Albertine disparue Vol 1 (of 2) - 10

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insoupçonné d'elles qu'elles ajoutaient à la personne d'Albertine,
mais la découverte qu'elle était une autre personne, une personne
comme elles, parlant la même langue, ce qui en la faisant compatriote
d'autres, me la rendait encore plus étrangère à moi, prouvait que ce
que j'avais eu d'elle, ce que je portais dans mon cœur, ce n'était
qu'un tout petit peu d'elle, et que le reste qui prenait tant
d'extension de ne pas être seulement cette chose si mystérieusement
importante, un désir individuel, mais de lui être commune avec
d'autres, elle me l'avait toujours caché, elle m'en avait tenu à
l'écart, comme une femme qui m'eût caché qu'elle était d'un pays
ennemi et espionne, et qui même eût agi plus traîtreusement encore
qu'une espionne, car celle-ci ne trompe que sur sa nationalité, tandis
qu'Albertine c'était sur son humanité la plus profonde, sur ce qu'elle
n'appartenait pas à l'humanité commune, mais à une race étrange qui
s'y mêle, s'y cache et ne s'y fond jamais. J'avais justement vu deux
peintures d'Elstir où dans un paysage touffu il y a des femmes nues.
Dans l'une d'elles, l'une des jeunes filles lève le pied comme
Albertine devait faire quand elle l'offrait à la blanchisseuse. De
l'autre pied elle pousse à l'eau l'autre jeune fille qui gaiement
résiste, la cuisse levée, son pied trempant à peine dans l'eau bleue.
Je me rappelais maintenant que la levée de la cuisse y faisait le même
méandre de cou de cygne avec l'angle du genou, que faisait la chute de
la cuisse d'Albertine quand elle était à côté de moi sur le lit et
j'avais voulu souvent lui dire qu'elle me rappelait ces peintures. Mais
je ne l'avais pas fait pour ne pas éveiller en elle l'image de corps
nus de femmes. Maintenant je la voyais à côté de la blanchisseuse et
de ses amies, recomposer le groupe que j'avais tant aimé quand j'étais
assis au milieu des amies d'Albertine à Balbec. Et si j'avais été un
amateur sensible à la seule beauté j'aurais reconnu qu'Albertine le
recomposait mille fois plus beau, maintenant que les éléments en
étaient les statues nues de déesses comme celles que les grands
sculpteurs éparpillaient à Versailles sous les bosquets ou donnaient
dans les bassins à laver et à polir aux caresses du flot. Maintenant
je la voyais à côté de la blanchisseuse, jeunes filles au bord de
l'eau, dans leur double nudité de marbres féminins au milieu d'une
touffe de végétations et trempant dans l'eau comme des bas-reliefs
nautiques. Me souvenant de ce qu'Albertine était sur mon lit, je
croyais voir sa cuisse recourbée, je la voyais, c'était un col de
cygne, il cherchait la bouche de l'autre jeune fille. Alors je ne voyais
même plus une cuisse, mais le col hardi d'un cygne, comme celui qui
dans une étude frémissante cherche la bouche d'une Léda qu'on voit
dans toute la palpitation spécifique du plaisir féminin, parce qu'il
n'y a qu'un cygne et qu'elle semble plus seule, de même qu'on découvre
au téléphone les inflexions d'une voix qu'on ne distingue pas tant
qu'elle n'est pas dissociée d'un visage où l'on objective son
expression. Dans cette étude le plaisir au lieu d'aller vers la face
qui l'inspire et qui est absente, remplacée par un cygne inerte, se
concentre dans celle qui le ressent. Par instant la communication était
interrompue entre mon cœur et ma mémoire. Ce qu'Albertine avait fait
avec la blanchisseuse ne m'était plus signifié que par des
abréviations quasi algébriques qui ne me représentaient plus rien;
mais cent fois par heure le courant interrompu était rétabli, et mon
cœur était brûlé sans pitié par un feu d'enfer, tandis que je
voyais Albertine ressuscitée par ma jalousie, vraiment vivante, se
raidir sous les caresses de la petite blanchisseuse à qui elle disait:
«Tu me mets aux anges». Comme elle était vivante au moment où elle
commettait ses fautes, c'est-à-dire au moment où moi-même je me
trouvais, il ne suffisait pas de connaître cette faute, j'aurais voulu
qu'elle sût que je la connaissais. Aussi, si dans ces moments-là je
regrettais de penser que je ne la reverrais jamais, ce regret portait la
marque de ma jalousie, et tout différent du regret déchirant des
moments où je l'aimais, n'était que le regret de ne pas pouvoir lui
dire: «Tu croyais que je ne saurais jamais ce que tu as fait après
m'avoir quitté, eh bien je sais tout, la blanchisseuse au bord de la
Loire, tu lui disais: «Tu me mets aux anges», j'ai vu la morsure.»
Sans doute je me disais: «Pourquoi me tourmenter? Celle qui a eu du
plaisir avec la blanchisseuse n'est plus rien, donc n'était pas une
personne dont les actions gardent de la valeur. Elle ne se dit pas que
je sais. Mais elle ne se dit pas non plus que je ne sais pas puisqu'elle
ne se dit rien.» Mais ce raisonnement me persuadait moins que la vue de
son plaisir qui me ramenait au moment où elle l'avait éprouvé. Ce que
nous sentons existe seul pour nous, et nous le projetons dans le passé,
dans l'avenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de
la mort. Si mon regret qu'elle fût morte subissait dans ces moments-là
l'influence de ma jalousie et prenait cette forme si particulière,
cette influence s'étendait à mes rêves d'occultisme, d'immortalité
qui n'étaient qu'un effort pour tâcher de réaliser ce que je
désirais. Aussi à ces moments-là si j'avais pu réussir à l'évoquer
en faisant tourner une table comme autrefois Bergotte croyait que
c'était possible, ou à la rencontrer dans l'autre vie comme le pensait
l'abbé X. je ne l'aurais souhaité que pour lui répéter: «Je sais
pour la blanchisseuse. Tu lui disais: tu me mets aux anges, j'ai vu la
morsure.» Ce qui vint à mon secours contre cette image de la
blanchisseuse, ce fut--certes quand elle eut un peu duré--cette image
elle-même parce que nous ne connaissons vraiment que ce qui est
nouveau, ce qui introduit brusquement dans notre sensibilité un
changement de ton qui nous frappe, ce à quoi l'habitude n'a pas encore
substitué ses pâles fac-similés. Mais ce fut surtout ce
fractionnement d'Albertine en de nombreux fragments, en de nombreuses
Albertines, qui était son seul mode d'existence en moi. Des moments
revinrent où elle n'avait été que bonne, ou intelligente, ou
sérieuse, ou même aimant plus que tout les sports. Et ce
fractionnement, n'était-il pas au fond juste qu'il me calmât? Car s'il
n'était pas en lui-même quelque chose de réel, s'il tenait à la
forme successive des heures où elle m'était apparue forme qui restait
celle de ma mémoire comme la courbure des projections de ma lanterne
magique tenait à la courbure des verres colorés, ne représentait-il
pas à sa manière une vérité, bien objective celle-là, à savoir que
chacun de nous n'est pas un, mais contient de nombreuses personnes qui
n'ont pas toutes la même valeur morale et que si Albertine vicieuse
avait existé, cela n'empêchait pas qu'il y en eût eu d'autres, celle
qui aimait à causer avec moi de Saint-Simon dans sa chambre, celle qui
le soir où je lui avais dit qu'il fallait nous séparer avait dit si
tristement: «Ce pianola, cette chambre, penser que je ne reverrai
jamais tout cela» et, quand elle avait vu l'émotion que mon mensonge
avait fini par me communiquer s'était écriée avec une pitié
sincère: «Oh! non, tout plutôt que de vous faire de la peine, c'est
entendu je ne chercherai pas à vous revoir.» Alors je ne fus plus
seul; je sentis disparaître cette cloison qui nous séparait. Du moment
que cette Albertine bonne était revenue, j'avais retrouvé la seule
personne à qui je pusse demander l'antidote des souffrances
qu'Albertine me causait. Certes je désirais toujours lui parler de
l'histoire de la blanchisseuse, mais ce n'était plus en manière de
cruel triomphe et pour lui montrer méchamment ce que je savais. Comme
je l'aurais fait si Albertine avait été vivante, je lui demandai
tendrement si l'histoire de la blanchisseuse était vraie. Elle me jura
que non, qu'Aimé n'était pas très véridique et que, voulant
paraître avoir bien gagné l'argent que je lui avais donné, il n'avait
pas voulu revenir bredouille et avait fait dire ce qu'il avait voulu à
la blanchisseuse. Sans doute Albertine n'avait cessé de me mentir.
Pourtant dans le flux et le reflux de ses contradictions, je sentais
qu'il y avait eu une certaine progression à moi due. Qu'elle ne m'eût
même pas fait, au début, des confidences (peut-être, il est vrai,
involontaires dans une phrase qui échappe) je n'en eusse pas juré. Je
ne me rappelais plus. Et puis elle avait de si bizarres façons
d'appeler certaines choses, que cela pouvait signifier cela ou non, mais
le sentiment qu'elle avait eu de ma jalousie l'avait ensuite portée à
rétracter avec horreur ce qu'elle avait d'abord complaisamment avoué.
D'ailleurs Albertine n'avait même pas besoin de me dire cela. Pour
être persuadé de son innocence il me suffisait de l'embrasser, et je
le pouvais maintenant qu'était tombée la cloison qui nous séparait,
pareille à celle impalpable et résistante qui après une brouille
s'élève entre deux amoureux et contre laquelle se briseraient les
baisers. Non, elle n'avait besoin de rien me dire. Quoi qu'elle eût
fait, quoi qu'elle eût voulu la pauvre petite, il y avait des
sentiments en lesquels, par-dessus ce qui nous divisait, nous pouvions
nous unir. Si l'histoire était vraie, et si Albertine m'avait caché
ses goûts, c'était pour ne pas me faire du chagrin. J'eus la douceur
de l'entendre dire à cette Albertine-là. D'ailleurs en avais-je jamais
connu une autre? Les deux plus grandes causes d'erreur dans nos rapports
avec un autre être sont, avoir soi-même bon cœur, ou bien, cet autre
être, l'aimer. On aime sur un sourire, sur un regard, sur une épaule.
Cela suffit; alors dans les longues heures d'espérance ou de tristesse,
on fabrique une personne, on compose un caractère. Et quand plus tard
on fréquente la personne aimée on ne peut pas plus, devant quelque
cruelle réalité qu'on soit placé, ôter ce caractère bon, cette
nature de femme nous aimant, à l'être qui a tel regard, telle épaule,
que nous ne pouvons quand elle vieillit, ôter son premier visage à une
personne que nous connaissons depuis sa jeunesse. J'évoquai le beau
regard bon et pitoyable de cette Albertine-là, ses grosses joues, son
cou aux larges grains. C'était l'image d'une morte, mais, comme cette
morte vivait, il me fut aisé de faire immédiatement ce que j'eusse
fait infailliblement si elle avait été auprès de moi de son vivant
(ce que je ferais si je devais jamais la retrouver dans une autre vie),
je lui pardonnai.
Les instants que j'avais vécus auprès de cette Albertine-là
m'étaient si précieux que j'eusse voulu n'en avoir laissé échapper
aucun. Or parfois, comme on rattrape les bribes d'une fortune dissipée,
j'en retrouvais qui avaient semblé perdus: en nouant un foulard
derrière mon cou au lieu de devant, je me rappelai une promenade à
laquelle je n'avais jamais repensé et où, pour que l'air froid ne pût
pas venir sur ma gorge, Albertine me l'avait arrangé de cette manière
après m'avoir embrassé. Cette promenade si simple, restituée à ma
mémoire par un geste si humble, me fit le plaisir de ces objets intimes
ayant appartenu à une morte chérie que nous rapporte la vieille femme
de chambre et qui ont tant de prix pour nous; mon chagrin s'en trouvait
enrichi, et d'autant plus que ce foulard je n'y avais jamais repensé.
Maintenant Albertine, lâchée de nouveau, avait repris son vol; des
hommes, des femmes la suivaient. Elle vivait en moi. Je me rendais
compte que ce grand amour prolongé pour Albertine, était comme l'ombre
du sentiment que j'avais eu pour elle, en reproduisait les diverses
parties et obéissait aux mêmes lois que la réalité sentimentale
qu'il reflétait au delà de la mort. Car je sentais bien que si je
pouvais entre mes pensées pour Albertine mettre quelque intervalle,
d'autre part, si j'en avais mis trop, je ne l'aurais plus aimée; elle
me fût par cette coupure devenue indifférente, comme me l'était
maintenant ma grand'mère. Trop de temps passé sans penser à elle eût
rompu dans mon souvenir la continuité qui est le principe même de la
vie, qui pourtant peut se ressaisir après un certain intervalle de
temps. N'en avait-il pas été ainsi de mon amour pour Albertine quand
elle vivait, lequel avait pu se renouer après un assez long intervalle
dans lequel j'étais resté sans penser à elle? Or mon souvenir devait
obéir aux mêmes lois, ne pas pouvoir supporter de plus longs
intervalles, car il ne faisait, comme une aurore boréale, que refléter
après la mort d'Albertine le sentiment que j'avais eu pour elle, il
était comme l'ombre de mon amour.
D'autres fois mon chagrin prenait tant de formes que parfois je ne le
reconnaissais plus; je souhaitais d'avoir un grand amour, je voulais
chercher une personne qui vivrait auprès de moi, cela me semblait le
signe que je n'aimais plus Albertine quand c'était celui que je
l'aimais toujours; car le besoin d'éprouver un grand amour n'était,
tout autant que le désir d'embrasser les grosses joues d'Albertine,
qu'une partie de mon regret. C'est quand je l'aurais oubliée, que je
pourrais trouver plus sage, plus heureux de vivre sans amour. Ainsi le
regret d'Albertine, parce que c'était lui qui faisait naître en moi le
besoin d'une sœur, le rendait inassouvissable. Et au fur et à mesure
que mon regret d'Albertine s'affaiblirait, le besoin d'une sœur, lequel
n'était qu'une forme inconsciente de ce regret, deviendrait moins
impérieux. Et pourtant ces deux reliquats de mon amour ne suivirent pas
dans leur décroissance une marche également rapide. Il y avait des
heures où j'étais décidé à me marier, tant le premier subissait une
profonde éclipse, le second au contraire gardant une grande force. Et
en revanche plus tard mes souvenirs jaloux s'étant éteints, tout d'un
coup parfois une tendresse me remontait au cœur pour Albertine, et
alors, pensant à mes amours pour d'autres femmes, je me disais qu'elle
les aurait compris, partagés--et son vice devenait comme une cause
d'amour. Parfois ma jalousie renaissait dans des moments où je ne me
souvenais plus d'Albertine, bien que ce fût d'elle alors que j'étais
jaloux. Je croyais l'être d'Andrée à propos de qui on m'apprit à ce
moment-là une aventure qu'elle avait. Mais Andrée n'était pour moi
qu'un prête-nom, qu'un chemin de raccord, qu'une prise de courant qui
me reliait indirectement à Albertine. C'est ainsi qu'en rêve on donne
un autre visage, un autre nom, à une personne sur l'identité profonde
de laquelle on ne se trompe pas pourtant. En somme, malgré les flux et
les reflux qui contrariaient dans ces cas particuliers cette loi
générale, les sentiments que m'avait laissés Albertine eurent plus de
peine à mourir que le souvenir de leur cause première. Non seulement
les sentiments, mais les sensations. Différent en cela de Swann qui,
lorsqu'il avait commencé à ne plus aimer Odette, n'avait même plus pu
recréer en lui la sensation de son amour, je me sentais encore revivant
un passé qui n'était plus que l'histoire d'un autre; mon moi en
quelque sorte mi-partie, tandis que son extrémité supérieure était
déjà dure et refroidie, brûlait encore à sa base chaque fois qu'une
étincelle y refaisait passer l'ancien courant, même quand depuis
longtemps mon esprit avait cessé de concevoir Albertine. Et aucune
image d'elle n'accompagnant les palpitations cruelles, les larmes
qu'apportaient à mes yeux un vent froid soufflant comme à Balbec sur
les pommiers déjà roses, j'en arrivais à me demander si la
renaissance de ma douleur n'était pas due à des causes toutes
pathologiques et si ce que je prenais pour la reviviscence d'un souvenir
et la dernière période d'un amour, n'était pas plutôt le début
d'une maladie de cœur.
Il y a dans certaines affections des accidents secondaires que le malade
est trop porté à confondre avec la maladie elle-même. Quand ils
cessent, il est étonné de se trouver moins éloigné de la guérison
qu'il n'avait cru. Telle avait été la souffrance causée--la
complication amenée--par les lettres d'Aimé relativement à
l'établissement de douches et à la petite blanchisseuse. Mais un
médecin de l'âme qui m'eût visité eût trouvé que, pour le reste,
mon chagrin lui-même allait mieux. Sans doute en moi, comme j'étais un
homme, un de ces êtres amphibies qui sont simultanément plongés dans
le passé et dans la réalité actuelle, il existait toujours une
contradiction entre le souvenir vivant d'Albertine et la connaissance
que j'avais de sa mort. Mais cette contradiction était en quelque sorte
l'inverse de ce qu'elle était autrefois. L'idée qu'Albertine était
morte, cette idée qui les premiers temps venait battre si furieusement
en moi l'idée qu'elle était vivante, que j'étais obligé de me sauver
devant elle comme les enfants à l'arrivée de la vague, cette idée de
sa mort, à la faveur même de ces assauts incessants, avait fini par
conquérir en moi la place qu'y occupait récemment encore l'idée de sa
vie. Sans que je m'en rendisse compte, c'était maintenant cette idée
de la mort d'Albertine--non plus le souvenir présent de sa vie--qui
faisait pour la plus grande partie le fond de mes inconscientes
songeries, de sorte que si je les interrompais tout à coup pour
réfléchir sur moi-même, ce qui me causait de l'étonnement ce
n'était pas, comme les premiers jours, qu'Albertine si vivante en moi
pût n'exister plus sur la terre, pût être morte, mais qu'Albertine,
qui n'existait plus sur la terre, qui était morte, fût restée si
vivante en moi. Maçonné par la contiguïté des souvenirs qui se
suivent l'un l'autre, le noir tunnel, sous lequel ma pensée rêvassait
depuis trop longtemps pour qu'elle prît même plus garde à lui,
s'interrompait brusquement d'un intervalle de soleil, laissant voir au
loin un univers souriant et bleu où Albertine n'était plus qu'un
souvenir indifférent et plein de charme. Est-ce celle-là, me
disais-je, qui est la vraie, ou bien l'être qui, dans l'obscurité où
je roulais depuis si longtemps, me semblait la seule réalité? Le
personnage que j'avais été il y a si peu de temps encore et qui ne
vivait que dans la perpétuelle attente du moment où Albertine
viendrait lui dire bonsoir et l'embrasser, une sorte de multiplication
de moi-même me faisait paraître ce personnage comme n'étant plus
qu'une faible partie, à demi dépouillée de moi, et comme une fleur
qui s'entr'ouvre j'éprouvais la fraîcheur rajeunissante d'une
exfoliation. Au reste ces brèves illuminations ne me faisaient
peut-être que mieux prendre conscience de mon amour pour Albertine,
comme il arrive pour toutes les idées trop constantes qui ont besoin
d'une opposition pour s'affirmer. Ceux qui ont vécu pendant la guerre
de 1870 par exemple disent que l'idée de la guerre avait fini par leur
sembler naturelle non parce qu'ils ne pensaient pas assez à la guerre,
mais parce qu'ils y pensaient toujours. Et pour comprendre combien c'est
un fait étrange et considérable que la guerre, il fallait, quelque
chose les arrachant à leur obsession permanente, qu'ils oubliassent un
instant que la guerre régnait, se retrouvassent pareils à ce qu'ils
étaient quand on était en paix, jusqu'à ce que tout à coup sur le
blanc momentané se détachât enfin distincte la réalité monstrueuse
que depuis longtemps ils avaient cessé de voir, ne voyant pas autre
chose qu'elle.
Si encore ce retrait en moi des différents souvenirs d'Albertine
s'était au moins fait, non pas par échelons, mais simultanément,
également, de front, sur toute la ligne de ma mémoire, les souvenirs
de ses trahisons s'éloignant en même temps que ceux de sa douceur,
l'oubli m'eût apporté de l'apaisement. Il n'en était pas ainsi. Comme
sur une plage où la marée descend irrégulièrement, j'étais assailli
par la morsure de tel de mes soupçons, quand déjà l'image de sa douce
présence était retirée trop loin de moi pour pouvoir m'apporter son
remède. Pour les trahisons j'en avais souffert, parce qu'en quelque
année lointaine qu'elles eussent eu lieu, pour moi elles n'étaient pas
anciennes; mais j'en souffris moins quand elles le devinrent,
c'est-à-dire quand je me les représentai moins vivement, car
l'éloignement d'une chose est proportionné plutôt à la puissance
visuelle de la mémoire qui regarde, qu'à la distance réelle des jours
écoulés, comme le souvenir d'un rêve de la dernière nuit qui peut
nous paraître plus lointain dans son imprécision et son effacement,
qu'un événement qui date de plusieurs années. Mais bien que l'idée
de la mort d'Albertine fît des progrès en moi, le reflux de la
sensation qu'elle était vivante, s'il ne les arrêtait pas, les
contrecarrait cependant et empêchait qu'ils fussent réguliers. Et je
me rends compte maintenant que pendant cette période là (sans doute à
cause de cet oubli des heures où elle avait été cloîtrée chez moi,
et qui, à force d'effacer chez moi la souffrance de fautes qui me
semblaient presque indifférentes parce que je savais qu'elle ne les
commettait pas, étaient devenues comme autant de preuves d'innocence),
j'eus le martyre de vivre habituellement avec une idée tout aussi
nouvelle que celle qu'Albertine était morte (jusque-là je partais
toujours de l'idée qu'elle était vivante) avec une idée que j'aurais
cru tout aussi impossible à supporter et qui, sans que je m'en
aperçusse, formait peu à peu le fond de ma conscience, s'y substituait
à l'idée qu'Albertine était innocente; c'était l'idée qu'elle
était coupable. Quand je croyais douter d'elle, je croyais au contraire
en elle; de même je pris pour point de départ de mes autres idées, la
certitude--souvent démentie comme l'avait été l'idée contraire--la
certitude de sa culpabilité, tout en m'imaginant que je doutais encore.
Je dus souffrir beaucoup pendant cette période-là, mais je me rends
compte qu'il fallait que ce fût ainsi. On ne guérit d'une souffrance
qu'à condition de l'éprouver pleinement. En protégeant Albertine de
tout contact, en me forgeant l'illusion 'qu'elle était innocente, aussi
bien que plus tard en prenant pour base de mes raisonnements la pensée
qu'elle vivait, je ne faisais que retarder l'heure de la guérison,
parce que je retardais les longues heures qui devaient se dérouler
préalablement à la fin des souffrances nécessaires. Or sur ces idées
de la culpabilité d'Albertine, l'habitude, quand elle s'exercerait, le
ferait suivant les mêmes lois que j'avais déjà éprouvées au cours
de ma vie. De même que le nom de Guermantes avait perdu la
signification et le charme d'une route bordée de fleurs aux grappes
violettes et rougeâtres et du vitrail de Gilbert le Mauvais, la
présence d'Albertine, celle des vallonnements bleus de la mer, les noms
de Swann, du lift, de la princesse de Guermantes et de tant d'autres
tout ce qu'ils avaient signifié pour moi, ce charme et cette
signification laissant en moi un simple mot qu'ils trouvaient assez
grand pour vivre tout seul, comme quelqu'un qui vient mettre en train un
serviteur, le mettra au courant, et après quelques semaines se retire,
de même la connaissance douloureuse de la culpabilité d'Albertine
serait renvoyée hors de moi par l'habitude. D'ailleurs d'ici là, comme
au cours d'une attaque faite de deux côtés à la fois, dans cette
action de l'habitude deux alliés se prêteraient réciproquement main
forte. C'est parce que cette idée de culpabilité d'Albertine
deviendrait pour moi une idée plus probable, plus habituelle, qu'elle
deviendrait moins douloureuse. Mais d'autre part, parce qu'elle serait
moins douloureuse, les objections faites à la certitude de cette
culpabilité et qui n'étaient inspirées à mon intelligence que par
mon désir de ne pas trop souffrir tomberaient une à une, et chaque
action précipitant l'autre, je passerais assez rapidement de la
certitude de l'innocence d'Albertine à la certitude de sa culpabilité.
Il fallait que je vécusse avec l'idée de la mort d'Albertine, avec
l'idée de ses fautes, pour que ces idées me devinssent habituelles,
c'est-à-dire pour que je pusse oublier ces idées et enfin oublier
Albertine elle-même.
Je n'en étais pas encore là. Tantôt c'était ma mémoire rendue plus
claire par une excitation intellectuelle,--telle une lecture,--qui
renouvelait mon chagrin, d'autres fois c'était au contraire mon chagrin
qui était soulevé par exemple par l'angoisse d'un temps orageux qui
portait plus haut, plus près de la lumière, quelque souvenir de notre
amour.
D'ailleurs ces reprises de mon amour pour Albertine morte pouvaient se
produire après un intervalle d'indifférence semé d'autres
curiosités, comme après le long intervalle qui avait commencé après
le baiser refusé de Balbec et pendant lequel je m'étais bien plus
soucié de Mme de Guermantes, d'Andrée, de Mlle de Stermaria; il
avait repris quand j'avais recommencé à la voir souvent. Or même
maintenant des préoccupations différentes pouvaient réaliser une
séparation--d'avec une morte, cette fois--où elle me devenait plus
indifférente. Et même plus tard quand je l'aimai moins, cela resta
pourtant pour moi un de ces désirs dont on se fatigue vite, mais qui
reprennent quand on les a laissés reposer quelque temps. Je poursuivais
une vivante, puis une autre, puis je revenais à ma morte. Souvent
c'était dans les parties les plus obscures de moi-même, quand je ne
pouvais plus me former aucune idée nette d'Albertine, qu'un nom venait
par hasard exciter chez moi des réactions douloureuses que je ne
croyais plus possibles, comme ces mourants chez qui le cerveau ne pense
plus et dont on fait se contracter un membre en y enfonçant une
aiguille. Et, pendant de longues périodes, ces excitations se
trouvaient m'arriver si rarement que j'en venais à rechercher moi-même
les occasions d'un chagrin, d'une crise de jalousie, pour tâcher de me
rattacher au passé, de mieux me souvenir d'elle. Comme le regret d'une
femme n'est qu'un amour reviviscent et reste soumis aux mêmes lois que
lui, la puissance de mon regret était accrue par les mêmes causes qui
du vivant d'Albertine eussent augmenté mon amour pour elle et au
premier rang desquelles avaient toujours figuré la jalousie et la
douleur. Mais le plus souvent ces occasions--car une maladie, une
guerre, peuvent durer bien au delà de ce que la sagesse la plus
prévoyante avait supputé--naissaient à mon insu et me causaient des
chocs si violents que je songeais bien plus à me protéger contre la
souffrance qu'à leur demander un souvenir.
D'ailleurs un mot n'avait même pas besoin, comme Chaumont, de se
rapporter à un soupçon (même une syllabe commune à deux noms
différents suffisait à ma mémoire--comme à un électricien qui se
contente du moindre corps bon conducteur--pour rétablir le contact
entre Albertine et mon cœur) pour qu'il réveillât ce soupçon, pour
être le mot de passe, le magnifique sésame entr'ouvrant la porte d'un
passé dont on ne tenait plus compte parce que, ayant assez de le voir,
à la lettre on ne le possédait plus; on avait été diminué de lui,
on avait cru de par cette ablation sa propre personnalité changée en
sa forme, comme une figure qui perdrait avec un angle un côté;
certaines phrases par exemple où il y avait le nom d'une rue, d'une
route, où Albertine avait pu se trouver, suffisaient pour incarner une
jalousie virtuelle, inexistante, à la recherche d'un corps, d'une
demeure, de quelque fixation matérielle, de quelque réalisation
particulière. Souvent c'était tout simplement pendant mon sommeil que
par ces «reprises», ces «da capo» du rêve qui tournent d'un seul
coup plusieurs pages de la mémoire, plusieurs feuillets du calendrier,
me ramenaient, me faisaient rétrograder à une impression douloureuse
mais ancienne, qui depuis longtemps avait cédé la place à d'autres et
qui redevenait présente. D'habitude, elle s'accompagnait de toute une
mise, en scène maladroite, mais saisissante qui, me faisant illusion,
mettait sous mes yeux, faisait entendre à mes oreilles ce qui
désormais datait de cette nuit-là. D'ailleurs dans l'histoire d'un
amour et de ses luttes contre l'oubli, le rêve ne tient-il pas une
place plus grande même que la veille, lui qui ne tient pas compte des
divisions infinitésimales du temps, supprime les transitions, oppose
les grands contrastes, défait en un instant le travail de consolation
si lentement tissé pendant le jour et nous ménage, la nuit, une
rencontre avec celle que nous aurions fini par oublier à condition
toutefois de ne pas la revoir? Car quoi qu'on dise, nous pouvons avoir
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