Autour de la table - 05

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tâcherons de penser.
--_Amen_! dit le curé.
--Voyons, continuez, reprit Julie. Comment votre auteur définit-il le
laid?
THÉODORE.--D'une manière à la fois juste et ingénieuse. Il le fait
consister dans un manque d'harmonie entre la forme d'une chose ou d'un
être et l'idée du type qu'il exprime. «En quoi, dit-il, un être organisé
nous paraît-il décidément laid? En ce qu'il ne reproduit son idée ou son
type que travesti, en quelque sorte, par une forme rebelle qui
s'émancipe d'une façon désordonnée. Un degré moindre de laideur est
celui où la forme reste en arrière de son type et ne le révèle
qu'imparfaitement. Nous disons qu'une plante est laide quand elle est
mal venue, qu'un animal est laid quand il reste chétif dans son
développement. Nous les comparons alors au type de leur espèce
seulement, et la forme ici pèche par défaut. Mais la laideur, au
contraire, est bien plus prononcée quand la forme pèche par excès,
s'écarte violemment du type et entre en révolte contre l'idée. Il en
résulte alors ce que nous appelons une difformité, une caricature, un
monstre.... C'est le caractère que nous offrent certaines organisations
des animaux inférieurs, parce qu'elles s'écartent le plus du type
général de l'animalité.»
--Attends, dit Louise, je ne te suis plus dans cette définition du type
particulier confondu avec celle de l'idée générale. Si toute création
est une idée divine, Julie a raison de ne pas vouloir entendre dire que
quelque chose soit laid dans la nature. Je comprends très-bien comme
elle, et comme l'auteur du livre dans la première partie de sa
définition, que le laid soit un accident, et qu'une plante avortée, ou
un animal fortuitement hors de proportion avec les autres individus de
son espèce soit qualifié de nain, de géant, de caricature et de monstre.
Je dirais presque, en ce cas, que la laideur est une déformation, une
_dénaturation_ de l'être ou de l'objet. Mais vouloir agrandir le domaine
du laid dans la création jusqu'à y faire entrer des espèces entières, et
décréter que le poisson ou le coquillage est laid parce qu'il ne réalise
pas l'idée d'un animal aussi complet que le lion et le cheval, ceci me
paraît une concession trop grande au préjugé et à la convention de la
part d'un esprit aussi largement éclairé que ton auteur semble l'être.
THÉODORE.--Il ne va pas jusque-là. Il n'admet la laideur que comme une
chose relative. Il aime la nature et comprend la grâce, l'éclat
extérieur, la physionomie, l'apparence modeste ou comique, le détail
enfin qui rachète jusqu'à un certain point chez certains animaux
l'infériorité du type comparé à d'autres types. Voyons (ajouta Théodore
en s'adressant à moi), toi qui as lu le livre, n'est-il pas vrai que les
lois de l'esthétique n'entraînent pas l'auteur au mépris des caprices
apparents du beau naturel?
--C'est vrai, répondis-je. Il proclame que, «dans l'ensemble de la
nature, c'est le beau qui domine victorieusement, et que la laideur
n'est qu'une exception, un détail.» Pourtant, si vous voulez que je dise
toute ma pensée, je trouve des contradictions dans ce beau et bon livre;
et, pour me servir d'une de ses expressions, des moments de
_disharmonie_ entre la théorie et l'application. L'auteur me paraît
quelquefois un peu emprisonné dans son rôle de professeur d'esthétique;
il semble que son sentiment, sa conscience d'artiste et de poëte se
révoltent contre les arrêts de son enseignement, et qu'après avoir posé
une règle, un _critère_, comme il dit, il ait besoin de s'écrier: _Et
pourtant_!... Enfin, laissez-moi tout vous dire, dussiez-vous m'accuser
de faire la cour à Julie. J'admire et j'estime sincèrement la recherche
des principes du beau, et je fais le plus grand cas de celle-ci; mais,
en fait d'art, comme devant la nature, je me sens de l'école de Hugo et
de Michelet plus que de celle de M. Pictet.
--Voyons, voyons, dit Julie, parlez: vous aimez mieux les poëtes que les
théoriciens?
--Eh bien, oui, j'en conviens, et je m'imagine que les artistes qui se
laissent aller à leurs impressions, et même, si Théodore le veut, à
leurs divagations, nous en apprennent plus long que les amateurs et les
raisonneurs les plus éclairés. La théorie de M. Michelet sur l'âme des
oiseaux, sur les douloureuses rêveries de la fauvette captive, sur les
extases poétiques du rossignol, sur les modestes vertus du pivert, etc.,
prêtent tant que vous voudrez à la critique des gens sérieux; mais si
l'homme a besoin de quelque chose dans son éducation esthétique, ce
n'est pas tant de démonstration que d'émotion, ce n'est pas tant de
raison que d'enthousiasme, et de savoir que de sentiment. Quant à moi,
il m'est absolument indifférent de savoir que l'Apollon du Belvédère est
le prototype du beau, parce que son angle facial dépasse 80 degrés. J'ai
vu cet Apollon tant vanté, et il m'a laissé froid comme un marbre qu'il
est. C'est sans doute ma faute; mais n'est-ce pas aussi la faute de son
_archétypisme raisonné_? Après l'avoir bien regardé, je rêvai toute la
nuit suivante qu'il venait sottement me faire des reproches et me
montrer ses beaux bras et ses belles jambes académiques. Or, j'étais
furieux de son insistance, et je vous en demande bien pardon, ô
Théodore; mais en rêve on est si naïf et si grossier! je m'éveillai, ce
matin-là, sous le ciel de Rome, en m'écriant brutalement: «Va-t'en!
va-t'en dans ton musée, pédant de beauté, tu m'ennuies!»
Théodore entra dans une si grande colère qu'il me traita, je crois, de
réaliste. Julie et Louise rirent de sa fureur, et il me fut permis de
continuer.
--Tout à l'heure, dis-je à Théodore, quand votre indignation s'apaisera,
je reviendrai à vos prototypes classiques. Laissez-moi vous demander,
quant à présent, pourquoi, dans une petite strophe de Hugo ou dans un
court paragraphe de Michelet sur les bestioles ou les fleurettes des
champs, j'oublie absolument si la poésie me fait un conte de fées ou si
elle m'instruit dans la vraie philosophie de la nature. Ce que je sais,
c'est qu'elle me charme et m'attendrit; c'est qu'elle me fait voir beaux
et grands ces coins de paysage et ces divins petits êtres qui animent le
ciel et les bois de leur vol et de leur chant; c'est qu'elle me fait
aimer passionnément l'oeuvre divine dans la moindre de ses idées; que
dis-je! c'est qu'elle m'insuffle, sans enseignement, une notion plus
étendue et peut-être plus équitable du beau dans la nature que celle de
mon éducation positive; c'est enfin qu'en me poétisant la créature,
quelle qu'elle soit, l'imagination émue m'initie à une puissance, tandis
qu'en classant la beauté des créatures par rapport à l'homme, le
raisonnement critique me la retire.
THÉODORE.--_Et pourtant_! comme tu disais tout à l'heure, M. Michelet
s'égare continuellement à chercher d'assez puériles ressemblances entre
ses oiseaux et le type de l'homme. En ceci, il va bien plus loin que M.
Pictet.
MOI.--Oui, c'est vrai; mais nous avons dit, autour de cette table: «Des
écarts tant qu'on voudra, pourvu qu'il y ait de la conviction et de
l'inspiration!»
THÉODORE.--Vous voulez qu'un traité soit une affaire d'engouement et
d'enthousiasme déréglé?
JULIE.--Nous voulons, au contraire, que les traités soient bien
raisonnables et bien froids, afin de ne pas les lire.
MOI.--Je ne vais pas aussi loin que vous. J'aime les traités bien faits,
et celui de M. Pictet est le meilleur que j'aie lu. M. Pictet est le
professeur le plus ingénieux qu'il soit possible de désirer. Mais
est-ce par nature d'artiste sobre et difficile, est-ce par devoir de la
science qu'il traite, qu'il se défend ou semble se défendre de certaines
admirations? Il y a peut-être bien un peu de l'un et de l'autre. Ainsi,
en parlant de la statuaire, il dit, selon moi, une grande hérésie qui a
dû lui coûter certainement: il affirme, à plusieurs reprises, que la
statuaire grecque n'a jamais été dépassée, et moi, je sens qu'elle l'a
été de cent coudées par Michel-Ange. Jamais, avant le _Moïse_ et la
chapelle des Médicis, la statuaire n'avait réalisé l'idée de la vie
divine dans la vie humaine avec cette sublimité. Il y a, entre
Michel-Ange et Phidias, la différence qui sépare l'idée chrétienne de
l'idée païenne; et, par une puissance et une universalité de génie
incomparables, Michel-Ange a résumé les deux idées, donnant à la forme
toutes les splendeurs de la matière, et à l'idée tout l'éclat du
rayonnement divin. Sur cette grande science, et sur cette large
compréhension qui font le style du monarque de la statuaire, plane
encore son individualité de penseur passionné; si bien que ses
personnages sont l'expression des choses du ciel comme celle des choses
de la terre, et encore celle de l'intelligence de Michel-Ange, à nulle
autre pareille, à nulle autre comparable dans le domaine de son art.
THÉODORE.--Mais où prends-tu que mon auteur n'apprécie pas Michel-Ange?
MOI.--Il ne le nomme nulle part, et à propos de statuaire, dans son
chapitre du _Sublime_, il cite un lion de Thorwaldsen. Ce lion, je ne le
connais pas et n'en dis point de mal; mais le _Moïse_! N'était-ce pas
l'occasion de dire qu'il est le prototype du sublime? J'ai peur que M.
Pictet ne le range dans les aberrations du génie.
THÉODORE.--Tu lui fais là un procès de tendance.
MOI.--Alors, je m'arrête, et après avoir fraternisé avec votre
satisfaction et votre admiration pour la partie du livre de M. Pictet
qui exprime, traduit et critique l'histoire de l'esthétique et celle de
l'art (chose bien difficile dans des bornes aussi restreintes que
colles, d'un cours contenu dans un volume, et pourtant excellemment
réussie), j'arrive à sa conclusion, qui peut-être satisfera mieux Julie
que son exposition. «Émanée, comme un pur rayon, de l'intelligence
suprême, l'idée de l'universalité du beau, dit M. Pictet, se révèle
d'abord dans la nature; puis reflétée par l'art, qui la dégage des
accidents de la matière, pour la ramener à sa pureté primitive, elle
éclate, sous mille formes diverses, au sein de l'humanité.»
--Attendez, dit Julie, voilà encore une définition, la définition de
l'art et de sa mission. C'est bien dit, mais je proteste si, par
_accidents de la matière_, M. Pictet entend, non-seulement les formes
individuelles qui ne réalisent pas le type de l'espèce à laquelle l'être
appartient, mais celles qui entrent en révolte contre le type général de
beauté défini, préconçu et arrêté par les esthétiques. Dans ce cas-là,
j'enverrais promener toute cette prétendue philosophie du beau, parce
qu'elle condamnerait la grenouille à être laide de par la Vénus de Milo,
et que la grenouille est aussi jolie dans son espèce que la plus grande
déesse dans la sienne. Il y a dans ces règles d'esthétique des choses
qui me paraissent dangereuses pour le progrès de l'art, et contre
lesquelles les réalistes ont le droit de réclamer: c'est qu'en partant
d'un prototype convenu pour déclarer inférieures toutes les autres idées
divines, on pousse des générations d'élèves à faire de l'art grec à
contre-sens et sans inspiration, et à dédaigner l'étude du vrai qui sert
de base à tout sentiment du beau. On ne dira jamais rien de plus juste
que ce vieil adage (de Platon, je crois), que le beau est la splendeur
du vrai.
LOUISE.--Moi, je suis de ton avis, chère fille: la laideur est une
création humaine, et l'antithèse nécessaire qu'elle apporte dans nos
conventions est inutile au procédé divin. Cette antithèse a été apportée
dans notre monde par les tâtonnements de la liberté de l'homme. Condamné
par ses instincts d'imitation à devenir créateur à son tour, l'homme
n'arrive à la notion du beau et du bien qu'en commençant par gâter
souvent l'oeuvre divine. Alors il essaye de choisir entre ce qu'il a
fait de bon et ce qu'il a fait de mauvais, et, au temps où nous sommes,
il se trompe encore à chaque instant et dans son oeuvre et dans son
jugement. Dieu, lui, n'a rien fait qui ne soit bien fait et qui ne
rentre dans l'harmonie générale. L'homme seul s'en écarte par ignorance
et par vanité. N'a-t-il pas réussi à se faire laid lui-même? Lui, le
chef-d'oeuvre de la création, il détruit, il avilit, il torture par tous
les moyens son propre type. C'est lui, l'ingrat, qui a fait entrer la
laideur dans son domaine et dans sa propre famille. Dès qu'il s'est vu
affermi dans sa royauté sur le reste du monde organique, il s'est
empressé de vivre en dehors des conditions naturelles. Ici trop de
paresse physique et de nourriture matérielle, de là l'obésité et toutes
ses disgrâces; là, trop de fatigue et de misère, c'est-à-dire la
maigreur et l'étiolement. Et puis, en haut comme en bas de la belle
échelle sociale inventée par lui, des excès de sentiment, d'intelligence
ou de sensualité; des désordres de vice ou de vertu; des abus de
jouissance et des abus d'austérité qui engendrent mille maladies et
mille difformités inconnues aux animaux sauvages et aux plantes libres.
De là la laideur qui se transmet à l'enfant dans le sein de sa mère,
même après des générations exemptes de misère ou de vice. L'homme s'en
prendra-t-il à Dieu de sa propre folie? Lui reprochera-t-il d'avoir
donné à la tortue des pieds trop courts et à l'araignée des jambes trop
longues, lui qui a réussi à introduire dans son propre type des
ressemblances monstrueuses avec toutes sortes d'animaux?
Vous avez d'autant plus raison, dis-je à la grand'mère que, pour être
logique avec son principe _qu'il y a du laid dans la création_[1], M.
Pictet pense rehausser le prix de la beauté en disant qu'elle est une
magnificence gratuite de la nature et une superfluité généreuse du
Créateur. Il en conclut que la laideur, chez l'homme, ne prouve rien
contre l'excellence des individus. Cela est certain; mais il aurait
peut-être dû nous dire qu'elle prouve beaucoup, qu'elle prouve tout, en
tant que solidarité contre notre race insensée. Elle est un sceau,
parfois indélébile, de quelque châtiment infligé à nos pères pour l'abus
qu'ils firent sans doute de la beauté primitive départie à tous. Dieu,
qui est bon parce qu'il est juste, ne permet pas que l'âme s'en ressente
au point d'être enchaînée et rabaissée au niveau de sa forme disgraciée,
mais elle souffre du poids de la laideur. L'intelligence en est
attristée, si cette laideur est infligée à un être raisonnable et
clairvoyant. Si, au contraire, elle est le partage d'un être vaniteux
qui s'ignore et se croit beau, elle le condamne à un profond ridicule,
et toute sa destinée sociale s'en ressent. Aimons donc beaucoup,
estimons infiniment les êtres humains qui supportent la laideur,
personnellement imméritée, sans amertume pusillanime et sans grotesque
illusion. En général, ces êtres-là sont si bien doués du côté de l'âme
ou de l'esprit, qu'un reflet de leur beauté intérieure rachète en eux la
sévérité des destinées et illumine leur visage d'une expression qui
arrive à plaire et à charmer autant, quelquefois plus, que la beauté.
[Note 1: Il le dit à regret avec mille ménagements. Il dit que la
Providence cache soigneusement les écarts de la nature aux regards de
l'homme; que ces écarts sont des exceptions, etc.]
Mais ne nous en faisons pas accroire. Quand nous devenons laid avant
l'âge, c'est souvent par notre faute, et quand nous naissons laids,
c'est par la faute de nos ascendants. Dans tous les cas, nous portons la
peine de nos erreurs ou de celles d'autrui, car la nature n'échappe pas,
comme la société, à la loi de solidarité. Si les maladies nous
défigurent, si la petite vérole a labouré de ses affreux stigmates tant
de beaux visages, c'est la faute de nos sciences, qui ne marchent pas
aussi vite que les fléaux qui nous atteignent. La laideur est donc une
plaie sociale, un fait purement humain. Elle n'est pas dans la création.
Tout être qui vit dans des conditions normales de son existence est beau
dans son espèce; et ce n'est que par analogie, c'est en voulant
_comparer_ ce que Dieu a simplement _distingué_, et _graduer_ ce qu'il
s'est contenté d'enchaîner, que nous sommes arrivés à critiquer avec
plus d'orgueil que de clairvoyance la création, l'idée divine elle-même.
--Nous nous entendons, dit Julie. Ce qui prouve bien que la laideur est
notre ouvrage, c'est qu'un chardonneret qui vit en liberté n'est pas
moins beau que tout autre chardonneret de son espèce, c'est qu'aucun
reptile ne louche, c'est qu'aucun pinson n'a la voix fausse, c'est qu'il
n'y a point de gazelle bossue.
--Mais le dromadaire a des bosses! s'écria Théodore, et vous ne sauriez
dire que le rhinocéros ou l'hippopotame soient d'agréables personnages!
JULIE.--Vous les trouvez affreux parce que vous avez toujours M. Apollon
dans vos verres de lunettes. Ces vieux types de la création primitive
ont leur caractère de puissance brutale ou terrible. Ils ressemblent à
des rochers ou à des troncs de plantes gigantesques; ils ne sont pas
mesquins, j'espère, ils réalisent pleinement leur type monumental; ils
expriment les idées violentes ou paisibles des premiers efforts de la
création organique; et j'aimerais mieux les avoir sans cesse devant les
yeux qu'un Cupidon ou un Zéphire sur un candélabre de l'Empire, ou qu'un
troubadour avec sa bachelette sur une pendule de la Restauration. Les
prétendus écarts de la création divine me jettent dans la rêverie ou
dans l'émotion; ils me font réfléchir ou trembler: mais vos objets
d'art manqués me rendraient imbécile.
--Allons, dit Louise qui écoutait Julie avec une complaisance
maternelle, tout en feuilletant le livre esthétique placé sur la table;
j'aime tes instincts, mais tu aurais tort d'attribuer à M. Pictet les
goûts contre lesquels tu déclames. Je vois, en lisant au hasard, des
pages superbes, et en voici une à la fin du livre qui doit clore la
discussion et te réconcilier avec lui:
«L'idée du beau est éternelle, et ses manifestations s'étendent à
l'infini dans l'espace et dans le temps. Nous sommes beaucoup trop
portés, quand il s'agit des choses divines, à en restreindre la
possession à nous-mêmes, à notre petite famille humaine, à notre petite
demeure terrestre. Nous oublions que nous ne sommes qu'un point dans
l'univers, qu'un instant dans l'éternité.... Qui nous dit que l'univers
ne renferme pas un nombre indéfini de natures diverses, d'organismes
vivants et expressifs, ayant tous leur beauté propre, infiniment
supérieure peut-être à ce que nous connaissons? Le nombre des arts que
nous cultivons est forcément limité par les conditions matérielles de
notre existence terrestre. Mais là où ces conditions seraient tout
autres, là où les données de la forme et de la matière se trouveraient
beaucoup plus riches ou plus dociles à l'action de l'intelligence, il
devrait naître autant d'arts nouveaux qu'il y aurait de combinaisons
nouvelles, et la possibilité de ces dernières n'a pas de bornes. Ainsi
chaque nature stellaire doit servir de base à un monde esthétique où
elle se reflète et s'idéalise; chaque planète doit avoir sa poésie,
comme elle a sans doute sa vie organique et intellectuelle.»
JULIE.--Certes, cette page est belle.
THÉODORE.--Tout l'ouvrage est beau; mais vous ne faites grâce à l'auteur
que parce qu'il consent à monter un instant votre _dada_ du monde
stellaire.
JULIE.--Mon _dada_! c'est ma religion, à moi, et l'abbé ne s'en
courrouce pas trop: je lui ai prouvé qu'en espérant parcourir tous ces
beaux habitacles des cieux, je ne faisais qu'étendre le domaine du
paradis.
THÉODORE.--Je ne nie pas votre hypothèse. Je suis de ceux qui ne nient
et n'affirment rien sans réflexion; mais je trouve que tous, ici, vous
vous préoccupez trop de ces aspirations locomotrices dans l'infini. Cela
vous fait oublier d'apprécier tranquillement et justement les données de
ce monde-ci, qu'il ne nous est pas permis de vouloir tant dépasser.
--Restez-y si bon vous semble, répondit Julie; moi je vous répondrai
avec Platon, avec Hugo et avec Michelet, par le cri de l'âme altérée de
lumière et de liberté: _Des ailes_!
Montfeuilly, 16 août 1856.


VII

Nous allions entrer dans une sorte de dispute sur la doctrine du
_réalisme_ dans l'art, lorsqu'un article de la _Presse_, signé Alexandre
Bonneau, donna ce soir-là un autre cours à nos pensées. Il ne
s'agissait plus seulement d'une question de goût, mais d'une question de
civilisation sociale, et l'intérêt de celle-ci nous domina au point de
nous faire oublier et ajourner la première.
C'est Julie qui nous avait interrompus en nous demandant de loi
expliquer ce que c'était que le _columbarium_ des anciens.
--Je vais te le dire, sans être savante, répondit Louise. Quand on a été
à Rome, on s'habitue tellement à l'idée de ce genre de sépulture, que
l'on ne peut plus admettre sans répugnance la méthode d'ensevelissement
adoptée dans le monde moderne: méthode barbare, hideuse, funeste, contre
laquelle le genre humain devrait protester avec l'auteur de l'article
excellent que tu viens de lire.
Mais, d'abord, je te recommande la lecture d'un autre article sur les
_columbarium_, par M. Laurent-Pichat. Tu y trouveras la description
extérieure de ces chambres-cimetières, ou plutôt de ces chapelles
païennes qui n'ont rien d'incompatible dans la forme et même dans
l'usage primitif chrétien avec le culte orthodoxe de nos jours. La
promenade de M. Laurent-Pichat à la vigne de Pietro est une relation
charmante et très-exacte.
JULIE.--Qu'est-ce que la vigne de Pietro?
LOUISE.--Pietro est un facétieux vigneron de la banlieue de Rome, qui
trouva dans son enclos, il y a quelques années, un columbarium
très-intéressant, et qui sacrifia gaiement ses ceps de vigne à l'espoir
de trouver d'autres antiquités. Cet espoir s'est réalisé. J'ai vu cet
intéressant enclos, depuis la visite qu'y a faite M. Pichat, et Pietro
n'avait pas fini d'exhumer ses richesses. Il pensait avoir cinq ou six
de ces chapelles dans sa vigne, et ne regrettait pas son raisin,
remplacé par un musée de bijoux antiques beaucoup plus fructueux. Mais,
pour ne te parler que d'un de ces curieux monuments, je te décrirai
celui dans lequel j'ai passé une heure, et qui est récemment déblayé et
remis en ordre. Je me disais, en l'examinant, que c'est quelque chose de
bien étrange de retrouver, après tant de siècles d'ensevelissement et
d'oubli, une collection d'objets en apparence aussi fragiles que des
urnes de terre et des cendres humaines; et, en y réfléchissant, j'ai
reconnu que cette poussière qui fut des hommes, et ces vases qui furent
de la poussière, sont, grâce à l'action du feu, les deux choses qui
survivent à tous les orages et à tous les cataclysmes du monde social.
Les plus antiques témoignages de l'existence des sociétés perdues dans
la nuit des temps sont des débris de terre cuite, qui ont servi de
tombeaux à des générations dont le nom s'est effacé de la mémoire des
hommes.
Le _columbarium_ dont je te parle est une chapelle en carré long assez
profonde, et retrouvée intacte depuis le fond jusqu'à fleur de terre, où
commençait son toit, lequel a été remplacé par un toit nouveau assez
rustique. Il ne paraît pas que ce monument ait été jamais autre chose
qu'une cave; on ne trouve, au fond, aucune ouverture indiquant que l'on
soit de niveau avec l'ancien sol. Peut-être qu'un édifice plus solennel
s'élevait au-dessus de celui-ci; c'est même très-vraisemblable. On
devait apporter les cendres dans une sorte de temple ou reposoir, et
descendre ensuite, avec cérémonie, dans le caveau funéraire.
Ce caveau est sombre et n'a jamais reçu la lumière que d'en haut. Il
est, de la base au faîte, creusé de niches à plein cintre d'un à deux
pieds d'élévation. C'est là que l'on déposait les petites urnes; c'est
là qu'elles sont encore, en grande partie, avec les mêmes cendres
blanchâtres et les infimes petits débris d'ossements calcinés qu'elles
contenaient. L'élégance et la diversité de ces récipients, les uns en
marbre, les autres en poterie, quelques-uns en matière plus précieuse,
forment une charmante galerie, avec les lampes, les statuettes, les
petits bustes, les monnaies, et ces fioles lacrymatoires, dont le verre
est devenu, par reflet du temps, d'une si belle irisation, qu'il
n'existe pas de pierres précieuses plus brillantes. Les épitaphes,
parfaitement conservées, sont au bas de chaque niche, quelquefois
accompagnées d'un petit bas-relief d'un travail exquis. Un buste de
jeune fille, de grandeur naturelle, est l'objet d'art colossal de cette
galerie: c'est un véritable chef-d'oeuvre. Par le type et par
l'arrangement des cheveux, cette tête ravissante rappelle la jeunesse de
madame Récamier.
--Ainsi, dit Julie, _columbarium_ veut dire tout bonnement colombier; et
l'on appelait ainsi ces chapelles funéraires, parce que les niches
rappellent celles que l'on fait pour les pigeons?
--Il y a encore dans ce même caveau que j'ai examiné, reprit Louise, une
tombe collective que l'on pourrait appeler une ruche. C'est un banc de
marbre blanc dans lequel on a creusé des capsules pour y déposer les
cendres. Chacune est protégée par un petit couvercle. C'est le mausolée
des membres d'une école de chant. Les clients, les affranchis et les
esclaves avaient leur place dans les columbaires des familles
patriciennes. Les voûtes étaient ornées de peintures à fresque
représentant des fleurs, des oiseaux et des papillons. Cette riante
décoration se retrouve aussi dans les catacombes chrétiennes. Elles sont
très-complètes dans celles de Sainte-Calyxte, mais plus jolies et d'un
ton plus frais dans un des columbaires de Pietro, qui n'est encore qu'à
demi-déblayé.
JULIE.--Il me semble que, dans ces conditions-là, la sépulture manque de
la solennité des cimetières.
LOUISE.--Elle manque d'horreur, voilà tout; mais elle m'a semblé revêtir
le véritable caractère sacré, celui qui s'attache aux souvenirs
inaltérables. La création des cimetières est le résultat d'un âge de
barbarie succédant aux civilisations épuisées. Ce n'est pas une
institution qui tienne à l'établissement du christianisme. Si les
premiers chrétiens ne brûlèrent pas leurs morts, ils les embaumèrent,
et, quand ils ne purent le faire, ils ne les rendirent pas à la terre
pour cela. L'idée de les conserver à l'état de cendres leur fit chercher
dans le tuf friable des catacombes un système de columbarium plus vaste,
mais où le cadavre était isolé de l'air respiré par les vivants; car on
creusait des lits dans ce tuf, et on y murait hermétiquement les
cadavres. Ces lits mortuaires sont superposés, le long des galeries
souterraines, comme ceux des passagers dans un navire, ou comme les
rayons d'une armoire. Un sous-sol favorable à ce genre de sépulture le
rendait plus expéditif que tout autre dans un moment de persécution;
mais le tuf volcanique de Rome est une condition toute particulière, que
nos terrains humides ne peuvent offrir. L'effet de la terre et des
cercueils de bois sera toujours la pourriture et les miasmes
pestilentiels qu'elle répand.
--La législation chrétienne, dit Théodore, ne peut jamais avoir eu en
vue de produire la mort par la mort, et je ne pense pas qu'aujourd'hui
elle s'opposât à l'incinération des cadavres, soit par le feu, soit par
des moyens chimiques que M. Alexandre Bonneau eût pu nous indiquer.
JULIE.--Moi je trouve que cette opération de brûler ceux qui respiraient
tout à l'heure a quelque chose d'effrayant pour la pensée.
THÉODORE.--Il y a quelque chose de bien plus effrayant, c'est l'idée
d'enterrer des vivants, et cela arrive souvent, beaucoup plus souvent
peut-être qu'on ne se l'imagine. On ne fouille pas un cimetière sans en
trouver la preuve, et tout le monde est d'accord sur la nécessité d'une
loi nouvelle qui remédie à l'horreur des inhumations précipitées. Nous
savons bien tous que le court délai imposé à l'enterrement n'est pas
même observé dans les campagnes. Les paysans ont peur de leurs morts.
Aucun médecin n'est appelé à constater les décès; on trompe les curés
sur l'heure du dernier soupir; on porte le cadavre au cimetière au bout
de douze heures, et moins si l'on peut. Souvent l'autorité l'apprend
après coup, mais tant pis pour ceux, qui n'étaient pas bien morts. On ne
recherche pas le délit, le crime peut-être, car il est des retours à la
vie qui contrarieraient des intérêts cupides ou des passions coupables.
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