Autour de la table - 13

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plus que le luxe. Il rêvait l'avarice et se ruinait sans cesse. Il se
vantait de savoir dépouiller les antres, et n'a jamais dépouillé que
lui-même. Il écrivait et pensait le pour, tout en disant le contre en
toute chose. Il a, dans certains livres, mis son idéal dans le boudoir
des duchesses; ailleurs, il l'a mis dans les moeurs de l'atelier. Il a
vu le côté riant ou grand de toutes les destinées sociales, de tous les
partis, de tous les systèmes. Il a raillé les bonapartistes bêtes, il a
plaint les bonapartistes malheureux; il a respecté toutes les
convictions désintéressées. Il a flatté la jeunesse ambitieuse du siècle
par des rêves d'or; il l'a jetée dans la poussière ou dans la boue en
lui montrant à nu le but de l'ambition, des femmes dissolues, des amis
perfides, des hontes, des remords. Il a marqué au front ces grandes
dames dont il forçait les jeunes gens à s'éprendre; il a abattu ces
montagnes de millions et détruit ces temples de délices où s'égarait sa
pensée, pour montrer, derrière des chimères longtemps caressées, le
travail et la probité seuls debout au milieu des ruines. Il a dit avec
amour les séductions du vice, et avec vigueur les laideurs de sa
contagion. Il a tout dit et tout vu, tout compris et tout deviné:
comment eût-il pu être immoral? L'impartialité est éminemment sainte
pour les bons esprits, et les gens qu'elle peut corrompre n'existent
pas. Ils étaient tout corrompus d'avance, et si corrompus, qu'elle n'a
pu les guérir.
On lui a reproché d'être sans principes, parce qu'en somme il a été,
selon moi, sans convictions absolues sur les questions de fait dans la
religion, dans l'art, dans la politique, dans l'amour même; mais nulle
part; dans ses livres, je ne vois le mal réhabilité ou le bien pour le
lecteur. Si la vertu succombe, et si le vice triomphe, la pensée du
livre n'est pas douteuse: c'est la société qui est condamnée. Quant à
ses opinions relatives aux temps qu'il a traversés, celles qu'il
affectait sont radicalement détruites et balayées, à chaque ligne, par
la puissance de son propre souffle. Il est bien heureux qu'elles n'aient
pas tenu davantage, et que, sans y songer, il ait montré partout
l'esprit montant d'en bas et dévorant le vieux monde jusqu'au faîte, par
la science, par le courage, par l'amour, par le talent, par la volonté,
par toutes les flammes qui sortaient de Balzac lui-même.
Il serait fort puéril de le donner pour un écrivain sans défaut. Il eût
été, en ce cas, le premier que la nature eût produit, et le dernier
probablement de son espèce. Il a donc, et il le savait mieux que tous
ceux qui l'ont dit, des défauts essentiels: un style tourmenté et
pénible, des expressions d'un goût faux, un manque sensible de
proportion dans la composition de ses oeuvres. Il ne trouvait
l'éloquence et la poésie que quand il ne les cherchait plus. Il
travaillait trop et gâtait souvent en corrigeant; ce sont là de grands
défauts en effet; mais, quand on les rachète par de si hautes qualités,
il faut être, comme il le disait ingénument de lui-même, et comme il
avait le droit de le dire, diablement fort!
«Un type peut se définir la personnification réelle d'un genre parvenu à
sa plus haute puissance.»
Voilà une excellente définition; elle est de M. Armand Baschet, le
biographe et le critique de Balzac.
«Saisir vivement un type, ajoute-t-il, le prendre sur nature,
l'étreindre, le reproduire avec vigueur, c'est ravir un rayon de plus à
ce merveilleux soleil de l'art.»
Oui, certes, voilà la grande et la vraie puissance de l'artiste.
Personne ne l'a encore possédée avec l'universalité de Balzac; personne
n'a autant créé de types complets, et c'est là ce qui donne tant de
valeur et d'importance aux innombrables détails de la vie privée, qui
lasseraient chez un autre, mais qui chez lui sont empreints de la vie
même de ses personnages, et par là indispensables.
On a fait le relevé bibliographique des cent ouvrages que Balzac a
produits dans une période de moins de vingt années. Faire le relevé
numérique et caractériser exactement les innombrables types, tous bien
vivants et bien complets, qu'il a créés dans cet espace de temps, serait
un travail dont le tableau surprendrait la pensée. A n'en supposer que
cinq par roman, nous verrions arriver un chiffre d'environ cinq cents;
or, certains romans en contiennent et en développent trente.
Tous sont nouveaux dans chaque fragment de la comédie humaine, puisqu'en
reprenant les mêmes personnages il les modifie et les transforme avec le
milieu où il les transplante. Cette idée de créer un monde de
personnages que l'on retrouve dans tous les actes de cette comédie en
mille tableaux est toute à Balzac; elle est neuve, hardie et d'un si
haut intérêt, qu'elle vous force à tout lire et à tout retenir.
Nohant, octobre 1853.


IV
BÉRANGER

On a reconnu le droit incontestable des écrivains qui, au point de vue
de la critique et de l'histoire contemporaine, ont jugé rigoureusement
la vie et le caractère de Béranger: on voudra bien reconnaître le droit
d'une conviction différente et me permettre, non de le défendre avec ou
contre personne, mais de dire tout simplement mon opinion.
J'en écarterai toute préoccupation politique, comme étrangère à mon
sujet. Vivant loin de toute notion d'actualité, j'avoue n'avoir pas bien
compris tout ce que l'on s'est dit de part et d'autre; je n'ai donc pas
le droit d'établir un jugement sur l'opportunité de cette polémique, et
on me permettra de ne m'en occuper en aucune façon.
Je dois avouer aussi que je n'ai pas encore reçu, par conséquent pas
encore lu la correspondance de Béranger. Je me sens d'autant plus libre
de parler de lui et de le retrouver dans mes souvenirs tel qu'il m'est
apparu, Qu'à telle ou telle époque de nos relations il ait été bien ou
mal disposé envers moi, il importe très-peu à la vérité de mon sentiment
sur lui. Il ne me devait rien. Il est venu à moi de lui-même et de loin
en loin, toujours parfaitement aimable et intéressant. Je l'ai beaucoup
écouté, en réfléchissant beaucoup sur son caractère, sur sa destinée et
sur chacune de ses paroles. Ces paroles précieuses, je ne les ai pas
prises en note sur un calepin, comme font certains Anglais, séance
tenante, sous les yeux de la personne célèbre qu'il viennent examiner.
Si ma mémoire m'eût permis de les retenir toutes, je ne me croirais pas
le droit de les rapporter sans beaucoup de choix et de respectueuse
circonspection. Mais j'en ai reçu une impression générale que je peux et
veux communiquer. C'est un devoir de conscience à l'heure qu'il est.
Il faut que l'on me pardonne ici l'emploi disgracieux du _moi_.
D'habiles circonlocutions, toujours faciles à trouver, n'aboutiraient en
somme qu'au même fait, qui est de soumettre à l'appréciation personnelle
de chacun de mes lecteurs une opinion toute personnelle.
Il y avait dans Béranger, comme dans la plupart des grandes
individualités, deux hommes nés l'un de l'autre, mais souvent en
contradiction et en lutte l'un contre l'autre. Il y avait le poëte
convaincu, attendri, passionné, croyant fortement en lui-même et ne se
moquant que du mal. Là, cette moquerie, la terrible ironie de sa muse,
était du mépris, le cri vengeur de l'historien et du patriote.
Et puis, il y avait de l'homme du dehors, l'homme du monde, car il
était très homme du monde en dépit de sa vie retiré. Il n'aimait pas la
foule, mais je l'ai vu dans des cercles choisis, après un peu de silence
et de tâtonnement, prendre le premier rôle et se faire écouter avec une
certaine jalousie très-légitime.
Cet homme-là était éblouissant d'esprit, très-mordant, cruel même dans
son jeu, mais s'arrêtant et se reprenant à propos quand il sentait vous
avoir blessé dans la personne d'un absent. Il voulait faire rire et rien
de plus. Il voulait rire lui-même; il était gai, il avait une certaine
exubérance de vie qui ne lui permettait pas de réfléchir avant de parler
ou d'écrire des lettres familières. Et puis, il était né chanteur, et
quand il avait donné son âme et dépensé sa force dans les hautes notes
du rossignol ou dans les grands cris de l'aigle, il avait besoin de
changer de mode et de siffler comme le merle qui est encore un très-bon
musicien, mais qui répand le soir, autour des villages, une chanson
moqueuse plus vaudeville que poëme. Béranger avait la figure
très-rustique, mais son oeil était d'un oiseau, tour à tour puissant et
léger.
Car son caractère extérieur était d'une légèreté excessive, et sa
bonhomie, faussée par la coquetterie de l'esprit, était pourtant réelle
au fond. La preuve, c'est qu'il se livrait à tout le monde avec fort peu
de prudence, qu'il a été toute sa vie dupe de mille gens qui l'ont
exploité, et qu'il était charmé quand, sans amertume et sans injure, on
l'appelait en face _faux bonhomme_. Il eût été désolé de passer pour un
niais, et il était pourtant extrêmement naïf en ceci qu'il livrait
facilement le secret de sa malice à quiconque paraissait disposé à lui
en tenir compte comme d'une grâce de plus dans son babil éblouissant.
Il aimait beaucoup à briller devant ses amis. Il voulait leur plaire
toujours, et il faisait une grande dépense de lui-même pour les charmer.
Il en venait à bout. Il a captivé les esprits les plus sérieux et jeté
des fleurs à pleines mains sur de grandes et nobles existences austères
et tourmentées. Qu'il ait parfois donné de mauvais conseils à Lamennais,
c'est possible, c'est vrai. Mais Lamennais ne les a pas suivis, et
Béranger ne l'a pas moins aimé. Si l'on met en balance le peu de mal que
ses conseils ont pu lui faire avec tout le charme que son enjouement a
répandu sur sa vie et tout le bien réel que sa douce philosophie lui a
fait, les amis de Lamennais doivent bénir l'influence que Béranger a eue
sur lui.
Béranger avait, disons-nous, une douce philosophie, c'est dire qu'il
n'avait pas de théorie philosophique à l'état de religion sociale. Il
n'avait que des instincts de droiture, de tolérance et de liberté. Son
coeur était meilleur que sa langue. Il était infiniment plus indulgent
en actions qu'en paroles. Nous savons tant de gens qu'il a aidés de ses
démarches et de sa bourse, tout en nous disant d'eux pis que pendre,
qu'il est hors de doute pour nous que la charité et le dévouement y
étaient quand même. Quant aux moqueries dont il assaisonnait toutes
choses, éloges et bienfaits, il fallait être bien simple pour en être
dupe, et véritablement, pour qui sait ce que parler veut dire, Béranger
n'était nullement inquiétant.
On l'a jugé très-perfide, et moi-même, frappé de quelques
inconséquences dans ses jugements et dans ses actions, je l'ai cru tel
pendant un certain temps. Depuis, je l'ai vu mieux, j'ai saisi ce côté
facile et fuyant de son caractère qui venait bien d'un fond d'amertume,
mais qui l'emportait comme une vague.
Que Béranger ait eu le travers de s'amuser de tout en apparence dans ses
relations avec ses amis, cela nous paraît prouvé par beaucoup de lettres
inédites alors, qui ont passé sous nos yeux à différentes époques.
J'entends dire que dans l'intérêt de son caractère sa correspondance
privée n'eut peut-être pas dû être entièrement publiée. Nous répétons
que nous ne pouvons encore juger le fait; mais que ces lettres fussent
tenues en réserve pour des temps plus calmes, il n'en resterait pas
moins dans la mémoire de tous ceux qui ont connu Béranger la certitude
qu'il affichait gracieusement un grand scepticisme, et qu'il avait une
si belle habitude de railler que ses meilleurs amis eux-mêmes n'étaient
pas préservés. Les aimait-il moins pour cela? Voilà ce qu'il serait plus
difficile de prouver, et l'ensemble de sa conduite atteste une grande
fidélité dans ses relations. N'est-ce point sur cet ensemble de la vie
de l'homme qu'il faut le juger? Et devant des lettres, ne faut-il pas
dire quelquefois comme Hamlet: _words, words, words_! Le proverbe est
vrai: _Verba volant_! et beaucoup de lettres familières rentrent dans la
catégorie des paroles envolées. Les seuls écrits qui restent et qui
prouvent réellement sont ceux où l'âme de l'artiste s'est exhalée dans
l'inspiration aidée de la réflexion, et là Béranger est vraiment un des
grands esprits dont la France doit s'honorer toujours. Il a chanté la
patrie et relevé son drapeau comme une protestation dans un temps où le
prêtre, devenu un instrument politique, marchait sur la pensée, sur la
liberté, sur la dignité de la France. Il a chanté le peuple et flétri le
courtisan; il a pleuré sur la misère, il a rallumé et tenu vivante
l'étincelle de l'honneur national; il a fait retentir le cri de la
souffrance et de l'indignation; il a démasqué des vices honteux, il les
a flagellés jusqu'au sang. Là est son oeuvre, là est sa vie véritable,
là est sa gloire; tout le reste n'est rien ou peu de chose. Béranger
aimable, méchant, beau diseur de malices, coquet, d'humilité un peu
feinte, dédaignant beaucoup ce qu'il ne comprenait pas, voilà l'homme
extérieur qui flattait ou froissait les gens trop satisfaits
d'eux-mêmes. Mais ce n'était pas le beau, le vrai Béranger de la poésie,
de la France et de l'histoire: c'était le travers de l'enfant gâté par
le succès. Mais enfin ce travers jugé si charmant, et, selon nous, si
regrettable, les esprits sérieux ne doivent-ils pas le pardonner à qui a
vieilli sous le poids d'une si écrasante et périlleuse popularité?
Songez à la difficulté d'une vie si étourdissante, à l'enivrement d'une
renommée qui a fait le tour du monde, et ne demandez pas au chantre qui
a entendu les échos de l'univers répéter ses moindres notes d'être un
esprit absolument calme et maître de lui-même à tout heure. Ce n'est pas
sans un puissant effort que ce vieillard a pu résister à l'ivresse de la
vanité, d'autant plus que sa nature, quoi qu'on en puisse dire, était
portée à l'exubérance intellectuelle.
Il le savait si bien qu'il livrait en lui-même, à toute heure, un
combat acharné à cette ivresse naturelle. Il sentait le ridicule de
l'orgueil en délire; il le raillait chez les autres, avec âpreté, afin
de s'en préserver tout le premier, et il refusait tout: et la
députation, et l'Académie, et la fortune, afin de ne pas perdre la tête
et de garder intacte sa figure de bonhomme honnête, modeste et
populaire. Coquetterie pure, oui, mais coquetterie de bon goût, il faut
en convenir, et bien permise à un triomphateur si incontesté. Il y avait
là-dessous un immense orgueil et pas si bien caché qu'on a voulu le
dire. Cet orgueil de maître sautait aux yeux de quiconque sait observer
une figure et lire dans les détours d'une parole ou d'un sourire; mais
n'avait-il rien de respectable, cet orgueil qui a triomphé, en fait, de
toutes les séductions et de toutes les ambitions? Nous en avons souri
nous-même plus d'une fois, mais d'un sourire très-respectueux et même
attendri. Et pourtant Béranger ne nous aimait pas d'instinct; nous le
savions de reste. Il voyait (nous dirons encore _je_) qu'il ne
_m'amusait_ pas, et il ne voyait pas que je cherchais en lui son génie
et sa force beaucoup plus que son fameux bon sens et son esprit
frondeur.
Du bon sens à lui! C'était bien autre chose que du bon sens qui le
guidait! C'était une réaction d'énergie extraordinaire; c'était une
haute raison doublée d'une fierté transcendante et d'un respect de
lui-même qui allait jusqu'au stoïcisme. Il a beaucoup voulu paraître
sage, et il a été réellement ce qu'il paraissait, c'est-à-dire l'homme
que n'atteignent point trop les choses puériles de ce monde. En ceci
vraiment, ce très-grand poëte a su être un très-grand homme, un modèle
que l'on pourra proposer toujours à la jeunesse et sans la tromper.
Car il y aurait quelque subtilité à dire que la modestie est de
l'orgueil raffiné. A ce compte on en pourrait trouver jusque dans
l'humilité évangélique la plus sincère. L'humanité n'est point si
parfaite qu'il faille exiger d'elle l'amour du bien sans l'amour de soi
dans le bien. Serait-ce d'ailleurs une vertu réelle que le dédain de
soi-même après une vie de travaux et de sacrifices? Nous ne le croyons
pas. Le chrétien le plus sanctifié ne se hait pas dans son union avec
Dieu, à moins d'une terreur maladive de l'enfer qui le fait douter de
Dieu même.
Béranger fut d'autant plus fort dans cette lutte de son orgueil contre
sa vanité qu'il ne sut jamais vivre hors de lui-même et se reposer de sa
spécialité. Tourmenté par la poésie, son impérieuse et infidèle
maîtresse, il ne se consola jamais de l'impuissance dans laquelle il
était tombé. Comprenez-vous, me disait-il un jour qu'il ne riait pas
trop, le supplice d'un homme qui éprouve toujours le besoin de produire,
et qui ne produit plus rien qui le satisfasse?
Je lui proposai l'idée du tourment de quelqu'un qui dominé par l'élan
irrésistible de la production, se sentirait attiré sans cesse vers la
contemplation, ou vers des études sérieuses, sans pouvoir s'y plonger et
s'y perdre. L'ineffable jouissance d'abandonner sa personnalité et de
s'oublier entièrement pour regarder et comprendre la vie autour de soi
dans ses lois régulières et vraiment divines, dans la nature expliquée
par science ou idéalisée dans des chefs-d'oeuvre d'art; enfin, l'état
supérieur au _moi_, où le _moi_ s'absorbe et dépose le rôle actif pour
savourer le beau et le vrai; n'était-ce pas là la véritable plénitude de
l'existence et la suave récompense du poëte qui a beaucoup produit?
--Pour savourer tout cela, répondit-il, il faut être poëte encore, et je
ne le suis plus!
Était-ce vrai? Je ne l'ai pas cru alors, mais je le croirais presque
aujourd'hui en me rappelant l'obstination avec laquelle il chercha
depuis l'aliment de la vitalité dans la critique un peu aigre de toute
vitalité autour de lui. Il s'immobilisa et se dessécha dans cette sorte
de négation systématique. Le rire prit le dessus, et il devint tout à
coup très-vieux.
Quand nous disons qu'il se dessécha, nous ne voulons parler que de
l'artiste. L'homme resta très-bon, très-humain et beaucoup plus sensible
qu'il ne voulait le paraître. Il avait tellement peur de poser pour quoi
que ce soit, qu'il cachait même sa sensibilité ou s'en moquait devant
les autres comme d'une faiblesse de vieillard.
Il lui manqua sans doute cette certaine corde intellectuelle, cette
planche de salut qui m'apparaissait, qui m'apparaît encore comme le
bonheur et la récompense du génie fatigué: je veux parler de la faculté
de s'abstraire dans le beau impersonnel. Certes, il avait senti le beau
en grand artiste, il avait même compris la nature en grand maître.
Quelques traits descriptifs, larges et simples, jetés à travers son
oeuvre, révèlent, parfois en deux vers d'une étonnante ampleur dans leur
concision, que la rêverie et la contemplation ont possédé pleinement, à
de certaines heures, ce vaste et pénétrant esprit. Mais il sembla se
brouiller avec la nature quand il eut perdu le don de la peindre, et il
railla ceux qui la savouraient trop minutieusement selon lui. Il crut
que la vie n'était pas là, et, sentant toujours le besoin de la vie, il
la chercha dans les courants fugitifs des événements qui se produisent
au jour le jour. Il aima l'examen des faits passagers dont on cause, car
il voulait causer et juger sans cesse. Or, il avait perdu sa synthèse,
ne la sentant plus applicable au temps présent, et il cherchait à la
reconstruire sur chaque détail éphémère de la vie politique, littéraire
ou sociale, ce qui était une grave erreur. Il ne sut point se placer à
la distance voulue pour bien voir, et se trompa mille fois dans ses
appréciations des faits et des personnes. La légèreté qui était dans son
humour emporta donc souvent le grand sérieux qui était dans son esprit.
Il parut toujours gai, du moins jusqu'aux derniers temps où je l'ai vu;
mais cette gaieté, où le coeur ne trouvait plus son compte, m'a semblé
le faire beaucoup souffrir. Il était devenu inquiet et questionneur. On
le sentait malheureux, dévié, roidi contre le temps qui marche et
l'humanité qui avance, n'importe par quel chemin. Il interrogeait ces
chemins avec une certaine anxiété, à travers la bonne humeur de sa
résignation personnelle. Et c'est alors surtout qu'il me parut
très-grand; car, au sein de cette lutte contre toutes ses croyances
perdues et tous ses rêves évanouis, il se cramponnait à l'honneur, au
désintéressement, et, si l'on peut ainsi parler, à l'amabilité de son
rôle, avec une rare énergie.
Voilà mon impression. Je n'ai pas la prétention de la déclarer plus
concluante que celle des amis intimes; mais elle est fort sincère, et je
l'ai reçue très-vivement à chaque entrevue. Je devais donc le dire dans
ces jours où chacun semble douter de tout, et où plusieurs, même parmi
les meilleurs esprits, doutent de Béranger comme il a douté des autres.
C'était la maladie d'un grand caractère, et la nôtre prépare peut-être
la santé d'un grand siècle. Mais je crois bon de lutter pour qu'elle ne
nous tue pas tous avant que nous n'ayons salué les horizons de l'avenir.
Les jours présents répondent peut-être, dans l'humanité, à ces époques
géologiques où le travail de la nature consistait à dissoudre des
formations récentes pour en établir de nouvelles avec leurs cendres et
leur poussière. Si c'est une loi éternelle, comprenons-la, tout en la
subissant. La critique est l'opérateur qui, en détruisant, recompose,
car, pas plus que les grands agents de la création, l'homme ne peut rien
anéantir. Tout se transforme sous sa main comme sous celle de Dieu, dont
il est une des forces actives. Faisons donc et laissons faire comme Dieu
veut qu'il soit fait. Que le rocher s'affaisse et perde sa forme
première, il n'en répandra pas moins autour de lui les principes
fécondants placés dans son sein. Brisez la statue, vous ne détruirez pas
l'impression qu'elle a produite. Oui, oui, allez! exercez votre droit!
dites au peuple républicain: «Tu t'es grandement trompé lorsque tu as
voulu faire de celui-ci un tribun; à quoi songeais-tu quand tu lui
confias une part du gouvernement de la république? Il n'aima jamais
cette forme; il ne la comprit pas; il en eut peur. Il se retira sous sa
tente pour faire de la critique sans danger et sans contradiction.» Ceci
est la vérité et nul ne peut la voiler. Vous pourriez dire encore au
peuple, pour le désabuser de certaines illusions dont il est avide: «Tu
crois trop à la gloire, elle t'enivre, et tu ne connais pas assez la
psychologie du talent. Tu n'imagines pas à quel point le génie peut
s'obscurcir, et l'homme d'action se survivre à lui-même. Tu crois que la
spontanéité ne subit pas le poids des années et des fatigues, que le sol
fécond ne s'épuise pas. Il en pourrait être ainsi, mais il en est
rarement ainsi, car la durée de la foi et la conservation des forces
vives sont subordonnées à des influences extérieures que l'homme ne peut
pas toujours vaincre, ne fût-ce que dans l'ordre physique! L'âge ou la
maladie ne respecte pas la gloire. Et pourtant tu as cru que le
vieillard célèbre, reposé de son oeuvre, avait marché avec toi dans
l'aspiration de la lumière sociale, et que, s'oubliant lui-même après
t'avoir si bien chanté, il ne vivrait plus qu'en toi et pour toi. Tu
t'es trompé. Il se croisait les bras, et il riait.
Mais vous n'aurez pas tout dit au peuple quand vous lui aurez dit ces
vérités tristes. N'oublions pas qu'il est ardent de sentiment, et qu'il
passe aisément d'un excès d'amour à un excès de désaffection injuste. Et
ce n'est pas le peuple républicain seulement, c'est tout le peuple,
c'est toute la société, c'est toute l'humanité qui est ainsi mobile et
sans frein moral. Disons donc aussi les vérités qui consolent, car elles
sont tout aussi vraies que les autres. Disons que, dans tout grand
homme, il y a l'homme terrestre et l'homme divin; que l'un des deux,
soit l'un, soit l'autre, peut dominer le plus fatigué, mais non le
détruire, puisque rien ne se détruit qu'en apparence. Rappelons les
grands côtés des nobles existences et les bienfaits de leur action sur
les masses, et ne croyons pas aisément qu'il ne soit rien resté de bon
et de grand à celui qui a souffert quelque défaut d'équilibre, quelque
choc fortuit dans sa grandeur et dans sa bonté. Cela n'est pas possible,
cela n'est pas. Béranger n'a plus senti en lui le don de servir le
peuple et de relever la patrie; mais il n'a jamais cessé de les aimer,
et j'ai vu en lui la charité et l'honneur encore débout à côté de la foi
presque morte.
Aimez-le donc toujours, vous tous qui le chantez encore, et s'il est
vrai que ses lettres vous le montrent sceptique et décourageant autant
que découragé, séparez l'homme des lettres profanes de l'homme des
chants sacrés. Voyez-le dans son oeuvre, dans sa pensée jeune et
fraîche, épurée par le travail et enflammée par ces grands instincts de
liberté qui ont empêché la France de mourir après l'invasion. Ne le
jugez pas sur les pensées de sa vieillesse, pensées éparses d'ailleurs,
très-irréfléchies, incomplètes probablement, puisque la conversation
pouvait et devait en combler les lacunes et en rectifier les
précipitations; pensées d'un, jour, d'une heure, d'un instant, et jetées
à l'imprévu de la vie comme la balle du grain, déjà semé en bonne terre,
s'éparpille à tous les vents du ciel.
Gargilesse, 8 mai 1860.


V
H. DE LATOUCHE

Je viens tard apporter mon tribut à la mémoire d'un ami qui nous a
quittés, il y a déjà quelques mois. On ne s'habitue pas tout d'un coup à
ces éternelles séparations, et, dans les premiers moments, on a plus
besoin d'y songer que d'en parler.
Je ne ferai point ici la biographie de M. de Latouche. Ceux qui voudront
la joindre aux recueils biographiques des hommes remarquables de cette
époque la trouveront faite, d'une manière consciencieuse et fidèle, dans
un article de M. Ernest Périgois, qui a été publié le 21 mars 1851 dans
le _Journal de l'Indre_. Ils trouveront également dans ce travail une
excellente appréciation des sentiments politiques du poëte et une rapide
mais complète analyse de ses travaux littéraires. Je me bornerai à des
détails d'intérieur qui, en partie, me sont personnels, et qui feront
comprendre la triste et religieuse lenteur de mon concours à l'éloge
funèbre que d'autres appréciateurs lui ont consacré avant moi.
Peu de temps après la révolution de 1830, je vins à Paris avec le souci
de trouver une occupation, non pas lucrative, mais suffisante. Je
n'avais jamais travaillé que pour mon plaisir; je savais, comme tout le
monde, _un peu de tout, rien en somme_. Je tenais beaucoup à trouver un
travail qui me permit de rester chez moi. Je ne savais assez d'aucune
chose pour m'en servir. Dessin, musique, botanique, langues, histoire,
j'avais effleuré tout cela, et je regrettais beaucoup de n'avoir pu rien
approfondir, car, de toutes les occupations, celle qui m'avait toujours
le moins tenté, c'était d'écrire pour le public. Il me semblait qu'a
moins d'un rare talent (que je ne me sentais pas), c'était l'affaire du
ceux qui ne sont bons à rien. J'aurais donc beaucoup préféré une
spécialité. J'avais écrit souvent pour mon amusement personnel. Il me
paraissait assez impertinent de prétendre à divertir ou à intéresser les
autres, et rien n'était moins dans mon caractère concentré, rêveur et
avide de douceurs intimes, que cette mise en dehors de tous les
sentiments de l'âme.
Joignez à cela que je savais très-imparfaitement ma langue. Nourri de
lectures classiques, je voyais le romantisme se répandre. Je l'avais
d'abord repoussé et raillé dans mon coin, dans ma solitude, dans mon for
intérieur; et puis j'y avais pris goût, je m'en étais enthousiasmé, et
mon goût, qui n'était pas formé, flottait entre le passé et le présent,
sans trop savoir où se prendre, et chérissait l'un et l'autre sans
connaître et sans chercher le moyen de les accorder.
C'est dans ces circonstances que, songeant à employer mes journées et à
tirer parti de ma bonne volonté pour un travail quelconque, flottant
entre les peintres de fleurs sur éventails et tabatières, les portraits
à quinze francs et la littérature, je fis, entre tous ces essais, un
roman fort mauvais qui n'a jamais paru. Mes peintures sur bois
demandaient beaucoup de temps et ne faisaient pas tant d'effet que le
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