énormément grandi, et,
en s'éloignant toujours des routes frayées, il a laissé toute critique
sous ses pieds, parce qu'il a monté jusqu'aux cimes de son olympe
romantique. Qui pouvait l'empêcher? Théodore en convient tout le
premier: personne! Si c'est une énormité, une chose effroyable et
désespérante, comment et pourquoi n'a-t-on pas su l'arrêter? Où sont les
poëtes que l'école classique a poussés contre lui? Où est son rival? Qui
a osé se mesurer contre un tel champion? Qui mettra-t-on en regard de
lui dans une voie opposée? Tout ce qui écrit ou pense est, aujourd'hui,
partisan de la liberté absolue de conscience et d'allure dans les arts.
L'école classique existe-t-elle encore? D'où vient qu'elle n'a trouvé
personne pour la représenter dans un combat singulier contre ce Cid
superbe? Il a eu beau crier: _Paraisses, Navarrois_!... Personne n'a
voulu se montrer.
Ce poëte nous donne donc aujourd'hui un très-grand spectacle, qui est
d'avoir triomphé de son vivant, sans avoir fait la moindre concession
aux exigences plus au moins légitimes de ses contemporains. Il a eu
raison contre ceux qui avaient tort, et aussi contre ceux qui pouvaient
avoir raison.
--Et voyez! nous disait Julie, le coude appuyé sur la _table du soir_ et
le menton dans sa main, encore pâle d'enthousiasme et l'oeil brillant;
voyez si ce n'est pas heureux qu'il ait eu foi en lui-même? On a eu beau
lui crier _casse-cou_, il n'a rien évité, rien tourné, et le voilà au
sommet qu'il avait rêvé, vous disant son fameux _eh bien_? et vous
invitant à le suivre... si vous pouvez!
On avait lu _Villequier_, _Réponse à un acte d'accusation_ (les deux
articles), la _Réponse au marquis_, et cette étrange vision baptisée
d'un nom étrange: _Ce que dit la bouche d'Ombre_. Nous disions tous
comme Julie, et Louise relisait tout bas Villequier. Elle posa ensuite
le livre sur la table sans rien dire, et reprit sa tapisserie; mais des
larmes coulaient furtivement sur ses fleurs, et elle laissa discuter
sans rien entendre. J'aimais assez, moi qui l'observais, cette manière
d'avoir son avis.
Théodore avait accaparé les deux volumes, et il les feuilletait. Quand
il nous eut laissé dire tout ce que nous avions dans l'âme, il prit la
parole à son tour.
--Julie, dit-il, je vous accorde qu'il est colossal; mais ne me soutenez
pas qu'il soit raisonnable.
--Monsieur veut de grands poëtes bien sages, bien peignés, bien gentils?
reprit l'ardente fille avec ironie.
--Non, répliqua Théodore. Je sais que sans le délire sacré il n'est pas
de poëte sublime. Un grain de folie ne déplaît pas chez ces exaltés
éloquents. Je leur passe quelques accès. Celui-ci a de si beaux éclairs
de raison que je lui rends les armes à chaque instant; mais je le trouve
tout d'un coup exagéré dans la sagesse, après l'avoir trouvé excessif
dans le désespoir. C'est une magnifique intelligence qui manque de
synthèse. Vous direz tout ce que vous voudrez, cela est ainsi.
Et, sans laisser à personne le temps de lui répondre, Théodore continua:
--Les grands poëtes, comme les prophètes, comme les oracles antiques
eux-mêmes sur le trépied fatidique, ont toujours abouti à un grande
synthèse. Or, montrez-moi celle de votre poëte? Je lis une page de
résignation vraiment céleste; au _verso_, je trouve un cri de révolte
plus terrible que tous ceux du Satan de Milton. Je tourne encore une
page, me voici dans le doute désespéré d'Hamlet. Tournons encore, nous
sommes avec Magdeleine éperdue aux pieds du divin Sauveur. Tournons
toujours: voici l'amour terrestre avec tous ses emportements, tous ses
abandons, toutes ses voluptés; et plus loin, la famille avec ses
austères douceurs et ses devoirs rigides. Et plus loin, nous crions:
_J'irai_! et nous voulons monter l'échelle de Jacob après avoir terrassé
l'esprit mystérieux. Et plus loin, nous retombons dans un touchant et
sublime aveu de la faiblesse humaine et du néant de notre intelligence.
Et plus loin, nous raillons amèrement la révolte du sceptique; et plus
loin, nous proclamons la nôtre. Ici, nous attaquons amèrement la
cruauté, l'insensibilité de la divinité. Là, prosterné devant elle, nous
bénissons l'amour divin; le tout se termine par une réhabilitation de
Bélial, après une étrange métempsycose où, par parenthèse, le supplice
des damnés, murés tout chauds et pensants dans la matière inerte, n'est
pas éternel, il est vrai, mais dure si longtemps que je m'en fâche, vu
que je ne trouve aucune proportion entre les fautes qui peuvent
s'accumuler dans le cours d'une vie humaine et la durée effrayante d'un
silex....
Théodore fut interrompu par des huées. Nous le trouvions archipédant
d'avoir pris au pied de la lettre d'ingénieux et poétiques symboles. Il
n'était pas en train de se repentir et acheva ainsi son réquisitoire:
--N'importe, n'importe! je soutiens mon dire: il n'a pas de synthèse. Il
en a d'autant moins que, dans chaque émotion à laquelle il s'abandonne,
je le crois maintenant naïf et convaincu. Oui, le traître, il est de
bonne foi puisqu'il est inspiré, puisqu'il est admirable dans toutes ses
inconséquences!
Julie était si courroucée qu'elle ne nous permit pas de rire du courroux
de Théodore.
--Vous n'êtes qu'un maître d'école! s'écria-t-elle; vous êtes farci de
synthèses, qu'on vous a fourrées, bon gré mal gré, à la place des
entrailles. Grand Dieu! qu'avons-nous à faire de vos synthèses, et quel
poëte serait celui qui n'aurait jamais souffert, jamais aimé, jamais
douté, jamais vécu? Faites-nous des vers, _de grâce, et l'on vous
répondra_. Mais vous ne voyez donc pas qu'il n'y a pas de grands
artistes sans tous ces contrastes dont vous vous plaignez? Raphaël, que
je vous entends toujours citer comme le génie le plus synthétique, a eu
trois manières, c'est-à-dire que deux fois il a tout remis en question
dans sa croyance, dans son art, dans sa vie. Et qui vous dit que, s'il
eût vécu plus longtemps, il n'eût pas encore trois fois labouré et
bouleversé le champ de sa pensée? La vie des grandes intelligences n'est
pas autre chose qu'un orage sublime, et quiconque fait son lit bien
symétrique et bien uni, pour s'étendre à jamais dans une bonne position
bien correcte et bien commode, s'endort là du sommeil des morts et n'est
jamais réveillé par l'inspiration. Allez, synthétique personnage, dormez
sur le triste et humide grabat de votre saine logique, et, au lieu
d'extases et de rêves, vous n'aurez là que les délices du ronflement
monotone.
--Voyons, voyons! calmez-vous, répliqua Théodore. Je vous accorde que
votre poëte doit de grandes beautés d'art à cette merveilleuse abondance
d'émotions diverses. S'il n'était pas sceptique à ses heures, nous
n'aurions pas les plus beaux cris de scepticisme que ce siècle ait jetés
vers le ciel. Je regretterais bien aussi qu'il n'eût pas des élans
religieux qui élèvent l'âme et la vivifient. Quand il est doux, je suis
charmé qu'il ne soit plus en colère, parce qu'il me rend doux comme lui,
et quand il redevient passionné, je suis passionné à mon tour avec une
vivacité qui me réveille et me rajeunit. Enfin, je vous accorde que,
dans tous les modes et sur tous les tons, c'est un instrument qu'on ne
se lasse pas d'entendre; mais c'est un plaisir qui vous torture un peu,
et, quoi que vous en disiez, on a le droit de demander à un homme de
génie de vous faire du bien, surtout quand il est arrivé à la maturité
de son talent, et, qu'ayant acquis beaucoup de gloire, il doit aspirer à
prendre beaucoup d'autorité.
Je vous fais grâce du reste de la discussion, qui fut très-animée. Ce
n'est pas avec calme que l'on parle des choses hors ligne, et celui dont
la vie littéraire et philosophique a été un combat contre les autres et
contre lui-même a dû semer le vent et récolter la tempête.
Il me tardait, ce soir-là, d'être seul et de lire l'ouvrage en entier.
Il me semblait que la lecture, sans ordre, d'un drame intellectuel de
cette nature et de cette portée conduisait à des disputes sans issue.
Julie avait raison d'admirer avec passion toutes les pierreries de cet
écrin, de cette mine. Théodore avait raison aussi de vouloir que tant de
choses brillantes et précieuses dussent être employées à un ouvrage, à
un monument quelconque.
--Je n'exige pas, disait-il, que la synthèse du poëte réponde à la
mienne. Je n'accepte pas celle de Michel-Ange, mais je reconnais qu'elle
existe, qu'elle est complète, solide, magistrale.
--Oh! le malheureux! s'écriait Julie, il avoue qu'il n'aime pas
Michel-Ange. Qu'il aille se coucher, vite, vite! qu'on ne le voie plus
ici!
Et l'on chanta à ce pauvre Théodore, qui est bien le plus sincère et le
plus honnête des hommes: _Buona sera, don Basilio_!
Me voici seul, après avoir lu les deux volumes d'un bout à l'autre; le
jour perce à travers mes rideaux, et les rossignols chantent déjà. Je
vous dirai demain ma pensée, à moins que quelque autre ne la formule
mieux, _autour de la table_, que je ne saurais le faire; auquel cas,
vous aurez cette formule. Je ne regrette pas de vous avoir rapporté
fidèlement les révoltes de Théodore, parce que je les sens anéanties par
un grand fait, la puissance de l'individualité, puissance irrésistible,
qui détruit parfois toutes les notions générales préexistantes les mieux
établies en apparence, mais établies en raison d'un ordre de choses qui
se trouve tout à coup dépassé par l'individu.
A demain donc.
6 juin 1856.


II

C'est autour de la table, en effet, que l'on reprit la causerie de la
veille, et c'est là que je me permis d'avoir l'opinion que je vais vous
soumettre.
--Il est faux, ma chère Julie, qu'une grande intelligence _doive_ se
passer de synthèse, car hier vous avez poussé l'esprit de révolte
jusqu'à dire cela; mais il n'est pas vrai, mon cher Théodore, que le
poëte des _Contemplations_ manque de synthèse, vous le reconnaîtrez en
lisant son livre d'un bout à l'autre.
Mais avant de répondre à une critique qui semblait porter sur la
nature, sur le principe même de cette grande intelligence, je voudrais
vider avec vous les questions de détail que vous souleviez hier soir:
d'abord le choix de certaines images qui vous semblent tantôt
choquantes, tantôt puériles; ensuite l'absence de composition, le
_manque de proportion_, comme vous disiez.
Sur ces deux points, je ne trouve pas à vous répondre par un de ces
plaidoyers en règle qui tendent à disculper à tout prix l'accusé par un
système de dénégations d'une ingénieuse mauvaise foi. Je suis franc, et
je trouve ces défauts, que vous signalez, évidents si je me place à
votre point de vue; mais j'ai beau chercher dans l'histoire des arts un
ouvrage de premier ordre qui ne pèche point par quelque endroit contre
ce que les uns appellent les règles, contre ce que les autres appellent
la saine logique, je ne les trouve pas. Le pur Racine a tous les défauts
du milieu où il a vécu, à commencer par le ton de cour française qu'il
donne à ses héros antiques, ce qui fut une adorable qualité pour
les amateurs de son temps, ce qui est un hiatus de couleur
très-répréhensible aujourd'hui à nos yeux, et ce qui ne l'empêche
pourtant pas d'être un beau génie, selon vous, selon moi aussi.
D'où vient donc que, malgré l'école romantique et l'immense progrès
qu'elle nous a fait faire, Racine restera debout? C'est que les qualités
sérieuses et vraies survivent aux défauts inhérents à l'époque et au
milieu où l'on vit. A mesure que les siècles suivants se débarrassent de
ces défauts, ils les pardonnent au passé. La première réaction est amère
et parfois injuste: il faut de la passion pour vaincre l'habitude et
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