Autour de la table - 10

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les sphères de l'intelligence! sors donc de tes langes, brise tes liens,
essaye tes forces! Le génie n'est pas une caste dont aucun de tes
membres doive être exclu. Il n'y a pas de loi divine ni sociale qui
t'enchaîne à la rudesse de tes pères. Le génie n'est pas non plus un
privilège que Dieu confère arbitrairement à certains fronts, et qui les
autorise à s'élever dédaigneusement au-dessus de la foule. Le génie
n'est digne d'hommages et de vénération qu'en ce sens qu'il aide au
progrès de tous les hommes, et, comme un flambeau aux mains de la
Providence, se lève pour éclairer les chemins de l'avenir. Mais cette
lumière, qui marche en avant des générations, tout homme la porte
virtuellement dons son sein. Déjà le moindre d'entre nous en sait plus
long sur les fins de l'humanité, sur la vérité en religion, en
philosophie, en politique, que les grands sages de l'antiquité. Le bon
et grand Socrate, interrogeant aujourd'hui le premier venu parmi les
enfants du peuple, serait émerveillé de ses réponses. Un jour viendra
donc où les jugements grossiers qui nous choquent aujourd'hui seront
victorieusement réfutés comme de vieilles erreurs par les enfants de nos
moindres prolétaires. Prenons donc patience. La postérité redressera
bien des erreurs et réparera bien des injustices. A toi, Byron, prophète
désolé, poëte plus déchiré que Job et plus inspiré que Jérémie, les
peuples de toutes les nations ouvriront le panthéon des libérateurs de
la pensée et des amants de l'idéal!


KONRAD

Konrad étant le nom du type privilégié de Mickiewicz, et en particulier
celui du héros des _Dziady_, j'intitule ainsi le fragment de Mickiewicz
dont je vais essayer de rendre compte, quoique ce fragment n'ait point
de titre, ni dans la traduction ni dans l'original, et soit seulement
désigné: _Troisième partie des Dziady_, acte Ier. C'est donc un simple
fragment que je vais mettre en regard de _Faust_ et de _Manfred_. Mais
qu'importe une lacune entre le travail publié en 1833 et celui que
l'auteur poursuit sans doute en ce moment? Qu'importe une suspension
dans le développement des caractères et la marche des événements, si ces
événements et ces caractères sont déjà posés et tracés d'une main si
ferme que nous reconnaissons au premier coup d'oeil dans le poëte l'égal
de Goethe et de Byron? D'ailleurs, le drame métaphysique n'étant pas
astreint, dans sa forme, à la marche régulière des événements, mais
suivant à loisir les phases de la pensée qu'il développe, le lecteur se
préoccupe assez peu de l'accomplissement des faits, pourvu que la pensée
soit suffisamment développée. Les deux premiers actes de _Faust_
feraient une oeuvre complète, et l'arrivée de Marguerite dans le drame
ouvre déjà un drame nouveau où _Faust_ n'a guère à se développer, et ne
se développe guère en effet. La fin de _Faust_ reste en suspens, et
c'est Byron qui s'est chargé de terminer cette grande carrière d'une
manière digne de son début.--Mais encore, dans _Manfred_, la première et
la dernière scène suffiraient rigoureusement au développement de l'idée.
Contentons-nous donc, quant à présent, du fragment de Mickiewicz. Nous
verrons qu'il suffit bien pour constater la fraternité du poëte avec ses
deux illustres devanciers. Je ne le prouverai point par des assertions
qu'on pourrait suspecter d'engouement, mais par des citations qui
perdront en français tout autant que celles de _Faust_ et de _Manfred_.
Ainsi, la pensée, dépouillée de toute la pompe du style, mise à nu, et
passant, pour ainsi dire, sous la toise de la traduction en prose,
n'aura de mérite que par elle-même et dans l'ordre purement
philosophique. Je dirai seulement quelques mots préliminaires sur la
forme qui sert de cadre à cette pensée.
Nous avons dit que la nouveauté de cette forme créée par Goethe
consistait dans l'association du monde métaphysique et du monde
extérieur. Chez _Faust_, le mélange est très-habilement combiné. Il y a
presque toutes les qualités d'un drame propre à la représentation
scénique, et on conçoit qu'en donnant moins d'extension au monologue, et
en ne faisant du sabbat qu'une scène de ballet, les théâtres aient pu
s'en emparer. Mais ce qui, probablement, aux yeux du plus grand nombre
des lecteurs est une qualité dans _Faust_, nous paraît un défaut, si
nous considérons la véritable nature du drame métaphysique. Celui-là
entre beaucoup trop dans la réalité. Faust devient trop aisément un
homme pareil aux autres, et Méphistophélès n'est bientôt lui-même qu'un
habile coquin, demi-escroc, demi-entremetteur, qui trouverait facilement
son type dans la nature humaine. Byron, au contraire, a porté le drame
dans le monde fantastique beaucoup plus que dans le monde réel. Ce
dernier mode n'est, pour ainsi dire, qu'entrevu dans _Manfred_, et, par
une admirable logique de sentiments, il y apparaît pur, paisible,
presque idéal dans sa candeur. C'est bien là le regard qu'un grand et
courageux désespoir jette en passant sur la vie tranquille des hommes
simples. Le chasseur de chamois et l'abbé de Saint-Maurice caractérisent
l'innocence et la piété. Ce rôle du chasseur égale en beauté et
rappelle, pour le sentiment général, le Guillaume Tell de Schiller; mais
ce qui rend la scène particulièrement touchante, c'est la douceur et la
sagesse de Manfred, qui, loin de railler et de mépriser ce naïf
montagnard, comme eût fait peut-être Faust, sympathise avec lui par la
mémoire de sa jeunesse et l'intelligence de tous les aspects de la
beauté morale. Le même sentiment se retrouve dans la scène avec le
prêtre. Manfred n'est despotique et arrogant qu'avec les personnes
infernales, c'est-à-dire avec ses propres passions et ses propres
pensées. C'est pourquoi son orgueil est toujours légitime et
respectable. Il triomphe de la vengeance, des furies, de la fatalité, de
la mort même, pour s'élever, sans espoir de bonheur, il est vrai, mais
avec une force surhumaine, à la connaissance de la justice divine. Là
est tout le drame, et non pas dans la tentative de suicide de Manfred,
ni dans les exhortations du prêtre. Ces accessoires servent
rigoureusement à marquer le contraste entre l'existence mystérieuse de
Manfred et celle des autres hommes. Ce sont de magnifiques ornements,
nécessaires seulement comme le cadre l'est au tableau pour en reculer
l'effet et en détacher les profondeurs sur un fond brillant.
Mais peut-être serait-on en droit de dire que Byron a été trop loin dans
l'opposition avec _Faust_; tandis que celui-ci est trop dans la réalité,
Manfred est peut-être trop dans le rêve. La donnée de Mickiewicz me
semble la meilleure. Il ne mêle pas le cadre avec l'idée, comme Goethe
l'a fait dans _Faust_. Il ne détache pas non plus le cadre de l'idée,
comme Byron dans _Manfred_. La vie réelle est elle-même un tableau
énergique, saisissant, terrible, et l'idée est au centre. Le monde
fantastique n'est pas en dehors, ni au-dessus, ni au-dessous; il est au
fond de tout, il meut tout, il est l'âme de toute réalité, il habite
dans tous les faits. Chaque personnage, chaque groupe le porte en soi et
le manifeste à sa manière. L'enfer tout entier est déchaîné; mais
l'armée céleste est là aussi; et, tandis que les démons triomphent dons
l'ordre matériel, ils sont vaincus dans l'ordre intellectuel. A la
puissance temporelle, les ukases du czar _Knutopotent_, les tortures,
les bras des bourreaux, l'exil, les fers, les instruments de supplice.
Aux anges, le règne spirituel, l'âme héroïque, les pieux élans, la
sainte indignation, les songes prophétiques, les divines extases des
victimes. Mais ces récompenses célestes sont arrachées par le martyre,
et c'est à des scènes de martyre que le sombre pinceau de Mickiewicz
nous fait assister. Or, ces peintures sont telles, que ni Byron, ni
Goethe, ni Dante n'eussent pu les tracer. Il n'y a eu peut-être pour
Mickiewicz lui-même qu'un moment dans sa vie où cette inspiration
vraiment surnaturelle lui ait été donnée. Du moins la persécution, la
torture et l'exil ont développé en lui des puissances qui lui étaient
inconnues auparavant; car rien, dans ses premières productions,
admirables déjà, mais d'un ordre moins sévère, ne faisait soupçonner
dans le poëte cette corde de malédiction et de douleur que la ruine de
sa patrie a fait vibrer, tonner et gémir en même temps. Depuis les
larmes et les imprécations des prophètes de Sion, aucune voix ne s'était
élevée avec tant de force pour chanter un sujet aussi vaste que celui de
la chute d'une nation. Mais si le lyrisme et là magnificence des chants
sacrés n'ont pu être surpassés à aucune époque, il y a de nos jours une
face de l'esprit humain qui n'était pas éclairée au temps des prophètes
hébreux, et qui jette sur la poésie moderne un immense éclat: c'est le
sentiment philosophique qui agrandit jusqu'à l'infini l'étroit horizon
du peuple de Dieu. Il n'y a plus ni juifs, ni gentils: tous les
habitants du globe sont le peuple de Dieu, et la terre est la cité
sainte qui, par la bouche du poëte, invoque la justice et la clémence
des cieux.
Telle est l'immense pensée du drame polonais: on y peut voir l'extension
qu'a prise le sentiment de l'idéal depuis _Faust_ jusqu'à _Konrad_, en
passant par _Manfred_. On pourrait appeler _Faust_ la chute, _Manfred_
l'expiation, _Konrad_ la réhabilitation; mais c'est une réhabilitation
sanglante, c'est le purgatoire, où l'ange de l'espérance se promène au
milieu des supplices, montrant le ciel et tendant la palme aux victimes;
c'est un holocauste où la moitié du genre humain est immolée par l'autre
moitié, où l'innocence est en cause au tribunal du crime, où la liberté
est sacrifiée par le despotisme, la civilisation du monde nouveau par la
barbarie du monde ancien. Au milieu de cette agonie, les démons rient et
triomphent, les anges prient et gémissent; Dieu se tait! Alors le poëte
exhale un cri de désespoir et de fureur; il rassemble toutes les
puissances de son coeur et de son génie, pour arracher à Dieu la grâce
de l'humanité qui va périr. Rien n'est sublime comme cet appel désespéré
de l'homme au ciel; c'est la voix de l'humanité tout entière qui invoque
l'intercession divine et proteste contre le règne de Satan.... Mais
Konrad est, comme l'ange rebelle, tombé dans le péché d'orgueil. Le ciel
se ferme, Dieu se voile;, un simple prêtre, que les anges bénissent en
l'appelant _serviteur humble, doux_, a seul le pouvoir de chasser les
démons qui l'obsèdent, et c'est à ce pieux serviteur, dont les lèvres
pures n'ont jamais blasphémé, que Dieu révélera les mystères de
l'avenir.
Ici la critique serait facile, trop facile même. On pourrait dire que
les révélations inintelligibles du dieu rappellent un peu les énigmes
sans mot des antiques oracles, et que c'est un assez pauvre secours
accordé à la foi et à la prière, que cette vision où dans un chiffre
mythique la patrie du poëte se voit délivrée par une réunion de
quarante-quatre villes, ou par un personnage dont le nom se compose de
quarante-quatre lettres, ou par une armée composée de quarante-quatre
phalanges, etc. Les Polonais se perdent en commentaires sur cette
prédiction. Nous n'en grossirons pas le nombre, et nous nous
abstiendrons de relever beaucoup d'autres passages bizarres et obscurs
des _Dziady_, que ne rachèteraient pas, pour nous autres Français, le
mérite de l'expression et le charme du merveilleux ressortant de
superstitions toutes locales. Un seul mot d'ailleurs doit imposer
silence à toute censure pédantesque: la Pologne est catholique, et
Mickiewicz est son poëte mystique. Son idéal n'a pas encore conçu une
forme nouvelle. La majorité de la race slave est rangée sons la loi
sincère de l'Évangile. Respectons une foi naïve, qui ne s'est pas
dégradée, comme chez nous, par une restauration jésuitique, et que
d'ailleurs le saint-siège a réhabilitée pour longtemps peut-être en se
détachant d'elle. Rappelons-nous le mot sublime de M. de La Mennais en
parlant de la concession infâme faite par le souverain Pontife aux
puissances coalisées: _Tiens-toi là près de l'échafaud, lui a-t-on dit,
et, à mesure qu'elles passeront, maudis les victimes_! N'imitons pas le
pape; gardons-nous de railler les victimes. C'est bien assez que Nicolas
les décime et que Capellari les anathématise. Ne les citons pas à la
barre de notre tribunal philosophique. Avant de passer de la philosophie
chrétienne à une philosophie plus avancée, la France a passé par la
glorieuse expiation d'une révolution terrible. La Pologne subit
maintenant son expiation, non moins douloureuse, non moins respectable.
Il serait aussi lâche de lui reprocher aujourd'hui son catholicisme,
qu'il l'eût été alors de nous reprocher notre athéisme.
Nous regrettons sans doute qu'après d'aussi magnifiques élans vers la
vérité, Mickiewicz soit forcé, par les convictions auxquelles il est
patriotiquement fidèle, de proclamer de pieux mensonges, à la manière
des sibylles. Avec une idée plus hardie de la justice éternelle et des
fins providentielles de l'humanité, il eût résolu plus clairement la
question. Il eût pu prophétiser que la défaite de la Pologne sera pour
la suite des temps un triomphe sur la Russie, et que, comme l'empire
romain a subi le triomphe intellectuel de la Grèce terrassée, l'empire
russe subira le triomphe intellectuel et moral de la Pologne. Oui, sans
aucun doute, la barbarie tombera devant la civilisation, le despotisme
sous la liberté. Ce ne sera peut-être pas par la force des armes que
s'opérera la résurrection de cette nation sacrifiée aujourd'hui au
brutal instinct de la haine et de la violence, mais, à coup sûr, la main
de Dieu s'étendra sur la tyrannie et tournera les esclaves contre les
oppresseurs. La Russie se fera justice elle-même. Croit-on que dans ce
vaste empire tout ce qui mérite le nom de peuple ne nourrit pas une
profonde haine contre les bourreaux, une profonde sympathie pour les
victimes? C'est par là que la Pologne retrouvera sa nationalité, et
l'étendra des rives de la Vistule aux rives du Tanaïs. Il y a
certainement dans cette moitié de l'Europe une puissance formidable qui
gronde, et qui renversera l'odieux empire de la monarchie barbare. Tout
ce qui sent, tout ce qui pense, tout ce qui, en Russie, mérite le nom
d'homme, pleure des larmes de sang sur la Pologne. Comprimée encore,
cette puissance éclatera. Elle aura de terribles luttes à soutenir
contre la force matérielle; mais que sont les machines contre le génie
de l'homme? Les armées du czar ne sont que des machines de guerre; qu'un
rayon d'intelligence y pénètre, et ces machines obéiront à
l'intelligence et fonctionneront pour elle, comme le fer et le feu pour
les besoins de l'industrie humaine.
Mais qu'importe la langue dans laquelle le génie rend ses oracles! la
langue de Mickiewicz est le catholicisme. Soit! je ne puis croire que
pour les grandes intelligences, qui restent encore sous ce voile, il n'y
ait pas dans les formules un sens plus étendu que les mots ne le
comportent. Le catholicisme de Mickiewicz, quelque sincère qu'il soit,
se prête à l'allégorie aussi bien que le catholicisme railleur de Faust,
et le fantastique païen de Manfred. La foudre qui tombe à la fin de
l'acte sur la maison du docteur est, dit-on, un fait historique. On y
peut voirie symbole du châtiment céleste qui est suspendu sur le trône
du czar. Il y a, dans les prédictions du prêtre Pierre, une légende
profonde dans sa naïveté. Interrogé par le sénateur et ses complices
sur ce coup de foudre qui vient de frapper un des leurs, il leur raconte
que plusieurs malfaiteurs étaient endormis au pied d'un mur. Le plus
scélérat d'entre eux fut éveillé par un ange qui lui annonça que la
muraille allait s'écrouler. Il s'éloigna au plus vite, et, comme il vit
en effet ses compagnons écrasés, il se hâta de remercier l'ange qui
l'avait sauvé; mais celui-ci lui répondit: «Garde-toi de me remercier.
Ton châtiment est réservé pour le dernier, afin qu'il soit le plus cruel
de tous.»
On voit qu'il y a loin de ce catholicisme énergique et menaçant à la
résignation apathique de Silvio Pellico. Konrad est le type le plus
opposé à ce genre de soumission extatique digne de l'Inde peut-être,
mais à coup sûr indigne de l'Europe. Sa brûlante énergie déborde en
accents qui feraient pâlir Dieu même, si Dieu était ce misérable Jéhovah
qui joue avec les peuples sur la terre comme un joueur d'échecs avec des
rois et des pions sur un échiquier. Aussi, le silence de cette divinité
dont Konrad ne comprend pas les lois impitoyables le jette dans la
fureur et dans l'égarement, remarquable protestation du poëte catholique
contre le Dieu que son dogme lui propose, protestation à laquelle le
catholicisme n'a rien à répondre, et que Mickiewicz lui-même ne peut
réfuter après l'avoir lancée! O grand poëte! philosophe malgré vous!
vous avez bien raison de maudire ce Dieu que l'Église vous a donné! Mais
pour nous qui en concevons un plus grand et plus juste, votre blasphème
nous paraît l'élan le plus religieux de votre âme généreuse! Nous
mettrons sous les yeux du lecteur une citation pour l'étendue de
laquelle nous ne lui faisons aucune excuse, certain que nous sommes de
bien mériter de lui en lui faisant connaître cet incomparable morceau de
l'_Improvisation_, précédé de la scène des prisonniers. Ces deux scènes
résument les deux faces du génie de Mickiewicz, le génie du récit
dramatique, et le génie de la poésie philosophique. La scène s'ouvre à
Wilna, dans le cloître des prêtres Basiliens, transformé en prison
d'État. _Un prisonnier_ (Konrad) s'endort appuyé sur la fenêtre. Son
ange gardien lui fait de doux reproches durant son sommeil:
Méchant, insensible enfant! par ses vertus ici-bas, par
ses prières dans le ciel, ta mère a longtemps préservé ton
jeune âge de la tentation et des malheurs.... Que de fois,
à sa supplication et avec la permission de Dieu, j'ai descendu
vers ta cellule, silencieux dans les silencieuses
ombres de la nuit! je descendais dans un rayon et je planais
sur sa tête. Quand la nuit te berçait, moi, j'étais là,
penché sur ton rêve passionné comme un lit blanc sur
une source troublée....
L'ange rappelle à Konrad ses révoltes, son oubli des
cieux.
Je versais alors des larmes amères, je serrais mon visage
dans mes mains... je voulais... et je n'osais pas retourner
vers le ciel. Ta mère était là pour me demander:
Quelles nouvelles me rapportes-tu de la terre, de ma cabane?
Quel a été le rêve de mon fils?
A ce monologue de l'ange, gracieux et suave péristyle
placé au seuil d'un abîme, succèdent les attaques
des démons. «Glissons sous sa tête un noir duvet,»
disent-ils, «chantons... bien doucement... ne l'effrayons
pas!»
UN ESPRIT du côté gauche.--La nuit est triste dans ta prison....
Là, dans la ville, elle se passe joyeuse: le son des
instruments anime les convives, la coupe pleine en main,
les ménestrels entonnent des chansons....
KONRAD s'éveille.--Toi qui égorges tes semblables, toi
qui passes le jour à tuer et le soir à célébrer des banquets,
te rappelles-tu le matin un seul de tes songes?... Et quand
tu te le rappellerais, le comprendrais-tu?... Il s'endort.
L'ANGE.--La liberté te sera rendue.... Dieu nous envoie
te l'annoncer....
KONRAD s'éveillant.--Je serai libre... oui... j'ignore d'où
m'en est venue la nouvelle; mais je connais la liberté que
donnent les Moscovites!... Les infâmes!... ils me briseront
les fers des mains et des pieds; mais ils me les feront
peser sur l'âme!... L'exil, voilà ma liberté!... Il me faudra
errer parmi la foule étrangère, ennemie, moi, chanteur!...
et personne ne saisira rien de mes chants... rien, qu'un
bruit vain et confus! Les infâmes!... c'est la seule arme
qu'ils ne m'aient pas arrachée; mais ils me l'ont brisée
dans les mains. Vivant, je resterais mort pour ma patrie,
et ma pensée demeurerait enfermée sous l'ombre de mon
âme, comme le diamant dans la pierre.
Ces fragments suffisent à montrer comment l'idée est posée. C'est bien
la lutte du désespoir contre l'héroïsme; c'est bien d'un côté la voix de
l'enfer qui essaye de vaincre en redoublant la souffrance, de l'autre,
la voix du ciel qui console et qui engage à persévérer.
UN ESPRIT.--Homme! pourquoi ignores-tu l'étendue
de ta puissance? Quand la pensée dans ta tête, comme
l'éclair au sein des nuages, s'enflamme invisible encore,
elle amoncèle déjà les brouillards et crée une pluie fertile,
ou la foudre et la tempête.
* * * * *
Toi aussi, comme un nuage élevé, mais vagabond, tu
lances des flammes, sans savoir toi-même où tu vas, sans
savoir ce que tu fais! Hommes! il n'est pas un de vous
qui ne puisse, isolé dans les fers, par la pensée et par la
foi, faire crouler ou relever les trônes.
On voit que les anges de Mickiewicz ont un mysticisme bien large et bien
philosophique. Les diables font une opposition furieuse, et pour qui
lira en entier le petit volume des _Dziady_, traduit en français, ces
diables paraîtront au premier abord empruntés à Callot ou aux légendes
du moyen âge, beaucoup plus qu'à l'allégorie poétique. Mais, qu'on y
réfléchisse, cet enfer est approprié au sujet et renferme une sanglante
satire. Parmi ces innombrables phalanges d'esprits pervers, dont la
poésie religieuse fait l'emblème de tous les vices et de tous les maux,
il est diverses hiérarchies. Le démon moqueur de Goethe est un Français
voltairien. Le sombre génie de Byron est l'esprit romantique du XIXe
siècle. Le Belzébuth de Mickiewicz, c'est le despotisme brutal, c'est le
patron du czar: c'est un monstre ignoble, sanguinaire, grossier, féroce
et stupide. S'il venait faire de l'esprit comme Méphistophélès, il ne
serait guère compris des tyrans auxquels il souffle son abrutissement et
sa rage. S'il se montrait à eux menaçant et terrible, comme le génie de
Manfred, il ramènerait le remords et la crainte dans ces âmes lâches et
superstitieuses. Il les caresse au contraire et les berce de doux rêves.
_N'épouvante pas mon _gibier_, dit-il à ses acolytes rangés autour du
lit d'un sénateur endormi.--_Quand il dort, le brigand, son sommeil
n'est-il pas à moi_? répond le diable subalterne.--_Si tu l'effrayes
trop pour une fois_, lui dit le maître, _il va se rappeler son rêve et
nous duper.--Il est ivre et ne veut pas dormir. Coquin, nous tiendras-tu
éternellement debout_?--Alors le sénateur rêve, et s'imagine être dans
la faveur du czar. Créé grand-maréchal, il s'enfle, il se promène avec
orgueil dans les salons, puis tout à coup il est disgracié. On le
raille; un coquin de chambellan lui fait l'outrage d'un sourire.
Ah! je meurs! je suis mort! Me voilà dans la tombe,
rongé par les vers, par les sarcasmes.... On me fuit! Ah!
quelle solitude! quel silence....--Quel bruit! Ah! c'est
un calembour.--O laide mouche!... Des épigrammes, des
railleries.... Des insectes qui m'entrent dans l'oreille.... Ah!
mon oreille!...--Les Kameriumkiers crient comme des
hiboux. Ah! voici les dames dont les queues de robe sifflent
comme des serpents à sonnettes.--Quel horrible
vacarme! Des cris... des rires.... Le sénateur est en disgrâce!
en disgrâce! en disgrâce!
Il tombe de son lit par terre, les diables descendent
sur lui.
Détachons son âme des sens, comme on détache un chien
hargneux du collier.
La plaisanterie de Mickiewicz est pleine de fiel et de verve. Il fait
aux courtisans des plaies plus profondes avec son vers incisif et
mordant, qu'ils n'en ont fait à leurs victimes avec les knouts. Aussi
l'armée diabolique qu'il a évoquée est-elle pour lui, non un jeu de
l'imagination, mais un enfer vivant, une peinture réelle des turpitudes
et des atrocités du régime moscovite. Tous les soldats de Belzébuth sont
des bourreaux, des geôliers, des blasphémateurs, des cannibales. Ils ne
parlent que de tortures physiques, ils lèchent le sang sur les lèvres
des martyrs. On voit bien de quels hommes ils sont les maîtres et les
dieux! Quand ils s'adressent aux prisonniers ou aux prêtres, ils
cherchent à les vaincre par le désespoir, par la vengeance, par l'appât
des plaisirs dont leurs souffrances et leurs jeûnes augmentent le
besoin, par la peur surtout. Quand Pierre, prosterné auprès de Konrad
évanoui, prie pour conjurer le démon, l'un d'eux lui murmure à l'oreille
des paroles de menace... _Et sais-tu ce que deviendra la Pologne dans
deux cents ans? Et sais-tu que demain tu seras battu comme un Haman_?
Je m'arrête, car je citerais tout le poëme, et, ne voulant pas retirer
au lecteur le plaisir de le lire en entier, je me bornerai aux deux
scènes que j'ai annoncées, et qui sont indispensables pour lui faire
connaître le génie de Mickiewicz.
SCÈNE I
Un corridor.--La sentinelle se tient au loin la carabine au bras.
--Quelques jeunes prisonniers sortent de leurs cellules avec des
chandelles.--Il est minuit.
JACOB.--Vraiment, nous allons nous réunir?
ADOLPHE.--La sentinelle boit la goutte, le caporal est
des nôtres.
JACOB.--Quelle heure est-il?
ADOLPHE.--Près de minuit.
JACOB.--Mais si la garde nous surprend, notre pauvre
caporal est perdu.
ADOLPHE.--Éteins donc la chandelle: tu vois comme la
lumière se réfléchit sur la fenêtre. Ils éteignent la chandelle. La
ronde est un vrai badinage: il lui faudra frapper longtemps,
échanger le mot d'ordre, chercher les clefs.... Puis
les corridors sont longs.... Avant d'être surpris nous nous
séparons, les portes se ferment, chacun se jette sur le lit
et ronfle.
Les autres prisonniers arrivent de leurs celulles.
FREJEND.--Amis, allons dans la cellule de Konrad, c'est
la plus éloignée; elle est adossée au mur de l'église: nous
pouvons, sans être entendus, y chanter et crier à l'aise.
Aujourd'hui, je me sens disposé à donner un libre cours
à ma voix: en ville on se figurera que les chants partent
de l'église, c'est demain Noël.... Eh! camarades, j'ai quelques
bouteilles aussi.
JACOB.--A l'insu du caporal?
FREJEND.--Le brave caporal aura sa part aux bouteilles;
c'est un Polonais, un de nos anciens légionnaires
que le czar a transformé de force en Moscovite. Le caporal
est bon catholique, et il permet aux prisonniers de passer
ensemble la soirée les veilles des fêtes.
JACOB.--Si on l'apprend, nous le payerons cher.
Les prisonniers entrent dans la cellule de Konrad, y font du
feu et allument la chandelle.
JACOB.--Mais voyez comme Jegota se fait triste: il ne
s'était pas douté qu'il pouvait bien avoir dit à ses foyers
un éternel adieu.
FREJEND.--Notre Hyacinthe a dû laisser sa femme en
couches, et il ne verse pas une larme.
FÉLIX KOLAKOWSKI.--Pourquoi en verserait-il? Qu'il
rende plutôt gloire à Dieu! Si elle met au monde un fils,
je lui prédirai son avenir.... Donne-moi ta main; j'ai quelque
talent en chiromancie, je te dévoilerai l'avenir de ton
fils. Il regarde dans la main. S'il est honnête sous le gouvernement
moscovite, il fera infailliblement connaissance avec
les juges et la kibitka.... Qui sait? peut-être nous trouvera-t-il
encore tous ici?--Vivent les fils! ce sont nos compagnons
pour l'avenir.
JEGOTA.--Êtes-vous ici depuis longtemps?
FREJEND.--Comment le savoir? Nous n'avons pas de
calendrier, personne ne nous écrit: le pire est d'ignorer
quand nous en sortirons.
SUZIN.--Moi, j'ai sur ma fenêtre une paire de rideaux
de bois, et je ne sais pas même quand il fait nuit ou jour.
THOMAS.--J'aimerais mieux être sous terre, affamé,
malade, livré au supplice du knout et même de l'inquisition,
que de vous voir ici partager ma misère. Les brigands!...
Ils veulent nous enfouir tous dans la même
tombe!...
FREJEND.--Quoi! c'est peut-être pour moi que tu
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