Autour de la table - 20

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ravissante, et le peintre qui voyage en illuminant de sa propre vie tous
les objets de son examen.
Quoi que l'on dise et que l'on pense des régions méridionales, elles
ont généralement pour caractères dominants la nudité, l'étendue, et je
ne sais quelle influence de grandeur désolée qui écrase. Pour être
senties à distance, elles ont besoin de passer à travers une forme à la
fois riche et simple, et c'est grâce à cette forme remarquable que M.
Eugène Fromentin nous a fait comprendre l'accablante beauté du Sahara.
Le Sahel, moins rigoureux et plus riant, lui a permis de charger sa
palette de tons plus vrais et plus variés. C'est donc une nouvelle
richesse de son talent qu'il nous révèle et qui le complète. A le voir
si frappé, si rempli de la morne majesté du désert, on eût pu craindre
de ne pas le retrouver assez sensible à la végétation qui est la vie du
paysage, et à l'activité qui est la vie de l'homme. Il n'en est pas
ainsi. Il ne s'est pas imposé une manière, son sujet ne l'a pas absorbé.
Toujours maître de son individualité, on sent bien en lui la puissance
d'une âme rêveuse et contemplative, mariée pour ainsi dire avec
l'éternel spectacle de la nature; mais cette nature adorée, il la suit
de l'oeil et de l'âme dans son éternelle mobilité et se l'approprie
merveilleusement, en même temps qu'il s'abandonne à elle avec un parti
pris généreux. Si vous voulez voir l'Afrique sans vous déranger,
lisez-le donc avec confiance, et vous aurez vu, à travers ses yeux,
quelque chose de grand et de réel, d'écrasant et de délicieux, de
sublime et de charmant, d'amusant même, car les races ont toutes leur
côté comique, et le peintre, qui sait tout voir, nous trace, d'une main
légère, les appétits naïfs de gourmandise, de vanité et de coquetterie
de ses personnages. Ses tableaux sont donc complets: grandeur du climat,
brillants caprices de l'atmosphère, beauté touchante ou imposante des
lignes, grâce ou singularité des accidents, effet et nature pittoresque
des habitations, des costumes, des figures, des animaux, des meubles,
et, par-dessus tout cela, définition magistrale des idées et des
sentiments qui dominent les êtres, c'est un examen saisissant de tout ce
qui fait le caractère d'un monde et de ses habitants.
A ces tableaux variés et splendides, ajoutez, cette fois, un épisode
dramatique raconté d'une manière éblouissante d'art et de goût: l'amour
tranquille et la mort tragique de la belle Haoûa. Jamais aventura ne fut
plus chastement voilée et plus solennellement dénouée. C'est là que l'on
sent combien le vrai l'emporte sur la fiction. Et pourtant, c'est
peut-être un roman que cette histoire. Nul n'a le droit de demander à
l'auteur si Haoûa a vécu, aimé et péri de cette manière. «Qu'importe!
vous répondrait-il, si vous êtes incertain, c'est que j'ai été vrai. Qui
se soucie de savoir quels êtres réels ont posé pour les figures des
grands tableaux et des immortelles statues? Je n'ai songé ni à faire une
immortelle, ni à raconter un incident de ma propre vie. J'ai fait vivre
dans ma pensée une femme arabe, telle qu'elle était dans la réalité, et
j'en ai fait une abstraction qui résume un type général.»
Oui, en vérité, voila ce que l'auteur aurait le droit de vous dire, tout
aussi bien qu'un romancier de profession. Ce qu'il y a de certain, c'est
que, pour la première fois, nous nous sommes fait une idée de ces types
inconnus et mystérieux dont Eugène Delacroix nous avait montré la
figure dans l'admirable tableau des _Femmes d'Alger_. Je dis mystérieux,
parce qu'en grand maître, Eugène Delacroix avait laissé planer sur ces
étranges beautés le sentiment insaisissable qui les anime. En les
regardant, on se demande ce qu'il s'est certainement demandé à lui-même:
_A quoi pensent-elles_?
Voici Eugène Fromentin qui est entré dans le sanctuaire d'une de ces
existences cachées, et qui nous répond: Elles ne pensent pas, mais elles
font penser, comme les figures des grands maîtres, comme les immortelles
statues, qu'elles soient d'or, de chair ou de marbre, n'importe! elles
ne vivent pas, mais elles sont une si belle expression de la vie, que
les dédaigner serait une folie, les briser un sacrilége. Aussi le
meurtre d'Haoûa vous laisse-t-il, dans ce récit, une impression profonde
d'indignation et de regret. C'est une consternation inexplicable qui se
fait dans l'âme à cette dernière page, comme si, au moment où vous
contemplez, dans une tranquille extase, la Vénus de Milo, la voûte qui
l'abrite s'effondrait et l'écrasait sous vos yeux.
N'oublions pas, en parlant de la partie épisodique de ce livre, l'autre
figure de femme d'Alger, la grande et magnifique Aïchouna avec sa petite
négresse Jasmina, ses toilettes, ses parfums, sa démarche solennelle et
son goût pour la pâtisserie. A côté de ces admirables animaux, se
dessine la figure intelligente et forte du voyageur européen Vandell,
personnage réel ou imaginaire, espèce de Bas-de-Cuir savant des savanes
de feu de l'Afrique; une aussi belle création, dans son genre, que celle
d'Haoûa et de son entourage. De tous les personnages mis en scène
sobrement et heureusement par notre voyageur, on peut dire le proverbe
italien: _Se non è vero, è ben trovato_, c'est-à-dire à ce qu'il nous
sembla: «Si ce n'est pas arrivé, tant pis pour la réalité.»
Cette fois, nous ne citerons rien de cette belle étude; ce serait la
déflorer. _L'Été au Sahara_ a eu ses lecteurs satisfaits et charmés;
_l'Année dans le Sahel_ a déjà eu ses lecteurs avides; et si nous
rendons ici hommage a un talent qui n'a plus besoin de personne, c'est
tout simplement un remerciment personnel que nous avons du plaisir à lui
adresser, ainsi qu'aux autres artistes voyageurs que nous avons
mentionnés plus haut, et à tous ceux qui ont reçu du publie l'accueil
qu'ils méritaient. Demandons-leur à tous, à tous ceux qui savent bien
voir et bien dire, beaucoup de voyages, n'importe où. Tout le mal qu'on
voit sur la terre vient de l'ignorance; c'est un lieu commun,
c'est-à-dire une vérité bien acquise et bonne à se répéter pour se
consoler du mal qui tarde à disparaître de notre pauvre petite planète.
L'ignorance (autre lieu commun) vient de l'isolement. L'homme qui
cherche à résoudre les problèmes sociaux d'une manière générale devrait
avoir fait le tour du monde et interrogé tous les types de la famille
humaine. Mais qui peut faire le tour du monde à son aise et en
conscience? Venez donc, beaux et bons livres de voyages, documents de
science, de philosophie, d'art ou de psychologie; apportez-nous ce que
chacun de vous a recueilli au profit de nous tous, vos rêveries ou vos
émotions, vos découvertes ou vos rectifications, une fleur cueillie sur
la montagne ou une larme versée sur un désastre, un chant recueilli, le
vol d'un oiseau observé, n'importe quoi, ce ne sera jamais rien. La
mémoire de l'homme intelligent est un clair miroir qui, par un procédé
magique, donne la vie aux images qui l'ont traversé, et cette vie, ce
n'est pas seulement le fait de la vie, c'est son sens intime et
particulier à chaque manifestation de la vie générale, c'est le
_pourquoi_ de la pensée appliquée au _comment_ de l'examen.
Mars 1859.


X
BÊTES ET GENS
PAR
P.-J. STAHL

Nommer Stahl, c'est rappeler une série de ravissantes études, légères
dans la forme, sérieuses dans le fond. Nommer Hetzel, c'est renouveler
les regrets qu'inspire à de nombreux amis et à une foule de personnes
haut placées dans les arts et dans la société parisienne, l'éloignement
d'un homme à la fois utile et charmant comme ses travaux, comme les
livres qu'il a publiés et comme les pages qu'il a écrites.
A quoi profite l'absence d'Hetzel? Nous ne saurions répondre qu'à la
question ainsi renversée: A quoi cette absence ne nuit-elle pas? Elle
nuit à quelque chose de plus général que les sympathies de l'amitié;
elle nuit à l'art, puisqu'elle creuse dans la littérature contemporaine
une lacune que personne ne pourra combler.
Hetzel n'avait pas seulement un emploi et un rôle important dans la
librairie élégante, il avait une mission toute spéciale qui consistait
à mettre le commerce des livres au service de la poésie et du sentiment.
Sous les titres modestes d'éditeur et de libraire, cet esprit gracieux,
sensible et actif poursuivait l'exécution de l'oeuvre de goût, et nous
avons dû à ça goût, qui faisait de son entreprise un fait exceptionnel,
les seuls livres de luxe et de fantaisie qui, depuis vingt ans, aient
été mis à la portée et appropriés à l'usage de nombreux lecteurs. Il a
cherché à initier à la poésie et à l'esprit, par le dessin et la
gravure, toute une classe nouvelle de consommateurs, les bourgeois et
les enfants.
Si, jeune lui-même, il n'a pas eu le temps (hélas! on ne le lui a pas
laissé) de produire de jeunes talents, il a du moins su réveiller les
talents qui s'endormaient, ou ranimer ceux qui se croyaient lassés de
produire. Ayant en lui seul ce qu'il faut pour produire soi-même, il
était tout capable, par ses idées riantes, sa sympahie aimable et son
courage désintéressé, de rafraîchir des imaginations attristées, que la
commande brutale ou la demande absurde de l'exploiteur achève souvent de
paralyser.
Si l'artiste avait une intention à émettre, une fantaisie à réaliser, il
se chargeait d'en fournir le texte, d'en faire accepter l'originalité,
et réciproquement, il courait de l'écrivain au dessinateur pour que l'un
sût ou voulût élever son imagination au niveau de celle de l'autre.
C'est ainsi qu'il a su marier le génie de Balzac à celui de Meissonnier
et de Granville, celui d'Alfred de Musset à celui de Tony Johannot, et
ainsi de beaucoup d'autres. Tantôt il faisait paraître une magnifique
création déjà classique comme _Werther_ ou _le Vicaire de Wakefield_,
tantôt il réunissait les adorables études satiriques de Gavarni et les
lançait dans le monde revêtues de tout l'attrait et de toute la
fraîcheur d'un cadre digne d'elles. Enfin, il était essentiellement
fécondant pour des puissances isolées ou fatiguées qu'il savait grouper
ou renouveler, suggérant à l'une une idée pour sa forme, à l'autre une
forme pour son idée, se chargeant de trouver le traducteur pour chacune,
et se faisant traducteur lui-même au besoin, faute de mieux, disait-il
modestement.
Ce faute de mieux nous a valu un charmant recueil de poésies en prose
qui méritaient de ne pas rester à l'état de fragments épars, et qui ont
été réunies dernièrement en un volume sous le véritable nom de l'auteur.
Ces pages remarquables ne sauraient être analysées; elles sont trop
concises et trop nerveuses dans leur allure pour ne pas perdre même à
être fragmentées. Elles sont d'une légèreté diaphane au premier abord,
mais elles vous saisissent bientôt par une certaine profondeur de
sentiment et une certaine vigueur d'indignation qui ont l'air de
s'échapper involontairement comme un cri du coeur et de la conscience à
travers une chanson moqueuse ou mélancolique.
C'est quelque chose de très-individuel que cette manière à la fois douce
et brusque de dire les choses: ce n'est pas de l'humour, c'est de la
douleur qui prend son parti, c'est un mélange de colère ironique contre
le mal et le faux, et de tendresse enthousiaste pour le bien et le vrai.
C'est du Sterne germanisé par le sentiment, francisé par l'esprit, et
cela a une forme recherchée et naïve en même temps qui ne ressemble
qu'à elle-même. La style est rapide, l'idée est serrée, et tout porte,
dans cette manière gui semble s'être proposé de dire sans dire, et de
vous faire frissonner devant le problème de la vie en ayant l'air de
vous chatouiller l'oreille avec un lien commun spirituellement tourné.
Le sentiment poétique y est exquis, comme par-dessus le marché. Il n'y a
ni longueurs ni défaillances; ce livra si court trouve, d'un bout à
l'autre, le secret de vous faire approfondir les suiets qu'il a l'air
d'effleurer.
Nohant, 14 mars 1834


XI
LE
THÉÂTRE-ITALIEN DE PARIS
ET
MLLE PAULINE GARCIA[12]

Voici donc notre scène italienne-française atteinte dans son principe
vital par une double mesure législative[13]. Cette mesure a été motivée
par la nécessité d'encourager exclusivement le genre national en
musique, et une profonde indifférence pour l'art _exotique_ a présidé à
son arrêt de mort en place de l'Odéon.
[Note 12: Madame Viardot.]
[Note 13: Après l'incendie de leur théâtre de la salle Favart, les artistes
italiens avaient été relégués provisoirement à l'Odéon; mais le
provisoire menaçait de devenir définitif, et de plus on venait de
supprimer leur subvention administrative.]
Si ce motif était bien fondé, nous serions les premiers à y souscrire.
Mais la haute sagesse de la chambre des députés n'est peut-être pas ici
sans appel. Et d'abord nous pensons que le genre italien est tout à fait
naturalisé en France, à tel point qu'il n'y a plus de musique française,
si tant est qu'il y en ait jamais eu. Messieurs les députés ne peuvent
pas croire sans doute que la musique change de nationalité suivant la
langue à laquelle elle est adaptée. Ils ne pensent pas que Rossini soit
Français pour avoir écrit en tête de sa sublime partition _Guillaume
Tell_ au lieu de _Guglielmo Tello_, pas plus que Meyerbeer pour nous
avoir donné deux beaux opéras en paroles françaises. Ils savent fort
bien que la musique qu'on chante à l'Opéra-comique est tout italianisée,
depuis Nicolo jusqu'à Donizetti; que les plus remarquables productions
de nos compositeurs français, _la Muette_, par exemple, ont été
inspirées par le génie italien, et que si Berlioz est chez nous le roi
de la symphonie, ce n'est ni chez Rameau ni chez Grétry, mais dans la
science de Beethoven et de Weber qu'il a puisé la sienne.
_Le Devin du Village_ n'a-t-il pas été dans son temps une réaction
énergique et applaudie contre la soi-disant musique française, qui
n'était, suivant Rousseau et les gens de goût ses contemporains, qu'une
musique infernale et diabolique? Lulli, Gluck et Mozart, que nous
invoquons aujourd'hui comme nos maîtres, étaient-ils donc Français? Et
parce que nous avons un peu profité à leur école, aurons-nous
l'ingratitude de prétendre que nos intelligences musicales se soient
éveillées d'elles-mêmes, tandis que nos oreilles le sont à peine encore
à leurs savantes mélodies?
Où donc s'est réfugiée cette musique française que vous voulez
ressusciter et conserver comme un art national! Non pas même chez
mademoiselle Loïsa Puget, et je gage que, _le Postillon de Lonjumeau_
serait fort blessé si vous lui disiez qu'il ne chante pas ses couplets
dans le goût italien le plus pur. Et il ferait bien; l'orgueil de
l'artiste français, comme son vrai mérite, ne consiste-t-il pas dans
cette merveilleuse aptitude qui le porte à vaincre les obstacles que la
nature lui a créés, et à s'assimiler l'intelligence, les études, et
jusqu'à l'innéité des arts étrangers? Où donc est la grandeur et la
priorité de la France entre toutes les nations civilisées, si ce n'est
d'avoir attiré à elle et de s'être approprié dans tous les temps les
fruits précieux de toutes les civilisations étrangères? Sa vie s'est
formée de la vie du monde entier, et le monde entier a trouvé en elle
une vie que sans elle il n'eût pas sentie. C'est nous qui apprenons à
nos voisins l'importance et la beauté de leurs conceptions en les
mettant en pratique sous leurs yeux éblouis. En politique, n'avons-nous
pas accompli les révolutions que l'Angleterre avait essayées? En
philosophie, n'avons-nous pas opéré ces transformations d'idées que
l'Allemagne signalait immobile et comme effrayée elle-même de ce que son
cerveau enfantait à l'insu de sa conscience? Et pour ne parler que de
l'art qui est le cercle où nous devons nous renfermer ici, n'avons-nous
pas légitimement et saintement volé l'architecture, la statuaire, la
peinture et la musique aux plus puissantes et aux plus ingénieuses
nations de la terre? Notre poésie, enfin, ne l'avons-nous pas conquise
par droit divin sur tous les peuples qui viennent aujourd'hui nous
redemander humblement les leçons qu'ils nous ont données? N'avons-nous
pas importé chez nous, et ceci à l'exclusion des nations que nous avons
bien réellement dépossédées, la peinture qui ne fleurit plus que chez
nous? Où est l'école romaine aujourd'hui? Dans l'atelier de M. Ingres.
Où est la couleur vénitienne? Sur la palette de Delacroix. Où est
l'énergie du pinceau flamand? sur les toiles de Decamps. Où est la
gravure anglaise? A Paris, dans la mansarde de Galamatta ou de Mercurj,
dont le génie s'est naturalisé français; car les plus grands artistes
étrangers l'ont dit, et ce mot est devenu proverbial: La France est la
vraie patrie des artistes. Et maintenant nous voudrions répudier nos
maîtres! Mais cela n'est pas dans l'esprit de la nation, et jamais on
n'a plus profondément méconnu le caractère ardemment sympathique du
Français, et son généreux enthousiasme pour toute espèce d'éducation,
que le jour où on a prononcé dans l'assemblée représentative de la
France, qu'il n'y aurait plus d'art étranger en France. N'envoyez donc
plus vos peintres et vos musiciens se former à Rome, anéantissez donc
les trésors de vos musées, rayez donc _Guillaume Tell_ et _le Comte Ory_
du répertoire de votre Académie Royale; faites plus si vous pouvez,
détruisez toute notion d'art dans le monde élégant et chez le peuple.
Brûlez tous les magasins de musique qui vivent de partitions allemandes
et italiennes; fermez le Conservatoire, qui a le mauvais goût de nous
faire entendre un peu de Beethoven, de Haydn et de Mozart! de temps en
temps condamnez à mort le patriarche Cherubini, car celui-là ne se
soumettra pas volontiers à l'arrêt. Confirmez la sentence qui a exilé
Spontini; faites déporter Lablache, Rubini, Tamburini; défendez à
mademoiselle Grisi de nous montrer le type le plus pur et le plus
parfait de la beauté grecque; envoyez le génie de Pauline Garcia se
glacer en Russie, et quand vous aurez fait tout cela, tâchez d'interdire
à nos gamins de Paris de chanter dans la rue le rataplan des
_Huguenots_; brisez enfin jusqu'aux orgues de Barbarie, qui jouent sous
vos fenêtres le choeur des chasseurs de _Robin des Bois_ ou le _Di tanti
palpiti_, aussi populaire que _la Marseillais_ et _Vive Henri IV_.
Ne dites pas, à ce propos, que la musique étrangère est suffisamment
connue en France. Elle n'est encore que vulgarisée, ce qui ne veut pas
du tout dire qu'elle soit comprise; et je le répète, notre éducation
musicale, loin d'être achevée, commence tout au plus. Aura-t-elle un
succès aussi rapide que la peinture? Je ne le pense pas. Il est de la
nature même de la musique de suivre une marche plus lente, parce qu'elle
est le plus idéal de tous les arts. Pouvons-nous même nous flatter que
nous arriverons à surpasser les Allemands et les Italiens en composition
et en exécution musicale, comme nous surpassons en peinture nos
contemporains étrangers? Je n'oserais vous le promettre. Peut-être la
nature, qui jusqu'ici leur a été plus généreuse qu'à nous sous ce
rapport, continuera-t-elle à les placer au-dessus de nous, comme des
maîtres chéris et vénérés. Raison de plus de les retenir chez nous, car,
privés d'eux, nous n'avons plus guère de progrès à espérer. Ne dites pas
non plus que les maîtres écriront pour notre scène, ou que nous
traduirons leurs oeuvres lyriques. Tons savez bien que Rossini ne se
fût pas arrêté au milieu de sa gloire et de sa puissance sans les
dégoûts dont l'abreuva la légèreté avec laquelle on traita son dernier
chef-d'oeuvre et le morcellement de ses représentations à l'Opéra. Vous
savez bien que le _Don Juan_ n'a pu être exprimé à ce même théâtre d'une
manière satisfaisante, et qu'il a fallu changer l'emploi des voix pour
lesquelles il fut écrit. Quand vous voulez l'entendre, c'est à
l'Opéra-Italien et non à l'Opéra-Français que vous courez. Vous savez
bien que nous ne connaissons en France ni _Fidelio_, ni _Oberon_, ni
même _Freyschütz_. Le zèle et l'habileté de M. Véron ont échoué à faire
entendre véritablement _Euryanthe_ sur la scène française. Vous savez
bien, ou du moins vous devriez savoir qu'au lieu de nous retirer l'opéra
italien, il faudrait pouvoir nous doter d'un opéra allemand, et vous
verrez que quelque jour vous y viendrez, entraînés que vous serez par le
progrès de l'art et le mouvement des idées, vainement entravés pour
quelques années peut-être par votre arrêt.
Mais vous faites-là précisément ce que vous reprochez à un certain
radicalisme étroit et aveugle. Vous nous privez, comme d'autant de
superfluités coûteuses, des sources où la vie intellectuelle se retrempe
et se purifie. Vous nous poussez à la barbarie, vous faites des lois
somptuaires pour ce monde opulent que vous voulez vous conserver et qui
ne s'y laisse guère prendre; car il commence à voir que nous ne sommes
pas aussi ennemis de la civilisation que pourraient le faire croire les
nécessités austères d'un passé que nous ne renions pas, mais que nous ne
voulons pas ressusciter.
Quand cela vous arrange, vous revenez à l'esprit de la convention, et
vous vous emparée des idées d'économie que nous vous présentons quand
nous demandons de sages réductions ou de généreux sacrifices dans
l'emploi des deniers publics. Mais si vous voulez retourner contre nous
nos propres arguments, ne le faites donc pas à propos des choses qui
nous sont utiles et bonnes et qui vous le sont aussi, car nos besoins
sont les mêmes, et un peu d'idéal dans votre vie ne vous ferait pas de
mal. Il y a bien d'autres choses qui nous sont préjudiciables à tous et
que vous votez haut la main pour des raisons que je ne veux pas vous
dire, non pas que vous manquiez de courtoisie pour les entendre, mais
parce que vous avez trop d'esprit pour ne pas les deviner. Je suis sûr
que la jeunesse française, qui est tout artiste, se résignera plutôt à
des privations qui porteraient sur sa vie matérielle qu'à celles qui
l'atteindraient dans sa vie intellectuelle, et que les vexations de la
douane, auxquelles chacun de nous se résigne, nous deviendront
insupportables le jour où elles prohiberont les beaux-arts à la
frontière comme les cotons et les tabacs étrangers.
Si la réforme électorale qui doit s'accomplir était déjà accomplie, si
je parlais à des députés qui représentassent véritablement le peuple,
j'oserais encore leur demander des mesures protectrices pour les arts,
même au profit, en apparence exclusif, des classes riches. Je leur
dirais que si le Théâtre-Italien est dans l'état des choses réservé aux
plaisirs du grand monde, c'est chose assez légitime, vu qu'il est
alimenté et ne peut l'être que par la richesse des hautes classes. Le
jour où la troupe italienne sera installée dans une salle convenable et
où la subvention pourra obvier aux dépenses de première nécessité, l'art
lyrique marchera, comme il faisait naguère, dans un progrès brillant, et
arrivera peut-être à se passer des secours de la subvention. C'est du
moins une épreuve qu'il serait impardonnable de ne pas tenter, et
l'abandon des moyens de civilisation les plus nobles et les plus exquis
est le signe le plus effrayant de la décadence d'une société. D'ailleurs
il serait faux de dire que la salle des Italiens est accaparée par ce
qu'on appelle le grand monde. Dans la vaste enceinte d'un théâtre il y a
place pour les fortunes moyennes, place aussi pour les fortunes
étroites, place enfin pour ceux qui n'ont pas de fortune. Le parterre
des Italiens a toujours été composé de pauvres artistes et de jeunes
gens passionnés pour la musique plus que pour toutes les autres
satisfactions de la vie. Nous sommes quelques-uns qui nous souvenons
bien d'avoir retranché souvent la bagatelle d'un dîner pour aller
entendre la Malibran ou la Pasta, et qui disions bien gaiement à minuit
en retrouvant dans la mansarde un morceau de pain dédaigné la veille:
_Panem et circenses_. Nous savons bien, nous autres, que si nous avons
eu dans notre vie un élan poétique, un sentiment généreux, c'est parce
qu'on ne nous a fermé ni l'église, ni le théâtre, c'est parce qu'on ne
nous a pas interdit la poésie comme un luxe dangereux ou frivole, c'est
parce que qui dit Français dit sobre comme Épictète et idéaliste comme
Platon.
Trouvez donc simple que le grand monde (qui ne sera ni plus ni moins
porté à l'économie et à la charité si vous lui ôtez ses plaisirs
honnêtes) alimente la splendeur d'une école d'art où le pauvre artiste
peut aller rêver et concevoir son idéal. Et croyez aussi que ces classes
riches à qui vous réclamez, et de qui vous obtiendrez, peut-être plus
tôt qu'on ne pense, une libre et loyale adhésion à de meilleures
applications de la loi d'égalité, ont besoin comme vous d'une vie
intellectuelle plus élevée que celle qu'elles puiseraient à de méchantes
écoles et à de fausses théories dans les arts comme dans toute autre
source d'éducation.
Maintenant que j'ai dit, un peu plus longuement que je ne l'avais prévu,
la haute importance du Théâtre-Italien, je vous rappellerai une des
grandes pertes que vous allez faire si vous laissez périr ce théâtre. La
France entière sait aujourd'hui combien serait cruel et irréparable le
départ définitif de Lablache et de Rubini; mais la gloire de Pauline
Garcia est encore assez fraîche pour que la province, qui n'a pas eu le
temps, dans l'espace d'une saison, de venir la juger, se croie dispensée
de regretter la grande artiste qu'elle ne connaît pas encore. Il ne faut
pas craindre de revenir sur les éloges pleins de justesse et
d'intelligence qui lui ont été donnés déjà dans cette _Revue_. Ceci,
d'ailleurs, doit intéresser sous un autre rapport. L'apparition de
mademoiselle Garcia sera un fait éclatant dans l'histoire de l'art
traité par les femmes. Le génie de cette musicienne à la fois consommée
et inspirée constate un progrès d'intelligence qui ne s'était point
encore manifesté dans le sexe féminin d'une manière aussi concluante.
Jusqu'ici on avait dû accorder aux cantatrices une part de puissance
égale à celle des plus grands chanteurs. On a dit et écrit souvent que
les femmes artistes pouvaient dans l'exécution s'élever au niveau des
hommes, mais que, dans la conception des oeuvres d'art, elles ne
pouvaient dépasser une certaine portée de talent. On l'a dit moins haut
peut-être depuis que les efforts de quelques-unes d'entre elles ont
montré une aptitude plus ou moins estimable pour la composition
musicale. Pour le chant, il faut placer au premier rang quelques
charmantes mélodies qu'a écrites madame Malibran; pour la scène, les
partitions de mademoiselle Bertin. Mais voici une fille de dix-huit ans
qui écrit de la musique vraiment belle et forte, et de qui des artistes
très-compétents et des plus sévères ont dit: «Montrez-nous ces pages, et
dites-nous qu'elles sont inédites de Weber ou de Schubert, nous dirons
qu'elles sont dignes d'être signées par l'un ou l'autre de ces grands
noms, et plutôt encore par le premier que par le second.» C'est là, ce
nous semble, le premier titre de mademoiselle Garcia à une gloire
impérissable. Supérieure à toutes les jeunes cantatrices aujourd'hui
connues en France par la beauté de sa voix et la perfection de son
chant, elle peut mourir et ne pas s'envoler comme ces apparitions de
chanteurs et de virtuoses qui, renfermés dans une grande puissance
d'exécution, ne laissent après eux que des souvenirs et des regrets;
gloires qui s'effacent comme un beau rêve en disparaissant de la scène
chargées de trophées, mais condamnées à périr tout entières, et de qui
l'on peut dire ce qui est écrit dans le livre divin à propos des heureux
de ce monde: «Ils ont reçu dès cette vie leur récompense.»
Mademoiselle Garcia est donc plus qu'une actrice, plus qu'une
cantatrice, En l'écoutant, il y a plus que du plaisir et de l'émotion à
se promettre; il y a là un véritable enseignement, et nous ne doutons
pas qu'avec le temps, la haute intelligence qu'elle manifeste en
chantant la musique des maîtres, ne soit d'une heureuse influence sur le
goût et l'instruction du public et des artistes. Elle est un de ces
esprits créateurs qui ne s'embarrassent guère de la tradition et des
usages introduits par les exigences de la voix ou la fantaisie
maladroite des exécutants ses devanciers. Elle entre dans l'esprit des
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